Notes de voyage en France, Italie, Espagne, Irlande, Angleterre, Belgique et Hollande/01

NOTES DE VOYAGE

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PREMIÈRE LETTRE


Sommaire : — Départ. — De Québec à Montréal. — Nos compatriotes expatriés. — De Montréal à New-York. — Coup d’œil sur la métropole américaine. — L’elevated. — Le pont. — Les marchés. — The meadows. — Le parc central. — L’église St-Patrice. — La cinquième avenue. — Wall Street. — Édifices publics. — Broadway. — Un embarras de voitures. — Au Freeman’s Journal. — Sur le Servia. — En pleine mer. — La houle. — Le mal de mer. — Tempête. — Brume. — Les passagers. — Divine service. — La mer. — Les navires. — Oiseaux aquatiques. — Arrivée à Queenstown.


Montréal, mercredi 5 septembre 1888.

Me voici donc en route pour l’Europe ! C’est chose vraie, incontestable, mais je vous l’assure, cela ne me paraît guère vraisemblable. C’est comme un rêve, rêve moitié agréable, moitié pénible. Visiter le vieux monde si riche en souvenirs, en monuments ; connaître plus intimement les hommes que l’on a admirés de loin, voilà le côté agréable de ce voyage. Quitter tous les siens pour si longtemps, qui pourrait le faire sans un douloureux serrement de cœur ?

Jusqu’ici, mon voyage n’a été marqué par aucun incident. Parti hier soir de Québec par le bateau, avec les bons souhaits de plusieurs amis qui avaient bien voulu m’accompagner à l’embarcadère, j’ai fait un trajet fort agréable, malgré un peu de pluie qui a changé complètement la température. Hier, à Québec, il faisait chaud comme en été, ici il fait froid.

Pendant la soirée, j’ai eu l’occasion de converser assez longuement avec un jeune prêtre des États-Unis. Nous avons parlé de la condition de nos compatriotes établis dans la république voisine, des périls auxquels ils sont exposés, de leurs aspirations, de leurs besoins. M. l’abbé X m’a signalé le travail que font auprès des nôtres les nombreuses sociétés secrètes qui ont englobé les classes ouvrières. Il est souvent très difficile d’obtenir de l’ouvrage si l’on ne porte le signe de la bête. C’est une terrible tentation, à laquelle, malheureusement, plusieurs succombent. Là où il est possible d’avoir des prêtres canadiens dévoués pour grouper nos compatriotes et maintenir chez eux la langue et la tradition de la patrie absente, si intimement liées à la conservation de la foi, on constate les plus heureux résultats. Mais lorsque nos compatriotes, pour une raison ou pour une autre, se dénationalisent, on remarque que la foi baisse, que les œuvres diminuent. Il paraît donc important, au point de vue du salut des âmes, de conserver à nos compatriotes de là bas leur cachet national, ce qui ne doit pas les empêcher d’apprendre la langue du pays qu’ils habitent[1].


New-York, jeudi le 6 septembre.

Parti de Montréal, ce matin à 7 heures et demie, je suis arrivé à New-York à 9 heures et demie du soir. Temps splendide, beau soleil, belle brise fraîche du nord-ouest.

Nous passons par le pont Victoria, puis nous traversons la belle et fertile vallée de la rivière Chamblv, Lacadie, Saint-Jean, Lacolle, etc. Vient, ensuite, Rouse’s Point situé au pied du lac Champlain, et à l’entrée de l’état de New-York. Un douanier américain vient visiter nos malles. Pour moi, c’est une pure formalité. Il faut croire que je n’ai pas la figure d’un contrebandier. C’est toujours cela. J’ai tant d’autres défauts, et l’on m’en prête tant d’autres encore que ma conscience ne me reproche guère !

De Rouse’s Point à Whitehall, nous longeons presque constamment la rive ouest du lac Champlain, belle nappe d’eau qui étincelle au soleil. À l’est du lac, du côté opposé, se dessinent, dans le lointain, les premiers contreforts des Montagnes Vertes qui portent mal leur nom en ce moment, puisqu’elles sont d’un beau bleu foncé. À notre droite, nous avons de belles campagnes, légèrement ondulées, bien cultivées et parsemées de bouquets d’arbres.

