Noir et Rose/Texte entier


GEORGES OHNET

NOIR ET ROSE

CINQUANTE-NEUVIÈME ÉDITION



PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, rue de richelieu, 28 bis

1887

LE
CHANT DU CYGNE



I


À Dieppe, dix heures venaient de sonner à l’horloge de l’Hôtel de Ville, lorsque la grille du jardin d’une des plus luxueuses maisons de la rue Aguado s’ouvrit, livrant passage à une jeune miss, grande, élégante, blonde, le visage rosé éclairé par deux yeux d’un bleu candide, vêtue d’un joli costume marin avec des ancres au col et des galons d’or aux manches. Derrière elle, sortit une respectable lady habillée de soie noire, coiffée d’un chapeau cloche en paille tressée, et portant deux ombrelles et une jumelle marine. La jeune miss aspira l’air vif et salé, frappa le sol de son pied chaussé d’un soulier verni à talon plat, et dit :

— Joli temps ! Harriett !

La respectable lady, qui était visiblement une gouvernante, agita la tête, poussa une espèce de hennissement approbatif, et, de son coude pointu, éperonnant son élève, se dirigea vers le port.

La mer était d’un gris glacé de rose, doux comme une opale, le soleil fondait les petits nuages légers qui moutonnaient dans le ciel clair, une brise fraîche, venant du large, balançait les tiges fines des tamaris et faisait claqueter les drapeaux qui décoraient la grande porte des hôtels.

Sur la pelouse brûlée par l’été, foulée par le passage des baigneurs, et rouge comme un vieux paillasson, les marchands de chiens promenaient en laisse, pêle-mêle, des meutes de lévriers, de bassets et d’épagneuls. Des jeunes personnes en jersey et des gentlemen en veston de flanelle jouaient au lawn-tennis, pendant que des babies blonds, aux jambes nues, enlevaient au bout d’une longue ficelle un cerf-volant en forme de chauve-souris. Le petit tramway, qui fait le voyage du Casino à la jetée, passait au trot d’un cheval somnolent. Et, criant à tue-tête, des gamins du Pollet offraient aux passants le programme des courses.

Marchant d’un pas rapide, les deux promeneuses étaient arrivées à la hauteur de l’hôtel Royal, lorsqu’un grand jeune homme, sortant de la cour, la tête basse et l’air absorbé, faillit les heurter au passage. Il porta la main à son chapeau, s’excusa avec un léger accent étranger, et se rangea contre le mur. Une exclamation de la jeune miss lui fit lever les yeux, son visage pâle se colora d’une ardente rougeur, ses yeux noirs étincelèrent, et, frappant ses mains l’une contre l’autre, avec une stupeur mêlée de joie :

— Daisy ! Vous ! C’est vous ?

— Sténio !… s’écria la jeune miss, bouleversée par une violente agitation. Puis, familière et impérieuse, elle prit le bras de l’étranger, et, brusquement, cédant à une curiosité passionnée :

— Avant tout, parlez-moi de ma sœur… Où l’avez-vous laissée ? Comment va-t-elle ? Mais, folle que je suis, vous êtes à Dieppe… Donc elle y est avec vous !… Sténio, mon ami, je vous en prie, où est Maud ?… Vite conduisez-moi. J’aurai tant de plaisir à l’embrasser !…

— Daisy ! chère enfant ! balbutia Sténio.

Son grand front, couronné de cheveux noirs, courts et frisés, se creusa comme un lac sous le vent d’orage, des larmes roulèrent dans ses yeux, et sa voix devint tremblante.

Au même moment, la respectable dame au chapeau cloche, qui, au premier abord, avait paru pétrifiée d’étonnement, secoua sa torpeur et se décida à intervenir.

— Ma chère, je vous en prie… dit-elle, en se plaçant résolument entre son élève et le jeune homme. Vous savez quels sont les ordres de votre père… S’il se doutait que devant moi… un pareil entretien… Oh ! c’est tout à fait impossible ! Songez donc, chère mignonne !… Si vous n’êtes pas assez raisonnable pour m’écouter, il faut que ce soit monsieur qui comprenne…

Suffoquée, elle fit trêve à son incohérence, et resta devant les deux jeunes gens, cramoisie, les yeux écarquillés, dans un désordre d’esprit à la fois touchant et risible. Alors Daisy, fronçant ses sourcils délicats, et plissant sa petite bouche avec une expression menaçante :

— Harriett, ma bonne, écoutez-moi bien. Vous savez si je suis docile dans les circonstances ordinaires, et si je vous aime !… Mais aujourd’hui, voyez-vous, Harriett, le cas est tellement sérieux… Ma sœur, comprenez-vous, il s’agit de ma sœur, de Maud… Ah ! Harriett, pouvez-vous me forcer à discuter sur un pareil sujet !

Un torrent de larmes lui coupa la parole. Des promeneurs, qui partaient dans un landau pour aller déjeuner à Pourville, regardèrent avec stupéfaction cette vieille dame à qui cette charmante fille parlait en pleurant devant ce grand jeune homme pâle. La gouvernante agitait sa tête grise sous son chapeau cloche, sans mot dire, avec l’entêtement résigné d’une vieille mule. Elle se décida cependant à grommeler :

— Mais les volontés de milord  ?…

— Mais les supplications de miss ! répliqua vivement Daisy. Harriett, il faut choisir entre mon père et moi !… Vous m’avez souvent déclaré que, pour rien au monde, vous ne voudriez me quitter et que, quand je serai mariée, vous espériez bien rester dans ma maison pour soigner les petits babies… Eh bien ! Harriett, si, pour me plaire, vous ne manquez pas aujourd’hui à tous vos devoirs… Oh ! j’en aurai un chagrin affreux… mais, Harriett, tout sera fini entre nous !…

— Daisy ! mugit la gouvernante qui éclata en sanglots… Oh ! Daisy, tout pour l’amour de vous, chère petite, vous le savez bien !… S’il vous fallait ma vie… Mais une chose si défendue !… Que dira le lord, s’il apprend ?…

— C’est moi qui lui parlerai… Allons, c’est fini, Harriett. Je vous aime, vous êtes une bonne vieille chérie !…

Et, de ses lèvres roses, elle caressait le visage enflammé de sa gouvernante.

— Je n’oublierai jamais, non, jamais, ce que vous faites pour moi… M. Sténio Marackzy, mon beau-frère, n’oubliera pas non plus, j’en suis sûre !…

L’étranger abaissa gravement sa tête pensive, et, se tournant vers Daisy :

— Vous voulez voir votre sœur ?… Hélas ! vous ne la trouverez plus telle que vous l’avez connue… Elle est bien changée, la pauvre Maud, elle est bien malade !…

La petite miss leva sur son beau-frère des yeux pleins d’angoisse :

— En danger ? demanda-t-elle.

— Oui, Daisy, en danger.

Elle poussa une exclamation étouffée.

Et, suivis d’Harriett, qui semblait marcher au supplice, les deux jeunes gens entrèrent dans la cour de l’hôtel. Comme ils se dirigeaient vers le pavillon carré qui s’élève sur le côté droit de la façade, ils croisèrent une jeune femme très élégante accompagnée d’une religieuse portant le costume gris et la cornette blanche des sœurs des pauvres. Daisy détourna vivement la tête et hâta le pas, entraînant Sténio, comme si elle craignait d’être reconnue en sa compagnie. Mais ses précautions furent inutiles. Et elle entendit, derrière elle, la jeune femme qui disait, avec une expression de profond étonnement :

— Tiens ! miss Mellivan et Marackzy !…

Une inquiétude soudaine serra le cœur de Daisy. Mais elle était emportée par des sentiments tellement violents qu’elle passa outre. Sténio ouvrit la porte du pavillon, et, suivie de sa gouvernante, la jeune miss entra.

La religieuse s’était arrêtée et avait suivi l’étranger du regard. Elle leva les yeux au ciel et dit :

— Ah ! si M. Marackzy voulait laisser mettre son nom sur l’affiche de notre concert, quelle aubaine pour nos petits Orphelins de la mer !…

— Vous savez donc qui est Marackzy, sœur Élisabeth ?

— Son nom, Madame, n’est-il pas universellement connu, à l’égal de ceux de Liszt et de Rubinstein ?…

— Oui, mais, malheureusement pour nous, depuis que sa femme est si malade, il ne veut plus se montrer en public… Dernièrement, à Vienne, il n’a pas consenti à jouer chez l’Empereur, pour qui cependant il a le plus respectueux attachement, car François-Joseph est son premier protecteur…

— Ce qu’il a refusé à un souverain, ne l’accorderait-il pas à des enfants malheureux ?

— Une seule personne pourrait peut-être obtenir de lui… Oui, tenez, par Daisy Mellivan… Oh ! ce serait prodigieux ! On mettrait les places à quarante francs et on emplirait la salle… Trente mille francs de recette assurés !

La sœur Élisabeth croisa ses mains sur sa poitrine avec extase, et ses lèvres s’agitèrent comme pour une prière.


II


Sténio Marackzy est, sans conteste, le plus admirable virtuose qui ait jamais fait vibrer le bois sonore d’un violon. Fantaisiste comme Paganini, il a fait, dans ses jours d’excentricité, des tours de force avec son archet. Mais ce n’est pas à se démancher sur la quatrième corde que le grand artiste a conquis sa réputation. S’il a des doigts divins pour exécuter, il a une imagination de feu pour créer. C’est un improvisateur d’une puissance merveilleuse, et, en même temps, d’une grâce incomparable. Tour à tour, sous son archet magique, s’envolent les mélodies qui, par un prodigieux contraste, évoquent les mélancolies hivernales des plaines immenses, traversées par le Danube aux roseaux peuplés de hérons silencieux, puis les gaietés riantes des fêtes villageoises, dans lesquelles les blondes filles dansent les amoureuses czardas avec leurs fiancés, et enfin les rudesses belliqueuses des marches, où retentissent les sonneries des trompettes, les roulements des canons et le clair tintement des sabres. L’âme de la Hongrie tout entière, triste, joyeuse ou héroïque, chante dans le violon de Marackzy.

Voilà pourquoi, dans son pays, il est aussi populaire que Kossuth, et comment, en Europe, il a fanatisé tous ceux qui ont eu le bonheur de l’entendre.

Fils d’un maître de chapelle du palais royal de Pesth, il n’a pas grandi en liberté comme les sauvages Tziganes qui parcourent les plaines danubiennes. Son instruction musicale a été très soignée, et son éducation d’homme est parfaite. Remarqué par l’Empereur et Roi, un jour qu’il exécutait le solo de violon d’un O Salutaris composé par son père, et emmené à Vienne pour jouer dans les concerts de la cour, il produisit tout de suite une sensation profonde. Pendant tout l’hiver il fit fureur, et ne séduisit pas moins les femmes par sa beauté que par son talent. Il avait vingt ans, une tournure de gentilhomme, l’air pensif et des yeux de jais brillants et doux, où brûlaient toutes les flammes de l’Orient.

Les Viennoises aux cheveux couleur de soleil raffolèrent de ce beau garçon brun comme la nuit. Sténio fut l’enfant gâté du grand monde autrichien, et porta le poids de son heureuse fortune avec une aisance incroyable. Il ne se donna pas une seule fois des airs de parvenu. Sans effort apparent, il se montra l’égal des plus grands seigneurs, et alla de pair avec les archiducs. Il dépensait l’argent aussi facilement qu’il le gagnait. Jamais une infortune ne le trouva la main vide. Mais quand un prince de la finance le priait de venir faire de la musique dans ses salons, il avait des exigences folles.

Sacré grand homme dans son pays, ce qui est rare, Sténio entreprit la conquête de l’Europe, et vint en France où, tour à tour, les grands virtuoses essayent leur talent sur cette pierre de touche unique qui s’appelle le public parisien. Fantasque et nerveux, prompt à l’engouement et au dédain, mais vibrant avec une sincérité irrésistible aussitôt qu’on le met en contact avec une véritable nature d’artiste, ce public fit à Marackzy des ovations délirantes.

La première fois qu’au Cirque d’Hiver, accompagné au piano par Planté, il joua sa prodigieuse Marche des Honveds, il y eut, à la fin du morceau, une minute indescriptible, pendant laquelle toute la salle fut debout, criant, frappant des pieds et des mains, comme emportée par un coup de folie. Le succès du virtuose hongrois fut instantané et foudroyant. Certains journaux, refuges d’impuissants, à qui l’envie sert de doctrine, risquèrent quelques venimeuses attaques. Mais Sténio planait trop haut pour que de ces fangeuses embuscades on pût l’atteindre. La bave des méchants ne flétrit pas une fleur de ses couronnes. Il passa triomphant et heureux.

