Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 19

Calmann Lévy (p. 185-188).
LA CHUTE DU NIAGARA

On a beaucoup écrit sur cette merveilleuse chute ; mais personne n’a encore trouvé le moyen de dépeindre l’effet produit par ce large fleuve au moment où il se précipite d’une hauteur de cent cinquante pieds dans un tourbillon insondable. La vue de ce vaste amphithéâtre, de cette prodigieuse masse d’eau déferlant avec un bruit de tonnerre, comme la vague monstrueuse qui suit un tremblement de terre, m’a donné le vertige et m’a fait oublier tout ce que j’avais lu, tout ce que j’avais entendu dire et tout ce que mon imagination m’avait fait entrevoir. Ce torrent diluvien, encadré dans une nature sauvage, bordé par de grands arbres d’un vert intense, sur lesquels s’abat sans cesse comme une rosée, la poussière d’eau de la chute, défie la photographie, la peinture et la description. Pour décrire, il faut comparer. A quoi comparerait-on le Niagara, ce phénomène sans rival, ce phénomène permanent à la grandeur duquel on ne peut s’habituer ?

Comme nous étions absorbés dans la contemplation de la merveille :

— C’est ici, nous dit la personne qui nous accompagnait, qu’un Indien a trouvé la mort, il y a à peine quinze jours. Entraînée par le courant, malgré les efforts des rames, la légère embarcation qu’il montait se rapprochait de la chute. L’Indien, se sentant à bout de forces, comprit que tout était perdu. Il cessa de lutter. On le vit s’envelopper dans son manteau rouge, comme dans un suaire, et se coucher au fond de son canot. Quelques secondes après, il était sur la crête de la gigantesque vague et il descendait avec la rapidité de l’éclair dans cette tombe humide et bruyante voilée par un brouillard d’une blancheur virginale.

En entendant le récit de cette catastrophe, à la fois effrayante et grandiose, j’enviai malgré moi le sort de ce malheureux Peau-Rouge, et je m’étonnai que tous les Américains à bout de ressources ne préférassent pas la chute du Niagara au revolver insipide. Après avoir joui longuement de cet admirable spectacle, je traversai le pont et je mis le pied sur le territoire du Canada.

— Vous y verrez des Indiens, m’avait-on dit.

Je m’attendais à trouver des Sauvages ; on m’a montré des marchands d’articles de Paris. Ils étaient affreux, je n’en disconviens pas ; ils avaient l’air féroce, je le reconnais encore ; mais étaient-ce bien des Indiens ? j’en doute.

Indiens ou non, ils m’ont environné de tous les côtés, m’offrant qui des bambous, qui des éventails, qui des porte-cigares, qui des portefeuilles d’un goût douteux. Cela m’a rappelé les Indiens de la forêt de Fontainebleau qui vendent des porte-plumes et des couteaux à papier.

Néanmoins j’ai fait quelques acquisitions ; mais je crois bien que j’ai rapporté en France des rossignols qui devaient provenir de quelque liquidation de bazar parisien.