Les Écrivains/Notes sur Georges Rodenbach

E. Flammarion (Deuxième sériep. 153-160).


NOTES SUR GEORGES RODENBACH


I


Edmond de Goncourt qui aimait peu les poètes, ou plutôt qui n’aimait que peu de poètes, me disait, un jour, comme nous parlions de Georges Rodenbach :

— Oh celui-là ! c’est mon poète !

Il l’admirait beaucoup. C’est que tous les deux, le vieux prosateur et le jeune poète, ils avaient, sur bien des points de l’art et de la vie, une compréhension semblable, et des goûts pareillement raffinés. Tous les deux, ils avaient un amour violent de la vie, une sensibilité, devant la vie, qui allait parfois jusqu’à l’exaspération nerveuse, jusqu’à l’angoisse d’exprimer le fluide, le vaporisé, l’insaisissable, l’inexprimable, comme tous les reflets et tous les frissons, et toutes les ondes fugitives qui passent sur les miroirs et sur les eaux, sur les vitres et sur les yeux.

De même que Goncourt, Rodenbach aimait que la poésie émanât directement de la vie, de l’intimité de la vie. Il ne voulait pas être contraint de l’aller chercher dans les antiques et froides mythologies, dans les légendes surannées. Il répudiait, comme une tare, toute la ferblanterie héroïque où s’enferme encore l’imagination pauvre de tant de pauvres faiseurs de vers. Il ne trouvait l’émotion véritable et la véritable grandeur poétique que parmi les visages humains, autour de lui, et parmi les choses familières qu’il savait douer d’une existence réelle, intime, profonde, adorable.

C’est en cela qu’il aurait été comme Baudelaire et comme Verlaine, avec un tempérament différent, cet être rare est précieux que l’on appelle : un poète moderne. C’est pour cela que Goncourt l’aimait tant, et que nous le chérissions d’une amitié particulière, nous qui pensions qu’une œuvre d’art — livre de prose, poème, statue ou tableau — n’est belle, n’est émouvante, n’est vivante, qu’à la condition qu’elle vienne de la vie, des sources mêmes de la vie, et qu’elle reste dans la vie !…

J’ai dit que Rodenbach aimait la vie. Il l’aimait avec intelligence et passion, et il en jouissait plus qu’un autre, car, plus qu’un autre et plus profondément il pénétrait, avec un sens suraiguisé des hommes et des choses, en ses beautés et en ses mystères. Mais il redoutait aussi la mort. Toute son œuvre, si étrangement suggestive, si claire et si blanche, est faite de cette joie et de cette terreur mêlées. Joie mélancolique par cette terreur ; terreur sérénisée par cette joie !… Le Règne du silence, le Voyage dans les yeux, les Vies encloses, Bruges la Morte, le Carillonneur, et ce récent, admirable poème, le Miroir du ciel natal, tous ces livres sont pleins de cette double impression, qui se fond, s’estompe en blancheurs vagues et rayonnantes d’un charme pur, poignant, infini.


II


Bien qu’il évitât d’en parler, Georges Rodenbach m’a plusieurs fois confessé sa peur de la mort. Elle datait de loin, de la petite enfance, du collège ! Et comme il savait donner au moindre récit un tour passionnant et distingué ! C’était à Bruges, chez les jésuites. Chaque semaine, le mercredi, je crois, on le menait en promenade, non dans la campagne, comme il l’eût désiré, mais autour de la ville, à travers la banlieue, qui, à Bruges de même qu’ailleurs, est si triste ; triste de n’être plus la ville, et de n’être pas encore les champs ; triste d’être ce paysage incertain et funèbre qui n’est fait que de ces deux inexistences, ou de ces deux agonies. Chaque fois, par un choix singulier, on le faisait s’arrêter devant le cimetière… C’était l’endroit qu’on avait élu pour l’encourager aux récréations et aux jeux… Tombes grises, noirs cônes des cyprès, petits jardins de pierre, convois franchissant la grille, familles en deuil et pleurant ; son esprit, peu à peu, s’imprégnait de toutes les misères, et des précoces pensées de la mort. Sa jeune âme, à peine sortie des limbes, n’avait, pour s’affirmer devant la vie, pour prendre conscience avec la vie, que ces visions macabres… Aussi, c’était avec un véritable effroi qu’il voyait arriver ces mercredis, marqués de croix noires, et il préférait, à ces désolants spectacles du dehors, les mornes cours intérieures et les salles d’études pleines d’ennui et de silence.