Peu à peu, l’aspect général du pays se modifie, ainsi que la physionomie des personnes qui montent dans le train ou que nous voyons sur les quais des gares. Il est facile de voir que nous avons quitté notre cher Canada et que nous sommes en pleine république américaine. Nous n’entendons guère plus de français, et le type yankee[2] s’accentue de plus en plus.

Vers une heure nous nous arrêtons an Fort Ticonderoga, autrefois le théâtre d’événements importants, aujourd’hui petit village tranquille et insignifiant. Comme il n’y a pas de buffet à la gare, nous nous embarquons sur un bateau à vapeur, le Vermont, amarré au quai, où l’on nous sert un repas fort passable pour lequel on nous demande, sans sourciller, la modique somme d’une piastre. Heureusement, pour ma bourse, j’ose l’espérer du moins, le boire et le manger ne me coûteront pas toujours aussi cher. Les restaurateurs de chemin de fer ont le monopole et ils en profitent, naturellement.

À Troy, nous quittons le chemin de fer Delaware and Hudson pour prendre le New-York Central, l’une des plus belles lignes des États-Unis. C’est un chemin à double voie, bien entretenu, et nous filons à toute vitesse n’arrêtant qu’à de rares intervalles. Nous sommes maintenant sur la rive est de l’Hudson que nous côtoyons presque tout le temps. Jolie rivière, mais qui n’a rien d’imposant comme le Saint-Laurent. Sur le soir, nous apercevons, à l’ouest de la rivière, les monts Catskill, qui ressemblent assez aux Laurentides un peu en bas de Québec. C’est dans les monts Catskill que ce pauvre Rip Van Winkle, héros d’un des plus jolis contes de Washington Irvine, s’est endormi pour ne se réveiller qu’au bout de vingt ans. Puis les ténèbres nous dérobent peu à peu la vue du charmant paysage.

À la gare centrale de New-York, mon beau-frère M. W.-H. Pambrun, qui demeure ici depuis deux ou trois ans, m’attend. Au plaisir de le revoir s’ajoute la satisfaction d’avoir un guide sûr pour me conduire à travers les rues de la grande métropole américaine que je visite pour la première fois.

Les moyens de communication à New-York sont très faciles ; il y a des tramways dans toutes les principales rues et en tout sens ; tandis que l’elevated, ou chemin de fer aérien, qui parcourt cinq ou six des principaux boulevards du nord au sud, vous transporte d’un bout à l’autre de la ville dans le temps d’y penser, pour la modeste somme de cinq sous. À New-York, tout le monde voyage par ces singuliers tramways qui, je crois, n’existent nulle part ailleurs. Il me semblait que leur aspect devait être très disgracieux ; il n’en est pas ainsi cependant, et ils n’assombrissent pas les rues autant qu’on pourrait le croire. Le bruit des trains qui vous passent à dix ou quinze pieds au-dessus de la tête, à chaque instant, surprend d’abord un peu, mais on finit par s’y habituer.

Les cochers de place, à New-York, sont relativement peu nombreux et encore moins demandés par ceux qui savent voyager, car leurs prix sont exorbitants. Prendre une voiture ici c’est un luxe que peu aiment à se permettre. Lu reste, c’est un luxe inutile. Pour transporter votre personne vous avez les innombrables tramways ; tandis que des messageries se chargent de porter vos bagages partout où vous voulez pour une somme raisonnable. Avant d’arriver à New-York, un agent passe par le train ; vous lui donnez la contre-marque de vos malles et vous n’avez plus à vous en occuper, certain que vous êtes de trouver vos bagages à l’endroit indiqué.

En attendant le départ du train qui doit nous transporter à Avondale, petit village de New-Jersey où réside mon beau-frère, nous visitons un peu la ville, car New-York est bien éclairé — pas tout à fait aussi bien que Québec, cependant. On se plaît à dire que Québec est toujours en arrière des autres villes de l’Amérique. Il ne l’est pas sous le rapport de l’éclairage, dans tous les cas.

Nous nous avançons jusqu’au milieu du pont qui relie New-York et Brooklyn. C’est une construction imposante, et, du centre, nous avons un magnifique coup d’œil qui embrasse New-York, Brooklyn, Jersey City, la baie sillonnée par d’innombrables bateaux, Staten Island, etc.

