Notes et impressions d’une parisienne/17


L’Enterrement de By


La pensée ne peut se porter sur aucun art, que cet art ne rappelle quelques femmes qui s’y montrent supérieures.

De Ségur.

30 mai 1899.


Les Parisiens enterrent bien leurs morts, à condition pourtant de ne point dépasser les fortifications.

C’est ainsi qu’à Thomery je me trouvais seule de la presse pour apporter le salut de la plume à la femme de talent, à l’artiste exquise qu’était Rosa Bonheur.

Thomery ! si près du boulevard et si loin !…

À la gare, pas une voiture, et trois kilomètres de forêt à parcourir pour gagner le village de By, où a lieu l’enterrement. Je suis obligée d’accepter avec reconnaissance une place dans la voiture des pompes funèbres, celle qui sert à transporter les tentures de deuil. Bientôt, du reste, le véhicule est envahi par les chantres mandés de Paris pour la circonstance.

Debout, je m’accroche aux parois de la guimbarde, qui s’en va au grand trot, nous cahotant atrocement. Mais la route est superbe, en plein bois. Les arbres forment une voûte verte. Par cette matinée de mai les senteurs de l’herbe fraîche ravissent ; les mousses pleurent tout imprégnées de rosée, les merles jacassent à l’orée des taillis, et des frôlements d’ailes, des frous… frous… légers agitent les buissons, font trembler les fougères et les genêts qui secouent au vent leur pluie d’or.

C’est la vie bruissante qui bourdonne sous chaque brin de gazon, sous chaque touffe de bruyère.

Un vent piquant fouette le visage tandis que le soleil darde ses rayons drus qui jettent la gaieté sur les champs et font étinceler les toitures des villages.

Une longue rue bordée de maisons d’une paysannerie charmante : c’est By, et tout en haut voici le « château ». C’est ainsi qu’on désigne dans le pays la demeure où Rosa Bonheur a vécu près de trente ans.

Assez simple, du reste, ce château qui appartint autrefois à Jules Favre. Une large et confortable bâtisse, flanquée d’une aile en forme de chalet, des fenêtres énormes, deux grandes baies vitrées indiquant les ateliers de l’artiste, voilà la villa de By. Mais un parc merveilleux enserre la maison. C’est un coin de forêt en quelque sorte capté et enclos de murs, où les arbres énormes de toutes essences mêlent leur frondaison. Les chèvrefeuilles et les lierres s’accrochent et s’enguirlandent aux branches de géants centenaires ; les fleurs sauvages croissent, les églantiers aux roses légères s’enchevêtrent aux clématites, aux mais blancs et roses, c’est un vrai « Paradou ».

La grille est tendue de noir, et le corbillard tout blanc, avec des étoiles d’argent, stationne déjà dans le chemin creux quand je descends de mon funèbre carrosse.

On apporte le corps. La longue caisse glisse lentement dans la voiture, et le drap blanc retombe en plis très doux sur lesquels on dispose les couronnes, couronnes de campagne, guirlandes d’une naïveté adorable, d’une maladresse touchante.

Ce sont des fleurs simples, des œillets blancs tout petits qui fleurent bon le poivre et la cannelle, des muguets de la forêt, des pâquerettes des champs, des reines des prés, que des mains malhabiles tressèrent avec des verdures rustiques, fougères dentelées, branches de cyprès.

Et les yeux se reposent sur cette débauche fleurie, qui ne ressemble en rien aux couronnes apprêtées, orgueilleuses ou mignardes qui sortent des officines de nos grands fleuristes.

Ici, tout est simple et franc. Cette moisson neigeuse et embaumée sous laquelle s’en va Rosa Bonheur est l’emblème de sa vie. Elle aimait la retraite et la nature, et c’est à cette forêt qu’elle parcourait si souvent qu’on a demandé la floraison dernière sous laquelle son cercueil disparaît.

Lentement, le cortège s’organise, pittoresque, plein d’imprévu.

Les voitures sont nombreuses et variées, depuis les landaus de cérémonie jusqu’aux chars à bancs en passant par les cabs, les tonneaux et les charrettes anglaises. Des bicyclistes, hommes et femmes, en culotte courte et en veste, sont accourus des environs. Ils suivent l’enterrement à pied, conduisant leurs machines par le guidon. Des chauffeurs, en tricycles à vapeur, ont mis pied à terre et remorquent, eux aussi, leurs lourds teuf-teuf.

Il est dix heures et demie ; un soleil cru flamboie sous la voûte bleue, et par les chemins égayés de verdures tendres, par la route bordée de pampres verts qui s’accrochent aux murs blancs des bâtisses, on dévale pas à pas. Le vent qui grandit apporte d’exquis parfums ; ce sont les violiers en fleurs, les roses et les grands lis qui exhalent dans l’air du matin leurs senteurs violentes. Au seuil des portes, les habitants attendent le passage de l’enterrement.

Les femmes s’inclinent en se signant. Les hommes, d’un geste large, ôtent leurs casquettes ou leurs chapeaux de paille, et le cortège se grossit.

Onze heures sonnent au petit clocher couvert d’ardoises qui tranche sur la toiture de briques lépreuses, que les lichens mangent par endroit, de la modeste église de Thomery, quand le grand corbillard apparaît sur la place, toute baignée de lumière et transformée en garage à bicyclettes.

