Mélanges et correspondance d’économie politique/Notice historique sur la vie et les ouvrages de J.-B. Say

Texte établi par Charles Comte, Chamerot (p. i-xxviii).


La science de l’économie politique, qui n’existait pas il y a un demi-siècle et qui est aujourd’hui une des plus avancées, doit la plupart des immenses progrès qu’elle a faits à Adam Smith et à Jean-Baptiste Say ; l’un, en nous faisant connaître la véritable source des richesses, a porté la lumière sur les principales causes de la prospérité ou de la décadence des nations ; l’autre a déterminé les limites de cette science, classé dans l’ordre le plus méthodique les phénomènes qu’elle embrasse, et donné à cette branche de nos connaissances une précision dont on la croyait peu susceptible.

On jugerait l’économie politique d’une manière bien étroite, si l’on s’imaginait qu’elle n’a pas d’autres résultats que de nous apprendre comment les richesses se forment, se distribuent et se consomment ; elle a, de plus, pour effet de répandre la lumière sur la plupart des autres branches des sciences morales et politiques. L’histoire, la législation, la morale, ne sauraient être parfaitement comprises par des personnes qui géraient tout-à-fait étrangères à cette science. Aussi ne faut-il pas mettre en doute qu’elle ne prenne un rang de plus en plus élevé, et que les écrivains auxquels elle devra ses progrès ne soient de plus en plus estimés, à mesure qu’elle sera mieux et plus généralement connue.

Il est rare que le plaisir que procure la lecture d’un ouvrage ne fasse pas naître le désir d’en connaître l’auteur. S’il arrive peu qu’on se trompe quand on juge un homme par ses écrits, il arrive plus rarement encore que la connaissance qu’on a d’un écrivain, ne contribue pas à bien faire juger ses ouvrages. On aime d’ailleurs, quand on cultive une science, à savoir comment elle a fait des progrès, et quels sont les écrivains qui l’ont avancée ou retardée ; et il serait difficile d’en faire l’histoire, sans parler des hommes qui en ont été, pour ainsi dire, les créateurs. On ne sera donc pas surpris de trouver en tête de ce volume une notice historique sur la vie de notre premier économiste.

Jean-Baptiste Say descendait d’une de ces familles que le fanatisme de Louis XIV contraignit à sortir de France et à porter à l’étranger leur fortune et leur industrie, vers la fin du 17e siècle. Son père, Jean Say, né à Genève en 1739, d’un négociant originaire de Nîmes, fut envoyé à Lyon pour y apprendre le commerce. Il épousa dans cette ville la fille de M. Castanet, chez lequel il était placé, qui était comme lui originaire de Nîmes, et auquel il succéda. Jean-Baptiste Say naquit de ce mariage, à Lyon, le 5 janvier 1767.

Son père, dans les momens de loisir que son commerce lui laissait, le menait à des leçons de physique expérimentale que donnait à l’Oratoire le P. Lefèvre, oratorien. le jeune Say prit goût à cette science, et c’est peut-être à l’habitude qu’il contracta dès son enfance d’appliquer son esprit à l’observation des phénomènes de la nature, qu’il faut attribuer cette méthode rigoureuse qu’il n’a jamais abandonnée. Il reconnaissait, au reste, que ces premières leçons lui avaient servi plus tard, soit dans ses travaux manufacturiers, soit en lui donnant les moyens de rendre ses idées plus sensibles.

À l’âge de neuf ans, il fut placé dans une pension que venaient d’établir à une lieue de Lyon, au village d’Écully, un Italien nommé Giro et un abbé nommé Gorati. Le plan d’instruction de ces deux instituteurs rejetait quelques-unes des méthodes qui étaient alors usitées dans les collèges. Il eut, en conséquence, pour adversaire l’archevêque de Lyon, qui s’attribuait la surveillance de tous les établissemens d’éducation, et qui redoutait la tendance de l’esprit philosophique. L’opposition de l’archevêque était d’autant plus forte, que déjà les noms de Washington et de Francklin commençaient à résonner aux oreilles des enfans comme à celles du reste de la France. Les deux instituteurs apaisèrent le prélat et se firent pardonner leurs innovations dans l’enseignement, en multipliant les pratiques dévotes auxquelles ils assujétissaient leurs élèves[1].

