Notes sur le Japon, la Chine et l’Inde/Muraille, lettre


LA GRANDE MURAILLE
DE
LA CHINE.


EXPLORATION DE 1858.
Shang-haï, aout 1858.
À M. le Vte  de La GUÉRONNIÈRE.

Puisqu’il est convenu entre nous que, toujours et quand même, vous ferez bon accueil à mes notes, quel que puisse être leur décousu, je les reprends où je les ai laissées. Nous quittions Tien-Tsin, le Traité ratifié à Pé-king était déjà en route pour la France ; le dernier soldat français avait évacué les forts de Ta-kou, cinq grands ports de la Chine allaient être ouverts au commerce de l’Europe, et nationalités comme religions chrétiennes trouveraient désormais liberté d’action et protection là où elles n’avaient rencontré, dans le passé, qu’entraves ou persécutions. Le but était atteint dans le présent ; il était donc permis de se reposer un peu.

Mais quittant le Nord de la Chine, peut-être pour n’y plus revenir, le baron Gros a voulu que le dernier souvenir que sa Mission en emporterait fût un souvenir intéressant. Nous touchions à la Mantchourie, n’en étant séparés que par une trentaine de lieues et par la Grande Muraille de la Chine. La Grande Muraille ! l’une des sept merveilles du monde, quelquefois contestée, rarement vue et toujours offerte en appât à nos plus jeunes curiosités scolaires ! N’aurions-nous pas dû regretter d’être venus si près d’elle et de n’avoir pas cherché à en approcher davantage ? Aussi, le 9 juillet, sommes-nous partis pour aller à sa recherche sur le Prégent, commandant d’Osery, aviso léger, ayant un faible tirant d’eau et excellent marcheur ; je dis à sa recherche, non pas que son existence pût jamais être sérieusement mise en doute, mais parce qu’une seule carte anglaise existe sur cette portion du golfe de Leo-tong, carte marine exacte, il est vrai, ainsi que nous avons pu le vérifier par nous-mêmes, mais qui, pour nous, ne résolvait pas la question de savoir si la Grande Muraille se prolongeait jusqu’à la mer, et, dans ce cas, quelles étaient, sur la côte, les conditions d’amarrage et de défense de son extrémité.

Quatorze heures après notre départ de l’embouchure du Peï-ho, nous avons cru distinguer, à travers la brume du matin qui était des plus épaisses, une ligne sombre descendant de montagnes hautes et dentelées et venant mourir dans la mer, Une heure plus tard le doute n’était plus permis : c’était bien la Grande Muraille, telle que les Missionnaires l’ont décrite, avec ses sommets crénelés, coupée de distance en distance par des tours carrées, allant se perdre à l’ouest dans les montagnes, en suivant tous leurs contours, en couronnant toutes leurs arêtes, et se terminant dans la mer, à un mille devant nous, par une apparence de fortification dont je vous parlerai tout à l’heure. Le temps et la mer étaient superbes ; mais comme dans cette partie de la côte le fond est plat, et que le flot y déferle avec assez de force, il n’était pas possible d’approcher avec les embarcations, à plus de vingt mètres de la terre ferme. Il fallait cependant débarquer, car nous apercevions des groupes nombreux d’habitants de la campagne en observation, avec lesquels nous avions hâte d’entrer en rapport ; et un peu plus loin, au pied des premières tours, un camp tartare assez important en apparence, qui, à la vue de nos préparatifs de débarquement, avait mis ses cavaliers en mouvement et commençait à les éparpiller en éclaireurs dans la plaine que nous avions à traverser pour arriver au pied de la Grande Muraille. Les embarcations nous faisant donc défaut jusqu’au terrain sec, nous avons emprunté les épaules de nos matelots qui, après nous avoir déposés sur le sable, non sans quelques chutes plus comiques que sérieuses, où porteurs et portés ont pris un bain commun, nous ont formé une escorte respectable de vingt hommes bien armés. À peine débarqués, nous avons été entourés par les groupes de paysans que nous avions aperçus sur le rivage et dont les villages se montraient alors, à peu de distance de notre point de débarquement, entre nous et la ligne de montagnes.

