Notes d’une Voyageuse en Turquie (avril-mai 1909)/03

Notes d’une Voyageuse en Turquie (avril-mai 1909)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 41-74).
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III
GENS ET CHOSES DE PROVINCE


Andrinople, 29 avril.

Cette maison de bois, en plein quartier turc, cette maison qu’habitaient naguère un pacha rébarbatif et sa mystérieuse épouse, c’est pour moi le foyer familial et un coin de patrie retrouvée.

Sous la vérandah qui prolonge le salon, nous sommes assis après déjeuner. L’odeur du café se mêle au parfum opiacé des cigarettes, et mes hôtes et leurs amis m’expliquent la Turquie nouvelle où je vais vivre quelques jours parmi eux.

Devant nous, un bel arbre vert et blanc couvre le petit jardin de ses fleurs et de ses feuilles ; et d’autres jardins blancs et verts se confondent en un seul verger immense. Hors de ces fraîches verdures et de ces fleurs, surgissent des toits de brique brunie, des coupoles pâles, des minarets que les pigeons sauvages prennent pour colombiers, et que surmonte parfois la silhouette d’une cigogne méditative. Une rivière, largement répandue dans les sables, miroite entre les bouquets de peupliers, et la plaine finit là où se dressent des montagnes bleues…

On vient de m’apprendra que ces montagnes, ce sont les Rhodopes, contreforts extrêmes des Balkans, frontières naturelles de la Bulgarie, et que cette rivière, c’est la Maritza, l’Hebre des anciens… Je suis bien étonnée, car je ne me représentais pas ainsi le fleuve aimé des Bacchantes, celui qui roula, pêle-mêle avec des thyrses sanglans, la lyre muette et la tête morte d’Orphée… Il a, cet Hèbre antique, un faux air de notre Loire, et le paysage environnant a la douceur molle et mouillée, les rideaux de peupliers et de saules du Bas-Anjou et du Bocage.

Mais si j’ouvre la fenêtre de l’autre salon, sur la façade opposée, plus de réminiscences et de comparaisons possibles : c’est bien la Turquie, la très vieille Turquie !… Des maisons aux avant-corps saillans, toutes de guingois, des pavés tumultueux, une grille de cimetière et, tout au bout, une colossale mosquée, plus haute que Sainte-Sophie de Constantinople : Sultan Sélim…

— Oui, dit un Grec à la voix zézayante et câline, c’est la province, la paisible province… Il n’arrive jamais rien ici…

— Pas même des touristes ! soupire une très belle dame italienne, un peu languissante… Andrinople n’a pas un hôtel pour les recevoir…

Marguerite T… la maîtresse du logis, Parisienne élégante, ironique et rieuse, déclare :

— Andrinople n’intéresse personne… Ah ! si Pierre Loti l’avait visitée, s’il avait eu la moindre petite aventure au Vieux- Sérail, un vendredi, — le Vieux-Sérail, ma chère, c’est notre Bois de Boulogne, nos Eaux-Douces, — alors, Andrinople aurait un prestige littéraire… On viendrait en pèlerinage… Pourtant, M. D… a tort de dire qu’il n’arrive jamais rien… Nous avons eu, l’an dernier, notre petite contre-révolution militaire, à l’instar de Constantinople… Oui, un soulèvement qui aurait dû avertir les Jeunes-Turcs… Le coup de tonnerre lointain, avant le grand orage…

Et elle raconte, drôlement, avec sa verve française, pendant que les hommes écoutent, commentent le récit, rectifient parfois un détail…

— Voilà : notre province d’ici est moins fanatique et moins arriérée que l’Asie-Mineure ; elle compte, parmi ses notables et ses fonctionnaires, beaucoup de Jeunes-Turcs très européanisés… Pourtant, ce n’est pas un centre d’idées et d’action révolutionnaire comme l’ardente Salonique… Andrinople est surtout militaire…

— Le boulevard de la Turquie, la sentinelle avancée contre le Bulgare !… Elle a bien accueilli la Constitution ?

— Oui… certainement… Un beau jour de juillet 1908, les officiers ont envahi le palais du commandant de corps d’armée en lui demandant de jurer fidélité à la Constitution, sur le Coran et sur le sabre… Le pauvre général a eu si peur qu’il a pris son tout petit garçon dans ses bras, comme bouclier… C’est l’usage… Le sultan Abdul-Hamid ne manquait jamais, dans les jours troublés, de garder son plus jeune fils près de lui, en voiture. Les Turcs respectent la vie des enfans et celle des personnes qui portent les enfans… Donc, le général, tenant son gamin, jura tout ce qu’on voulut, et le peuple fut invité à se réjouir… Il était plus étonné encore que le général, le bon peuple !… Liberté, Constitution !… Il ne savait pas d’où lui venaient ces belles choses un peu vagues, et il ne savait pas très bien à quoi ça servait… Néanmoins, il rendit grâce au Padischah, et se réjouit de confiance… Mais une délégation arriva de Sérès et de Salonique, et dans la gare on avait mis des drapeaux, des cartouches avec le chiffre d’Abdul-Hamid et l’inscription : « Vive le Sultan qui nous a donné la liberté ! » Cela ne plut guère aux délégués qui dirent : « Il faut cacher ces cartouches… » Et puis des musiques jouèrent la marche Hamidié… « Faites taire ces musiques là !… » dirent encore les délégués de Sérès et de Salonique…

« Alors, des officiers, un peu grisés par l’enthousiasme, furent pris d’une folie démocratique et égalitaire ! Ils arrachèrent les galons et les boutons de leurs uniformes, afin de ressembler mieux à leurs frères les soldats. Ils montèrent sur des bornes et crièrent, en tapant sur leur sabre : « Le Sultan n’a rien donné du tout ! La liberté, nous l’avons prise avec ça !… !… »

« Ils disaient la vérité, et c’est très dangereux de dire la vérité aux gens qui ne sont pas préparés à l’entendre… Les soldats, travaillés par les prêtres, commencent à murmurer. Trois jours après cette algarade, ils malmènent les officiers qui se réfugient dans les consulats… La ville est au pouvoir des rebelles…

— Mais c’est l’émeute du 13 avril que vous me racontez là ?

— Presque… Les mêmes causes eurent les mêmes effets, à Andrinople et à Constantinople, en août 1908 et en avril 1909. Mais ici, ce fut une petite, toute petite rébellion… Voilà nos mutins maîtres de la ville ; ils ne font d’ailleurs aucun mal à la population, et se dirigent en masse vers la gare. « Nous voulons aller à VIdiz, voir notre père le Sultan, et nous assurer qu’il est vivant et libre… » Trois cent cinquante environ purent ainsi partir… Un peu avant de débarquer à Constantinople, ils furent arrêtes par le ministre de la Guerre qui les tança d’importance. Néanmoins, ils furent conduits à Yldiz et ils aperçurent leur père le Sultan qui leur fit donner à manger et à boire et leur conseilla de rentrer chez eux…

Un des fumeurs, jetant sa cigarette, conclut :

— C’était le prologue, le lever du rideau… Ah ! l’affaire du 13 avril ne nous a pas surpris !…

— Andrinople a envoyé des troupes nombreuses, des volontaires ? …

— Oui beaucoup. Mais il y avait aussi beaucoup de soldats qu’on devait licencier et qu’on a renvoyés dans leur pays, en Anatolie. Au croisement des lignes de Constantinople et de Dédéagatch, ils ont rencontré des régimens qui arrivaient de Salonique avec Niazi bey… Ces régimens les ont exhortés : « Frères, venez avec nous sauver la Constitution ! » Mais les Anatoliens ont répondu : « Nous marcherons contre les Bulgares, tant qu’on voudra ; jamais contre le Sultan. »

Quelqu’un murmure :

— Ah ! ce n’est pas fini !… Les Jeunes-Turcs assument une tâche très belle, mais bien difficile… Etablir l’unité morale d’un pays où les conflits de race et de religion…

Dans l’escalier, des cris éclatent… Est-ce que les soldats révoltés assaillent la maison ? La porte s’ouvre, et l’on aperçoit Marika, la femme de chambre et le beau cuisinier Dimitro qui vocifèrent en grec. Derrière eux, les moustaches terribles, la veste à dorures et la fustanelle blanche du cavass albanais Hussein apparaissent et disparaissent…

Le cuisinier est blême d’émotion… Il gémit, dans sa langue natale, dans ce grec cliquetant et caquetant, que la femme de chambre, — élève des sœurs françaises de Karagatch, — traduit en phrases pathétiques… Et la maîtresse de la maison nous dit :

— Le voilà bien, le conflit de races !… ^

Certes, le cavass albanais Hussein déteste depuis longtemps le cuisinier grec Dimitro. Le cavass est musulman ; il porte des armes nobles. Le cuisinier est orthodoxe et n’a pour épée qu’une lardoire. Les moustaches d’Hussein, — les plus longues d’Andrinople, — impressionnaient les cœurs féminins ; mais les vingt-cinq ans de Dimitro, ses beaux yeux bleus, sa taille fine, sa voix de ténor ont trouvé peu de cruelles… Haine de religion, conflit de races, histoires de femmes… C’est la guerre à l’office, sous les yeux du jardinier bulgare qui est trop vieux pour penser aux femmes, et qui déteste également le Grec schismatique et l’Albanais mahométan.