Des revers de fortune ayant amené à Paris le père de Jean-Baptiste Say, sa famille ne tarda pas à l’y suivre. Il y forma un nouvel établissement de commerce, et plaça son fils Jean-Baptiste dans une forte maison de banque. Deux ou trois ans après il l’envoya, sur sa demande, en Angleterre, pour y compléter son éducation commerciale, et surtout pour s’y familiariser avec la langue anglaise.

Lorsque Jean-Baptiste Say revint d’Angleterre, la fermentation qui fut le prélude de la révolution commençait à se manifester : la querelle entre la cour et le parlement était engagée. La tendance générale des esprits et la lecture de l’ouvrage d’Adam Smith avaient considérablement fortifié son penchant pour les lettres et les sciences. Les événemens politiques et l’influence qu’ils exercèrent sur la fortune de son père déterminèrent irrévocablement sa vocation.

La convocation des États-généraux avait donné naissance à une question de la plus haute importance, celle de la liberté de la presse. J.-B. Say se prononça pour cette liberté dans une brochure qui parut en 1789, au moment même où les États-généraux venaient d’être convoqués. L’auteur, qui n’était alors âgé que de vingt-deux ans, jugeait plus tard cet écrit d’une manière assez sévère ; il y trouvait de l’enflure et du mauvais goût. Quelques-uns des défauts qui sont presque inséparables de la jeunesse et de l’esprit du temps s’y font, en effet, remarquer ; mais on y trouve aussi un amour très-sincère de la liberté, et un désir du bien qui ne s’est jamais démenti.

Dès le commencement de la révolution, M. Say s’attacha aux hommes qui la servaient par leurs discours ou leurs écrits : il fut employé au Courrier de Provence, que publiait Mirabeau, et ensuite dans les bureaux du ministre Clavière. Son goût pour les sciences morales et politiques l’éloignait de la profession pour laquelle il avait été élevé : il en fut tout-à-fait écarté par un nouveau revers de fortune que ses parens éprouvèrent

Son père avait une confiance aveugle dans le triomphe des principes de justice que la révolution avait proclamés ; il ne pouvait pas s’imaginer qu’un gouvernement qui avait reçu la mission de faire respecter tous les droits, fût jamais infidèle à ses promesses et se déshonorât par une banqueroute ; il aurait cru, d’ailleurs, faire un acte de mauvais citoyen s’il avait refusé sa confiance à une monnaie de papier qui portait pour titre : Garantie nationale ; et quoi qu’il en vît baisser rapidement la valeur, il conservait toujours l’espérance que le gouvernement trouverait le moyen de la relever ; il ne se désabusa que lorsqu’il eut irrévocablement perdu sa fortune.

Ce fut au milieu de ces circonstances et dans l’ignorance où il était de la ruine de son père, que J.-B. Say épousa, le 25 mai 1793, mademoiselle Gourdel-Deloches, fille d’un ancien avocat aux conseils. Il ne pouvait plus songer à suivre la carrière pour laquelle il avait été élevé, et de laquelle, d’ailleurs, ses goûts l’avaient fort éloigné. Il se dévoua sans réserve à la culture des lettres et des sciences.

Vers le commencement de l’année 1794, une société de jeunes littérateurs se forma pour la publication d’un écrit périodique dont le principal objet était de propager les lumières et de défendre les principes de la morale. Les rédacteurs principaux étaient Ginguené, Champfort, Amaury-Duval, et ce bon et spirituel Andrieux dont les lettres et la philosophie déplorent la perte récente. J.-B. Say, le plus jeune d’entre eux, fut choisi pour rédacteur en chef. C’est de cette association que naquit la Décade philosophique, littéraire et politique, par une société de républicains.

Les fondateurs de ce journal, qui paraissait tous les dix jours, avaient adopté pour épigraphe cette pensée : Les lumières et la morale sont aussi nécessaires au maintien de la république que le fut le courage pour la conquérir. Fidèles à leur devise, ils eurent constamment pour objet d’éclairer la nation sur ses vrais intérêts, et de répandre les principes d’une bonne morale. Pendant six ans, J.-B. Say conserva la direction de ce journal, qui ne cessa de paraître que quand la liberté de la presse eut cessé d’exister[2].

Les fautes du directoire avaient amené sa chute et celle de la constitution républicaine de l’an III. J.-B. Say, quoique étranger aux événemens qui avaient conduit Bonaparte au pouvoir, fut au nombre de ceux qui considérèrent l’établissement du gouvernement consulaire comme le commencement d’une ère de grandeur et de prospérité pour la France. Cette illusion, qui ne tarda pas à se dissiper, fut, au reste, celle de beaucoup de philosophes très-éclairés et sincèrement attachés à la liberté.