Pendant dix ans, jeune, beau, riche, fêté, il parcourut l’Europe au bruit des applaudissements, semant sur son chemin les mélodies comme des perles, et faisant la fortune des impresarii et des éditeurs. Cependant, chaque année, vers le mois de juillet, il disparaissait, et, jusqu’au mois d’octobre, on n’entendait plus le son divin de son violon. Ainsi qu’une étoile filante, qui trace un sillon brillant et plonge brusquement dans la nuit, le grand artiste, au beau milieu d’une tournée triomphale, s’éloignait sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu.

Et pendant que les reporters s’ingéniaient à forger des histoires et à décrire sa prétendue retraite, Sténio, enfermé auprès de Pesth, dans une petite propriété qu’il avait achetée à son père, se délassait de ses fatigues, et, près du vieux maître de chapelle, redevenait enfant. Plus d’improvisations fougueuses, plus de rêves traduits en coups d’archet colorés : l’étude des maîtres, réconfortante et sereine. Marackzy, retombé docilement sous la férule de son père, passait ses soirées à interpréter Mozart, Beethoven et Weber, rafraîchissant son âme ardente aux sources pures de l’inspiration idéale.

Et c’était touchant de voir ce sublime artiste, traité en écolier par le vieillard, recommencer patiemment le passage dont l’exécution avait paru défectueuse, et faire, pour les vieux meubles de la maison, pour les rosiers grimpants de la fenêtre, pour les oiseaux du jardin, une musique céleste que le public fanatisé eût écoutée à genoux. Puis, l’automne approchant, il reparaissait à Vienne, et reprenait ses tournées artistiques à travers le continent.

Comblé d’honneurs, riche de gloire et d’argent, il était arrivé à la trentaine sans que jamais son front eût été assombri par un déboire ou par une peine. C’est alors que, cédant aux sollicitations du célèbre manager Burnstett, il se décida à traverser l’Océan et aller jouer en Amérique.

Il avait cependant exprimé le désir de faire, avant de partir, un séjour de quelques semaines en Angleterre. Le prince de Galles, qui s’était toujours montré son admirateur passionné, l’avait invité à venir chasser en Écosse. Mais, tout d’abord, le prince désirait offrir à la Reine, qui n’avait jamais entendu Marackzy, l’enchantement de cette virtuosité sans rivale.

La fête eut lieu à Windsor. Des invitations en très petit nombre avaient été lancées, et des folies avaient été faites pour obtenir d’être compté parmi les élus. Lorsque Sténio parut dans le salon, son violon à la main, un murmure doux, caressant, ailé : celui de toutes les femmes groupées autour de la souveraine, passa dans le silence, et fit frissonner le musicien. Il sourit et, sans lever les yeux, frappant un coup léger avec son archet, pour prévenir son accompagnateur qu’il était prêt, il commença.

Il jouait une rêverie aux harmonies mélancoliques, exprimant les plaintes d’une âme souffrante prête à quitter la terre, et qu’il avait intitulée le Chant du Cygne. Sous ses doigts merveilleux, les souvenirs du passé heureux, fêtes joyeuses et brillantes, alternaient avec les réalités déchirantes du présent désolé. Ce n’était plus le violon qui chantait, c’était le cœur blessé lui-même qui exhalait ses regrets suprêmes avec ses derniers soupirs.

Sténio, les paupières baissées, ainsi qu’à son habitude, oublieux de tout ce qui l’entourait, et comme concentré dans l’exécution de son morceau, faisait entendre les dernières notes, pures comme un souffle d’ange remontant vers le ciel, lorsqu’un profond sanglot, rompant le silence religieux de l’auditoire charmé, lui fit lever les yeux.

D’un regard, il parcourut la salle étincelante de lumières, de parures et de fleurs et, à deux pas de lui, au premier rang, le visage bouleversé par l’émotion, les joues ruisselantes de larmes, il aperçut une jeune fille. Les mains croisées, comme en prière, elle restait immobile. Pour elle, la terre avait disparu. Emportée par l’inspiration du sublime musicien, elle planait dans les espaces sacrés de la poésie éternelle. Des voix célestes charmaient ses oreilles, une douceur infinie pénétrait son âme, et elle souhaitait de rester toujours ainsi, à écouter ce divin concert.

Les chants cessèrent brusquement, un grand bruit d’applaudissements éclata et un mouvement se produisit autour de la jeune fille : celui de toute l’assistance, qui, sans le moindre souci de l’étiquette, se levait en tumulte pour complimenter Sténio. Elle sentit qu’on la poussait du coude, et elle entendit une voix douce qui murmurait :

— Maud ! Eh bien ! Maud ?

Ses paupières battirent comme si elle se réveillait, elle poussa un soupir, et, souriant à sa sœur, qui se penchait vers elle avec un commencement d’inquiétude :

— Ah ! Daisy, que j’étais loin !…

Elle put voir alors, dans un cercle de duchesses, le musicien debout, qui écoutait les compliments avec une gravité discrète. Puis, après un court dialogue, elle l’aperçut qui se dirigeait de son côté, conduit par le prince lui-même. Sténio s’inclina devant elle, pendant que son royal protecteur disait :

Miss Mellivan, mon ami M. Marackzy, qui a sollicité l’honneur de vous être présenté…

Maud balbutia quelques paroles confuses. Il lui sembla qu’une chaleur insupportable lui brûlait la poitrine. Quand elle reprit son sang-froid, le prince s’était éloigné, le musicien s’apprêtait à jouer de nouveau. Et, sous l’influence de l’archet enchanté, la jeune fille retrouva son extase, et pour elle la soirée se continua dans un ravissement délicieux.

Le séjour de Marackzy, qui devait durer quelques jours seulement, se prolongea plusieurs semaines. Les journaux d’Amérique annoncèrent que la tournée, tant attendue, était retardée. Mais il fut bientôt évident qu’elle n’aurait pas lieu.

Un charme invincible retenait Sténio en Angleterre. Il refusait de donner des concerts ; il paraissait désirer faire oublier qu’il était artiste de profession. Il allait beaucoup dans le monde, jouait, dansait, chassait, menait la vie d’un grand seigneur. Pour obtenir de l’entendre, même dans la plus grande intimité, il fallait beaucoup insister. Encore n’était-ce jamais qu’à des sollicitations féminines qu’il cédait. Miss Mellivan spécialement avait le privilège de vaincre les résistances de Sténio. Un mot d’elle était un ordre pour lui. Alors il prenait un violon, n’importe lequel, jouait de verve ses airs les plus passionnés, comme s’il eût voulu les répandre, philtre subtil, dans le cœur de la jeune fille. Et toujours, en effet, le charme opérait, et Maud, sur les ailes du rêve, suivait le prodigieux enchanteur où il lui plaisait de l’emporter.

Le marquis de Mellivan-Grey, personnage très grave, premier secrétaire de l’Amirauté, avait fait grand accueil au célèbre Hongrois. Vers la fin du printemps, il lui avait proposé de venir passer quelques jours chez lui, en Irlande. Le noble lord se proposait de produire Marackzy dans la haute société irlandaise, et ce rôle de Mécène flattait son amour-propre.

Resté veuf quand ses filles étaient encore toutes petites, il les avait confiées à la surveillance d’une gouvernante, vieille fille puritaine et timorée. Croyant avoir ainsi paré à tout, il vivait en sécurité. Jamais il n’avait soupçonné l’influence que Sténio avait acquise sur Maud. Pas une fois il n’avait surpris les regards de la jeune fille ardemment fixés sur le grand artiste.

Plein de l’orgueil de sa race, il n’eût pas admis qu’une enfant portant son nom pût s’abaisser jusqu’à ce génial homme de rien. L’écouter, s’en amuser, le complimenter, soit. Attitude de maître satisfait à l’égard d’un serviteur agréable. Mais le traiter d’égal à égal, l’aimer ? C’était une dégradation que ne devait pas concevoir sa vieille tête de gentilhomme.

Installé dans son domaine de Dunloë, aux portes de Dublin, depuis plusieurs jours, il attendait Marackzy. Le musicien demandait délais sur délais. On eût dit qu’il redoutait de paraître devant lord Mellivan. Un matin cependant, précédé par un télégramme annonçant l’heure de son arrivée, il vint.

À peine la voiture qui l’amenait avait-elle franchi la grille d’honneur, que Maud quitta le salon, et, très pâle, monta dans sa chambre. Lord Mellivan, debout sur le perron, s’avança vers son hôte et lui tendit la main. Sténio s’inclina respectueusement sans la prendre. Et d’une voix grave :

— Monsieur le marquis, avant de vous laisser me faire accueil, je dois vous demander la faveur d’un entretien de quelques instants. Quand vous m’aurez entendu, je saurai si je dois devenir votre hôte, ou m’éloigner.

Lord Mellivan, étonné, regarda attentivement Marackzy et remarqua alors qu’il n’était pas en veston de voyage, mais cérémonieusement en costume de ville. La voiture qui l’avait amené ne portait pas de bagages, comme s’il s’attendait à ne pas rester. Le marquis, soucieux, invita de la main le musicien à entrer. Et, sans une parole, ils se dirigèrent vers le salon. L’entretien dura un quart d’heure, au bout duquel la porte se rouvrit. Marackzy sortit, reconduit par lord Mellivan. Sur le seuil, Sténio fit un geste de supplication, auquel le grand seigneur ne répondit que par un sourire de dédain. L’artiste fit entendre une exclamation étouffée, et, comme le marquis, sans plus s’inquiéter de sa présence, était rentré dans le château, il jeta un regard ardent autour de lui. Au même moment, le rideau d’une des fenêtres du premier étage se souleva. Une tête blonde apparut, Marackzy lui adressa un adieu désespéré et, le visage décomposé par la douleur, s’élança dans la voiture.

Pendant quelques jours, miss Maud demeura enfermée dans son appartement. On la disait souffrante. Puis, lord Mellivan reparut en Angleterre, accompagné seulement de sa fille cadette. Le bruit se répandit que la fille aînée du marquis était atteinte d’une maladie de langueur et que les médecins ne répondaient pas de la sauver, si elle ne vivait dans la solitude et le repos, sous le ciel de l’Irlande. La tristesse profonde que lord Mellivan traînait partout avec lui parut une preuve certaine de la véracité de ce récit. Cependant des gens bien informés prétendirent avoir rencontré Maud avec Marackzy, en Allemagne. Ces racontars prirent promptement une importance si scandaleuse, que la famille et les amis de lord Mellivan s’émurent et se décidèrent à le prévenir. Il les écouta d’un air glacé ; puis, la voix sourde, et, faisant effort pour parler :

— Je veux bien qu’il soit question entre nous de ma fille Maud, mais ce sera pour la dernière fois. Il est exact qu’elle a déserté ma maison pour suivre Marackzy. Ils se sont mariés à Cowes, avant de quitter l’Angleterre. Elle est régulièrement sa femme. Pendant notre séjour en Irlande, l’artiste avait eu l’audace de venir me demander la main de miss Mellivan… Je répondis en le priant de s’éloigner sur-le-champ… Il me déclara alors que ma fille l’aimait, et que c’était d’accord avec elle qu’il avait fait cette démarche. Il ajouta qu’il était riche, honoré, et me supplia de ne pas prendre une résolution irrévocable. Je persistai dans mon refus. Il partit. J’eus alors à subir les prières et les lamentations de Maud. Elle était au désespoir… Ce misérable l’avait ensorcelée. Durant des jours entiers, elle resta sans parler, presque sans manger, l’œil fixe, l’oreille tendue, comme si elle écoutait au loin une musique mystérieuse. Je fis tout pour la distraire : rien ne réussit… Je comptais sur sa fierté. J’espérais qu’elle parviendrait à se rendre compte de la distance qui la séparait de celui qu’elle aimait… J’avais ordonné à ma fille Daisy et à leur gouvernante, miss Harriett, de ne pas la quitter… Et, cependant, un soir, on trouva sa chambre vide… Elle s’était sauvée, abandonnant son père, sa sœur, le toit sous lequel est morte sa mère, oubliant tout pour un aventurier !…

Lord Mellivan resta un instant silencieux, le visage caché dans ses mains ; puis, faisant un geste de colère :

— À partir de ce jour, j’ai ordonné qu’on ne prononçât jamais le nom de cette malheureuse devant moi… Je ne connais pas la femme de M. Marackzy, je n’ai plus qu’une fille ! Vous avez voulu savoir la vérité : je vous l’ai dite.


III


Le silence se fit peu à peu sur l’aventure. D’ailleurs, entre lord Mellivan et Sténio, la lutte n’était pas égale. Jamais les merveilleuses qualités du musicien ne se manifestèrent avec autant d’éclat qu’après son mariage. On eût dit qu’il voulait, à force de succès, faire oublier à sa jeune femme les chagrins que son amour lui avait coûtés. Il créa autour de Maud une atmosphère de triomphe. Il dissipa toutes les préventions, força toutes les sympathies, entraîna toutes les admirations. Il obtint, par l’ascendant de son art, qu’on donnât tort au père outragé, et qu’on murmurât contre sa sévérité.