Vers le milieu de la nuit, d’immenses voitures chargées de légumes et de fruits commencent à arriver de partout ; ces produits encombrent les trottoirs, car il y a peu de marchés à New-York.

Enfin, minuit sonne, et nous prenons le train pour Avondale, après avoir traversé la rivière Hudson qui sépare ici New-York de New-Jersey. Le chemin de fer passe par un endroit remarquable appelé The meadows. C’est un immense marais qui s’étend derrière Jersey City. Cette solitude absolue, aux portes mêmes de la grande ville de New-York produit un singulier contraste. Les meadows traversés, nous arrivons à Newark, grande ville industrielle ; puis bientôt, car nous filons vite, à Avondale dont la petite église catholique s’élève près de la gare. Il est une heure du matin. Voilà dix-huit heures que je voyage presque sans interruption. C’est une bonne journée, et je me couche fatigué.


Vendredi, le 7 septembre.


Le retour à New-York dès huit heures du matin, j’expédie, aussitôt que possible, quelques petites affaires à l’agence Cook et aux bureaux de la ligne Cunard, puis je me mets en devoir de visiter la ville. Prenant le tramway de Broadway, je me dirige d’abord vers le parc central, véritable forêt située au cœur de la cité. Les new-yorkais sont fiers de leur parc, et il faut dire que ce n’est pas sans raison. Y entre qui veut, sans payer. Une police spéciale maintient partout un ordre parfait.

On prétend même que cette police du parc central est d’une sévérité draconienne. Les journaux se plaisent à lui « monter des scies » avec une verve tout américaine. En voici une affreuse :

La scène se passe en police correctionnelle, dans quelques années d’ici :

Le magistrat : — De quoi cette dame est-elle accusée ?

Le gardien du parc central : — De vandalisme, Votre Honneur ; sa robe a renversé une fleur.

Le magistrat : — Madame, avez-vous quelque chose à dire avant que je prononce contre vous la sentence de mort ?

Revenant par la cinquième avenue, j’admire, plus ou moins, les célèbres palais de pierre de taille brune qu’habitent les magnats de la finance américaine. C’est beau, un peu ; c’est grand ; surtout, c’est curieux. Mais au point de vue purement humain cela ne donne pas le bonheur. Et au point de vue de l’éternité, que tout cela est petit, inutile !

À côté de ces monuments de l’orgueil humain, faisant face à la cinquième avenue et occupant tout un bloc, s’élève la nouvelle cathédrale de Saint-Patrice, monument de foi et de zèle religieux ; car, m’assure-t-on, cette belle église, tout en marbre blanc, a été érigée, en très grande partie du moins, grâce aux souscriptions des catholiques pauvres de New-York. Je dois dire que la cathédrale m’a un peu désappointé ; dans ce sens que je l’ai trouvée moins grande que je me l’étais figurée. N’ayant aucune prétention à des connaissances en architecture, je n’entreprendrai pas la description de ce temple que, du reste, je n’ai pu visiter que très rapidement.

J’ai parcouru ensuite la trop fameuse rue Wall, rendez-vous des courtiers qui s’appellent, par euphémisme, banquiers, et qui ne sont, au fond, que de vulgaires joueurs sur une vaste échelle. Parce qu’ils ont pour bureaux de véritables palais, le monde n’a pour eux que faveurs, estime, respect. Toutefois, de son vrai nom, leur genre d’affaires se nomme gambling. Parmi les édifices publics, le plus remarquable est le bureau de poste. L’hôtel de ville situé tout près de là, est long mais très bas, et n’offre pas un coup d’œil bien imposant. Par contre, les bureaux de l’Assurance Equitable, sur Broadway, occupent un édifice vraiment grandiose et d’une richesse extraordinaire.