Dans le mois de novembre 1799 (frimaire an VIII), J.-B. Say fut nommé membre du tribunat, et abandonna la direction de la Décade philosophique. La mission des tribuns était de discuter, devant un corps-législatif muet, les projets de loi présentés au nom du premier consul, et de dénoncer au sénat les actes inconstitutionnels du gouvernement. Les tribuns étaient donc les adversaires naturels des membres du conseil-d’État.

En l’an V, la classe des sciences morales et politique de l’Institut avait mis au concours la question suivante : Quels sont les moyens de fonder la morale chez un peuple ? Cette question n’ayant produit aucun mémoire digne d’être couronné, la classe qui l’avait proposée la reproduisit l’année suivante, après l’avoir restreinte. Elle ne demanda plus par quels moyens, mais par quelles institutions on pouvait fonder la morale d’un peuple. Le concours ayant encore été sans résultat, la question fut proposée une troisième fois.

J.-B. Say se présenta à ce troisième concours, mais il ne fut pas plus heureux que les autres concurrens. La classe des sciences morales et politiques observa qu’elle avait demandé une théorie ou un système, et que l’auteur du mémoire lui avait présenté des tableaux. Ce mémoire, qui fut publié en l’an VIII, a pour titre : Olbie, ou Essai sur les moyens de réformer les mœurs. L’auteur suppose qu’un peuple, qu’il nomme les Olbiens, après s’être affranchi du joug qui avait pesé sur lui pendant des siècles, a pris les moyens les plus propres à réformer ses vices et à faire régner la vertu. Il cherche à faire voir comment ces moyens ont dû produire les résultats que s’en étaient promis ceux qui les avaient adoptés.

On voit, par quelques passages de cet écrit, que J.-B. Say considérait déjà l’économie politique comme la science la plus propre à réformer les mœurs d’une nation et à fonder sa prospérité. « Quiconque, dit-il ; ferait un Traité élémentaire d’économie politique, propre à être enseigné dans les écoles publiques, et à être entendu par les fonctionnaires les plus subalternes, par les gens de la campagne et par les artisans, serait le bienfaiteur de son pays. » Ailleurs, il dit que le premier livre de morale fut, pour les Olbiens, un bon Traité d’économie politique ; qu’ils instituèrent une académie et la chargèrent du dépôt de ce livre, et que tout citoyen qui prétendait à remplir des fonctions à la nomination des premiers magistrats, était obligé de le faire publiquement interroger sur les principes de cette science. On trouve, au reste, dans ce mémoire, beaucoup d’idées d’économie politique que l’auteur a développées dans ses autres écrits.

Il est bien rare qu’un écrivain qui attache une grande importance à l’exécution d’un ouvrage, ne tente pas de l’exécuter lui-même s’il en a le loisir, et surtout s’il possède les connaissances nécessaires pour l’entreprendre. J.-B. Say profita donc du temps que ses fonctions de tribun lui laissaient pour travailler au traité d’économie politique dont il avait conçu le projet. Ce traité, auquel il consacra trois années, parut, pour la première fois, en 1803 : l’auteur était alors âgé de trente-six ans.

Le tribunal, qui, par sa nature, devait critiquer les projets présentés au corps-législatif par le gouvernement, était incompatible avec un pouvez qui ne voulait tolérer aucune contradiction publique. Les tribuns les plus déterminés à remplir les devoirs que la constitution leur imposait, furent éliminés : M. Say fut de ce nombre. Un emploi lucratif lui fut offert dans les finances ; chargé de six enfans, et n’ayant presque point de fortune, il semble que c’était pour lui une nécessité de l’accepter. Cependant il le refusa ; il n’aurait pu remplir les fonctions qui lui étaient offertes sans concourir à l’exécution d’un système qu’il avait jugé funeste à la France.

S’étant interdit, par devoir, la carrière des emploi» publics, et les lettres ne lui offrant plus de ressources, puisque la presse avait cessé d’être libre, M. Say tourna ses regards vers l’industrie, et forma le projet de créer une filature de coton. Après avoir acquis les connaissances pratiques qu’exigeait l’exécution de ce projet, il établis, de concert avec un associé qu’il se donna, dans un village à cinquante lieues de Paris, une manufacture où quatre cents ouvriers, dont la plupart étaient des femmes ou des enfans, trouvèrent de l’occupation. Il eut, en peu d’années, ainsi qu’il le disait lui-même, la satisfaction de voir l’industrie et l’aisance animer des campagnes où, durant des siècles, un régime féodal et monacal n’avait su entretenir que la mendicité et la misère.