Lord Mellivan parut un peu trop féodal en tenant rigueur à ce roturier de génie qui, en somme, marchait de pair avec les plus grands seigneurs. L’empereur, son maître, l’avait fait comte ; mais il dédaignait son titre. Marackzy tout court lui semblait suffisant.

Pendant deux ans, il tint l’Europe sous le charme et donna à sa jeune femme toutes les compensations qu’elle avait pu rêver. Reçue et attirée partout, à la cour et dans le grand monde, elle y fit rayonner le charme doux de sa beauté blonde. Elle compléta Marackzy. Sans elle il eût manqué quelque chose à la fortune extraordinaire de ce grand artiste. À sa couronne elle ajouta un fleuron charmant : celui de l’amour. Sténio, riche, acclamé, aimé, semblait l’image vivante du bonheur sur la terre. Mais la fatalité était là, derrière le char triomphal, prête à prouver qu’aucune joie n’est durable ici-bas.

Au bout d’un an de mariage, un enfant était né, blond comme sa mère. Et dans les ivresses de la maternité, les dernières tristesses de Maud avaient disparu. Elle eut, pendant quelques mois, l’oubli complet du passé. Elle se laissa aller au courant prodigieux qui l’emportait de fêtes en fêtes, dans une clarté et un bruit d’apothéose. L’être presque divin qui la faisait régner sur le monde lui parut plus beau, plus charmant, plus digne d’être adoré. Elle se mêla activement à sa vie artistique. Elle jouit délicieusement de sa gloire.

Arrivé à la maturité de son talent, Marackzy n’avait plus voulu se contenter des compositions délicates ou étranges, qui naissaient chaque jour sous ses doigts agiles. Il visa plus haut et prétendit aborder le théâtre. L’Opéra de Vienne lui était ouvert. Il y fit jouer coup sur coup un ballet fantastique, les Djins, où la richesse de son imagination se donnait librement carrière, et un opéra, Mathias Corvin, où le patriotisme magyar éclatait en fiers accents. Dès lors le fanatisme de ses admirateurs ne connut plus de bornes, et le Chopin hongrois, comme on l’appelait déjà, parut en passe d’égaler les plus illustres maîtres.

C’est alors que Maud, à l’insu de son mari, risqua, auprès de son père, une tentative de rapprochement. Elle lui écrivit une lettre tendre et soumise, dans laquelle elle implorait son pardon. Elle pensait que le succès arrange bien des choses, et que le noble lord serait peut-être moins sévère pour la femme de Marackzy, sacré grand compositeur par l’acclamation universelle, que pour la compagne de Sténio, l’unique et prodigieux virtuose. Au bout de huit jours, elle reçut sa lettre non décachetée. Le grand seigneur avait été trop durement touché dans son orgueil par le départ de sa fille. Il tenait parole : il ne voulait plus la connaître.

Ce fut un cuisant chagrin pour Maud, mais combien léger auprès de celui que la destinée lui préparait ! Le soir du jour où sa lettre avait été renvoyée sans être ouverte, son petit garçon tomba malade. L’esprit impressionnable de la jeune femme fut frappé. Elle vit une mystérieuse coïncidence entre la colère du vieillard et le mal de l’enfant. Un fatal pressentiment l’assaillit, et la jeta dans des angoisses qu’elle n’osa pas montrer à Sténio. Pendant une semaine, elle soigna le petit être avec une ardeur passionnée, le couvant, lui insufflant sa propre vie. Mais tout fut inutile. Le visage rosé pâlit, les yeux clairs s’obscurcirent, les lèvres, qui ne connaissaient que le sourire, se pincèrent avec une gravité soudaine, et, sans secousse, doucement, comme un oiseau qui s’endort, le pauvre mignon mourut.

Alors la tendre et frêle Maud eut un accès de délire furieux qui épouvanta tous ceux qui l’entouraient. Elle poussa des rugissements de lionne blessée, maudit le ciel, menaça la terre, appela à grands cris son père, le rendant responsable du malheur qui l’accablait. Puis, sans transition, elle tomba dans un état de mélancolie accablée.

Elle resta des semaines entières muette, les yeux fixes, sans une larme, sans une prière. Sténio, au désespoir, fit tout pour l’arracher à cette torpeur mortelle. Il lui parlait, sans qu’elle parût l’entendre. Son sublime archet lui-même fut impuissant. Il jouait, sans parvenir à éveiller l’attention de Maud. Ses mélodies les plus tendres la laissaient froide et sombre. Et cet art merveilleux, qui lui avait conquis le cœur de la jeune femme, était maintenant sans force pour lui ramener son esprit.

Elle changea beaucoup : son visage s’amaigrit et ses yeux se creusèrent. Une toux sèche et incessante lui déchirait la poitrine. Sténio, très inquiet, consulta les meilleurs médecins de Vienne. Tous lui conseillèrent d’emmener Maud en Italie. Sous un climat plus doux, elle retrouverait la santé. Loin du pays où elle venait d’être si malheureuse, elle retrouverait le calme.

Marackzy, désolé, promena, pendant six mois, la femme adorée de ville en ville, cherchant le clair soleil, les fleurs épanouies, les brises tièdes et les flots bleus : tout ce qui fait la vie riante. Maud ne se rétablit pas. Le mal dont elle souffrait était à l’âme. Et nul médecin, en ce monde, ne devait la guérir.

Cependant, à mesure que ses forces physiques déclinaient, ses forces morales renaissaient. Elle secoua son indifférence, et, comme si elle avait secrètement conscience de la gravité de son état, elle s’efforça de consoler Sténio. On eût dit que, par une coquetterie suprême, elle voulait redevenir charmante pour être plus complètement regrettée. Elle parlait maintenant, s’intéressant à tout ce que faisait son mari, et affectait de former des projets pour l’avenir. L’été était revenu, et elle déplorait de ne pas pouvoir aller dans son pays.

— Il me semble, disait-elle, que là, je reprendrais tout à fait mes forces. Avec quel plaisir je reverrais les grands lacs aux eaux bleues, et les verdures fraîches des forêts. Oh ! l’Irlande !… C’est là qu’est ma sœur… Mais c’est là aussi qu’est mon père…

Son front s’obscurcit, et, d’une voix basse :

— Je ne dois pas y revenir… Il me l’a défendu !…

Puis, avec un accent douloureux :

— Que ce serait bon, pourtant, de respirer l’air natal !… C’est celui-là qui me guérirait ! Oh ! Sténio, guérir et ne pas te quitter !… Rester encore longtemps auprès de toi !

Et entre ses dents, comme un murmure, elle ajouta :

— Mais mon père ne le veut pas !

Elle avait de ces reprises du désir de vivre, passionnées et presque convulsives. C’était sa chair jeune et puissante qui se révoltait contre l’anéantissement. Mais l’âme redevenait dominante, et imposait, pour un temps, sa fermeté stoïque.

Cependant Maud avait voulu revoir la mer qui baignait l’Angleterre. Il lui semblait qu’ainsi elle serait plus près du pays regretté. L’espace fluide, qui la séparerait, pourrait être facilement franchi par ses regards, et quelque chose d’elle, soupir ou sanglot, s’en irait, peut-être, vers la maison paternelle, sur les ailes du vent.

Voilà comment elle était venue à Dieppe.


IV


Dans le grand lit où son corps, frêle maintenant comme celui d’un enfant, semblait perdu, Maud était couchée. Sa belle chevelure blonde avait pâli, ainsi qu’une fleur qui se dessèche ; mais, sous les fins sourcils qui coupaient son front blanc, l’éclat de ses yeux bleus s’était assombri. Il y avait, dans leur regard, la résignation épouvantée d’un pauvre être qui se sent emporté vers la mort sans pouvoir se défendre. Deux plaques rouges marquaient ses pommettes, et ses mains amaigries étaient transparentes.

Par la fenêtre ouverte, l’air pur et le soleil entraient librement. Et cependant la malade haletait, et un frisson, par instants, la secouait. Sa sœur avait posé sa tête sur l’oreiller, et, honteuse de sa faiblesse, sanglotait doucement. Sténio, debout auprès du lit, regardait d’un air sombre les deux femmes, réunies après tant de tristesses, et, faisant un retour vers le passé, comparait Maud à ce qu’elle était quand il l’avait vue pour la première fois.

Daisy fraîche, vigoureuse et charmante, était l’image vivante de sa sœur à vingt ans. Et, avec un horrible serrement de cœur, Marackzy pensait : « C’est moi qui de cette enfant adorable et heureuse ai fait la créature pitoyable et désolée qui se meurt lentement sous mes yeux. Je suis l’artisan de son malheur. Pour moi, elle a tout quitté, qu’ai-je su lui donner en échange ? La vaine gloriole d’applaudissements éphémères, les jouissances d’un luxe qui n’était pas nouveau pour elle. Ah ! si notre enfant avait pu vivre ! Ses caresses auraient séché toutes les larmes, ses yeux auraient fait oublier le ciel de la patrie, son petit corps potelé et rose aurait, à lui seul, remplacé toute la famille… Mais notre amour était maudit : l’ange s’est envolé, et maintenant voilà que sa mère va le rejoindre. »

Le sublime artiste baissa le front, et des pleurs amers coulèrent sur ses joues pâles. Il était là, perdu dans sa douloureuse méditation, dégonflant son cœur oppressé, triste jusqu’à la mort. La voix de Maud le rappela à lui-même :

— Sténio, pourquoi restez-vous à l’écart ?… Venez ici… Mais vous pleurez ! Qu’y a-t-il ?

— Rien, ma chérie… rien que l’émotion de voir votre sœur auprès de vous…

— C’est une grande joie, Sténio, et c’est vous qui me l’avez donnée, dit Maud avec un sourire… Depuis que Daisy est là, il me semble que je vais mieux… Ah ! si je pouvais la garder quelque temps, elle me rendrait la santé et la vie… Mais ce n’est pas elle seulement que je voudrais voir…

Sa voix devint grave, et une ombre passa sur son visage :

— Ah ! si mon père consentait à me pardonner !

— Maud ! s’écrièrent en même temps Daisy et Sténio.

Mais elle s’était soulevée, et, les yeux brillants d’une fièvre soudaine :

— C’est lui… C’est sa rigueur qui me tue ! dit-elle, avec une agitation désespérée. Sa colère est un fardeau trop lourd pour moi… Mon cœur en a été brisé… Ah ! par pitié ! qu’il vienne ! Que je le voie seulement ! Qu’il ne me parle pas, s’il ne trouve en lui rien à me dire… Qu’il n’entre pas ici, si cela lui déplaît… Qu’il passe dans la rue, devant cette fenêtre, comme un étranger. Au moins je l’apercevrai, et ce sera déjà la moitié du salut pour moi !…

À bout de forces, elle retomba en arrière, blêmit comme pour mourir, et, entre les bras de sa sœur et de son mari épouvantés, resta inerte, aspirant l’air avec d’horribles efforts. Quelques minutes s’écoulèrent, pleines d’angoisse. Enfin elle se ranima, et, caressant avec sa joue le visage de Daisy, d’un ton très bas, épuisée :

— Pardon, mignonne, je te fais de la peine… Tu vois, c’est ma destinée d’affliger toujours ceux que j’aime… Et pourtant je ne suis pas méchante !…

À ces mots, prononcés avec une douceur angélique, Marackzy se laissa tomber à genoux près du lit, et, posant sur la main de la malade son front, rendu plus brûlant par le chagrin qu’il ne l’avait jamais été par l’inspiration :

— Chère martyre, s’écria-t-il, toi qui as tant souffert sans te plaindre, tu vas maintenant jusqu’à t’accuser ! S’il est un coupable, hélas ! c’est moi seul ! Moi, qui ai passé dans ta vie pour la désoler…

— Non ! pour la faire belle et éclatante !…

— Éclat ! Beauté ! Qu’en reste-t-il ?… Ah ! pourquoi n’est-ce pas moi que la mort a pris ?… Moi disparu, ton père aurait pardonné… Ce n’est pas toi qu’il frappe et punit… c’est moi !… Il sait bien que chacune de tes souffrances me déchire le cœur, et c’est pour cela qu’il est implacable… Oh ! chère et douce Maud, je donnerais ma vie pour te procurer un instant de joie… Que peux-tu vouloir, désirer ?… Parle, je serais si heureux de te satisfaire !

Maud resta un instant silencieuse, comme si elle pesait la gravité de sa réponse, puis, si bas que son mari devina ses paroles plutôt qu’il ne les entendit :

— Avant de mourir, je voudrais revoir mon père.

Marackzy pâlit. Il avait offert sa vie à Maud. Il lui sembla qu’elle venait de lui demander davantage. Mais il n’hésita pas, et, d’un ton très ferme :

— C’est bien ! Quoi qu’il faille faire pour obtenir qu’il vienne, tu le verras.