Tout à l’heure, Hussein a brandi des poulets vivans sur la tôle de Dimitro et il a proféré d’épouvantables insultes contre le père, l’aïeul et le trisaïeul du cuisinier. Au cuisinier même, il a promis une mort prochaine… Et le beau Dimitro, ayant subi sur le crâne le choc des poulets qu’il destinait à la casserole, est monté, vert et sanglotant, avec Marika, son interprète…

« il dit qu’Hussein le tuera, au coin de la petite mosquée… Il dit que si Hussein ne le tue pas, tous les Albanais d’Andrinople le poursuivront, parce qu’ils sont tous parens entre eux et que ça fait la vendetta… Il dit qu’il veut partir ce soir pour Constantinople, qu’il doit se conserver pour sa famille… »

Le drogman du consulat, excellent homme, accoutumé à ces sortes de scènes, tente de rassurer le cuisinier larmoyant… La maîtresse de la maison, qui a invité douze personnes pour demain soir, est désolée…

— Quel pays !… C’est tout le temps comme ça ! Les Albanais, les Grecs, les Turcs, les Bulgares, se mangent entre eux… Faire vivre ensemble trois domestiques et deux cavass qui n’ont rien de commun, ni la race, ni la religion, ni les coutumes, c’est un problème…

— Exactement le problème qui se pose pour le gouvernement jeune-turc… Ces tragi-comédies domestiques représentent en petit le drame compliqué qui se joue dans le vaste Empire ottoman…

Le drogman, nouveau Salomon, est descendu à la cuisine. il a confronté les adversaires et il a obtenu, non pas la réconciliation, mais un armistice… Hussein, qui aime Monsieur le Consul et plus encore le Consulat, a été fortement ému à l’idée que l’honneur et la gloire de la maison souffriraient d’un dîner manqué par sa faute… Et il a juré, sur son sabre, — il n’a pas de Coran, — qu’il ne tuerait pas le cuisinier à Andrinople…

« Mais il me tuera à Constantinople, ou il me fera tuer par un de ses cousins… Les Albanais ne renoncent jamais à leur vengeance… Je suis perdu !… » s’est écrié le cuisinier abondant en larmes…

Et il a ramassé ses trois poulets, liés par les pattes, ses poulets, déplumés et quasi morts, victimes innocentes de la fureur albanaise…


Nous rions encore de cet incident, lorsque survient un visiteur, un pope grec ou bulgare, sans doute, coiffé de la toque en forme de tuyau noir…

— Ah ! voici le Père Higoumène[1].-. Soyez le bienvenu, père… Une tasse de café ?

Le Père accepte et l’on fait les présentations…

— Vous venez à Andrinople pour affaires ?

— Pour affaires… des questions de bornage… Et puis je voulais voir nos Pères de Karagatch…

— Vous n’êtes pas fatigué ?

— J’ai pris mon étalon noir… une bête si douce !

— Si douce ! murmure M. D… Il a manqué tuer deux de mes chevaux… C’est un animal terrible, votre étalon !

Le Père Higoumène sourit… Quarante ans, un visage noble, des yeux calmes et hardis, une belle barbe de stoïcien, des cheveux frisés tordus en chignon sous la toque-tuyau, ce pope a dans la mine et l’allure un je ne sais quoi que n’ont pas les prêtres bulgares et grecs… Assurément, c’est un homme brave et un brave homme, mais pas à la manière orientale, à la manière de chez nous… Il pourrait être Français, il mériterait de l’être… J’interroge le consul, tout bas. Il dit :

— Père, madame demande si vous êtes vraiment Bulgare ?

— Bulgare, moi ?… Mais je suis Français, Français de Provence !… C’est mon chignon et ma coiffure qui vous étonnent ?… J’ai été professeur de philosophie, autrefois, puis je me suis fait missionnaire et j’ai passé au rite grec…

« J’enseigne le français aux petits Bulgares… Je suis curé professeur, laboureur, maçon, jardinier, et même journaliste, puisque j’écris dans le Bulletin des missions. Les trois quarts du temps, je vis à cheval et toujours le fusil sur l’épaule… Ah ! je n’ai pas le loisir de m’ennuyer…

— C’est une dure vie !…

— Peuh ! On s’habitue au froid, à la disette, à la saleté, et même aux attaques nocturnes… Le pays n’est pas très sûr, là-bas, mais surtout, il faut beaucoup de volonté pour réagir contre l’action déprimante de la solitude morale… Nous sommes trois Pères seulement, à M… et trois religieuses… Nous avons une petite école et un dispensaire ; nous instruisons les enfans, nous soignons les malades, nous essayons d’inculquer à nos paroissiens quelques idées de charité, de justice… Ah ! ce n’est pas toujours commode. Ils ont leurs préjugés, nos paroissiens, et une conception du droit et du devoir un peu primitive, pour ne pas dire barbare… La vendetta existe encore, les querelles particulières se règlent à coups de fusil… Et il y a d’étranges superstitions… Les malades viennent au dispensaire, moins pour les remèdes que pour les aumônes, et demeurent les cliens clandestins du hodja et de la jeteuse de sorts… C’est décourageant…

— Nos paysans de France, en certaines provinces arriérées, préfèrent le rebouteux au médecin.

— Et le sorcier au prêtre… Je le sais, dit le Père Higoumène. L’histoire du petit garçon tout en fer pourrait, si l’on changeait les noms, faire un conte rustique d’Auvergne ou de Basse-Bretagne…

Je demande à entendre l’histoire du « petit garçon tout en fer. »

— Il était si vigoureux, à sa naissance, raconte le Père, qu’on l’appela Démir « le fer. » Nos Bulgares aiment tellement ce nom qu’ils le donnent même à leurs filles… Le garçon tout en fer avait un an quand la rougeole parut dans le village… La grand’mère n’hésita point. Elle mit l’enfant dans le coin le plus noir du four et alluma, juste à l’entrée, une brassée de paille… Le feu purificateur devait conjurer le mal… Le garçon tout en fer n’eut pas la rougeole, ne fut pas brûlé, mais, saisi de peur, devint épileptique.

La grand’mère jura qu’un voisin avait jeté le « mauvais œil » à son petit-fils. Elle alla trouver les sœurs pour la forme.. Toute son espérance secrète était dans la science d’une sienne cousine au douzième degré, qui habite le village d’Inia… Le père, plus avisé, voulait suivre les conseils des religieuses, mais, fatigué par les criailleries des femmes, il se décida, un beau jour, à enfourcher l’âne familial… Il part, les femmes trottant derrière, selon la coutume peu galante de l’Orient… La cousine d’Inia fait déshabiller l’enfant tout en fer, lui coupe une mèche de cheveux qu’elle brûle dans un brasero pourchasser le diable, pendant qu’un cierge de deux centimes se consume devant l’icône. Passes magiques, mots mystérieux : « Anathéma Moustaphi-Moustapha, bardala, etc.. » Le petit Uémir retourne chez lui avec quelques cheveux de moins, une bronchite en plus et toujours son épilepsie.

« Les sœurs Oblates n’y comprennent rien. On leur débite mille mensonges pour les apitoyer. L’enfant tout en fer résiste encore à la bronchite, mais il garde l’épilepsie. Nouvelle expédition chez un hodja d’Evdjiléri qui vend la meilleure amulette du monde : un morceau de papier coupé dans le Coran, plié en triangle et cousu dans un petit sachet… Coût : une poignée de piastres neuves… L’enfant tout en fer, épuisé par les voyages et les remèdes, perd à peu près l’ouïe et demeure paralysé. « Nous apprenons la vérité par les voisins. Il faut parler sévèrement, pour l’exemple… Les parens, dûment confessés, promettent de s’abstenir de sorcellerie et de conduire leur enfant chez un médecin d’Andrinople… Les sœurs font disparaître les amulettes, malgré les clameurs de la baba[2] Un mois se passe. Les bonnes gens retardent toujours leur voyage. Ils n’ont pas confiance… Et puis, ce voyage, ça coûte de l’argent… Je les exhorte en vain… Mais, un beau jour, à ma grande surprise, père, mère, enfant sont partis, sans me prévenir… Le père reparaît seul. La femme doit séjourner à Andrinople. Elle loge chez un parent et ira tous les matins en consultation à l’hôpital… Il le disait ; il le croyait, le pauvre bonhomme… Mais son épouse, têtue entre les femmes têtues, l’avait trompé. Au lieu d’aller chez les médecins, elle s’en fut coucher quarante nuits dans l’église grecque des Saints-Archanges, « Sveti Arkhistratizi » que le peuple appelle Saint Evstrate, et qui a la spécialité de miracles assez douteux. Cette église devient un véritable dortoir à certaines époques de l’année… La quarantaine finie, la tendre mère ramena l’enfant tout en fer, qui était resté sourd, épileptique et paralytique et qui était devenu complètement idiot… Si le pauvre mioche meurt quelque jour prochain, ce qui est possible, je ne doute point qu’il ne soit enterré avec un morceau de fer entre les pieds… C’est l’usage… La famille éplorée dit ainsi au petit mort : « Que tes frères, ceux qui naîtront après toi, soient aussi des garçons tout en fer, mais qu’ils ne meurent point dans leur jeune âge !… » Et voilà l’histoire du petit garçon tout en fer, que j’ai écrite et publiée, dans notre Bulletin des missions… Je pourrais vous en conter bien d’autres, plus terribles et plus scabreuses, et non moins vraies, si la charité chrétienne et la décence ne s’y opposaient pas. »

Ainsi parla, pour notre plaisir, le Père Higoumène, avec une belle humeur que mon récit n’exprime pas, et que rendait plus savoureuse le joyeux accent de Marseille…

Et pendant qu’il parlait, je me représentais le petit couvent perdu dans les collines, surveillé par les voisins quelquefois malveillans, bloqué l’hiver par les neiges… Aucune douceur, aucun bien-être, aucun réconfort intellectuel… Quelle vie, pour un homme intelligent et cultivé !… Et pourtant, s’il avoue des mélancolies passagères, le Père Higoumène n’est pas triste. Il ne doit pas l’être. La gaîté est une force, une vertu, presque une vertu guerrière, et tout bon missionnaire est un soldat…


Au crépuscule, nous sommes sortis, pour voir la ville que j’ai seulement aperçue de nos fenêtres.

Si je me suis plainte du pavé de Stamboul, que dirai-je du pavé d’Andrinople !… Nous marchons, Marguerite et moi, la tête penchée et les yeux fixés sur les trous, les monticules, les ornières et les aspérités du sol, posant le bout du pied sur un caillou, et puis sur un autre, comme on traverse un ruisseau encombré de pierres.