Ainsi que je les ai trouvés sur le Peï-ho, ils n’avaient rien d’offensif ; ils n’étaient que curieux et empressés de répondre aux questions de notre interprète. D’eux-mêmes ils se sont offerts comme guides et nous nous sommes mis en route pour la Grande Muraille, traversant à gué, avec de l’eau jusqu’aux genoux, plusieurs petits canaux qui sillonnent cette partie de la côte. Le terrain est d’alluvion, fertile et cultivé du côté de la Chine ; au Nord, du côté de la Mantchourie, c’est la steppe tartare, dans toute sa nudité, sans nulle végétation élevée, mais verdoyante et couverte de pâturages et de troupeaux : l’aspect du pays est d’une grande richesse.

À quelques milles derrière la chaîne de montagnes qui se prolonge quelque temps parallèlement à la mer et s’enfonce ensuite brusquement dans le Nord, les Missionnaires, d’accord, du reste, avec les habitants des provinces frontières, ont révélé l’existence d’une forêt immense, à arbres séculaires, où le tigre de Tartarie et toutes les familles de fauves abondent : les traditions de l’Empire ont rendu cette forêt vénérée pour les Chinois. C’est là que depuis des siècles, à certaines époques de l’année, les Empereurs font leurs grandes chasses ; c’est là aussi qu’à un temps donné, l’Europe pourrait trouver, pour ses escadres des Mers de Chine, du Japon et de Cochinchine, une mine inépuisable de bois de construction ; mine que les Chinois auraient, de leur propre aveu, exploitée depuis longtemps déjà, malgré la vénération traditionnelle, si les moyens de transport, sur leurs jonques aux proportions insuffisantes, ne leur avaient manqué. Je reprends nos aventures.

Dès que les cavaliers tartares, placés en vedettes sur les devants du camp et observant tous nos mouvements, eurent deviné, à la direction que nous prenions, que notre intention était de percer jusqu’à la Grande Muraille, ils se lancèrent sur nous au galop de leurs petits chevaux, frères de ceux de l’Ukraine ou du Caucase, et commencèrent à parlementer avec notre interprète. Leur préoccupation première se traduisit par cette question plusieurs fois répétée : « Vous ne venez pas pour voler, n’est-ce pas ? » tant, aux yeux des populations asiatiques, de celles de la Chine notamment, où tous les jours l’élément anglo-américain applique son esprit mercantile et positif jusqu’à la brutalité, l’homme de l’Occident a conservé jusqu’à présent une triste renommée d’avidité, quand ce n’est pas d’appétit du bien d’autrui, qu’il serait du rôle aisé de la France de pallier dans l’extrême Orient, autant dans l’intérêt de la civilisation que dans celui à venir de sa politique personnelle.

La réponse faite par le baron Gros aux alarmes de nos Tartares se comprend d’avance. Cependant elle ne parut pas les satisfaire, et alors commença une scène rendue singulière par le caractère sauvage de ces cavaliers de la race mogole pure, si différents de ceux du Sud ou du Pe-tchi-li ; aux visages hâlés, aux vêtements de peaux tannées, aux petits arcs laqués et aux carquois bourrés de flèches ; tous armés d’un long fusil à mèche placé devant eux, en travers de leurs selles.

Selon la coutume chinoise, sur le désir, formulé de la façon la plus courtoise par l’Ambassadeur de France, de se borner à une visite toute pacifique et de curiosité à la Grande Muraille renommée dans le monde entier, les Tartares se mirent à entasser, avec force politesses à leur tour, objections sur objections : « Ils avaient des ordres précis « du vice-roi de la province pour ne laisser approcher aucun étranger de la Muraille ; le mandarin militaire du district étant absent en ce moment, son lieutenant n’oserait jamais prendre sur lui d’accorder l’autorisation qui était demandée ; quant à eux, ils n’étaient que des officiers subalternes ayant reçu des ordres ; ne pas les exécuter, serait pour eux s’exposer aux peines les plus graves. » Et tout en parlant ainsi, ils se recrutaient à chaque instant de nouveaux venus et, sans la moindre démonstration hostile, ils formaient insensiblement une barrière vivante entre la Grande Muraille et nous.