— Oh ! Sténio, murmura Maud, que tu es bon et que je t’aime !

Le grand musicien trouva la force de lui sourire, puis, se tournant vers sa belle-sœur :

— Chère Daisy, il se fait tard, il faut que vous alliez retrouver le marquis de Mellivan… Ne lui cachez rien de ce qui s’est passé ce matin, et demandez-lui s’il veut me faire l’honneur de me recevoir. Si pénible pour lui, et si douloureuse pour moi, que doive être cette entrevue, je pense qu’il la jugera nécessaire, et ne s’y refusera pas.

— Il sera fait comme vous le désirez, dit la jeune fille.

Et, serrant une dernière fois sa sœur dans ses bras, reconduite par Sténio, elle sortit.


V


Dans le salon de son yacht, amarré à l’entrée du bassin, près de l’écluse, lord Mellivan marchait lentement depuis une heure, attendant Marackzy. Un épais tapis étouffait le bruit de ses pas. Les lambris d’acajou poli, rehaussés de baguettes de cuivre, réfléchissaient la pure lumière de midi. Par un sabord grand ouvert, entrait le parfum du flot montant. Au loin, le grincement de la chaîne d’une grue, servant à décharger un bateau charbonnier, se faisait entendre. Le vieux marquis ne regardait, ne sentait et n’entendait rien. Il poursuivait, dans un espace de quatre mètres, sa promenade inquiète, et sa pensée l’avait emporté bien loin.

Il voyait le jardin de son vaste hôtel de Grosvenor-Square, et, sur les pelouses, deux petites filles qui jouaient avec des cris joyeux. L’une, chancelante sur ses jambes de bébé, essayait de courir après la plus grande, et criait d’une voix argentine : « Maud ! Maud ! » Alors l’aînée s’arrêtait, venait à sa sœur, et, assise dans l’herbe tiède, la prenait sur ses genoux, jouant déjà à la maman, et embrassant la tête blonde de la mignonne. Et lui, jeune encore, veuf depuis deux ans à peine, regardait, le cœur attendri, ce spectacle charmant. Il se promettait de vivre exclusivement pour ces deux êtres adorés et, malgré des sollicitations nombreuses, de ne se remarier jamais.

Ainsi il avait fait, et, dans une quiétude complète, sans amertume, sans chagrin, les deux enfants avaient grandi. C’étaient maintenant deux jeunes filles, et leur père, qui s’était sacrifié pour elles, allait pouvoir réaliser le rêve de sa vie : les voir mariées, mères à leur tour, et reposer sa vieillesse dans les douceurs d’une nouvelle famille. Avec quelle joie il passerait sa main dans la soie douce des cheveux de ses petits-fils ! Eux aussi, il les regarderait gambader sur les gazons du vieil hôtel héréditaire. Au moins, eux, ils auraient leur mère pour suivre d’un regard inquiet leurs courses échappées. Et, quand ils seraient des hommes, afin que le nom de Mellivan-Grey ne disparût point, le vieux lord demanderait à la Reine de faire passer sa pairie sur la tête de l’aîné. Oh ! les beaux projets, les doux songes ! Comme ils avaient été de courte durée !

Soudain le tableau changeait, et le marquis revoyait le parc de Dunloë. C’était par un soir d’été : Maud n’avait pas paru de la journée, et quand Harriett était montée pour la prier de descendre dîner, elle avait trouvé sa chambre vide. Dans les grandes allées sombres, les valets, sous la conduite du vieux marquis, s’étaient répandus, appelant dans les bois, cherchant le long des berges de l’étang endormi sous les rayons de la lune, avec la crainte affreuse d’un malheur.

Hélas ! le malheur était plus grand qu’on n’eût osé le soupçonner. La fille du maître ne pouvait pas être retrouvée. Elle était partie avec celui qu’elle aimait. Et, devant les yeux du marquis, apparaissait la brune figure de Sténio, avec ses regards de feu et son front illuminé par l’inspiration.

Combien de fois, depuis trois ans, cette tête admirable avait hanté l’esprit du vieillard ! Ricanante et diabolique, il la voyait comme celle du mauvais ange. Oh ! que de mal ce Marackzy lui avait fait ! Et comment l’expierait-il jamais ? Souffrances de l’orgueil, déchirement du cœur : le gentilhomme et le père avaient été atteints avec une égale cruauté. Bien souvent le vieillard s’était dit : s’il tombait un jour sous ma main, s’il était en ma dépendance, si je pouvais à mon gré l’insulter, le frapper !… Quelle revanche ! Qu’inventerais-je d’assez atroce pour qu’il payât tout ce que j’ai souffert ?

Mais ce jour tant souhaité n’avait pas semblé près de venir. Sténio était brillant, puissant, heureux. Tout lui réussissait. Il s’élevait vraiment au niveau de celui qui l’avait dédaigné, et ce musicien acclamé commençait à paraître digne d’être le gendre du descendant d’un des héros de la Conquête. Le marquis ne l’en haïssait que davantage, et, à sa rancune, s’ajoutait le regret de l’avoir mal jugé. Pour lui avoir pris sa fille, il l’eût tué ; pour s’être rendu digne d’elle, il l’eût torturé.

Et voilà que, tout à coup, on était venu lui dire : Il est près de vous, et il veut vous voir. D’un mot, vous pouvez en faire le plus misérable des hommes, ou lui donner une consolation suprême. Vous êtes l’arbitre de son espérance unique. Le jour qui ne devait point venir s’était levé : dans un instant, Sténio allait paraître.

Le marquis s’arrêta devant la fenêtre, et, le visage sombre, regarda au loin. Dans le prolongement du bassin, au-dessus des mâts des navires, à travers les agrès et les vergues, se dressait la falaise crayeuse en haut de laquelle s’élève la chapelle de Bon-Secours. Un soleil éclatant chauffait à blanc les flancs arides de la colline, et, comme des éclairs d’argent, les mouettes passaient rapides dans le ciel bleu. La cloche de l’église du Pollet se mit à tinter faiblement, et ce son lointain était si triste que le vieillard se sentit défaillir. Il lui sembla que c’était pour un mort qu’on appelait les fidèles à l’office, et il pensa que demain ce serait peut-être pour sa fille. Il étouffa un sanglot, ferma la fenêtre pour ne plus rien entendre, et, le front lourd de haine, il resta immobile, le cœur tremblant et les mains inertes.

Au même moment, un pas pesant ébranla l’escalier de l’entrepont, et la porte fut ouverte par le maître d’équipage. Dans la pénombre, la haute taille de Marackzy se profilait vaguement.

Le marquis fit un geste, le marin s’inclina, laissant le passage libre, et le mari de Maud entra.

Les deux hommes restèrent, un instant, face à face, s’examinant, et mesurant leur douleur au changement de leur visage. Le père de Maud, maintenant, était tout blanc, et ses lèvres pâles avaient un pli amer. Marackzy était maigre, voûté, et le tour de ses yeux était meurtri par des larmes secrètement versées. Sans dire un mot, lord Mellivan fit signe à Sténio d’approcher, et, debout, pour ne pas être obligé de lui offrir un siège, il s’apprêta à l’entendre. Le grand artiste baissa la tête, et, lentement, comme si les paroles avaient de la peine à sortir de sa gorge contractée :

— Je vous remercie, Milord, d’avoir consenti à me recevoir. Vous savez déjà quel est le douloureux motif qui m’amène… Je viens ici en suppliant, je viens les mains jointes… vous demander grâce pour votre fille.

— Votre femme, interrompit le vieillard, d’une voix dure.

Tremblant d’émotion, Sténio poursuivit :

— Pour celle qu’enfant vous appeliez Maud et que vous aimiez !… Oubliez qu’elle porte mon nom, et souvenez-vous qu’elle a porté le vôtre… Ne raisonnez pas avec moi, ne discutez pas avec vous-même ! Que le cœur seul décide !… Si elle était vigoureuse et vaillante, vous pourriez l’accabler ; mais elle est faible, elle souffre, un mot cruel la briserait… Soyez généreux, ne songez pas à vos griefs… Ce n’est plus l’heure, hélas ! de punir : c’est l’heure d’absoudre… On ne tient pas rigueur aux mourants !

— Est-il donc vrai qu’elle soit en danger ? demanda le vieillard, avec une angoisse qu’il s’efforçait encore de dissimuler.

— Sans cela, dit simplement Sténio, serais-je ici ?

— Voilà donc ce que vous en avez fait ! s’écria lord Mellivan, après un instant de silence. Vous m’avez volé cette enfant, pour la conduire à une fin misérable ! Elle était belle, riante et forte, quand vous l’avez emmenée courir le monde… Et aujourd’hui, vous dites qu’elle va mourir… Ah ! je me trouvais bien assez malheureux de ne plus l’avoir près de moi ! J’avais eu assez de peine à me l’arracher du cœur ! Pourquoi me parlez-vous d’elle ?… Laissez-moi !… Je ne la connais pas… Je n’ai qu’une fille !… L’autre, celle que j’adorais, n’est pas à l’agonie… Elle est morte !… Et je porte son deuil depuis trois ans !

Le marquis étouffa un gémissement et, prenant sa tête blanche entre ses mains, il parut oublier la présence de Sténio.

— Serez-vous donc impitoyable ? reprit le mari de Maud… Que faut-il que je dise pour vous émouvoir ? Que dois-je faire pour vous fléchir ? Vous voyez bien que je suis prêt à tout !…

— À tout ? répéta lord Mellivan, en montrant son visage devenu plus sombre encore. Même à me rendre mon enfant ?…

Sténio se redressa :

— Prétendez-vous donc m’éloigner d’elle ?

— Et vous, pensez-vous que je consentirai à la voir en votre présence ? Il n’y a pas de place pour vous et pour moi à son chevet. L’offensé ou l’offenseur. Son père ou son mari… Mais à quoi bon ce débat ?… Entre nous n’a-t-elle pas déjà choisi une fois ?

Une flamme passa dans les yeux de Marackzy.

Milord, ce que vous faites là est atroce !

— Où prenez-vous le droit de me juger ?…

— Dans mon abnégation ! J’aime assez votre fille pour tout lui sacrifier. Puisque vous êtes implacable, imposez vos conditions. Quelles qu’elles soient, je ne les trouverai pas trop dures, si elles donnent un dernier bonheur à celle qui emportera ma vie avec elle.

Le marquis se tourna vers Sténio, et, avec un accent de haine indicible :

— Vous me l’avez enlevée vivante, dit-il, j’exige que vous me la rendiez morte. Je veux l’arracher à votre douleur, comme vous l’avez arrachée à ma joie. Vous m’avez pris ses baisers, je la reprendrai à vos larmes. Rien d’elle ne vous restera. Elle redeviendra mienne. Elle dormira dans le caveau de famille, auprès de sa mère, et vous vous engagerez à ne jamais mettre le pied sur le sol anglais pour venir rôder autour de sa tombe.

Marackzy regarda fixement lord Mellivan :

— Et, à ce prix, vous lui pardonnerez ?

Le vieillard, sans parler, inclina la tête.

Le mari de Maud n’eut pas un tressaillement, son visage blême demeura immobile, ses yeux restèrent sans larmes.

— Ainsi, de cet ange tant aimé vous me séparerez à jamais ? Le culte pieux, dont j’aurais entouré la chère morte, me sera interdit. Je n’aurai pas le droit de prier, de pleurer près d’elle, ni de lui porter des fleurs. Au désespoir de sa perte, vous ajoutez l’horreur de l’éloignement éternel. Ce qui aurait pu adoucir le déchirement de mon cœur, vous me le défendez. C’est me demander ma vie. Soit ! je vous la donne. Mais, au moins, que mon sacrifice soit largement compensé. Soyez aussi indulgent pour votre fille que vous êtes cruel pour moi ! Que chacune de mes tortures lui vaille un apaisement, chacune de mes amertumes une joie, et puisque pour tous ses sourires je dois donner des larmes, vengez-vous bien et faites-la très heureuse !

Lord Mellivan ne parut pas avoir entendu les paroles de Sténio. Inflexible, il marchait vers le but qu’il s’était fixé. Pour que Marackzy fût frappé, il fallait que Maud mourût. Qui sait ce qu’il aurait répondu si on lui avait donné le choix entre le salut de sa fille et l’accomplissement de sa vengeance ? Quel débat effroyable se fût engagé entre sa rancune et sa tendresse ?

Mais Maud était perdue : il ne restait qu’à punir. La rancune et la tendresse du vieux lord pouvaient se liguer contre celui qui était responsable du malheur, et l’écraser sans pitié.

Le marquis, se tournant brusquement vers Sténio, parut lui demander s’il avait encore quelque chose à dire. Il vit le musicien immobile, accablé. Alors, marchant vers la porte, il l’ouvrit.

— Je pense que maintenant vous pouvez vous retirer, dit-il. Dans une heure, je serai auprès de ma fille. Mais, comme il ne me convient pas d’habiter la même ville que vous, je vous préviens que ce soir je partirai pour l’Angleterre.