La topographie de la ville m’échappe complètement. Je n’ose lever les yeux, par une crainte bien légitime des entorses… J’entrevois les coupoles superposées, la cour, le cloître à arcades de Sultan-Sélim, et je me perds dans les ruelles déclives, bordées de maisonnettes en bois, égayées de petits jardins en terrasse et qui sentent la poussière chaude et l’acacia.

Quelques dames noires, masquées de tulle serré, glissent, furtives, le long de ces maisonnettes et se faufilent dans l’entrebâillement imprévu d’une porte… Dans la limpide lumière du soir, entre les façades grises, le pavé gris, le ciel pur et décoloré, il n’y a que deux notes de couleur éclatantes : la fustanelle du cavass, plissée et ballonnée, d’un blanc de lessive, et la robe verte d’une servante qui s’arrête, qui ramène, par pudeur, son voile de mousseline sur sa bouche, et coule un noir regard hypocrite vers l’Albanais…

Et nous voilà enfin dans un grand espace libre. C’est une colline où des tombes bien vieilles, bien usées, s’effritent dans l’herbe rase. Derrière nous, la masse de Sultan-Sélim monte sur le ciel ; à gauche, il y a des casernes très laides, et devant nous, au bas de la pente, une sorte de prairie molle et marécageuse, où se traîne la Toundja, parmi les saules et les peupliers ; un petit pont enjambe la rivière, unit la prairie à la petite île fraîche et verte qui contient les restes d’un palais ruiné par les Russes.

C’est le Vieux-Sérail, la promenade favorite des gens d’Andrinople, très fréquentée le vendredi et le dimanche par les dames turques.

Les dames turques… Il y en a beaucoup, ce me semble, autour de nous… une quantité de formes noires accroupies, assises, debout, sur la colline du cimetière, comme une bande d’oiseaux lugubres… Non, ce ne sont pas des « dames ; » ce sont des femmes, de pauvres femmes du peuple. De loin, toutes ont le même aspect, sous le tcharchaf obligatoire, véritable uniforme démocratique.

Des soldats se tiennent à l’écart, et, par respect, évitent de regarder ces femmes, et le cavass, qui nous précède, baisse les yeux, en honnête musulman. Mais les femmes nous considèrent sans surprise, avec amitié, avec, peut-être, un peu d’ironie. De jolis enfans parés de colliers en perles bleues, — ce sont des porte-bonheur et l’on en met jusque sur le frontail des buffles, jusqu’au collier des chevaux, — de jolis enfans aux pieds nus, aux faces rondes, aux prunelles sombres, se rejettent vers leurs mères, quand nous approchons. Je veux caresser le plus joli, le plus petit, qui marche à peine, mais la maman lui cache la tête dans son tcharchaf et me crie une phrase qu’Hussein traduit malaisément, et qui signifie à peu près :

« Il n’est pas malade… Ne le regarde pas. Il faut qu’il vive et qu’il grandisse !… »

En Orient, toutes les mères dérobent ainsi leurs très petits bébés au regard des inconnus. Elles redoutent le mauvais œil…

Nous avons descendu la colline et traversé la prairie. Les femmes, sur la pente, parmi les pierres, ressemblent davantage encore à des corbeaux posés, à des pies qui ne sautent pas et ne jacassent pas… Nous revoici dans la ville, dans le quartier du Konak, et nous longeons un bâtiment maussade, qui a des soupiraux grillés à ras de terre.

C’est la prison. Un chant tremblote et bourdonne dans l’espèce de cave qui prend jour par ces soupiraux. Nous nous penchons pour voir… Les sentinelles du poste nous laissent faire. Le cavass impose la déférence due à des Européennes, femme et belle-sœur de consul. Nous distinguons, dans la pénombre, des hommes étendus ou assis sur leurs talons, un autre, debout, qui chante, en tapant à contretemps sur une casserole, et quatre gaillards qui dansent, enlaçant, entre-croisant, levant les bras, frappant du talon… Eux aussi, célèbrent la fête, l’avènement de Mahomet V… Des passans, rendus curieux par notre curiosité, s’arrêtent pour voir, nous entourent… Alors, les soldats du poste tombent dessus, à coups de crosse… Et les bons passans, un peu houspillés et sans rancune, s’écartent docilement.

Marguerite déclare que « c’est très vilain… car enfin, ces gens sont Turcs, comme les soldats… » Elle veut s’en aller « puisqu’on fait des injustices… » Et nous repartons, parmi les promeneurs, qui sont très nombreux, très pressés, dans cette rue… C’est l’heure où l’on commence à illuminer, pour le dernier soir des fêtes. Les boutiques ont toutes des lanternes, des lampions ou de simples chandelles, et des guirlandes multicolores en papier découpé. L’intérieur est éclairé vivement par des lampes à pétrole, munies de réflecteurs en fer-blanc, et quelquefois par des fourneaux. Ça sent l’huile bouillante, le poisson frit, le gigot brûlé. Dans les restaurans ( ?) où des cliens accroupis mangent les beureks, — sortes de beignets au fromage, — et les dolmas, — boulettes de hachis froid roulées dans des feuilles de vigne, — il y a aussi des gens qu’on rase et qui lèvent des mentons barbouillés…

Que de monde, dehors, ce soir !,.. Derviches, paysans grecs, paysans turcs, artisans, soldats, jusqu’à des pachas dans leur voiture, jusqu’à des officiers à cheval, jusqu’à de très vieux bonshommes qui ont des turbans jaunes et des robes de chambre en soie rayée comme le Malade Imaginaire. Et des musiques ! … lanternas, flûtes de roseau, darboukas… Et des chansons clamées par des chanteurs qui appuient leur main sur leur oreille, et ouvrent la bouche d’un air douloureux. Pas une femme, — toutes sont rentrées avant le coucher du soleil ! — Pas un Européen en jaquette ou en veston. Rien que des Turcs, des Grecs du peuple, des gens bariolés et baragouinans… Rien que des hommes. Nous sentons, sur nous, sur nos visages dévoilés, sur nos tailles libres, le regard multiple de cette foule d’Orient, ce regard masculin qui n’est pas insolent peut-être, mais qui insiste, qui s’attache, qui irrite, à la longue, comme une obsession et une gêne… Et nous rabattons nos voilettes légères, qui ne nous dissimulent pas, mais qui nous isolent un peu… Sensation étrange, que bien d’autres voyageuses ont dû éprouver, et que j’ai connue déjà, dans mes promenades à Stamboul.

Le ciel s’obscurcit et s’étoile… La lune qui va se lever empourpre tout un côté de l’azur qui prend la teinte des pavots violacés. La vieille mosquée des Trois-Margelles dresse ses minarets sculptés et peints, reliés par une « portée » de fils où des lampions s’allument, en dessins bizarres, qui ressemblent à des doubles croches, et qui sont des lettres turques, des versets du Coran.


1er mai.

Ce matin, nous apprenons que le premier Sélamlik a eu lieu, sans incident, à Sainte-Sophie de Constantinople. Ni le corps diplomatique, ni les étrangers n’ont reçu des invitations ou des autorisations à pénétrer dans la mosquée sainte, la plus ancienne de toutes les mosquées de Stamboul, celle où Mahomet le Conquérant a laissé l’empreinte de sa main sanglante. La cérémonie a été extrêmement simple, et Ton a beaucoup remarqué l’uniforme khaki du Sultan, — l’uniforme des soldats de Salonique.

Il est probable que les Jeunes-Turcs se départiront un peu de cette simplicité volontaire qu’ils apportent dans toutes les cérémonies officielles, lors de l’investiture du Sultan. On ne parle ici que des splendeurs de cette fête, des costumes anciens, des aigrettes, des pierreries fabuleuses que nous serons admis à contempler… On parle même de trains de plaisir… qui amèneront des milliers de personnes à Constantinople !… La date n’est pas fixée. Je souhaite qu’elle soit reculée jusqu’à la fin de la semaine prochaine, car Andrinople m’intéresse extrêmement.

C’est la province, et l’on ne peut avoir qu’une image incomplète, qu’une idée faussée d’un grand pays, si l’on n’a pas séjourné quelque temps en province. Pour un étranger qui saurait voir, Saumur, Troyes ou Périgueux, seraient plus significatifs, plus révélateurs de la vraie France que Paris même. Stamboul n’est pas toute la Turquie ; les Turcs européanisés de Stamboul, — ceux qui passent trop souvent le pont, — ne représentent pas le Turc typique.

Les femmes musulmanes que je désire connaître, je veux les voir ici, d’abord, dans cette ville qui conserve ses mœurs et ses traditions. Plus tard, je comprendrai mieux, par comparaison, les dames de Stamboul, la petite élite des incomprises et des désenchantées.

Il m’est très facile de pénétrer dans les familles de fonctionnaires ou d’officiers qui sont en relations avec les Européennes des consulats ; Mme P…, une Grecque, très intelligente, qui parle turc, veut bien me servir d’interprète.

Avant tout, j’ai désiré voir une école de filles. Non pas une école grecque, ou arménienne, ou juive, non pas même une école tenue par des religieuses françaises, — celles-là sont connues, on les a déjà décrites. — L’école qui m’intéresse est turque, réservée aux filles musulmanes. Les femmes seules y sont admises, et non sans difficultés, car les maîtresses et les élèves ne parlent que leur langue maternelle.

Aucune visite ne peut être plus instructive, aucune ne peut donner plus de renseignemens sur la formation de la musulmane.