Cette impression qui pesa lourdement sur ses premières années a toujours persisté en lui. De ce contact lointain mais durable avec ce que, alors, il croyait être la campagne, il lui est demeuré, pour celle-ci, non pas de la haine, non pas de l’horreur, mais quelque méfiance. Ainsi que devant la grille du cimetière de Bruges, il s’est toujours senti mal à l’aise dans la campagne, et plein de troubles angoissants, car elle lui rappelait la mort !… Ce silence, cette solitude, ces routes qui vont on ne sait où, ce vaste cimetière de tant de vies mortes qu’est la terre brune ou herbue, ces moissons fauchées, ces horizons brouillés, il ne pouvait, non seulement y fixer une pensée sereine, mais en supporter la vue. Certes, sensible et vibrant à toutes les beautés, il en comprenait la poésie énorme. Mais elle lui était trop pesante, trop douloureuse. Et il ne se retrouvait heureux, il ne se retrouvait lui-même que dans les villes, parmi les hommes vivants, entre les maisons pleines de vivants !

Il aurait eu tort de maudire ces impressions d’enfance, et ce cimetière, et l’eau morte des canaux, et la courbe lente des cygnes sur les lacs endormis depuis des siècles et des siècles, et toutes ces choses où son œil d’enfant chétif, délicat et tendre apprit à déchiffrer l’énigme de la mort dans l’énigme de la vie, car son talent, si poignant et si doux, si averti et si résigné, si évocateur et si intimement humain, vient de là !… Et s’il a chanté Bruges, avec cet accent unique, ses pierres illustres et ses canons, et ses cloches, et son silence, et ses ombres humaines et ses visages lointains, et tout ce passé terrible et charmant, c’est que Bruges c’est encore de la mort, une mort blanche comme les cygnes qui dorment sur le lac d’amour, blanche comme le béguin des béguines, et comme l’âme de ces femmes que, dans les rues très anciennes, on voit aux fenêtres closes, derrière les transparents de dentelle…


III


Rodenbach fut un homme très tendre qui ne vécut que pour sa famille. Ce fut aussi un homme très fier qui ne vécut que pour son art. Avant l’argent, avant la gloire, il n’ambitionnait que de se satisfaire. Je n’ai pas connu quelqu’un qui fût plus jaloux de la perfection que lui. Je n’ai pas connu, non plus, un plus charmant et plus délicat ami. Il était le lien entre des amitiés soigneusement choisies qu’il aimait à réunir autour de lui. Nous jouissions de sa conversation comme de ses poèmes. Il y avait en lui une source sans cesse jaillissante d’inspiration. Comme l’adorable Mallarmé, il était de ceux qui donnent à la vie et à l’amitié un prix inestimable.

Aux heures de tristesse et de découragement, nous étions assurés de trouver en Rodenbach, comme en Mallarmé, un réconfort et une joie. Il nous venait de ces deux nobles esprits une émulation puissante et le désir ardent de bien vivre et de mieux faire. Leurs cœurs nous étaient un sûr asile, et une hospitalité merveilleuse, que nous ne retrouverons plus.

Hélas ! nous les avons perdus, tous les deux ! Et avant que de parler d’eux comme notre tendresse, notre reconnaissance, notre admiration nous en feront un devoir, un devoir impérieux et doux, nous ne pouvons que les pleurer !…


1899.