Il employa les loisirs que lui laissait sa filature à perfectionner son Traité d’économie politique : il pouvait ainsi corriger par la pratique les erreurs qui auraient pu lui échapper dans la théorie. Dans les premières années, la manufacture qu’il avait montée lui donna des bénéfices ; mais les droits excessifs qui furent établis sur les matières premières qu’il fallait tirer de l’étranger, les prohibitions, les confiscations, et plus que tout cela les dangers d’une invasion qui devenait imminente, le déterminèrent à renoncer à une industrie qu’on ne pouvait plus exercer avec profit ni sûreté ; il céda sa filature à son associé, et revint à Paris avec sa famille.

Peu de temps après, la France fut envahie et Napoléon renversé. M. Say profita de la demi-liberté, qui fut le résultat de la faiblesse du gouvernement des Bourbons, pour publier une seconde édition de son traité ; car le gouvernement impérial n’avait pas voulu en autoriser la réimpression. Entre l’une et l’autre, il s’était écoulé un intervalle de onze années, et pendant ce temps l’auteur avait constamment cherché à perfectionner son ouvrage ; aussi la seconde fut-elle de beaucoup supérieure à la première.

Les guerres de la révolution avaient suspendu toutes les communications régulières entre la France et l’Angleterre, pendant un espace de vingt-trois ans. La nation anglaise, maîtresse des mers, avait acquis pendant ce temps le monopole du commerce du monde, et son industrie avait acquis un développement prodigieux. Le gouvernement français qui venait de s’établir à la suite de l’invasion, sentit que le moyen le plus infaillible de se consolider était de tourner les esprits vers les entreprises industrielles ou commerciales, et de faire profiter la France des progrès qu’avait faits l’industrie anglaise. En conséquence il chargea M. Say de faire un voyage en Angleterre, et de constater, autant qu’il était possible, les progrès que cette nation avait faits depuis que ses communications avec la France avaient été interrompues.

De retour de cette mission (en 1815), M. Say publia un écrit de quelques feuilles, intitulé De l’Angleterre et des Anglais, par lequel il appela l’attention du public sur l’économie de ce peuple. Après avoir fait observer que ce n’était ni à ses armées, ni même à sa marine, mais à ses richesses, que l’Angleterre devait son immense influence, il exposa comment le gouvernement était parvenu à se rendre maître de ces richesses, et par quels moyens la population les avait produites ; il développa par le même écrit les désastreuses conséquences dont les profusions du gouvernement avaient été suivies pour les diverses classes de producteurs.

M. Say était profondément convaincu que la science de l’économie politique ne serait véritablement utile aux nations que lorsque les principes en seraient connus par la généralité des citoyens. Il croyait que les effets en seraient très-bornés tant qu’elle ne serait connue que par un petit nombre d’adeptes. Aussi, après en avoir exposé les principes dans son traité, chercha-t-il à les concentrer dans un petit nombre de pages, pour les mettre à la portée des fortunes les plus bornées. En 1815,il publia son Catéchisme d’économie politique, qui a eu plusieurs éditions et qui a été traduit dans la plupart des langues de l’Europe.

M. Say avait eu long-temps la pensée d’écrire sur la morale et sur la politique ; il aurait voulu faire, sur ces matières, des traités analogues à celui qu’il avait déjà publié sur l’économie politique. Dans cette vue, il avait jeté sur le papier les différentes pensées qui s’étaient offertes à son esprit, et que son projet était de développer. Prévoyant qu’il pourrait ne pas avoir le temps d’exécuter ce dessein, il recueillit quelques-unes de ces pensées et les livra à l’impression en 1817. Elles parurent sous ce titre : Petit Volume contenant quelques aperçus des hommes et de la société.

Dans la même année, il fit paraître une troisième édition de son Traité d’économie politique, car la seconde avait eu un succès beaucoup plus rapide que la première.

L’année suivante il publia deux écrits sur des sujets qui attiraient alors l’attention publique. Le premier intéressait particulièrement la ville de Paris, et avait peur titre : De l’importance du port de la Villette. Le second traitait Des Canaux de navigation dans l’état actuel de la France. L’auteur appliquait dans ces écrits quelques-uns des principes qu’il avait exposés dans son Traité d’économie politique.