Mme P… me dit :

— Il y a ici une toute petite école ; les enfans du peuple et de la bourgeoisie la fréquentent, mais non pas les jeunes filles riches. Celles-là ont des gouvernantes particulières, Anglaises ou Françaises… Et quelles gouvernantes !… Pour une brave fille, consciencieuse et instruite, il y a vingt aventurières, rebut des pensionnats européens, ex-femmes de chambre ou demoiselles de magasin… sinon pire !… Vous devinez quel enseignement et quels exemples reçoivent les jeunes hanoums et quelle idée elles se font de la vie occidentale…

Robert Mizrahi, l’aimable directeur des affaires politiques du vilayet, a préparé notre visite, et nous avons été averties, ce matin, que la directrice de l’école, très honorée et très flattée, nous recevrait à onze heures, Mme P…, Marguerite et moi. On nous recommande de mettre de jolies robes, parce que l’extrême simplicité de la toilette, — qui serait une preuve de bon goût à Paris, — offusquerait nos hôtesses, comme une marque de dédain.

Robe grise, robe bleue, robe jaune, nous sommes bien brillantes, toutes trois, quand nous descendons de voiture, dans une paisible petite rue ensoleillée, devant le bâtiment d’école. Robert Mizrahi, dès que la porte s’entr’ouvre, prend congé de nous, et la servante qui retient le vantail, à l’intérieur, ne montre sa vieille figure embéguinée qu’après le départ de notre compagnon. Il y a d’autres servantes, dans le vestibule, qui nous saluent, en baisant le bas de nos vêtemens.

Une jeune femme rousse, de petite taille et de visage délicat, vêtue d’une robe lâche violet sombre qui dissimule mal une grossesse avancée, nous attend au seuil du salon. Autour d’elle, un peu en arrière, cinq ou six femmes nous regardent de tous leurs yeux noirs, rieurs et doux. C’est la directrice et les adjointes. Ensemble, elles s’inclinent, avec un geste gracieux de la main qui effleure presque le sol, touche la poitrine, la bouche, remonte au front.

Quand les « témenas »[3] sont finis, nous entrons toutes dans la grande pièce qu’on a décorée en notre honneur avec les ouvrages de broderie des élèves, et Mme P… veut faire les présentations… Mais la directrice, selon le protocole de la politesse turque, s’est assise le plus loin possible de nous, les mains croisées sur la ceinture… Il faut insister pour qu’elle se rapproche, et de fauteuil en chaise et de chaise en fauteuil, s’asseye en face de nous. Toutes ces cérémonies préliminaires prennent un bon quart d’heure.

Les autres institutrices se placent comme elles veulent ou restent debout. Deux sont très jeunes, assez jolies ; une, plus âgée, vingt-huit ans peut-être, représente assez bien l’odalisque telle que nous l’imaginons, car elle a des yeux de velours soulignés par le khôl, un petit nez aquilin charmant, la pâleur mate du camélia… Une autre, très maigre, bilieuse, énergique, a des prunelles enfoncées où l’intelligence pétille, — c’est le mot exact, — en étincelles de feu noir ; la doyenne de toutes, celle qui enseigne le Coran est une très vieille dame, décharnée et vénérable, vêtue à la turque d’une longue blouse d’indienne : seule, elle a les cheveux cachés par un petit voile jaune à fleurs.

Les autres sont habillées à l’européenne… Hélas !… Leurs robes, fabriquées je ne sais où, offrent des spécimens variés de modes surannées déjà, — manches pagodes, volans en forme, empiècemens garnis de jais et de galons. C’est dommage… La blouse flottante et le léger voile fleuri siéraient à leurs corps un peu massifs, à leurs figures rondes d’Orientales… Et comme je déplore aussi l’invasion du progrès européen, quand je regarde les panneaux brodés qui couvrent les murs, ces satins d’un bleu criard, d’un rose vineux, ces motifs brodés d’après les modèles de bazars occidentaux, où rien ne rappelle la belle tradition de la broderie turque !

Pendant qu’on échange des complimens, une petite fille apporte des verres d’eau et des confitures, sur un plateau argenté. Elle aussi est habillée à la mode, mais sa robe à taille longue, à courte jupe, est en satin crème damassé. Elle a des bas à jours, des souliers de danseuse, et des broches de strass dans les cheveux. À peine avons-nous goûté les confitures, et repris la conversation, qu’une autre petite fille, en satin rose, apporte des limonades excellentes.

Il faut boire, qu’on ait soif ou pas soif, dût-on en devenir malade.

Enfin, la directrice accède à notre désir de visiter les classes, et nous montons, avec la lenteur qui convient à notre dignité, jusqu’au premier étage. Quatre classes ouvrent sur le palier. La gentille odalisque se précipite dans la sienne, et à sa vue, toutes les petites filles se lèvent, les bras croisés, les yeux baissés, immobiles, impassibles.

Dix à douze ans, brunes, pâlottes, sérieuses, elles ne sont pas affublées d’horribles tabliers noirs. Les robes en cotonnade des pauvres fraternisent avec les robes en soie brochée des filles de fonctionnaires ou de marchands. Presque toutes ont les cheveux couverts, les nattes pendantes sous un voile, ce qui est un signe de grande piété.

La maîtresse envoie l’une d’elles au tableau, et lui fait écrire un problème interminable quelle doit résoudre oralement. La petite trace, de droite à gauche, des lettres cabalistiques pour nous, des chiffres qui ressemblent à des dessins de tapis, et elle parle vite, vite, en bonne élève qui sait la leçon par cœur. On nous avertit, — par truchement, — qu’elle a une mémoire extraordinaire.

Une autre nous montre, sur la carte, Paris, Rome, Athènes, Berlin. Dans la classe voisine, où règne la vieille dame décharnée, une fillette psalmodie quelques versets du Coran, d’une voix étrange, gutturale et tremblée.

Je demande :

— Est-ce qu’on lui explique le sens de ces versets ?

— Non… Ce serait difficile et même impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que le Coran est écrit en arabe, et que les pauvres enfans ont bien assez de peine à lire, — rien qu’à lire, — ces mots d’une langue qu’elles ignorent.

— Alors, elles psalmodient sans comprendre ?

— Cela suffit… Et il faut beaucoup de temps pour apprendre à lire les caractères et à psalmodier.

— La maîtresse de Coran ne donne aucune instruction religieuse proprement dite ?

— Non. Les femmes n’en ont pas besoin…

— Mais elles reçoivent bien une espèce d’instruction morale ? N’essayez-vous pas de développer les qualités particulièrement féminines, celles qui constitueraient leur valeur, leur mérite, leur caractère même de femmes et de mères ?…

Les institutrices se regardent, et l’odalisque brune dit :

— Nous leur disons qu’elles doivent obéir à leur père, d’abord, puis à leur mari ; qu’elles ne doivent pas avoir d’opinion personnelle et de volonté propre. Leurs vertus idéales, c’est la douceur, la résignation, la soumission…

Mme P… traduit. Les fillettes aux cheveux voilés écoutent, sans un regard sur nous, sans un sourire, comme si elles étaient sourdes et muettes, comme si l’entretien ne les concernait pas…

— Quel est votre programme d’éducation ?

— Nous enseignons la lecture, l’écriture, qui est une chose compliquée, un peu de géographie et d’histoire, un peu de calcul, un peu de grammaire, la lecture du Coran, la broderie, le repassage… et à lire le journal…

— Quel journal ?

— Le journal où il y a les nouvelles… le Sabah[4]… Oh ! elles lisent très bien… Eminé !

Eminé prend le papier imprimé et lit, tout haut : « Dernière séance de la Chambre… Présidence d’Ahmed Riza bey… etc. »

Je suis ébahie… Je me représente une école primaire de Paris, où l’instituteur ferait lire aux élèves un discours de M. Briand !

— Et… ça les amuse, la politique ?… Elles savent ce que c’est : le Parlement, Ahmed Riza…

v]fie lueur passe dans les jolis yeux d’odalisque.

— Oui, oui, ça les amuse, ça les passionne… Nous leur expliquons tout… la Constitution, la Révolution… Nous sommes très peu savantes, nous-mêmes ; du temps d’Abdul-Hamid, dans nos écoles normales, on nous défendait d’étudier le français, de lire même des traductions… mais ici, presque toutes, nous sommes mariées à des officiers, et nos maris nous racontent des choses… nous savons que nous avons la liberté, maintenant… Alors, nous espérons qu’on nous laissera nous instruire, et que vous nous trouverez bien différentes, si vous revenez à Andrinople, dans quelques années.

— Vous vous réjouissez d’avoir la liberté ! Pourquoi ? Vous voudriez poser le voile, sortir à votre gré, comme les Européennes ?

Elle répond, avec une dignité touchante :

— Non… pas ça… Nous voulons ce que la religion permet, et elle ne nous oblige pas à l’ignorance… Nous voulons devenir des femmes meilleures, bien élever nos enfans pour le pays, pour la pauvre Turquie…

Ainsi, le patriotisme est le premier sentiment social qui se développe chez ces demi-recluses.

Je demande encore :

— Vos élèves ne redoutent-elles pas le moment où elles prendront le tchartchaf ?

— Elles ?… Si on les écoutait, on les voilerait à neuf ans… Elles sont impatientes de paraître femmes… bonnes à marier…

— Elles vous quittent à treize ans ?

— Presque toujours. À quatorze ans, on les marie.

— Et quand elles sont mariées, elles ne lisent plus et elles oublient ce que vous leur avez enseigné ?…

— Tout dépend de l’homme qu’elles épousent. Mais elles ont un bon souvenir de nous et sont très reconnaissantes.

— En Europe, il n’y a pas bien longtemps, une femme de bonne famille ne pouvait travailler, sans déchoir. Aujourd’hui, un très grand nombre de femmes vivent indépendantes, et, même mariées, gagnent leur vie. Est-ce que vous les croyez heureuses ?

La question, traduite par Mme P…, fait sourire les jeunes institutrices, et la directrice répond avec vivacité :

— Nous gagnons notre vie, nous, et nous en sommes fières… J’ai à peu près cent francs par mois, et les professeurs adjointes trente… Ce n’est pas beaucoup, mais les autres femmes, — celles qui ne sont pas abêties, — nous admirent, et sentent que nous sommes supérieures à elles.