Le mouvement dans Broadway est considérable, mais je m’attendais à plus de bruit, plus de confusion, plus de foule. C’est l’absence relative de bruit surtout qui m’a frappé. À part les voitures des chemins de fer élevés et des tramways, tout va doucement, presque au petit pas. Yous pouvez traverser Broadway à tout instant de la journée sans vous exposer à être écrasé par un cheval lancé à toute vitesse. Sous ce rapport, New-York l’emporte sur Québec. Une autre chose que j’ai remarquée, c’est la patience des cochers et des charretiers. Remontant la rue Warren, vers Broadway, j’ai été témoin d’un embarras de voitures : à droite et à gauche, en avant et en arrière, ce n’était qu’un amas confus et inextricable de cars, de gros camions, de voitures de charge et de place. Et, chose singulière, pas un cri ! Des charretiers et des cochers canadiens, placés dans une circonstance semblable, se seraient époumonés, tout simplement. Effet d’habitude et de caractère ; l’américain est avant tout utilitaire : lorsque crier ne peut servir de rien, il ne crie pas, voilà tout.

Le soir, je me rends aux bureaux du Freeman’s Journal, organe catholique important fondé par McMaster et dirigé longtemps par lui et par M. Maurice Francis Egan. Ce dernier, comme je l’ai annoncé naguère dans la Vérité, vient d’être nommé professeur de littérature anglaise à l’université Notre-Dame, de South Bend. Il est rendu à son poste et je n’ai pas le plaisir de le rencontrer, mais son remplaçant, M. A. Ford me donne des lettres d’introduction pour Mgr Croke, archevêque de Cashell et pour plusieurs députés irlandais.

Vers onze heures, je me rends à bord du Servia qui doit faire voile demain matin à 7 heures précises, afin de profiter de la marée pour traverser le bar, endroit peu profond à l’entrée de la Baie.


À bord du « Servia, » du 8 au 15 septembre.


Malgré tout le bruit et le va et vient qui ont dû régner toute la nuit sur le steamer en partance, j’ai dormi d’un sommeil de plomb. C’est notre concitoyen, M. T. Béland, de passage à New-York, qui vient me réveiller et me dire adieu, pour ainsi dire, en même temps ; car fidèle à son programme, à sept heures précises, l’immense bâtiment quitte lentement son quai et descend la baie vers la mer.

Me voici donc parti, vraiment et irrévocablement parti ! Plus moyen de reculer maintenant. J’ai bien mon billet de retour dans ma poche, mais pour pouvoir m’en servir il faut Page:Tardivel - Notes de voyage en France, Italie, Espagne, Irlande, Angleterre, Belgique et Hollande, 1890.djvu/14 Page:Tardivel - Notes de voyage en France, Italie, Espagne, Irlande, Angleterre, Belgique et Hollande, 1890.djvu/15


S. É. LE CARD. PAROCCHI.

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  1. Il n’est pas hors de propos de rappeler ici la lettre que Léon XIII adressa, pendant l’hiver de 1888-89, aux archevêques et évêques des États-Unis, au sujet des nombreux Italiens qui vont s’établir dans la république voisine. Après avoir rappelé les misères dont sont victimes ces pauvres émigrants et affirmé que la cause principale de ces maux se trouve dans le manque de prêtres capables de parler l’italien, Sa Sainteté indique le remède que, dans sa sollicitude apostolique, il a résolu d’appliquer : « Nous avons décidé, dit le Souverain Pontife, d’envoyer chez vous plusieurs prêtres italiens qui soient à même de soulager leurs nationaux en parlant leur propre langue, de les instruire de la doctrine de la foi et des préceptes ignorés ou négligés, de la vie chrétienne, d’exercer auprès d’eux l’administration salutaire des sacrements, d’élever la génération croissante dans la religion et dans des sentiments d’humanité, d’être enfin utiles à tous par le conseil et l’assistance et de leur venir en aide par les soins du ministère sacerdotal. » Demander pour les Canadiens-français établis aux États-Unis des prêtres qui sachent parler « leur propre langue », ce n’est donc pas faire preuve d’un faux nationalisme. Ce qui est bon pour les italiens, ne saurait être mauvais pour nos compatriotes.
  2. On appelle quelquefois yankee tout citoyen des États-Unis. Cest une erreur. À proprement parler, yankee ne doit se dire qu’en parlant d’un habitant de l’un des six états de la Nouvelle-Angleterre ou de cette partie de New-York qui touche au Vermont. Donner ce nom à un sudiste, ce serait l’insulter.