La publication de deux éditions de ce dernier ouvrage, très-rapprochées l’une de l’autre, et les discussions qui furent le résultat naturel de la liberté de la presse, avaient appelé l’attention du public sur l’économie politique. Les administrateurs de l’Athénée de Paris pensèrent que le moyen de donner de la vogue à cet établissement, était d’y faire enseigner cette science par un homme qui pouvait, en France, en être en quelque sorte considéré comme le créateur. Ils s’adressèrent en conséquence à M. Say, qui accepta leurs propositions. Les leçons qu’il donna, pendant deux hivers, eurent un succès tel, que la salle ne pouvait contenir tous les auditeurs. Ce succès tenait particulièrement à la clarté avec laquelle le professeur exposait ses idées, et aux agrémens qu’il répandait sur ses leçons.

La troisième édition du Traité d’économie politique avait été, comme la seconde, tirée à un très-grand nombre d’exemplaires ; cependant elle fut épuisée presque entièrement dans l’année même où elle fut publiée. En 1819, il en parut une quatrième avec des corrections et des augmentations considérables. L’auteur donna de nouveaux développemens aux chapitres relatifs à la balance du commerce, au commerce des blés, à l’usage des monnaies -, il refit presque entièrement les cinq premiers chapitres du livre ii, et fit des augmentations importantes à quelques chapitres du livre iii.

En 1820, un économiste anglais justement célèbre, M. Malthus, professeur d’histoire et d’économie politique au collège des Indes-Orientales, publia un ouvrage sur les principes de cette dernière science, considérés dans leurs rapports avec l’application pratique. Dans cet ouvrage, le savant écrivain attaquait quelques-unes des doctrines de J.-B. Say, et particulièrement celles qui sont relatives aux débouchés, aux produits qu’il a nommés immatériels, et aux consommations improductives. Son ouvrage ayant été traduit dans notre langue, l’économiste français crut qu’il devait y répondre. Il fit paraître dans le courant de la même année un volume intitulé : Lettres à M. Malthus, sur différens sujets d économie politique, notamment sur les causes de la stagnation générale du commerce.

On serait tenté de croire, en lisant ces lettres, qu’il existait entre les deux économistes des différences considérables sur quelques-uns des principes fondamentaux de la science ; et cependant, quand on étudie avec attention, et dans leur ensemble, les écrits de l’un et de l’autre, on s’aperçoit que la différence est bien plus dans les termes que dans les choses ; cette différence se réduit à de légères nuances d’opinion qui finissent même par disparaître. Aussi, dans une des dernières lettres écrites à M. Malthus par M. Say, et qu’on trouvera dans ce recueil, celui-ci finit-il par dire que désormais la discussion se réduit à une simple dispute de mots.

Cette polémique, entre deux hommes qui parcouraient la même carrière, n’altéra jamais les sentimens d’estime qu’ils avaient l’un pour l’autre ; comme des deux côtés il y avait un amour égal de la vérité, et aucun sentiment de jalousie, la discussion fut exempte de toute aigreur. M. Say professa jusqu’à sa mort l’estime la plus sincère et la mieux sentie pour les connaissances de M. Malthus et pour les services qu’il a rendus à la science, et, de son côté, M. Malthus a toujours manifesté les mêmes sentimens pour M. Say.

Le Traité d’économie politique avait eu peut-être plus de succès encore en pays étranger qu’en France ; il avait été traduit dans toutes les langues de l’Europe, et était devenu la base de l’enseignement dans plusieurs États[3]. Quelques personnes qui s’intéressaient au progrès de cette science, firent sentir au ministère français, en 1821, qu’il était honteux que la France fût le seul pays de l’Europe où elle ne fût pas professée. Une chaire fut établie à Paris ; mais comme à seul mot de politique pouvait faire peur à la cour, on décida que le professeur enseignerait, non l’économie politique, mais l’économie industrielle. Cette chaire fut placée au Conservatoire des arts et métiers, loin de tous les grands établissement d’instruction publique, comme si l’on avait eu peur qu’elle ne fut fréquentée par les jeunes gens qui se destinaient à des professions libérales. M. Say fut appelé à la remplir, et l’a occupée jusqu’à sa mort.