Avec quel orgueil naïf elles proclament cette supériorité !… On les sent fines et intelligentes, ces jeunes femmes, et capables d’énergie, malgré leur éducation déprimante et leurs habitudes de passivité… Je voudrais bien savoir ce que pensent les maris, et s’ils éprouvent quelque considération pour des compagnes dont le modeste gain contribue au bien-être du ménage… Mais si j’interroge les femmes sur ce sujet délicat, je ne serai jamais sûre qu’elles répondront sincèrement…

Je leur parle de la condition des travailleuses, à Paris, de l’exploitation des ouvrières et des employées, de l’immense effort féminin qui, déjà, inquiète l’homme, — l’homme devenu, au lieu de protecteur, un concurrent, un rival… Mais elles ne comprennent pas. Comment pourraient-elles imaginer de pareils conflits, de telles mœurs, elles qui n’ont jamais ouvert un de nos livres, et qui parlent, pour la première fois, à une femme d’Occident ?

Encore des limonades, accompagnées, cette fois, de macarons. Nous passons dans la classe de broderie, puis dans la classe de musique, où une fillette, assise devant le piano, très intimidée, joue, — avec un doigt ! — la marche de la Constitution… Et quand elle a terminé ce pénible exercice, elle recommence… Les maîtresses nous jettent des coups d’œil affectueux qui nous invitent à l’approbation. Les petites demoiselles, rangées en cercle autour de l’instrument du supplice, examinent l’effet produit par la musique, et s’étonnent peut-être de notre froideur…

Marguerite murmure :

— Qu’est-ce qu’elle joue ?… Tu connais ça ?… Ça ressemble à quelque chose que j’ai entendu…

— À un air turc ?

— Je ne sais pas… Comment savoir, avec tant de fausses notes ?… Je crois que nous devons applaudir…

Parbleu ! C’est la Marseillaise qu’elle joue, cette enfant !… À contre-mesure, mais l’intention y est… Bravo, bravo !… Toute l’école s’émerveille… Nous avons enfin reconnu l’hymne national !

Il n’y a qu’un auditeur mécontent : c’est un bébé de deux ans, tout noir, tout frisé, avec des yeux de charbon, qui n’aime pas du tout la musique et encore moins les dames à grands chapeaux. Il se précipite dans les jupes de la gracieuse adjointe qui nous signifie, par gestes, que ce bébé lui appartient en propre. Et elle demande combien nous en avons.

Je lève trois doigts.

Machallah !… (Dieu vous les conserve !)

Je montre la directrice… Combien d’enfans, déjà ?… Un, deux ?… L’adjointe éclate de rire, et tapant sur le ventre rebondi de son chef hiérarchique, elle répond, tout haut, devant les élèves :

— Rien qu’un… Et il est là !…

Personne n’est choqué. À tout âge, les Turques ignorent la pudibonderie hypocrite. Et les petites filles regardent sans rougir cette corpulence passagère de madame la directrice… Rien qu’un enfant !… Machallah ! Dieu le conserve !…


3 Mai.

Au bord du ruisseau, les femmes karagachanes étendent les manteaux de laine brune qui ressemblent, avec leurs manches écartées et leur épaisseur velue, à des peaux d’ours écorchés.

Le paysage, sous la parfaite rondeur du ciel tout blanc de vapeurs orageuses, est infini, monotone et vert, à peine ondulé à droite par de petites collines. Ce sont des pacages immenses que M. B… loue chaque hiver, depuis dix ans, à la tribu nomade des Karagachanes. Ces bergers, d’origine grecque, élèvent des moutons et des chevaux qu’ils ramènent, dès le mois de mai dans la montagne.

La ferme des B…, où nous sommes venus déjeuner en pique-nique, — à vingt kilomètres d’Andrinople, — est isolée parmi ces pacages, les plus fertiles de la région. Une route, creusée d’ornières profondes, raie obliquement les coteaux, traverse la plaine, aboutit à la grande porte. On voit, de loin, revenir, vers cette porte, sur la route unique, les chariots attelés de buffles gris, chargés de bois feuillu en masse verte. Dans un pli du ravin, les Karagachanes ont dressé leurs huttes.

Ils nous attendent, là-bas. Avant de visiter leur campement, nous nous sommes arrêtées près du ruisseau qui s’élargit sous les saules, pour regarder les laveuses. Elles sont quatre, deux vieilles et deux jeunes, vêtues de toile rouge et brune dont les couleurs rappellent certains beaux papillons des bois. L’aïeule, dont la chemise entr’ouverte découvre le cou granuleux et la gorge de sorcière, nous fait un salut amical et nous indique la direction du village.

Un village ?… Un rucher, plutôt… Au détour de la route, entre deux pentes herbues qui l’abritent, il cache ses quelque douze huttes coniques et blondes, percées d’une seule ouverture. Il semble que des abeilles géantes vont sortir de ces vastes paniers renversés… Au centre, une hutte plus grande, mieux construite, mieux aménagée à l’intérieur, est la demeure du chef, car la tribu a un chef, le plus riche, le plus influent des Karagachanes, qui fait fonction de maire, de juge et de capitaine, choisit les pacages, conclut les accords avec les fermiers, ordonne les fiançailles, organise la défense du bien commun. C’est presque le roi-pasteur des chants homériques.

Ce chef a bien voulu nous accueillir, — il n’est pas toujours d’humeur hospitalière, — parce que le consul de Grèce est parmi nous. Comme tous les gens qui sont ou qui disent être de race grecque, — Macédoniens, Thraces, et même les arrière-neveux des Byzantins, les Grecs de Péra, — ces pauvres bergers ont au cœur le vivace, l’indestructible sentiment philhellénique… Ils pourront errer sur le sol conquis par les Turcs, s’y fixer même, leur âme et leur désir resteront fidèles à l’antique patrie hellène… La seule vue du consul les remplit d’orgueil, de respect, de joie. Rangés sur deux lignes, — les hommes devant, les femmes très en arrière, — ils le regardent s’avancer. Le chef parle le premier, remercie, présente sa troupe, dans un dialecte assez rude, puis il nous tend la main, à tous, avec dignité. C’est un homme de soixante ans, large d’épaules, étroit des hanches, les jambes longues et nerveuses, les bras sculptés de beaux muscles saillans, et qui tendrait sans effort l’arc d’Ulysse. Il tient une grande houlette recourbée comme un sceptre. Ses hommes, — presque tous parens, — ont une magnifique allure, avec leur courte veste de drap brodé, leur culotte bouffante cachée par une sorte de jupe en drap blanchâtre, fendue par devant et tout ornée de galons noirs ; leur large ceinture de cuir, leurs jambières de feutre, leurs sandales. Quelques-uns portent des cafetans en grosse laine, pareils à ceux que les laveuses étendaient sur la prairie. Tous ont un lambeau d’indienne entortillé en turban.

Ils sont très calmes, très graves, les plus jeunes, beaux comme des demi-dieux, avec cet air noble que donne la vie nomade et libre. Leurs yeux ne se détournent pas des nôtres, mais leur regard n’est pas insolent, à peine curieux.

Les femmes, plus sauvages, reculent quand nous avançons. Le chef nous fait visiter quelques huttes… Dans le noir, on distingue des tapis, des armes, des ustensiles de cuisine, un métier à tisser, très primitif, un berceau de bois, une forme de femme accroupie, immobile…

Ce sont les femmes qui ont édifié ces maisons de paille, fabriqué ces objets indispensables, tissé et brodé les vêtemens. Elles font tous les ouvrages domestiques, et même les travaux de culture, car les hommes, jaloux de leur dignité virile, ne consentent qu’à porter le fusil et à garder les troupeaux. Frelons armés, courageux, mais frelons, que nourrissent, abritent et servent les brunes abeilles résignées et industrieuses. C’est la loi de nature, l’exploitation du faible par le fort, l’asservissement de la femme laborieuse à l’homme guerrier, mais fainéant…

Je dois dire qu’elles ne paraissent pas bien malheureuses, ces dames karagachanes, et qu’elles considèrent sans émotion de jalousie, peut-être avec dédain, les hommes qui nous accompagnent et qui nous témoignent une courtoisie, pour nous toute naturelle, pour elles bizarre et choquante… Debout devant les huttes, elles tiennent par la main ou sur le bras, leurs enfans vêtus comme elles. Vieilles et jeunes, femmes et filles, sont belles, par la noblesse de leurs traits réguliers, simples, à peine plus expressifs que les traits des cariatides. Deux ou trois ont un admirable type éginétique, des yeux presque trop grands, le nez droit, la bouche en arc, dédaigneuse et triste, l’ovale un peu court, des tempes larges de Méduses sous les serpens tressés de leurs cheveux. Leurs nattes rudes, aux reflets d’acier bleuâtre, ramenées sur le front, s’y croisent, s’y enlacent, sous un voile de laine couleur de sang séché. Des boucles d’argent, des pendeloques de corail, des pierres bleues porte-bonheur tremblent dans l’ombre du voile, dans l’épaisseur des tresses, contre les tempes renflées.

Toutes ces femmes portent une jaquette sans manches en drap rouge, brodée de soutache noire, violette et or, doublée d’une toile si rigide qu’aucun relief, aucune inflexion des lignes ne révèle la féminité. Les seins sont écrasés, la taille comprimée dans cette espèce d’armure, qui fait aux vierges, aux mères, aux aïeules, un buste de garçon. Les manches demi-longues de la chemise, en toile écrue, sont brodées de coton bleu et brun. Très basse, une ceinture de cuir, plaquée d’argent, enserre les hanches, soutient le ventre, et supporte la jupe plissée, courte, d’un beau ton rouge pompéien. Un étrange tablier, un écran plutôt, en broderie d’or, pend à la ceinture par deux chaînettes, et tombe du genou à mi-jambe. Les bas, sans pieds, reproduisent, dans leurs mailles tricotées, les dessins multicolores des broderies et des soutaches, de simples sandales, retenues par une bride, protègent les pieds nus et parfaits.