Marackzy s’inclina sans une parole et sortit.

Le marquis écouta le bruit de ses pas dans l’escalier, puis sur le pont du navire. Quand il n’entendit plus rien, il poussa un profond soupir. Et, voyant Daisy qui accourait anxieuse du résultat de cette terrible entrevue, il lui tendit les bras, la serra sur sa poitrine, et éclata en sanglots.


VI


La vue de son père sembla avoir ressuscité Maud. Elle retrouva des forces, surmonta l’horrible tristesse qui la minait, et redevint souriante. Elle put se lever et faire quelques pas jusqu’à la fenêtre. Là, elle passa des heures délicieuses, réchauffée par la tiède lumière du soleil, caressée par la brise vivifiante de la mer, distraite par le mouvement joyeux de la plage.

Un autre que Sténio aurait pu croire que les médecins s’étaient trompés, et que Maud avait encore assez de vigueur pour vaincre la maladie. Mais le grand artiste, avec une pénétration singulière, se rendait un compte très exact de l’état de sa femme.

Il la voyait momentanément exaltée par une joie inespérée, luttant contre l’abattement de son corps. Mais il savait bien que le combat ne serait pas longtemps victorieux, et que, cette énergie factice cessant, la pauvre Maud retomberait, comme un oiseau blessé qui a essayé de fuir dans le ciel.

Il assistait, le cœur serré, à la révolte de cette jeunesse qui s’attachait à la vie. Et, jugeant bien léger le fil qui l’y retenait encore, il maudissait le temps qui marchait si vite, les jours qui s’écoulaient si rapides, plein de l’angoisse d’un lendemain qui pouvait amener un malheur.

Ainsi qu’il l’avait dit, lord Mellivan était parti, mais il avait laissé Daisy et Harriett. Et la présence constante des deux femmes contribuait à maintenir Maud dans ce bien-être moral, si nouveau pour elle, qu’il paraissait lui rendre la santé.

Chaque matin, la jeune fille arrivait avec sa gouvernante, et le logis s’éclairait d’un rayon de gaieté. Elle allait, venait, tournait, chantait, s’interrompant pour embrasser sa sœur, et répandant autour d’elle le charme ineffable de sa jeunesse et de sa grâce.

Maud, silencieuse, la regardait, et il lui semblait que tout ce qu’elle avait souffert était un mauvais songe. Rien de ce qui avait été le tourment de sa vie n’était vrai. Elle avait épousé Sténio avec le consentement de son père, elle n’avait jamais quitté son pays, elle n’avait point été séparée de sa sœur. Et l’ange blond tant pleuré n’était pas mort : il allait naître.

Quand la réalité lui apparaissait soudain, elle fermait les yeux, pour ne pas perdre sa douce illusion, et se disait : c’est ainsi que cela aurait dû être, c’est ainsi que cela est, et c’est le bonheur.

Elle éprouvait une joie mélancolique à parler du passé avec Harriett et Daisy. Peu à peu, comme un sympathique cortège, tous les amis perdus depuis trois ans passaient devant ses yeux. Et, pendant des heures entières, elle se perdait dans ce lointain de ses souvenirs. Elle oubliait ainsi bien mieux les amertumes et les craintes du présent, et elle se reprenait à être heureuse.

Quand Sténio voyait sa chère malade ainsi distraite, il s’éloignait sans bruit, et, cessant de se contraindre, détendant les lignes de son visage contractées par un sourire de commande, il s’en allait, errant dans les endroits déserts. Il gagnait le sommet des falaises, et, là, sur l’herbe rare et jaunie, il s’asseyait, ayant autour de lui l’immense solitude du ciel et de la mer. Et il se perdait dans ses tristes rêveries.

Il écoutait l’orage de sa douleur qui grondait au fond de lui-même. Peu à peu, ses gémissements prenaient une forme musicale, et, dans son cerveau inspiré, des chants bourdonnaient exprimant le désespoir. À entendre ces harmonies, nées de sa souffrance, et qui la rendaient avec une intensité sublime, il éprouvait une torture sans nom. Il eût voulu faire taire son imagination. Mais son génie, vainement comprimé, déployait ses ailes et, ainsi qu’un aigle qui tient une proie pantelante dans ses serres, l’emportait lui-même, impuissant à résister.

Et c’étaient des marches funèbres qui retentissaient dans sa pensée, terrifiantes comme le glas des morts, lugubrement rythmées comme le pas des porteurs d’un cercueil, pleines de soupirs et de sanglots. Au pied de la falaise, les vagues se brisaient contre les rochers, faisant une basse incessante. Et, en proie à ces hallucinations, Sténio demeurait immobile, semblable à un être hanté. Il maudissait ce démon de la musique qui, irrésistiblement, s’emparait de lui, et donnait à son chagrin la forme artistique à laquelle il avait voué sa vie.

Dans les instants de trêve, il regardait la nappe immense des flots qui s’étendait à perte de vue, bleue, profonde, attirante. Et il pensait que dans ces ondes froides il trouverait, en un instant, l’oubli, le calme et le silence. Mais la pâle figure de Maud, évoquée ainsi qu’un blanc fantôme, le rappelait à son devoir, et lentement, il redescendait vers la ville, la tête penchée, las et triste. Il passait dans les rues sans regarder, ne répondant pas aux saluts, fuyant les importuns, et rentrait dans la chambre de la malade, le front calme et l’air riant.

La nouvelle de la présence de Marackzy à Dieppe n’avait pas tardé à se répandre. Et, dès les premiers jours, des visiteurs nombreux s’étaient présentés. Tous avaient trouvé la porte close. Le grand artiste ne voulait voir personne. Mais l’eau qui court, le vent qui passe, seraient plus faciles à contenir et à arrêter que la curiosité des femmes.

Dans cette ville d’eaux, pendant les longues journées passées au Casino, sur la terrasse, au bruit des lames qui déferlent, berçant l’oisiveté, que de paroles échangées, que de médisances et de calomnies ! La semaine des courses avait attiré, sur la petite plage normande, la fine fleur des gens dont l’occupation unique est de s’amuser. Et, à la vérité, cette aristocratie du plaisir était un peu en déroute, car elle ne s’amusait pas.

Le dernier scandale, causé par la fugue d’une jolie marquise espagnole avec un jeune banquier juif, était épuisé. Pas le plus petit brin de nouveauté pour s’affiler la langue. C’était décidément à périr d’ennui, ces bains de mer !

Aussi avec quel enthousiasme la sœur Élisabeth fut-elle accueillie, lorsque, devant son comité de dames patronnesses, elle manifesta le regret que Marackzy parût décidé à ne plus se montrer en public. Dans son imagination, uniquement préoccupée de la prospérité de son œuvre, les paroles de la jeune femme en compagnie de laquelle elle venait de quêter à l’hôtel Royal, le jour de leur rencontre avec Sténio, avaient fait un énorme trajet. Depuis ce moment elle roulait dans sa tête ce problème : obtenir du grand musicien qu’il jouât au bénéfice des Orphelins.

Et, pendant qu’absorbée, elle pesait une fois de plus les chances de réussite qu’elle se figurait avoir, les dames patronnesses, lancées dans un caquetage intarissable, rappelaient l’aventure de Maud, parlaient de lord Mellivan, du château d’Irlande, dont elles ne connaissaient point le nom, dramatisant la fuite de la jeune fille, la montrant poursuivie à cheval par son père, et obligée de se réfugier dans les bois avec Sténio. Et toute l’histoire de la pauvre femme mourante passait et repassait, défigurée, grossie, par la bouche de ces charmantes désœuvrées, capables de dire du mal d’elles-mêmes, plutôt que de se taire.

— Il y a des entraînements que l’amour n’excuse pas, dit avec un geste dédaigneux une de ces dames. Comment peut-on en venir à se faire enlever par un artiste ?…

Une jeune duchesse blonde, qui portait un nom illustre, fit entendre une exclamation enthousiaste :

— Ma chère, vous n’avez donc jamais entendu le merveilleux Sténio ? Alors ne parlez pas légèrement de l’amour qu’il est capable d’inspirer. J’ai connu des femmes dont il aurait pu faire ce qu’il aurait voulu…

— Des folles !

— Des femmes qui nous valaient bien… Que voulez-vous ? L’influence de la virtuosité sur les pauvres êtres qui sont, comme nous, à la merci de leurs nerfs, est indéniable… Les passions les plus extraordinaires de ce temps-ci ont été excitées par des musiciens… Il y a, là, une fascination particulière… J’ai vu, lorsque notre admirable Vignot, avec sa barbe de Père Éternel, était au piano, chantant des airs de son Méphistophélès, des femmes attirées, palpitantes, fascinées, comme les oiseaux par le serpent… Et Marackzy, c’est bien autre chose encore : jeune, beau, l’air fatal, l’œil étincelant comme un diamant… Il a, pour complices, vos regards, vos oreilles, tout votre être !… Marackzy ? Tenez, n’en parlons pas ! Tâchons seulement de l’avoir pour notre concert, et vous m’en direz des nouvelles.

— Mais comment faire ?

— Il n’y a que sa femme qui obtiendra de lui qu’il consente… Mais comment pénétrer jusqu’à elle ? La porte est sévèrement condamnée… Peut-être s’ouvrirait-elle pour moi ?…

— Oh ! duchesse, il faut vous dévouer !… s’écria, avec ardeur, la sœur Élisabeth ; nous vous serions si reconnaissants, mes pauvres petits et moi !

La jolie blonde prit un air réfléchi.

— Je n’ai pas vu Marackzy depuis notre ambassade à Vienne… Se souvient-il encore de moi ?… Et sa femme ?… Bah ! je tenterai l’aventure… C’est pour les pauvres !

Elles se remirent à parler des affaires de l’œuvre, entremêlant leur comptabilité de petits cancans, qui soulevaient des rires et des exclamations. Pendant ce temps-là, dans la cour, les Orphelins, habillés de gris, avec un brassard noir à la manche, jouaient au soleil. Il y en avait des petits et des grands, tous victimes de la vaste mer et tous, par un sort fatal, destinés à affronter un jour les flots qui avaient mis leur enfance en deuil. Ils couraient, insouciants, joyeux. Et, par-dessus les murailles, les hautes mâtures des navires se dressaient, les entourant de tous côtés, ainsi qu’une barrière, comme pour les empêcher d’échapper à leur destin.

Un soir, en rentrant de sa promenade accoutumée, Marackzy, dans le vestibule de son appartement, trouva une dame qui l’attendait. La pièce était obscure : le musicien salua et s’apprêtait à s’éloigner, quand la visiteuse, se levant vivement, vint à lui, la main tendue, avec de petits cris étouffés :

— Oh ! cher monsieur Marackzy !… Eh quoi !… Vous ne me reconnaissez pas ?… Suis-je donc si changée ?…

Comme il hésitait, se demandant s’il allait se sauver brutalement, plutôt que de subir ce flux de paroles, la dame le prit par le bras et, l’amenant près de la fenêtre :

— Et maintenant, vais-je être obligée de me nommer ? demanda-t-elle avec assurance.

Sténio sourit d’un air contraint, et, inclinant sa haute taille :

— Excusez-moi, duchesse… Je perds un peu la tête depuis quelque temps…

Il fit une nouvelle tentative pour fuir, mais la dame patronnesse avait engagé la bataille, et entendait ne pas laisser l’ennemi se dérober. Elle prit place sur une banquette, et, contraignant Marackzy à s’y asseoir à ses côtés :

— Que de chagrins vous avez eus, depuis que nous ne nous sommes rencontrés ! dit-elle, avec un ton pénétré… Croyez que je vous ai plaint de tout mon cœur… Aucune de vos tristesses ne pouvait laisser vos admirateurs indifférents… Quel vide votre retraite a fait dans le monde musical !… Que de regrets !… Mais heureusement la santé de votre charmante femme est meilleure, m’a-t-on dit… Ah ! qu’elle était jolie, il y a deux ans, à Vienne !… Et quelle amabilité !… Ne pourrai-je avoir le bonheur de la voir ?…

Lassé par ce verbiage, Sténio répondit à voix basse que c’était impossible : le médecin l’avait défendu. Il resta sans parler, attendant que la visiteuse s’en allât. Mais elle, sans bouger, répétait sur différents tons :

— Comme c’est fâcheux ! comme c’est fâcheux !

Et elle regardait autour d’elle, semblant guetter une porte entr’ouverte pour se glisser dans l’appartement de la malade.

— Quel était le but de votre visite ? dit alors Sténio, avec impatience.