Soit que la précaution de changer le nom de la science et de placer le siège de l’enseignement dans un lieu spécialement consacré à l’industrie eût trompé les jeunes gens sur l’objet de l’économie ; politique, soit, ce qui est plus vraisemblable, que leurs études préliminaires les eussent mal disposés à acquérir de véritables connaissances, le cours fait au Conservatoire des arts et métiers ne fut assidûment suivi que par des personnes qui se destinaient à la pratique de l’industrie, et par un grand nombre d’étrangers de toutes les nations, Anglais, Italiens, Allemands, Grecs et Espagnols : aussi, quoique ce cours ait existé pendant près de douze ans, on n’en a vu sortir aucun jeune homme qui se soit consacré à l’étude et aux progrès de la science.

En 1826, M. Say avait publié une cinquième édition de son Traité d’économie politique, et quoiqu’il eût, autant que possible, mis cet ouvrage au niveau des connaissances acquises, il avait formé le projet d’en publier un plus complet ; il voulait, tout à la fois considérer la science d’un point de vue plus élevé, et en rendre les principes d’une application plus facile ; c’est dans ce dessein qu’il prépara pour la publication les leçons qu’il donnait au Conservatoire des arts et métiers ; il sentait qu’un bon ouvrage peut produire un effet plus étendu et surtout plus durable que des leçons orales, prononcées devant un auditoire qui est nécessairement renfermé dans d’étroites limites[4].

En 1828, il publia le premier volume de son Cours complet d’économie politique pratique, destiné à mettre sous les yeux de tous les citoyens l’économie des sociétés. Deux années entières furent consacrées à la publication de cet ouvrage : le sixième et dernier volume parut en 1829. Quelques personnes avaient considéré le Traité d’économie politique comme n’ayant presque plus rien laissé à dire sur la science. Elles craignaient donc que le Cours politique ne fût qu’une amplification de principes déjà suffisamment établis. Elles ne tardèrent pas à être désabusées.

En 1819, sous le ministère de M. de Serres, le gouvernement avait eu l’intention d’établir à l’École de droit de Paris une chaire d’économie politique ; la création en avait même été prescrite par une ordonnance ; mais la réaction qui suivit la chute de ce ministère, fit avorter ce projet. Après la révolution de 1830, le nouveau pouvoir, qui n’était pas obsédé des mêmes craintes que l’ancien, établit au collège de France une chaire pour l’enseignement de cette science. Il crut avec raison qu’il est plus facile de gouverner des hommes qui connaissent la véritable nature des choses, que ceux qui prennent pour de la science les rêves de leur imagination. M. Say fut appelé à remplir cette seconde chaire : il était d’avance désigné au choix du gouvernement par l’opinion de la France, et l’on pourrait dire, sans crainte d’être accusé d’exagération, par celle de tous les hommes qui s’occupent de la même science, quel que soit leur pays.

On a vu que long-temps avant que d’avoir publié aucun ouvrage sur l’économie politique, M. Say la considérait comme étant destinée à exercer une influence immense sur les mœurs et le bien-être des nations, et qu’il était persuadé que l’écrivain qui parviendrait à en faire un bon traité, et à la mettre à la portée des diverses classes de la société, serait le bienfaiteur de son pays. Cette opinion qu’il avait de la science à laquelle il s’était consacré, explique les efforts continuels qu’il a faits pour la rendre accessible aux lecteurs de toutes les classes ; elle nous fait voir pourquoi, après en avoir exposé les principes dans un traité qu’il a travaillé à perfectionner pendant près de la moitié de sa vie, il l’a réduite aux plus simples élémens dans un catéchisme ; pourquoi il l’a traitée plus tard dans un ouvrage plus étendu que le premier ; pourquoi, enfin, il a cherché à la répandre par tous les moyens qui étaient en son pouvoir.

L’application constante de son esprit à des matières qui, pour être bien comprises, exigent quelquefois une attention très-soutenue et une grande perspicacité, avait fini par altérer sa santé. Dans les dernières années de sa vie, il était devenu sujet à des attaques nerveuses qui le privaient de connaissance pendant quelque temps, et qui avaient quelque analogie avec des attaques d’apoplexie. Elles ne revenaient qu’à des intervalles assez longs ; mais, quoiqu’elles n’altérassent pas ses facultés intellectuelles, elles affaiblissaient considérablement sa constitution. Un événement funeste, qu’il était loin de prévoir, vint lui porter un coup dont il ne put jamais bien se remettre : le 10 janvier 1830, madame Say mourut. Ce n’est qu’aux personnes qui la connaissaient, et qui avaient joui des douceurs de sa société, qu’il appartient de juger de la grandeur de cette perte, et des effets qu’elle produisit sur son mari.