Le chef, sur la prière du consul, invite ses gens à danser… Dans le décor du ravin herbeux, des grandes ruches blondes, du ciel pâle, la double chaîne se forme, quatre jeunes hommes, quatre femmes qui se tiennent par la main. Ils vont à gauche, puis à droite, d’un pas rythmé, en chantant une « chanson de printemps, » un air très simple, très lent, à deux phrases alternées, majeure et mineure. Parfois, les hommes frappent le sol, à la manière du cheval qui piaffe, le genou relevé, la tête haute.

Et c’est très beau, cette danse de bergers, qui évoque la pyrrhique, le double chœur chantant la strophe et l’antistrophe, les défilés des frises, les rondes sacrées ceignant les vases. Je pense à Sophocle, à Isadora Duncan… Mais le consul de Grèce me dit :

« Ces bergers sont originaires de l’Epire. Ils descendent des fameux Souliotes qui luttèrent contre Ali, pacha de Janina… Ils ont le sang des vieux Klephtes de l’Indépendance… »

Les souvenirs de la Grèce classique se sont évanouis. Je me rappelle le tableau de Delacroix, une page de Lamartine, le Dernier chant du Pèlerinage d’Harold, le refrain des femmes Souliotes, poursuivies par les Turcs, et dansant, sur la plate-forme d’un rocher avant de se précipiter à l’abîme…

Cependant, la double chaîne se brise, et voici qu’on apporte un plateau d’étain où sont de petits morceaux de fromage, — un pour chaque visiteur. Le chef remplit de vin résiné une tasse qu’il donne au consul, et que chacun devra vider, ensuite, à la ronde…

C’est le rite ancien, le symbole d’alliance et de paix. Marguerite, comme par mégarde, s’en est allée, là-bas, du côté des voitures… Une tasse unique, pour tant de personnes !… Marguerite n’a pas le courage de participer à la communion poétique et patriarcale certes, mais un peu inquiétante… Et je ne peux l’imiter ! Je suis entre le chef karagachane et le consul qui tient la tasse et me regarde d’un air confus… Tant pis !… Vidons le calice… Le consul, poliment, effleure à peine la tasse d’étain, et me l’offre au lieu de la passer à M. P… son voisin, à la grande surprise du chef tout scandalisé… Les hommes se servent les premiers, chez les Karagachanes, et les femmes ont les restes, quand il y a des restes…

Tout le monde a bu ou a feint de boire. Les femmes, groupées, tassées en bloc, s’humanisent peu à peu. La plus belle, — une Proserpine aux tresses presque violettes, — me prend la main, dans sa main robuste et hâlée, me met au doigt son anneau d’argent qui glisse et tombe, trop large, et, sans façon, elle essaie mes bagues.

Elles sont si étroites pour ces doigts de bergère, qu’elles ne dépassent pas la première phalange. Alors, il y a de grands rires. Les belles bouches de déesses éginétiques s’ouvrent sur les dents éclatantes… Mme P… traduit quelques réflexions… Ces dames karagachanes, nous trouvent, toutes, mal habillées.

La Proserpine me demande :

— Pourquoi n’as-tu pas des habits brodés, comme nous ? Tu ne sais donc pas travailler avec l’aiguille.

— Non, je ne sais pas.

— Alors, à quoi es-tu bonne ?

À quoi suis-je bonne, en effet ? Une femme si petite, si frêle qui ne brode pas, qui serait tout de suite fatiguée s’il lui fallait remuer la terre ou bâtir des huttes !

Elle me considère avec une gentille pitié, un peu moqueuse.

— Tes mains ne ressemblent pas à mes mains : elles sont blanches et pointues, elles ne peuvent pas faire le même ouvrage…

Pleine d’indulgence et aussi de curiosité, Proserpine va chercher une jaquette de drap rouge, inachevée, son propre ouvrage et m’invite à l’essayer. Complaisamment, j’enlève mon manteau qui est taillé dans une robe chinoise de soie écrue, brodée de fleurs bleues, et garnie de baguettes en satin noir. Proserpine, aussitôt, s’en empare et enfile les larges manches, pendant que je passe la rude jaquette… Ah ! que n’ai-je un miroir !… Elle est rigide comme une armure, cette jaquette karagachane ; elle me meurtrit la poitrine et me coupe les bras aux entournures… La Proserpine, enchantée, se tourne et parade dans le manteau chinois aux fleurs bleues. Grands éclats de rires.

Elle dit enfin :

— Si mon mari te voyait, il te garderait avec nous.

Cette plaisanterie porte au comble la gaité générale, et les jeunes mères qui cachaient prudemment leurs nourrissons, se rapprochent, s’apprivoisent, et s’informent du nombre de nos enfans.

Je l’ai remarqué déjà : Turques ou Grecques, musulmanes ou chrétiennes, toutes les femmes de tous les pays, finissent toujours par s’entendre. Elles ont deux grands intérêts communs, deux éternels et passionnans sujets de conversation : les enfans et la toilette.


Mai.

Un bouquet de nouvelles variées : le ministère Tewfîk Pacha est constitué ; le grand Tchélébi de Koniah va venir à Stamboul pour la cérémonie de l’investiture ; treize officiers et civils ont été pendus hier, au petit jour, par groupes : cinq sur la place Bayazid, cinq devant Sainte-Sophie ; trois au bout du pont de Galata. Leurs corps sont restés exposés au soleil toute la demi-journée.

Je ne regrette pas d’avoir manqué ce vilain spectacle qui attira, paraît-il, une foule énorme, et qui sera renouvelé trop souvent, à Stamboul et en province. La répression commence. Partout, les cours martiales vont fonctionner, et même les instigateurs de la révolte d’Andrinople, incarcérés depuis l’automne, auront leur tour. Ils attendent leur destin avec philosophie, ne perdant pas une bouffée de cigarette, et c’est eux, peut-être, qui dansaient l’autre soir, dans la prison, au rythme des casseroles remplaçant le tambourin.

Quant au grand Tchélébi, j’ai peu de chance de le rencontrer jamais… Ce personnage, de vieille race noble et presque royale, est comme le général des derviches turcs. Il a le privilège de porter un bonnet de feutre, trois fois plus haut que le bonnet ordinaire, et c’est lui seul qui peut « investir » le Sultan du fameux sabre d’Eyoub. Cette investiture, dans la sainte mosquée interdite aux chrétiens, équivaut au sacre des anciens rois de France, à l’onction du chrême dans la basilique de Reims.

À défaut du grand Tchélébi, j’ai vu, hier, les derviches tourneurs d’Andrinople, qui n’opèrent pas comme ceux de Péra, devant un public de touristes et tournent humblement pour le seul amour de Dieu… J’avais une méfiance et une répugnance singulières de ces pauvres derviches ! Je me souvenais d’être entrée, une fois, à Stamboul, dans un petit tekké de hurleurs et de m’en être enfuie avec dégoût. Le gardien m’avait placé dans le harem, loge grillée réservée aux femmes, où se trouvaient déjà deux petits enfans loqueteux, et deux pauvresses, très dignes, très polies et très sales. J’avais à peine entrevu les saints hommes accroupis sur leurs talons et formant le cercle dans une salle très banale. Leur balancement de bêtes en cage, leurs cous tendus, leurs yeux désorbités, leur cri guttural et monotone, surtout l’odeur affreuse du harem, m’avaient donné quasiment le mal de mer. J’étais partie sans attendre les grands hurlemens terribles, le chœur démentiel de la fin.

Les derviches d’Andrinople se réunissent dans un couvent plein de lumière paisible et de silence. Leur salle d’exercice est parquetée et cirée, glissante, sous les sandales, comme un miroir. Sur une petite estrade circulaire, il y a des personnes dévotes, — beaucoup de soldats, — venus pour s’édifier. Les musiciens sont installés dans une galerie haute, et nous nous mettons, discrètement, derrière eux.

Enrobe brune, en robe verte, de drap très lourd, coiffés du feutre conique, les derviches de tout âge, — il y a même de petits garçons parmi eux, — défilent devant leur supérieur qui reste immobile, et qui a les paupières baissées, le sourire ambigu d’un Bouddha. Chacun s’incline, baise la manche de l’imam, et passe les bras croisés. Dans la galerie, la longue flûte de roseau commence à gémir ; le tambourin vibre, à coups rythmés ; un chant aigu, strident, triste et passionné, entraîne les processionnaires comme un irrésistible courant. Ils décroisent lentement leurs bras, à mesure que se meuvent leurs pieds sous la jupe élargie en cloche. Puis, fermant les yeux, penchant la tête, avec le souple mouvement d’un nageur, ils flottent, abandonnés sur le fleuve tourbillonnant de l’extase.

Et plus vite, toujours plus vite, sans jamais se heurter, dans la lourde fleur épanouie de leurs robes vertes ou brunes, ils dessinent les ligures des constellations ; ils deviennent le flot, le vent, la planète ; ils participent au tournoiement éternel de l’univers autour de l’axe mystique qui est Dieu. La flûte les appelle ; le tambour les excite ; les voix les poussent, et la béatitude infinie descend sur leur visage, avec la sérénité des morts.

Et quand la valse sainte est terminée, quand ils recommencent leur procession, leur salut, leur hommage, le supérieur, qui n’a pas bougé, lève les bras vers le ciel. Il psalmodie une belle phrase religieuse qui ressemble à notre plain chant, et tout à coup, il exhale une sorte de soupir, un « Ah ! » suraigu qui s’enfle, s’affaiblit, s’achève en murmure…

Cette invocation, ce long trait sonore a traversé le silence. Ainsi, l’étoile monte au zénith, file en courbe décroissante et tombe dans le vide du ciel… Les musiques se taisent. Aux vitres, verdies par le jardin, passent des vols sifflans d’hirondelles.