La jolie blonde joignit les mains, et, s’efforçant de donner à son visage une expression navrée :

— Ah ! cher grand artiste !… Il y a tant de misères et vous êtes si puissant !… Un mot, prononcé par vous, suffira à sauver bien des infortunés… Nous adresserons-nous inutilement à votre cœur généreux ?… Dites oui, sans savoir de quoi il s’agit ; vous n’aurez pas de regrets, et nous vous aurons bien de la reconnaissance !…

Marackzy n’entendit pas un mot de plus : il interrompit la dame patronnesse :

— Vous venez me demander de jouer dans un concert ? dit-il. C’est inutile ! je n’y consentirai pas…

— C’est pour les Orphelins.

— Si vous avez besoin d’argent pour vos pauvres, je vous en donnerai, dit-il avec animation ; mais jouer, me montrer en public, quand j’ai la mort dans le cœur, n’y comptez pas !…

Il avait élevé la voix, et une rougeur de colère était montée à son visage.

— N’insistez pas, Madame, ajouta-t-il presque rudement, en voyant que la duchesse allait faire un nouvel effort… Et, tirant de sa poche un carnet, il y prit des billets de banque qu’il mit dans la main de la solliciteuse. Puis, la saluant, avec une grâce où le charmant Sténio des anciens jours reparut pour un instant :

— C’est moi qui suis votre obligé, dit-il doucement.

Et conduisant la dame patronnesse jusqu’à la porte du vestibule, il s’inclina une dernière fois et rentra dans l’appartement.

Maud venait de se recoucher, et Daisy, assise près du lit, lui faisait la lecture. À la vue de son mari, la malade se souleva sur son coude et, laissant aller en arrière sa tête, pour laquelle maintenant le poids de ses blonds cheveux était trop lourd, elle murmura d’une voix usée par la maladie :

— Avec qui parliez-vous, Sténio ?… Et qu’y avait-il ?

— Rien, mon enfant chérie.

— Mais il m’a semblé reconnaître une voix de femme ?

— Êtes-vous jalouse, Maud ? dit le grand artiste avec une feinte gaieté.

— Non, mais je suis curieuse…

— Eh bien ! le bruit s’est répandu que nous étions de passage ici, et on est venu m’adresser la même et irritante demande de jouer dans un concert…

— Pour les malheureux, sans doute ? interrompit Maud.

— Eh ! toujours ! C’est la grande excuse des importuns ! reprit Sténio avec amertume… Des malheureux ! N’y a-t-il que les pauvres qui le soient ?

À cette allusion, une ombre passa sur le front de la malade. Marackzy s’arrêta aussitôt, et, calmé :

— Je suis plein de pitié pour leur misère, Maud… J’ai donné pour ces enfants, en votre nom et au mien…

— Ah ! C’était pour des enfants ?… dit la jeune femme avec un accent profond.

Elle resta silencieuse, les yeux fixes et mouillés, puis, tout bas, comme si elle parlait pour elle seule :

— Des enfants !… Comme c’est triste de les voir souffrir !… On donnerait sa vie pour leur éviter une peine… Les larmes des enfants percent le cœur des mères… Bienheureuses, pourtant, celles qui gardent les leurs, et peuvent encore les voir pleurer !… Oh ! ces petits êtres, doux, caressants, faibles… si vite abattus… si tôt enlevés !…

Une sourde plainte monta jusqu’à ses lèvres, et elle tourna la tête, pour que son mari et sa sœur ne vissent pas qu’elle pleurait. Comme ils s’interrogeaient anxieusement du regard, elle se souleva, et, le visage altéré, parlant avec effort, presque étouffée :

— Sténio, dit-elle, il faut faire quelque chose pour ces enfants… Plus que vous n’avez fait, mon ami… Si cela vous est pénible, je vous le demande au nom du cher mignon que nous avons perdu… En voyant que nous sommes bons pour les enfants qui souffrent, il me semble qu’il se réjouira dans le ciel…

Elle retomba sur son oreiller et éclata en sanglots.

— Maud !

Sténio et Daisy l’avaient prise dans leurs bras, terrifiés, craignant de la voir mourir.

— Je vous obéirai, s’écria Marackzy… Tout ! oui, tout pour vous contenter… Au nom du ciel, calmez-vous !… Est-il une chose dont je ne sois capable, si vous m’en priez ?… Et ce sera si facile ! Mes répugnances, ma lassitude, je les surmonterai… Qu’est-ce que cela ?

Maud fut secouée par une toux déchirante, qui lui fit monter du feu aux pommettes. Calmée, au bout d’un instant :

— Merci, dit-elle, en serrant la main de Sténio.

Elle demeura immobile, rêvant, puis, avec une ardeur fébrile :

— Vois-tu, ce n’est pas seulement pour ces enfants que je veux que tu joues, c’est aussi pour moi… Il y a bien longtemps que je ne t’ai entendu… Oh ! je sais bien ce que tu vas dire : je jouerai pour toi seule, je te donnerai la fête que tant de princes ont désirée, depuis un an, sans pouvoir l’obtenir…

Elle s’arrêta pour reprendre haleine, et, avec une animation plus grande :

— Mais ce n’est pas ainsi que je veux t’entendre, reprit-elle. C’est au milieu des acclamations et des bravos d’un public enthousiaste, comme le soir où je t’ai vu pour la première fois… Cela me rappellera le beau temps de ma vie : celui où j’étais pleine de force et d’espérance, où tout me souriait…

Une crise nouvelle arrêta ses paroles et contracta son visage.

Sténio s’était approché, et, caressant les doigts amaigris de la jeune femme :

— Ne parle plus, mon ange, je t’en prie, tu te fatigues… Je ferai ce que tu désires. Trop heureux si, au prix d’un effort, je puis te donner un moment de plaisir.

Elle agita sa tête, un angélique sourire glissa sur ses lèvres et rayonna dans ses yeux. Et, gardant la main de Sténio dans la sienne, elle parut s’assoupir.


VII


Dans la salle de concert des Bains chauds, tout ce que Dieppe comptait de dilettantes et de curieux était rassemblé. Il faisait une chaleur terrible, et les femmes, en robes claires, des fleurs dans les cheveux comme pour un bal, agitaient leurs éventails qui, avec leurs couleurs vives sous la lumière des lustres, semblaient de larges papillons battant des ailes.

Au premier rang, dans un groupe, la petite duchesse, à qui chacun faisait honneur de l’acceptation de Marackzy, prenait des airs de présidente, donnait des ordres aux commissaires et se répandait en bruyantes explications.

Depuis deux jours, Maud avait été transportée dans l’appartement habité par sa sœur à l’hôtel des Bains chauds. Et c’était vraiment un miracle : dans l’attente du succès qu’allait remporter Sténio, elle renaissait. Les médecins osaient presque parler de guérison possible. Elle avait, le jour même, essayé quelques pas dans sa chambre. Maintenant, derrière l’estrade, dans le salon d’attente, elle était étendue sur un lit de repos, et, soutenant son mari par son invisible présence, elle réalisait le rêve, qu’elle avait fait, d’assister à son triomphe.

Car c’était un triomphe sans pareil que remportait le grand artiste. Depuis le moment où, ténébreux et pâle, il avait paru devant le public, et avait fait vibrer les cordes de son violon merveilleux, le ravissement de ses auditeurs n’avait fait que croître. Les murmures d’admiration de l’assemblée passaient comme des frissons voluptueux, et chaque morceau se terminait par des cris de délire.

Jamais Sténio ne s’était livré avec une telle passion, avec une ardeur si fiévreuse. Une force surhumaine l’entraînait : il semblait possédé. Et, oubliant les choses et les êtres, il suivait le démon musical qui l’emportait dans un tourbillon vertigineux. Son visage était à la fois superbe et terrible. Un air d’égarement sublime obscurcissait ses yeux. Il ne voyait plus, il n’entendait plus, il jouait, riant avec exaltation quand il exprimait dans son chant l’allégresse et le plaisir, ou pleurant de vraies larmes quand il traduisait la douleur et le désespoir.

Ses auditeurs, le regard rivé sur lui par une sorte d’attraction surnaturelle, suivaient, pleins d’une admiration mêlée d’angoisse, le crescendo terrifiant de son inspiration. Dans son âme, exposée à nu, ils voyaient ses tristesses, devinaient ses amertumes, et comprenaient que les sons suaves ou déchirants qui frappaient leurs oreilles étaient faits du souvenir de ses joies passées et de la crainte de son malheur à venir. Mis en contact direct avec cette puissante nature d’artiste, ils palpitaient de toutes ses impressions, et jamais pareille émotion n’avait été éprouvée par eux.

Dans le salon réservé, seule avec sa sœur, Maud écoutait. Les premières notes lui avaient causé une sorte de suffocation. Ses nerfs s’étaient tendus, sa respiration avait sifflé, plus pénible, et Daisy avait eu peur. Mais, peu à peu, cette sensation douloureuse s’était apaisée, et un calme exquis avait enveloppé la jeune femme, comme si, baignée par ces ondes mélodieuses, elle s’y fût reposée et rafraîchie. Elle avait pu jouir alors de ce prodigieux talent qui, dépensé devant mille spectateurs, n’était déployé, en réalité, que pour elle.

Comme dans un mirage, les trois années, qui venaient de s’écouler, reparurent devant ses yeux, évoquées par Sténio. Chacun des airs qu’il jouait marquait, pour elle, un instant de sa vie.

Elle se retrouva dans le salon de la Reine, quand elle l’avait vu pour la première fois.

Puis, dans le jardin du vieil hôtel de Grosvenor Square, où, pendant les douces soirées de printemps, Sténio se promenait auprès d’elle. C’était là que, pour la première fois, il avait osé lui avouer son amour. Elle croyait sentir encore l’odeur d’un lilas en fleurs qui penchait vers eux ses branches. Daisy était arrivée en courant, et, cette fois-là, l’aveu était resté sans réponse.

Oh ! les délicieux moments d’intimité quand Sténio jouait, pour lord Mellivan, seul, dans le petit salon, et qu’elle l’accompagnait au piano ! Comme elle était entraînée par le rythme de sa musique ! Elle s’imaginait être emportée en croupe, par lui, sur un cheval fougueux courant à perdre haleine.

Ensuite c’était le vieux manoir irlandais avec ses bois séculaires. Sténio paraissait, et elle ne pouvait se défendre de le suivre. Quelles douloureuses et exquises années : pleines d’amour, de remords, d’humilité et d’orgueil ! Comme elle eût volontiers sacrifié ses joies de jeune femme adorée, enviée, fêtée, pour un seul mot de pardon prononcé par son père ! Et, pourtant, que d’enivrement pendant ces derniers temps ! Les princes, les souverains, l’accueillaient avec des paroles flatteuses. Et, dans la lumière, dans les fleurs, au bruit des applaudissements, le violon magique chantait, courbant les foules dans une admiration prosternée.

Enfin, hélas ! le décor changeait encore une fois, et tout devenait noir. Dans un berceau, un pauvre enfant pâle se mourait, malgré les soins, malgré les prières, malgré les larmes. Elle se penchait vers lui, elle essayait de le ranimer de son souffle. Vain effort !… Entre les mains caressantes qui le réchauffaient, le pauvre petit devenait plus pâle et plus glacé. Et tout était fini !…

Soudain, il lui sembla qu’une grande clarté se faisait, et, dans un ciel parsemé d’étoiles, au son de voix célestes, elle vit le chérubin, souriant et ranimé, qui lui tendait les bras. Il planait devant elle et l’appelait. Elle n’avait plus qu’un effort à tenter pour s’arracher à la terre, et le suivre. Et cependant elle se sentait retenue par une force invincible. Dans le lointain, doux et plaintif, le violon de Sténio se faisait entendre. Il parlait, lui aussi, et disait : Veux-tu donc m’abandonner ? Attends que je parte avec toi pour le séjour bienheureux où l’on ne souffre pas, où l’on ne pleure plus, où l’on aime dans l’éternité !

Et, prise entre ces deux tendresses, celle de son enfant et celle de son époux, Maud se débattait, en proie à une mortelle torture. La sensation éprouvée fut si vive qu’elle poussa un cri. Elle sortit de son rêve, vit sa sœur près d’elle, et, à bout de souffle, comme un naufragé, lui saisit le bras.

— Maud ! mon Dieu ! dit la jeune fille, comme tu es pâle ! Tu souffres ?

— Non ! mais je sens que je vais vous quitter… À l’instant j’ai vu, là, mon cher petit qui me faisait signe de venir… C’est l’heure ! Sténio lui-même le devine : écoute ce qu’il joue !…

C’était le Chant du cygne, avec ses harmonies désolées, ses glas funèbres et le roulement des pas de la marche funèbre sur les dalles sonores. Et, au milieu de son angoisse suprême, Maud, soulevée encore par le génie de celui qu’elle aimait, prêtait ardemment l’oreille à ces accents terribles qui lui annonçaient ses funérailles. Elle ne vivait plus que pour écouter. Et, pour elle, l’admiration suspendait la mort.

— Veux-tu que je l’appelle ? dit Daisy épouvantée.