M. Say prévoyait, depuis quelques années, qu’il serait emporté par une des attaques auxquelles il était devenu sujet. La perte de sa femme, qu’il supporta néanmoins avec courage, augmenta la force d’un pressentiment qui malheureusement ne tarda pas à se réaliser. Le 15 du mois de novembre 183a, il était sorti pour visiter quelques amis. En revenant chez lui, il entra chez une tante, sœur de sa mère. Il éprouva tout à coup une de ses attaques, et ne reprit plus connaissance. Il expira le lendemain, après une agonie de quatorze heures, entre les bras de ses enfans. Il était âgé de 66 ans. Il a laissé quatre enfans : deux fils et deux filles.

Les ouvrages de M. Say sont trop connus et ont eu, de son vivant, un succès trop rapide et trop étendu, pour qu’il soit nécessaire d’en donner ici une analyse ; mais il ne sera peut-être pas inutile à l’histoire de la science défaire remarquer les principales causes auxquelles ce succès doit être attribué.

La première est l’habitude qu’il avait prise de ne jamais abandonner l’observation des phénomènes de la nature ; il portait, dans l’étude de l’économie politique, l’esprit que porte un bon naturaliste dans l’étude des choses qu’il aspire à faire connaître ; il se croyait appelé, non à faire triompher un système ou à donner des avis, mais à exposer la véritable nature des choses ; il avait une si grande confiance dans la puissance de la vérité quand elle est exposée d’une manière simple et naturelle, qu’il aurait craint de l’affaiblir en l’appuyant de ses exhortations.

Cette habitude de se tenir constamment dans l’observation des faits a écarté de ses ouvrages tout esprit de système, toute opinion de secte ou de coterie ; jamais on ne voit percer dans ses écrits l’intention de flatter les opinions d’un pouvoir ou d’un parti, ou de faire triompher un intérêt particulier sur l’intérêt général ; jamais on n’y remarque la plus légère tendance à mettre sa plume au service de sa fortune.

Le soin avec lequel il a tracé les limites de l’économie politique, et circonscrit le champ sur lequel ses recherches peuvent s’étendre, n’a pas été une des moindres causes du succès de ses ouvrages. Il considérait lui-même cette circonscription de la science comme une condition essentielle de ses progrès ; il pensait que si l’on ne savait pas la limiter, on pouvait bien saisir çà et là quelques vérités, mais qu’il était impossible d’en connaître la liaison et d’en former un corps de doctrine.

L’ordre qu’il a mis dans l’exposition des principes de la science, a également beaucoup contribué à rendre ses écrits populaires ; comme il se conforme, dans cette exposition, à la marche naturelle des choses, l’esprit du lecteur le suit sans effort, parce que ses idées se lient comme les faits ; on passe de l’une à l’autre presque sans s’en apercevoir ; après l’avoir lu, on serait tenté de croire qu’on referait aisément ses ouvrages, tant l’ordre naturel des idées est bien observé.

Il faut ajouter à ces diverses causes de succès le soin constant qu’il a eu de se tenir au courant des progrès que faisait la science dans les divers pays de l’Europe, et particulièrement en Angleterre. Chacune des éditions de son traité renferme les idées ou les faits mis en lumière depuis celle qui a précédé. Les critiques même injustes dont ses écrits ont été l’objet, lui ont servi à les perfectionner, parce qu’elles l’ont obligé à exposer ses pensées de manière à être toujours bien compris.

Enfin, le soin qu’il a mis dans son style, a rendu la lecture de ses ouvrages agréable pour toutes les personnes qui mettent quelque prix à l’art d’écrire, et contribué par conséquent à les répandre. Il est peu de livres sur les sciences qu’on lise avec plus de plaisir, parce qu’il en est peu dans lesquels on trouve plus de clarté, plus de simplicité, et en même temps plus d’élégance. Une étude approfondie des bons écrivains du dix-septième siècle et des philosophes du dix-huitième, l’avait rendu très-difficile sur le style et sur la méthode. Aussi les pages les plus simples et les plus faciles lui ont souvent coûté d’incroyables efforts. Une phrase obscure ne lui paraissait propre qu’à couvrir une pensée fausse.