Les âmes détachées du corps matériel, entraînées dans la spirale vertigineuse, redescendent peu à peu. Et les derviches, pâles, éblouis et mal réveillés, reconnaissent les choses de la terre.


Mai.

Il y a, tout près de chez nous, une fête de mariage, et nous sommes allées voir la fiancée, avec Marika. Un jour de noces, les portes sont ouvertes pour toutes les passantes. Nous avons seulement jeté un manteau sur nos robes d’intérieur qui sont amples, et molles, presque « à la turque. »

« C’est un petit mariage de rien, — dit Marika, — un mariage de pauvres… »

La maison, au fond d’une cour, est basse, obscure, mal aérée. Deux chambres seulement. Et la cour et les deux chambres sont très encombrées par la foule noire des tcharchafs.

Dans la pièce principale, la mariée est assise sur un fauteuil en guise de trône, et sous des festons de mousseline et de roses en papier qui simulent au plafond un dais royal. Contre le mur, on a tendu un panneau de satin brodé, en paillettes d’argent et fleurs de soie. Tout autour de la chambre, les parentes et les visiteuses sont rangées sur une estrade à deux marches, et au milieu, dans l’espace vide, — quelques pieds carrés, — sont accroupis les musiciens.

Ces musiciens devraient être choisis parmi des aveugles qui font ce métier, et qui, — seuls entre les hommes non eunuques, — sont admis dans les harems. Mais quand il n’y a pas d’aveugles disponibles, l’usage permet de prendre de très jeunes garçons. Ceux-ci ne sont pas tellement jeunes, il me semble !… Ils ont de quinze à dix-huit ans, et ils seraient bien fâchés d’être aveugles, car ils ouvrent des yeux, des yeux !…

La chambre, sauf le dais et le divan, est meublée comme les logemens ouvriers de Charonne ou de Grenelle. Commode de noyer, lampes à pétrole, guéridon de faux acajou que couvre un tapis de jute imprimé ! Et la mariée elle-même, pas jolie, l’air « chien battu, » engoncée dans sa robe de satin broché et son corset roide, me fait penser aux petites mariées souffreteuses qu’on rencontre dans les paroisses de faubourg ou sur les pelouses de Vincennes… Je l’imagine très bien, avec un fiancé en paletot et chapeau rond, flanquée d’une mère à capote de jais, et d’un garçon d’honneur loustic… Mais elle a, cette mariée turque, qu’on devine pauvre, — ses mains sont abîmées par le travail ! — elle a un diadème de diamans sur les cheveux, un collier de diamans sur la poitrine et des rosaces de diamans collées sur les joues !

Les invitées, aussi, resplendissent de joailleries. Et Marika m’explique que c’est la coutume de louer des bijoux pour ces trois jours des fêtes nuptiales. Cependant, dit-elle, des femmes de très humble condition possèdent quelquefois des perles magnifiques, héritage et patrimoine de famille, qu’on ne vend jamais. Les deux vieilles personnes qui sont assises derrière nous, n’ont pas dii louer leurs boucles d’oreilles, ces délicates girandoles de diamans qui brillent au bord de leur serre-tête noir. Tandis que les belles-sœurs et amies de la mariée, — quatre ou cinq jeunes femmes bouffies, énormes, habillées franchement è la turque de vastes blouses bleues et roses, la taille libre, hélas ! de tout corset, — ont emprunté contre argent les orfèvreries étincelantes de leurs parures.

Nous demandons quelques détails… On nous apprend, par l’intermédiaire de Marika, que la fiancée est une fille de campagne, orpheline, plus âgée que son mari. Elle a vingt-quatre ans ; lui, dix-neuf. Une tante a fait le mariage. Les époux se sont vus, hier, pour la première fois, — dix minutes, le matin. — Il a trouvé la fille à son goût, et la embrassée, en signe d’acceptation. Puis, il s’est retiré avec ses camarades qui festoient de leur côté, et il est revenu le soir…

— Ils ont passé la nuit ensemble…, dit la vieille dame aux belles boucles d’oreille. Il lui a ôté les fils d’argent qu’elle avait dans les cheveux[5]… Et maintenant, on attend la belle-mère…

— Pourquoi ?

— Pour constater… l’innocence de l’épouse… On a gardé les preuves, vous comprenez ?…

Je comprends ainsi l’air « chien battu » de la nouvelle dame… Cet époux qu’elle ne connaissait pas hier matin !… La vieille assure qu’elle en est contente, très contente… C’est donc un contentement intérieur, tacite…

L’odeur écœurante qui m’avait chassée du tekké des hurleurs, l’odeur de la foule féminine des basses classes, — corps mal lavés, linge douteux, — se répand dans la chambre. Sans cesse, des visiteuses arrivent, des passantes qui lèvent leurs voiles de visage, et s’asseyent en comprimant les voisines. Quelques-unes portent ou conduisent de petits enfans qui piaillent. Les musiciens reprennent leur vacarme, leur chanson à trémolos déchirans, et, dans le cercle un peu élargi, paraît la Danseuse !

La danseuse orientale, l’almée, la bayadère, la houri, la femme-volupté qui hante les rêves des collégiens et danse dans les strophes des poètes — La voici, dans sa réalité, sans préparations ni trucs à l’usage des voyageurs affamés de poésie… La voici, telle que le petit peuple de là-bas la connaît et l’aime, telle que je l’ai vue, de mes yeux.

Une grosse femme, pas jeune, — ce qu’on appelle chez nous une « dondon, » — habillée d’une jupe courte à trois volans de mousseline, qui découvre des mollets de femme-torpille, des bas de coton rayés blanc et bleu, des pantoufles de satin sans quartier. Le corsage léger n’a pas de baleines. Il contient difficilement une énorme masse mouvante qui apparaît par le triangle du décolletage, La face lunaire s’arrondit, entre des pendeloques de strass et des piquets de fleurs artificielles. Et, par un raffinement exquis, la danseuse a disposé sur ses épaules et sa vaste gorge un petit boa en plumes de coq mauve, un petit boa effiloché, minable, comme on en voit aux vitrines des « chands d’habits… »

Ô Hermann Paul !… Abel Faivre !… Quel modèle pour vous !… Castagnettes aux doigts, elle se place devant nous, les étrangères, et elle commence à remuer frénétiquement sa croupe, ses seins flasques, son ventre obscène… L’auditoire, enthousiasmé, l’excite en battant des mains… La mimique se précise… Les chanteurs s’égosillent… La mariée, cependant, demeure muette, pâle sous sa poudre et ses rosaces de diamans… Elle songe à quoi ?…

J’en ai assez. Je veux m’en aller… Mais comment, sans impolitesse, déranger la danseuse, les musiciens, et toutes ces femmes ? Elles veulent être aimables. Elles nous sourient… Ma voisine, d’un geste gentil, écarte le manteau qui me suffoque et considère ma robe de crêpe turquoise, la brassière Empire, qui a des dessins légers en soutache d’or, et elle dit naïvement :

— C’est des écritures turques que tu as sur la poitrine ?… Elle ne sait pas lire, évidemment. Ces soutaches l’intriguent beaucoup. Curieuse comme les Karagachanes, elle tâte l’étoffe soyeuse, la guimpe de tulle. Les autres veulent voir aussi. Et le chapeau !

— Il ne te gène, pas ton chapeau ?

— Pas du tout…

— Il est grand…

Elles le trouvent trop simple. Une écharpe de salin, un bouquet de roses… Rien que ça… Je ne dois pas être bien riche… D’autres dames franques ont de plus jolis chapeaux, qui viennent de Fera, qui sont empanachés comme des volières et fleuris comme des jardins…

Quand elles m’ont assez regardée, elles examinent la robe grise de Marguerite T…, son collier de perles, ses bagues.

Qu’il fait chaud ! Un bébé pleure… Les parentes de la mariée échangent des propos bien amusans, car elles se tordent de rire… Une grosse blonde écroulée, endiamantée, de figure assez agréable, s’interrompt tout à coup. Elle dégrafe sa blouse, sort, — sans la moindre pudeur, — une mamelle déformée, qui pend, jaunâtre sur le satin rose cru. Et tandis qu’on cherche le nourrisson, elle se reprend à fumer et à rire, devant les musiciens…

Charmante réunion !… Et toute pleine de poésie orientale !…


Mai.

Depuis quelques jours, nous avons fait beaucoup de visites chez les amies turques de Marguerite et de Mme P…

Je pense, avec une douce gaîté, aux gens qui m’ont dit, avant mon départ :

— Vous avez bien de la chance ! Vous entrerez dans les harems, dans les principaux harems de Turquie !…

De quel ton, ils prononçaient ce mot « harem ! » Ils voyaient une salle somptueuse et mystérieuse, des tapis, des divans, des eunuques, des narghilés et des brûle-parfums… Et parmi ces « turqueries, » des femmes grasses, blanches, un peu bêtes, très jalouses, vêtues de gaze et de pantalons bouffans…

Mes amis, le harem n’est pas cette prison dorée. Le harem, vous pouvez l’avoir chez vous, si Madame fait chambre à part, et si elle possède un petit salon où n’entrent pas vos camarades, où les dames seules sont reçues. Le harem, c’est l’appartement particulier de la femme.

— Des femmes ?

De la femme… Les Turcs de 1909 ont rarement plusieurs épouses et la monogamie devient la règle générale, entendez une monogamie tempérée… comme la vôtre, bons Européens. Les quatre femmes permises par le Prophète constituent un luxe coûteux. L’époux est obligé de partager équitablement entre elles les esclaves, les bijoux, les robes, et les… témoignages d’affection. Il préfère posséder une seule épouse, moins exigeante, et quelques discrètes amies, Grecques, Arméniennes, voire Occidentales, qui représentent le plaisir sans devoirs et ne troublent pas la paix du ménage. Cela lui permet d’affecter un air libéral, et de dire :

— La polygamie est faite pour les barbares. Moi, je suis un civilisé.