Mais Maud, rassemblant ses dernières forces afin de ne pas perdre une note de ce chant merveilleux :

— Non ! laisse, que je l’entende encore !…

Une extase passa dans ses yeux, et, tout bas, comme un murmure :

— Oh ! si je pouvais mourir en l’écoutant !

— Maud ! ma chérie !…

La mourante se retint à l’épaule de sa sœur, et, livide, le regard fixe, la voix changée :

— Oh ! quel désespoir de le laisser ! Comme je l’aime, et combien il va souffrir !…

Daisy fit un pas vers la porte, mais, d’une main défaillante, Maud l’arrêta. Une immense acclamation venait de s’élever dans la salle. Les cris, les bravos, les trépignements roulaient comme un tonnerre, et, dominant le tumulte, un nom mille fois répété, souverain et éclatant, se détachait : Marackzy !

Les yeux de Maud étincelèrent. Un sourire d’orgueil illumina son visage. Elle se souleva, avec une énergie surhumaine, et tendit les bras à Sténio, qui rentrait, chargé de couronnes et de bouquets. Il laissa tomber les fleurs sur le lit de la jeune femme, qui se trouva couverte de l’odorante jonchée, et, pliant le genou, il sembla lui offrir, comme un tribut, toute sa gloire.

Elle eut la force de poser sa main sur le front encore rayonnant qui se courbait devant elle. Elle se pencha pour y mettre un baiser. Sténio entendit qu’elle murmurait ce mot : Heureuse ! Il sentit un souffle léger passer sur son visage. Il poussa un cri, qui se confondit avec les applaudissements ininterrompus de ses admirateurs.

Dans l’enivrement du triomphe, dans l’adoration du grand artiste, Maud venait de rendre son dernier soupir.


VIII


Deux jours plus tard, vers quatre heures, à la mer pleine, le yacht de lord Mellivan sortit du port : ses vergues en pantenne, son pavillon en berne, et l’arrière drapé d’un voile noir. Dans le salon, où Sténio avait pris l’engagement de rendre Maud morte au père à qui il l’avait prise vivante, Daisy et Harriett pleuraient auprès d’un cercueil entouré de lumières et couvert de fleurs.

Le navire marchait lentement, comme s’il eût emporté à regret son funèbre fardeau. Sur le pont, l’équipage était immobile et silencieux. Au bout de la jetée, tous les curieux rassemblés se découvrirent au passage. La mer était unie ainsi qu’un lac. On eût dit qu’elle se faisait douce pour bercer plus mollement le dernier sommeil de Maud.

Au moment où le yacht franchissait la barre, une barque parut derrière lui et, à sa suite, dans son sillage même, se dirigea vers le large. Deux hommes seulement la montaient : un pêcheur qui ramait vigoureusement, car il n’y avait pas un souffle de vent pour enfler sa voile, et un passager tout en noir, assis à l’avant, la tête appuyée sur sa main. Un sourd murmure aussitôt courut dans la foule massée au pied du phare, un nom passa de bouche en bouche : « Marackzy ! » Et, de nouveau, comme devant un second mort, tous les fronts se découvrirent.

Sténio ne sembla pas avoir vu ni entendu. Ce qui l’entourait n’existait plus pour lui. Ses regards étaient tournés vers le yacht, qui emportait tout ce qu’il avait aimé sur la terre. Et fidèle, irrésistiblement, il suivait, sans savoir où sa course le conduirait, comme si un lien invisible l’eût attaché à ce sombre bateau, dont chaque tour d’hélice lui brisait le cœur.

Peu à peu, la distance grandit entre le yacht et la barque. Ainsi qu’un grand oiseau de mer, qui a déployé ses ailes et effleure légèrement les vagues, le navire commença à s’éloigner. Alors Marackzy se dressa pour le mieux voir, et, debout, se détachant sur le fond clair de l’horizon, il apparut, son violon à la main.

Nu-tête, sous le soleil, ayant l’immensité autour de lui, comme s’il eût pensé que la morte pouvait encore l’entendre, il se mit à jouer. L’atmosphère était si calme que, du rivage, on l’entendait distinctement. Et, pur comme une prière, le Chant du cygne courut sur les flots et monta vers le ciel.

Jamais les adieux à la terre n’avaient résonné avec une expression aussi poignante. Ce n’était plus le violon qui pleurait, c’était le cœur même de Sténio. Sa douleur, son désespoir, les sanglots qui se brisaient en lui, retentissaient en notes déchirantes. Et les alcyons tournaient en cercles éperdus autour de ce désolé, qui chantait plaintif sur la mer bleue, comme eux au milieu de la tempête.

Le yacht forçait sa marche, maintenant, et déjà, au lointain, sa fumée seule restait distincte. Le matelot ramait de toutes ses forces, écoutant d’une oreille distraite. De la terre, on voyait la barque semblable à une petite tache noire. Les yeux fixés sur le point où le navire allait se perdre dans l’espace, Sténio jouait toujours. Soudain, la fumée, ombre légère, se fondit, et tout s’effaça.

Le son du violon se brisa, lugubre comme un sanglot, et, dans le silence lourd, le bruit des avirons frappant l’eau en cadence, se fit seul entendre.

Étonné, le pêcheur tourna la tête. L’avant de la barque était vide, et, sur les flots, rien ne paraissait plus. L’homme épouvanté poussa un long cri d’appel. Aucune voix ne lui répondit. Alors, lentement, il retourna vers le port.

On ne retrouva jamais le corps de Sténio. Sans doute, quelque courant favorable avait emporté le sublime musicien vers les grottes bleues, au seuil desquelles l’agitation des flots expire, et où, dans le silence des mers profondes, les divines sirènes chantent le bonheur éternel.


LE MALHEUR
DE TANTE URSULE



I


Dans le riant jardin de la villa de sa tante, à Saint-Mandé, un petit panier au bras, Mlle Aline Bernard, la tête abritée sous un vaste chapeau de paille brune, faisait, à l’aide d’un sécateur, une moisson de roses. Elle fourrageait dans les corbeilles, d’une main fébrile, l’oreille tendue du côté de la maison, et, distraitement, coupait autant de boutons naissants que de fleurs épanouies.

Un ardent soleil d’été concentrait ses rayons entre les murs du jardin, mûrissant les grappes de raisin toutes jaunes de soufre, et faisant éclater la peau violacée des brugnons. L’air vibrait embrasé, dans le ciel les hirondelles volaient haut, en se poursuivant avec des cris aigus, et la jeune fille, pénétrée par la chaleur alanguissante, les joues moites, le regard lassé par l’éclat du jour, restait immobile, mordillant, du bout de ses dents blanches, la corolle sanglante d’une « général Jacqueminot ».

Le cœur troublé, l’esprit flottant, elle écoutait, dans le silence vivant du jardin. Mais, voilée de ses stores de coutil, la maison demeurait calme, comme endormie, et rien de ce que ses hôtes pouvaient faire, pendant ce bel après-midi, n’était trahi par le plus vague murmure ou le plus léger mouvement.

— Comme c’est long ! murmura la jeune fille. Est-il donc besoin de tant de paroles ?… Papa aura voulu faire un discours… J’aurais dû parler à tante, moi-même…

Elle poussa un soupir qui ne soulagea pas son cœur oppressé. Et, subitement évoqué, devant ses yeux apparut le petit salon, dans lequel, à l’heure présente, M. Bernard, avec une gravité émue, pendant que sa femme baissait le nez sur son carré de tapisserie, faisait respectueusement connaître à tante Ursule les projets d’avenir qu’il avait formés pour sa fille. Elle entendait la voix solennelle de son père formulant cette déclaration, qui lui était familière :

— Le mariage est une redoutable loterie. Pour un bon numéro, il y en a cent mauvais…

Tante Ursule acquiesçait, d’un air farouche, et Mme Bernard adressait au ciel toute sa reconnaissance pour l’admirable bonheur conjugal dont il l’avait favorisée.

Enfin le père d’Aline, après des précautions oratoires infinies, en arrivait à faire connaître la nécessité de ce conseil de famille : à savoir qu’on venait de lui demander la main de sa fille. C’était là le point délicat, brûlant, sur lequel se concentrait toute l’attention de la gentille enfant. Mon Dieu ! Qu’allait-il se passer ? Que dirait tante Ursule ?

Son petit cœur battait à coups redoublés, et le tableau du salon plein d’ombre fraîche, dans lequel s’agitait le sort de sa vie, était soudain remplacé par une autre apparition : celle d’un grand jeune homme, aux yeux bleus et à la moustache blonde, portant élégamment la sévère pelisse noire de l’artillerie, avec le ruban rouge, attachant la croix, sur la poitrine, et les trois torsades d’or de capitaine sur la manche.

Un nom, à peine prononcé, « Roger », glissa sur ses lèvres. Puis, elle revit cette route du polygone de Vincennes, au bord de laquelle le passage des soldats l’avait curieusement arrêtée, un matin qu’elle était sortie avec la femme de chambre, afin d’acheter des fleurs pour la fête de sa mère. Là, pendant qu’elle restait, étourdie par le bruit des canons défilant au grand trot, sous le soleil, dans l’éclair des sabres luisants, un capitaine, montant un cheval alezan, passait, fier et martial. Elle l’avait reconnu pour avoir dansé plusieurs fois, la veille, avec lui au bal de l’Orphelinat, et, changée en statue, elle n’avait même pas su répondre, par un signe de tête, au gracieux salut qui l’avait courbé, souriant, sur la crinière fauve de sa monture.

La batterie s’était éloignée, à grand bruit, entraînant ses lourds canons noirs et ses prolonges, sur lesquelles les servants tressautaient, violemment secoués, et, dans un nuage de poussière, le bel officier avait disparu, emportant avec lui le cœur de la jeune fille.

Il y avait bientôt six mois de cela, et ils s’étaient revus souvent, mais de loin, ne se parlant jamais, et pourtant, avec les yeux, se disant mille choses. Jusqu’à ce que le capitaine Roger, passant à cheval, par la petite ruelle, qui longeait le mur du jardin, se fût hasardé, en se haussant sur ses étriers, à jeter un coup d’œil dans le kiosque chinois où M. Bernard, par les lourdes journées d’été, aimait à faire la sieste.

Ce jour-là, M. Bernard n’y dormait pas, mais une jeune fille, vêtue de batiste rose, y faisait de la tapisserie, en compagnie du carlin de tante Ursule. Le carlin avait jappé furieusement, la jeune fille avait regardé, et était devenue soudain plus rose que sa robe.

Depuis, elle était revenue bien souvent dans le kiosque chinois, ayant prouvé à M. Bernard que le bruit de la rue devait troubler son sommeil. Et le carlin fidèle, dont tante Ursule disait avec orgueil : « Il n’a pas son pareil pour la garde ! », quand il entendait sur le pavé sonner les fers d’un bel alezan, agitait doucement sa queue et regardait Aline avec des yeux brillants, comme pour lui dire : « Réjouissons-nous ! Voici notre ami qui arrive, avec du sucre pour moi dans la main, et de tendres paroles pour toi sur les lèvres. »

Et, durant quelques minutes, par la fenêtre aux petits vitraux de couleur, la jeune fille écoutait le capitaine, pendant que le joli cheval aux crins dorés, faisant tinter son mors, broutait voluptueusement les grappes parfumées d’une glycine.

Mais, si naturellement experte que soit une jeune fille en l’art de cacher sa pensée, l’amour qui la possédait troublait profondément Aline. Et son père n’avait pas été sans remarquer les changements qui s’étaient faits dans son allure. La voyant agitée, fiévreuse, écoutant le silence, et ne répondant pas quand on lui parlait, se mettant à danser toute seule, au milieu du salon, et fondant en larmes, tout d’un coup, en chantant une cavatine de Faust, il avait pris le parti de l’interroger.

Elle avait tout dit, d’un seul élan, à ce bon père qui l’idolâtrait, et l’histoire de la rencontre au bal, et le défilé, et les entrevues par la fenêtre du kiosque chinois, entremêlant son récit d’exclamations amoureuses et de supplications caressantes.

— Il était si respectueux, si tendre et si distingué ! Il fallait que son cher père, son adoré petit père, fît son bonheur, et la donnât à celui qu’elle aimait.

Elle avait pris M. Bernard par la tête, l’enlaçant de ses bras, le pressant de ses prières, et versant, dans cet instant de sincère confidence, tout le trop-plein de son cœur. Mais le père était resté sérieux, et, après un assez long silence, il avait laissé tomber ces paroles :

— As-tu bien pensé à ce que tu faisais, imprudente enfant, en choisissant un militaire ?

— Ah ! papa, est-ce que j’ai choisi ? D’abord, le soir du bal, il n’était pas en uniforme !… Et puis, vois-tu, il s’est emparé de moi, en une seconde !… Si tu savais ?… Ç’a été le coup de foudre !