Une draperie blanche sur laquelle se découpe un écusson avec un grand B de velours noir décore le portail.

À l’intérieur, de lourdes tentures endeuillent la nef et se détachent violemment sur les murs passés à la chaux.

Bien modeste, bien humble, cette église de village avec sa voûte basse tout unie, son dallage de briques et ses petits vitraux sans , mais quelle paix sereine dans cette simplicité !

De vieilles femmes pleurent.

— Elle était si bonne, la chère demoiselle ! Ah ! Dieu ait son âme !

Et une marée montante de ressouvenirs délie les lèvres de ces braves gens :

— Vous rappelez-vous en 1870 quand elle distribua à chacun de nous son sac de blé ?

— Ah ! je crois bien ; et quand elle nous manda tous chez elle, le soir où l’on nous annonçait que les Prussiens devaient mettre le feu au village…

Des phrases hachées, revenez-y pieux, s’échangent à voix basse, cependant que les chantres de Paris entonnent magnifiquement le Dies iræ. Les braves gens de Thomery n’en ont jamais entendu autant, pour un peu ils applaudiraient.

— Ah ! c’est vraiment beau, comme ils chantent bien ! chuchotent les « pieuses », un éclair de ravissement dans les yeux.

— Oui, murmure près de moi une vieille au visage taillé de ravines profondes, c’est bien joli, et la pauvre madame, qui de là-haut voit tout cela, doit être contente, n’est-ce pas ?

L’ancienne met dans ces mots une telle foi que je me prends à l’envier pour sa croyance naïve et sincère.

Les dernières prières dites, la famille se rend à By pour prendre un rapide déjeuner en attendant l’heure du train qui ramènera le corps de la grande artiste à Paris.

Comme il n’y a toujours pas de voiture, je regagne la gare de Thomery à pied, en suivant le chemin de la forêt, et c’est le père Guignard, un bonhomme de soixante-douze ans, l’emballeur de tableaux de Rosa Bonheur, qui me sert de guide.

Les bois sont merveilleux, les fraisiers tachent l’herbe de gouttelettes de sang, les clochettes bleues, les pensées sauvages et les muguets croissent enchevêtrant leurs touffes fleuries. Nous cheminons par un sentier tapissé de gazon, et le vieux avec sa figure boucanée où le vent et le soleil incrustèrent leurs morsures, son tricot déteint, ses grosses mains calleuses, s’en va cahin-caha me contant ses journées à By quand la « bonne demoiselle » était là.

Elle le faisait appeler tous les jours. Dieu ! en avait-il emballé de ces toiles, des petites, des grandes, des moyennes, on ne fournissait pas. Et pas fière, la chère dame, certes non :

« — Père Guignard, vous allez déjeuner avec moi. — Je m’asseyais, toujours confus malgré l’habitude. Et il fallait la voir, après le café, me dire en riant : — Eh bien, et la « bouffarde », on l’a donc oubliée ? — Je tirais de ma poche la pipe que voilà, et mam’zelle Rosa roulait une cigarette ou allumait un cigare. Ah ! cré nom ! les braves gens devraient pas mourir. »

Et le vieillard, du revers de sa main, chasse une larme qui perle au coin de son œil.

. . . . . . . . . . . . . . .

À la gare de Lyon, des couronnes élégantes, chefs-d’œuvre gracieux de nos meilleurs horticulteurs, attendent, accotées aux piliers de la gare, qu’on descende du fourgon le cercueil de Rosa Bonheur.

Ce sont les couronnes des Artistes français, en pensées et en roses, des Arts décoratifs, section des jeunes filles, en lis blancs, des Femmes peintres et sculpteurs, la gerbée monstre de la Fronde en iris pâle et en roses de France.

Au Père-Lachaise, où un service religieux est célébré, je retrouve une féministe militante, Mme Hubertine Auclert, qui, bien que dégagée des préjugés et des vaines glorioles, regrette que Rosa Bonheur ait refusé les honneurs militaires.

« Elle devait pour ses sœurs, pour nous autres, les revendicatrices, accepter cette distinction posthume, qui en l’honorant nous honorait aussi, et c’est mal vraiment d’avoir repoussé ces marques de déférence rendues aux dépouilles mortelles des hommes, et qui par exception auraient été données à une femme. »

À la sortie de la chapelle du cimetière, le corps est déposé dans la sépulture de famille, une tombe modeste qui disparaît sous l’écroulement des floraisons rares, qui répandent dans l’air une senteur âcre et capiteuse.

Chacun défile, aspergeant d’eau bénite le cercueil qu’on entrevoit dans le caveau béant. Une théorie d’Anglais, qui se sont partagés de menus bouquets de violettes achetés à l’entrée du cimetière, viennent jeter sur la morte les fleurs du souvenir.

Et parmi l’amoncellement des couronnes, des gerbes savamment apprêtées, que banderolent des moires claires, gisent les piètres guirlandes de muguets et de pâquerettes apportées de Thomery. Demi-fanées, elles semblent piteuses, mais combien touchantes, ces modestes fleurs de la forêt, qui mettent à côté des orgueilleuses floraisons de serres le sourire vrai de la nature sincère.