Ayant conservé jusqu’à la fin de sa vie une sincère admiration pour nos bons écrivains du dix-septième et du dix-huitième siècle, il avait très-peu d’estime pour ce qu’on est convenu d’appeler la philosophie allemande, qu’on enseignait et qu’on enseigne encore dans quelques-unes de nos grandes écoles. « Je suis furieux contre quelques docteurs prétentieux et vains, écrivait-il à Étienne Dumont en 1829, qui nous représentent comme des espèces de coquins, et qui ont l’air de nous faire grâce en nous appelant des sensualistes, après avoir eu soin de bien faire comprendre qu’ils entendent par la matérialistes[5] ; singuliers scélérats, en vérité, qui consacrant leur vie au plus grand bien du plus grand nombre ! »

On a déjà remarqué qu’en général les hommes qui s’étaient livrés à une étude approfondie et consciencieuse de l’économie politique, avaient été d’excellens citoyens, des amis très-éclairés et très sincères de la liberté, soit que cette science montre mieux que les autres les effets des mauvaises mesures de gouvernement, soit qu’elle ne permette pas de se faire illusion sur la nature et la valeur des services rendus au public, soit qu’elle ne permette pas de se méprendre sur la véritable source des richesses. M. Say, qui, dès 1789, se prononça pour la cause de la liberté et qui la servit par tous les moyens qui étaient en son pouvoir, est resté fidèle à ses principes jusqu’à la fin de sa carrière ; rien au monde ne l’aurait déterminé à associer son nom à une mesure désapprouvée par sa conscience.

La plus grande partie des académies de l’Europe le comptaient au nombre de leurs membres ; l’Académie des sciences de Saint Pétersbourg, celle de Madrid, celle de Berlin, l’avaient mis au rang de leurs associés ; et par une bizarrerie qu’il serait plus facile d’expliquer que de justifier, celles de France ne lui avaient pas trouvé une place dans leur sein. Il est vrai que pour être admis chez elles le mérite avait besoin de frapper plus d’une fois à leur porte, et que son caractère ne lui permettait guère le genre de sollicitations auxquelles sont trop souvent attachés les honneurs littéraires. Étranger à toute coterie, il s’occupait de sa science et vivait renfermé dans un cercle composé d’un petit nombre d’amis et des membres de sa famille.

L’auteur de cette notice, avant que de connaître M. Say, portait de ses écrits, il y a dix+neuf ans, le même jugement qu’il en porte aujourd’hui[6]. Il n’a pas pensé que des relations de famille, formées entre eux quelques années plus tard, fussent une raison de ne plus en dire son avis. Il est, au reste, bien convaincu que les personnes qui les auront lus seront loin de l’accuser d’exagération ; il craindrait de leur part un reproche contraire, s’il ne voyait un motif de réserve dans son alliance avec lui.

Charles COMTE.


  1. Giro, l’un de ces deux instituteurs, était Napolitain. Il rentra dans sa patrie quand les Français, après l’avoir conquise, y eurent établi le gouvernement républicain. Il devint un des cinq membres du gouvernement, et fut ensuite pendu avec les citoyens les plus éclairés du pays, dans la réaction qui suivit la restauration de 1799, après la retraite des Français.
  2. La Décade philosophique fat supprimée en l’an XII : il en avait alors paru quarante-deux volumes.
  3. Le Traité d’Économie politique a été traduit en anglais par M. C. Prinsep ; en allemand, il en a été fait deux traductions, une par M. Jacob, l’autre par M. Morstadt ; en danois, par M. *** ; en italien, par M Chitti ; en espagnol, deux traductions, l’une par M. José Queypo, l’autre par MM. Gutierrez et Rodriguez. Il existe d’autres traductions qui ne sont pas parvenues à l’auteur de cette notice. Plusieurs contrefaçons de l’édition française ont été faites en pays étranger.
  4. On trouve, dans un écrit qui a paru en 1826 sous le titre d’Encyclopédie progressive, un grand article de M. Say sur l’économie politique.
  5. Voyez le Cours de l’Histoire de la Philosophie, par M.Victor Cousin ; l’Essai sur l’Histoire de la Philosophie en France au dix-neuvième siècle, par M. Damiron ; et le Traité de Droit pénal, de M. Rossi, professeur de droit romain à l’Académie de Genève.
  6. Voy. le Censeur, t. 7, p. 43, et le Censeur européen, t. 1, p. 159-227, et t. 2, p. 169-221.