Certes, rien n’était plus aisé que de la franchir, et probablement sans violence ; mais peut-être aussi un coup de feu tiré par l’un de nous sur quelque oiseau, un geste mal compris, l’impatience d’un de nos hommes, que sais-je ? quelque chose de très-simple, mais de très-imprévu, aurait pu, en donnant une tournure grave à la situation, fausser le sens vrai de l’expédition : le baron Gros s’est refusé à risquer de pareilles chances. Il n’a pas voulu qu’une course toute d’intérêt pittoresque et de plaisir pût devenir une occasion de collision ou même d’émotion locale, et il a donné le signal de la retraite qui s’est effectuée paisiblement, escortée par les Tartares qui semblaient, du reste, des plus impatients de nous voir remonter sur notre Dragon de feu, ainsi qu’ils appellent nos bateaux à vapeur.

Aussi, pour être vrais, bien que voyageurs… même en Tartarie… nous ne pourrions pas dire que nous avons touché de nos mains, foulé de nos pieds cette Grande Muraille de la Chine, bâtie 214 ans avant J.-C., en dix ans, selon les lettrés, par dix millions de Tributaires, dont quatre cent mille succombèrent à la tâche, sous le célèbre fondateur de la dynastie Tsin, ce même empereur qui ordonna l’incendie de toutes les bibliothèques, de tous les livres de l’Empire ; mais ce que nous avons le droit de dire, c’est que nous avons débarqué sur la terre chinoise, à un mille de la Grande Muraille ; que nous nous en sommes approchés à 400 mètres à peu près ; que nous en avons étudié les lignes avec soin et que nous l’avons dessinée sous ses trois faces ; de la terre ferme du côté de la Chine ; du pont de notre aviso du côté de la mer, et de celui de la Mantchourie : que, du côté de la Chine, des talus en terre approchent les sommets crenélés et font office de banquettes ; que du côté de l’attaque, c’est-à-dire de la Mantchourie, la Muraille est élevée, à saillies très prononcées, sous la forme de tours rondes ; tandis que du côté de la défense, c’est-à-dire de la Chine, existent intérieurement adhérents à ses parois de vastes forts construits sans doute, pour offrir, en cas d’alerte, un refuge aux populations du dehors ; que du côté de la mer, l’ouvrage, bien qu’irrégulier, est en assez bon état, comme du reste tout l’ensemble de ce mur fortifié, qui est de briques mêlées de pierres, et ne présente pas une seule ligne droite dans tout son parcours visible ; et qu’enfin, sur les crêtes des montagnes derrière lesquelles il s’enfonce dans l’intérieur et bordant l’Empire sur une étendue de six cents lieues, nous avons, de la mer, aperçu trois grosses tours en vedettes.

Vous savez maintenant de la Grande Muraille tout ce que j’en ai vu, tout ce que j’en sais moi-même. J’ajouterai cependant que, malgré l’énumération des défenses qui précède, en fait, c’est une longue ligne fortifiée suffisante pour arrêter des hordes de cavalerie, telles que celles de la Tartarie, par conséquent ayant eu, alors qu’elle a été construite, sa sérieuse et intelligente raison d’être ; mais insuffisante aujourd’hui devant nos moyens d’attaques réguliers ; autrement dit aussi facile à aborder et à franchir qu’à détruire par l’artillerie.

Notre petite expédition, vous le voyez, avait déjà pour nous un intérêt, celui de l’inconnu ; c’était presque de la découverte ; une fois l’exploration accomplie, elle en a pris un plus complet. Le comte d’Osery, commandant le Prégent qui nous portait, est le premier officier de la marine française qui ait mouillé avec son bâtiment au pied de la Grande_Muraille et l’ait véritablement reconnue. Il peut aujourd’hui, et il est bien fait pour cela, donner sur la navigation à venir dans ces parages, pour ainsi dire inexplorés jusqu’à présent, des notions techniques aussi utiles qu’exactes ; il doit même éprouver une légitime satisfaction d’avoir réussi là où un bâtiment anglais qui, sur l’avis de notre course, avait cherché à nous ouvrir la route et que montait lord Elgin, l’envoyé d’Angleterre, n’avait pu rien rencontrer, rien reconnaitre, mal servi, a-t-il dit, par le temps, le brouillard et la mer : M. d’Osery peut avoir cette satisfaction ; ne le pensez-vous pas ?

La malle me presse ; au revoir !