Pourtant, ne croyez pas que les maris turcs soient pires que les autres maris. Tout est relatif. Ils aiment leurs femmes, ils aiment surtout leurs enfans. L’épouse obéissante, élevée dans une famille pieuse, instruite à l’école que je vous ai décrite, accepte le sort que lui font la religion et les mœurs. Elle épouse sans répugnance le monsieur que ses parens lui ont choisi pour maître et protecteur. S’il est bon, elle est toute disposée à l’aimer. S’il est dur et injuste, elle est malheureuse. Mais n’y a-t-il pas, en France, des femmes mal mariées, des unions bâclées, des surprises déplaisantes après les noces ?

— Et les « Désenchantées, » me dites-vous ?… Elles existent pourtant !

Mes amis, nous sommes en province. Il n’y a pas de désenchantées à Andrinople… Nous verrons, plus tard, à Stamboul… Ici les musulmanes sont satisfaites ou résignées. Elles ne se plaignent pas. Si elles sont malheureuses, elles ignorent leur malheur. J’ajoute qu’elles ne parlent pas le français, ou à peine, et qu’elles n’ont jamais lu un roman.

Voulez-vous me suivre chez elles ? Trois maisons, trois harems, entre tous, m’ont laissé des souvenirs caractéristiques.

Chez Mme Hakki bey, — je change les noms, — c’est la vieille, la plus vieille Turquie… Une maison très propre, sans luxe, un bassin de marbre dans le vestibule, quelques esclaves jeunes ou âgées, très familières, qui nous reçoivent avec force témenas… Le salon, demi-européen, mais assez simple, garni de divans en toile, ouvre sur un jardin frais débordant de boules de neige et de roses pompon… Une femme de quarante-cinq ans, corpulente et d’humeur gaie, en longue robe rose à la turque, les cheveux cachés par un serre-tête, se présente d’abord. C’est la mère d’Hakki bey. Sa bru, pâle, fragile, effacée, vêtue d’une robe démodée, se tient debout devant elle et parle bas.

Une autre dame, — cinquante ans passés, corsage beige et jupe noire, voilette tombante sur des bandeaux plats, figure intelligente et grave de religieuse janséniste, — entre au salon. C’est une amie, venue de Constantinople pour quelques semaines… Puis, comme l’esclave apporte le plateau du café, paraît une autre dame en robe écrue, septuagénaire, minuscule, recroquevillée, le nez touchant le menton… Les autres femmes se lèvent, à sa vue, et la grosse matrone va l’embrasser…

— C’est la grand’mère sans doute ? dis-je à Mme P…

Elle s’informe et répond :

— C’est l’autre belle-mère… la première épouse du pacha défunt… Comme elle n’avait pas eu d’enfant, parvenue à l’âge mûr, elle chercha elle-même une jeune femme pour son époux… Hakki bey est le fils de la seconde épouse. Elles l’ont élevé ensemble ; ensemble, elles lui ont choisi une femme : il les respecte et les aime peut-être également. Soyez sûre que la vieille momie l’adore… Il est l’enfant mâle qui contenta l’orgueil du pacha, et qui lui succède maintenant, comme chef de famille. Et c’est très habile ce qu’elle a fait, cette Sara stérile, en acceptant de bonne grâce, en conseillant le choix d’une Agar féconde… Elle a évité d’être renvoyée… Mieux vaut la polygamie que le divorce… Toute cette famille est heureuse, unie, grâce à la sagesse de cette vieille. Et le défunt époux la bénit du haut du Paradis musulman.

Il est très vrai que la bru, et les deux belles-mères, se traitent avec égards et même avec amitié. Nous essayons de les faire causer. Je leur demande comment elles passent leurs journées, si elles désirent un peu plus de liberté, et ce qu’elles pensent des Européennes.

Elles répondent avec une franchise qui semble réelle… Ce qu’elles font ?… Le matin, elles préparent elles-mêmes le déjeuner du bey, leur fils, beau-fils et mari ; elles veillent à sa toilette, brossent ses vêtemens, et lui nouent sa cravate. L’après-midi, quand la maison est en ordre, elles font ou reçoivent des visites. Le vendredi et le dimanche, elles se promènent au Vieux-Sérail et goûtent sur l’herbe, avec leurs esclaves… Elles vivent à peu près comme nos petites bourgeoises de province, avec cette différence qu’elles portent une voilette inamovible et ne reçoivent pas les amis de leurs maris. Mais elles s’invitent entre elles, combinent des mariages, colportent des nouvelles, voient tout et tous sans être vues. Elles connaissent très bien Marguerite, son mari, sa jolie petite fille… Et elles ne s’ennuient pas, bien qu’elles soient assez ignorantes et ne lisent guère que le journal…

— Pas de romans traduits ?

La bru se récrie. Non ! son mari ne lui permet pas de lire les livres « où l’amour est écrit. » Il ne veut pas qu’elle sache « comment les autres hommes aiment… »

La dame invitée, qui est une personne de bon sens, et très distinguée, malgré ses mains teintes au henné, en rouge orange, exprime une vive horreur pour les nouveautés en matière de mœurs, et de religion.

Que chacune vive selon sa foi, les Chrétiennes selon la loi de Jésus, les Juives selon la loi de Moïse, les Musulmanes selon la loi de Mahomet… Les Occidentales ont raison de découvrir leur beauté et de parler aux hommes, si elles ne commettent pas de péché en excitant ainsi les désirs masculins. D’ailleurs les désirs des Occidentaux ne sont pas intenses…

— ? ? ?

— S’ils l’étaient, quelle femme vertueuse s’exposerait à un tel péril ?… Chez les Turcs, qui savent aimer, les femmes doivent cacher leur visage, par prudence… Honte aux dévergondées qui relèvent leur voile et raccourcissent, par coquetterie, la pèlerine de leur tcharchaf !

Cette janséniste mahométane, aux mains orangées, raisonne avec une logique rigoureuse, déconcertante… La septuagénaire approuve : Ewet hanoum effendim ![6]… et la matrone riante, que ces discours assomment, envoie les esclaves cueillir des bouquets pour nous.

Un autre harem., un autre salon plus prétentieux, meublé d’une affreuse commode en noyer, d’un guéridon, d’une suspension à 9 fr. 95. Sur la commode, une pendule en faux bronze doré, les inévitables lampes à pétrole, un chien en peluche, un melon en métal formant confiturier…

Une jeune femme blonde, — une oie grasse, — qui rit niaisement et pousse le coude d’une amie maigriotte et brune… L’ennui mortel. Le néant… Mme P… renonce à toute conversation. La dame blonde roule devant nous, comme une boule, et nous précède jusqu’à la porte du vestibule en agitant deux bras courts, deux bras d’énorme bébé…

Un autre encore… Là, c’est une maison riche, et la hanoum est la femme d’un officier supérieur, un pacha jeune-turc et libéral.

Quelle personne singulière ! Son salon, très vaste, est meublé dans un vague style art nouveau, et l’inévitable suspension s’y balance au-dessus du guéridon inévitable… Et la maîtresse de céans révèle, par son aspect et son langage, la volonté de s’européaniser.

Elle n’est plus jeune ; elle n’a jamais été mince ; mais elle a les traces de beauté, ses joues sont fardées ; ses cheveux teints en roux ardent bouffent en auréole démesurée autour de son front et s’attachent en un chignon bas, trop bas, sur sa nuque. À chaque instant, il semble que cette masse rousse et soyeuse va crouler… Elle porte une blouse à plis et à jabot plissé, en batiste blanche, une jupe « trotteuse » courte, en lainage anglais, ornée, — fâcheux détail ! — d’une molle écharpe frangée en satin vert…

Ridicule ?… Peut-être… Mais, attendez… Une jeune Grecque, élève des sœurs de Karagatch, m’apporte des cahiers et des livres… Les livres qui servent aux gamins de six ans, dans les écoles primaires françaises, les cahiers où une grosse écriture puérile a tracé des problèmes, des règles de grammaire, des résumés d’histoire…

— C’est Madame qui a écrit tout ça… Depuis que sa fille est mariée, elle a des loisirs, et elle étudie, avec moi, d’après le programme de mon ancienne école… Tous les jours, elle s’enferme dans le petit kiosque du jardin, et elle travaille, pendant trois heures… Et elle fait des progrès… Il y a six mois, elle ne savait pas un mot de français… Maintenant, elle parle un peu, et elle comprend presque tout… Elle dit qu’elle a honte d’être ignorante, qu’elle n’est pas plus sotte que les Européennes et qu’elle veut s’instruire, absolument… Elle ne demande pas la liberté ; elle ne veut pas poser le voile ; elle veut s’instruire.

Admirable énergie, touchant désir, qui impose le respect, qui me fait oublier les fautes de goût, les meubles affreux, la toilette naïvement ratée… La femme qui tâche de naître, — passé la quarantaine, — à la vie de l’esprit, qui s’oblige à un labeur quotidien, fastidieux et difficile, n’est pas une créature vulgaire.

Désenchantée ? non. Révoltée ? non. Son mari l’aime et ne la tyrannise pas. Elle a très bien soigné et élevé ses enfans. Elle est riche. Elle se dit heureuse. Elle ne souhaite même pas la liberté. Elle ne veut pas rejeter son voile…

Mais, comme les jeunes institutrices, elle réclame le droit de penser, de comprendre, de développer son intelligence.

Et elle ne sait pas que ce droit, accordé, entraîne toutes les curiosités, toutes les nostalgies, toutes les espérances, toutes les revendications.


MARCELLE TINAYRE.

  1. Supérieur d’un monastère.
  2. Grand’mère.
  3. Saluts.
  4. Matin.
  5. Ces fils d’argent ont la signification symbolique de la couronne d’oranger.
  6. Oui, madame.