Mais M. Bernard ne savait pas. Il avait aimé tranquillement sa femme, après le mariage beaucoup plus qu’avant, et le coup de foudre lui était totalement inconnu. Il regarda, avec stupeur, cette enfant de dix-huit ans, qui avait grandi dans le milieu le plus prude et le plus bourgeois, sans qu’on la menât au théâtre, sans qu’on lui laissât lire de romans, et qui, subitement, dévoilait un cœur passionné et une imagination ardente. Où avait-elle bien pu les prendre ? Était-ce donc Mme Bernard qui, dans les mystérieuses profondeurs de sa nature féminine, recélait ces ferments, et les avait transmis à son héritière ? Car pour lui…

En père prudent, il jeta l’eau glacée des raisonnements sur l’incendie d’Aline.

— Tu es une bonne petite fille de ne m’avoir rien caché, mais tu es une grande folle de t’être laissée aller à commettre tant d’inconséquences… Comment ! Ce garçon, que tu ne connais ni d’Ève ni d’Adam, tu causes avec lui, par-dessus le mur ?… Et quand on pense que je n’ai pas voulu te mettre en pension, que je t’ai gardée à la maison, pour que tu sois bien élevée ! Joli résultat !

— Oh ! papa ! j’ai eu tort, je le sais, mais c’était plus fort que moi !

Elle avait les larmes aux yeux ; ses mains se joignaient, suppliantes. Pourtant, dans un tout petit coin de ses lèvres, l’espérance souriait déjà.

M. Bernard n’était pas habitué à faire pleurer sa fille. Il la prit dans ses bras, la consola, lui fit presque des excuses, mais demeura ferme dans sa raison paternelle :

— Plus d’entrevue, pas de signaux ; une réserve absolue, jusqu’à plus ample informé. Tu me le jures ?

— Oh ! oui, papa !

Dès le lendemain, M. Bernard se mit en campagne, à la sourdine, pour recueillir des renseignements sur la famille, la fortune, la moralité et l’avenir du capitaine, puisque capitaine il y avait.

Au bout de huit jours, il prit un matin sa fille à part, et, l’air très soucieux :

— Je sais ce que je voulais apprendre. Le capitaine Roger a encore sa mère : Mme Dartenay ; très bonne bourgeoisie, le père a été magistrat ; trente mille francs de rentes, appartement boulevard Bonne-Nouvelle ; superbe avenir militaire. Le phénix des gendres, s’il n’était pas soldat. Impossible de l’évincer ! Mon Dieu ! que dira tante Ursule ?

Aline n’entra pas dans la discussion : elle sauta au cou de son père, l’embrassa, comme jamais le brave homme n’avait été embrassé de sa vie, et le jeta dans un océan de réflexions troublantes sur les dévorants effets que l’amour peut produire dans le cœur d’une jeune fille.

La semaine suivante, le capitaine Roger trouva l’occasion de se faire présenter à M. Bernard. Il se montra doux, simple et modeste, plut énormément au père d’Aline, qui, après avoir hésité beaucoup, lui demanda brusquement si, par hasard, il ne se sentirait pas enclin à donner sa démission.

Le capitaine se récria : il adorait sa profession ; il n’en concevait pas de plus belle. À vingt-huit ans, se résignerait-il à l’oisiveté ? M. Bernard n’osa pas le lui conseiller. Il fut décidé que, tout paraissant à souhait pour le bonheur des jeunes gens, communication de leurs sentiments serait faite à tante Ursule.


II


Et, par ce beau jour, tandis que la grave conférence avait lieu, Aline continuait à couper des fleurs, en caressant, au fond de sa pensée, un rêve heureux, dans lequel, souriant, figurait un capitaine.

Comme si celui auquel la jeune fille pensait eût été invinciblement évoqué par elle, un képi galonné apparut par-dessus le mur du jardin ; le pas d’un cheval résonna dans la ruelle, un clair hennissement de bienvenue se fit entendre. Résistant au désir de s’élancer, de courir, pour arriver plus vite auprès de celui qu’elle aimait, avec l’allure posée d’une promeneuse indifférente, Aline se dirigea vers le kiosque, gravit les six marches et, sous l’œil complaisant des Chinois peints sur la muraille, elle ouvrit la fenêtre. Au bas, le capitaine Roger, tête nue, attendait.

Aline regarda un instant la belle figure bronzée du jeune homme, ses yeux bleus et ses moustaches blondes ; puis poussant un cri d’effroi :

— Remettez vite votre képi… Mon Dieu ! à quoi pensais-je ? Il n’y a pas apparence d’ombre dans cette impasse. Vous allez attraper un coup de soleil…

Mais le capitaine avait attrapé bien mieux : c’était la blanche main de la jeune fille, et il la baisait, doucement, avec une respectueuse tendresse.

— Vous ne resterez qu’une toute petite minute, dit Aline… Mais je suis contente de vous voir. Vous ne pouvez vous figurer mon agitation. Depuis le déjeuner, je ne tiens plus en place… Papa doit parler en ce moment à tante Ursule… Ils sont enfermés avec maman, là, au rez-de-chaussée… Mon Dieu ! que peuvent-ils se dire ? Leur conversation n’en finit pas. Pourvu que tante ne fasse pas de trop sérieuses difficultés !…

— Quelles qu’elles soient, nous les vaincrons !…

— Vous parlez comme un soldat.

— Je parle comme un amoureux.

— S’il fallait attendre pour obtenir ma main ?

— J’attendrais.

— Longtemps ?

— Toujours !

Aline agita la tête et, avec une malicieuse gaieté :

— Alors, quand nous nous marierons, peut-être serez-vous général ?

— M’en aimerez-vous moins ?

— Non ! mais je préférerais vous épouser capitaine !

Ils se sourirent, oublieux déjà des soucis de l’heure présente, sûrs de leur mutuelle affection, et forts de leur jeunesse épanouie.

Aline avait retiré sa main. Penchée sur le rebord de l’étroite fenêtre, elle restait silencieuse, un peu étourdie par le parfum des fleurs, et éprouvant une lassitude exquise de tout son être. Au fond de cette ruelle détournée et silencieuse, faite de hauts murs entourant des potagers, ils étaient comme dans un désert, et pouvaient se croire seuls au monde. Et, sans paroles, les yeux dans les yeux, l’un près de l’autre, ils étaient heureux.

— Je suis allé à Paris, ce matin, voir ma mère, chère Aline, reprit le capitaine, et m’entendre avec elle… Aussitôt que le terrain sera bien préparé ici, elle viendra vous demander, pour moi, à votre père…

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Aline, rendue subitement à sa préoccupation, et regardant avec inquiétude, par la porte du kiosque, la maison qui demeurait close et muette. Le conciliabule dure depuis plus d’une demi-heure… Que se passe-t-il ? Voilà huit jours que papa doit aborder la question, et qu’il ne peut prendre sur lui de le faire…

— Elle est donc bien terrible, décidément, tante Ursule ? demanda Roger en souriant.

— Terrible ? non ! Elle nous aime profondément. Mais vous ne pouvez pas vous rendre un compte exact de la situation…

La jeune fille devint très grave, et, les yeux au ciel, les mains jointes, avec un pieux respect, comme si elle parlait d’une martyre béatifiée :

— Elle a tant souffert !…

— Mais nous aussi, nous souffrons !… s’écria le capitaine. Du moins, moi, je souffre !… Car vous, Mademoiselle… vous supportez l’attente, avec une tranquillité qui me désespère !…

Une persienne, en claquant, arrêta la réplique de la jeune fille. La porte-fenêtre du salon s’ouvrit, et un petit gros homme de cinquante ans, très chauve, à favoris grisonnants, parut sur le perron.

— Voici papa ! s’écria Aline. C’est fini ! Partez ! je vous ferai savoir le résultat, le plus tôt possible…

Elle approcha ses doigts de sa bouche, et les éloigna, avec un bruit léger qui ressemblait singulièrement à un baiser, et, jetant, en guise d’adieu, une rose que Roger attrapa au vol, elle se sauva, en courant à travers les allées, effarouchant sur son passage les abeilles et les papillons.

— Eh bien ? interrogea-t-elle, tout essoufflée, en voyant son père rester immobile, appuyé à la rampe de fer fleurie de volubilis. Est-ce que tu as dit ?…

— Oui, répondit avec embarras M. Bernard… J’ai appris à tante tous nos projets… Elle désire te parler…

Aline jeta un regard soupçonneux à son père. Mais son amour la poussa en avant, et, sans en demander davantage, bravement, comme à l’assaut, elle s’élança dans le salon.

Tante Ursule, son carlin couché à ses pieds, était assise au coin de la cheminée. C’était une vieille fille, vêtue d’une robe de veuve, ayant une tête chevaline, une taille plate, ossifiée par le célibat, et de longs bras, au bout desquels s’agitaient, sans trêve, des mains adroites à tous les ouvrages de femme.

Pour le moment, elle tricotait des camisoles de laine grise, destinées aux petits pauvres. Elle releva la tête, en entendant venir sa nièce, et son visage fut éclairé par deux grands yeux, dont le regard lumineux corrigeait la dureté de sourcils noirs et épais. Mme Bernard, petite femme potelée et fraîche, enfoncée dans un fauteuil, en face de sa sœur, semblait en proie à un abattement profond. Elle fit un geste suppliant, comme pour arrêter Aline, mais, la voyant résolue et impatiente, elle hocha la tête, soupira et garda le silence. Derrière sa fille, M. Bernard était rentré et se tenait debout, l’air penaud.

D’un coup d’œil, Aline embrassa ce tableau. Elle pressentit que, loin d’arriver pour apprendre la victoire ou la défaite, elle allait avoir à livrer, elle-même, la bataille. Le sang lui monta aux joues, et, d’un pas ferme, elle vint s’asseoir sur un petit pouf, à deux pas de tante Ursule.

— Eh bien ! ma mignonne, dit, d’une voix coupante, la vieille fille, il paraît que tu t’ennuies avec nous, et que tu veux nous quitter ? Je me demande ce qui peut bien te manquer ici ? Enfin !… Il paraît que c’est une turlutaine commune à toutes les filles ! Ta mère l’a eue, autrefois !… Mais toi, tu es encore bien jeune, il me semble.

— Tante, j’ai eu dix-huit ans le mois dernier…

— Je le sais… Dix-huit ans !… Ce n’est pas la décrépitude ! dit, en riant, la vieille fille.

Aline, voyant rire tante Ursule, pensa que peut-être l’affaire se terminerait mieux qu’elle ne l’avait supposé. Et, enhardie :

— Oh ! tante, si tu savais comme je l’aime ! murmura-t-elle…

— Vraiment ? dit la vieille fille, qui semblait décidément dans un jour de bienveillance. Et quel âge a-t-il ?

— Vingt-neuf ans bientôt, tante…

— Ah ! ah ! Onze de plus que toi !

— Papa en a douze de plus que maman !

— Où habite-t-il ?

Aline eut un instant d’hésitation. Elle pressentit que sa réponse allait avoir une importance décisive. Pourtant, elle répondit hardiment :

— À Vincennes…

La figure de tante Ursule changea d’expression : elle devint sévère et menaçante. On eût dit que les hautes tours du Donjon, entrevu plein d’uniformes, avaient subitement, sur elle, étendu leur ombre. Elle regarda sa sœur, qui tremblait, son beau-frère, qui se dissimulait dans l’embrasure de la fenêtre, et, prise d’un horrible soupçon :

— Qu’est-ce qu’il fait ? s’écria-t-elle.

Aline leva sur tante Ursule ses yeux bleus au regard candide, et, de l’air dont elle eût demandé la grâce d’un condamné à mort, elle répondit :

— Il est capitaine au 17e régiment d’artillerie.

Le tonnerre, en tombant sur la maison et en foudroyant la vieille fille, lui eût produit moins d’effet. Elle se dressa en pied, croisa ses longs bras sur sa maigre poitrine, et, pourpre de colère, les yeux étincelants :

— Un officier ! c’est un officier ?… Et toi ! toi, Aline, ma nièce… ma filleule !…

Les paroles s’étranglèrent dans sa gorge. Elle fit quelques pas pour sortir du salon, et, toute noire, de vêtement et de visage, s’arrêtant sur le seuil de la porte, comme un spectre :

— Je ne pouvais pas m’attendre, balbutia-t-elle, à un tel oubli de mon malheur ! Mais, sachez-le bien tous : jamais un homme qui appartient à l’armée n’entrera dans ma maison ! J’en sortirais plutôt moi-même ! Aline peut persister dans son choix, elle est libre !… Mais, entre elle et moi, tout sera fini désormais… Et j’aurai fait, du moins, tout ce qui dépendait de moi pour que sa vie ne soit pas brisée, comme l’a été la mienne !

Elle agita sa robe de deuil, semblable à une nouvelle Cassandre annonçant les désastres, et sortit. Le père, la mère et la fille se regardèrent. Il sembla que la porte, en se refermant, avait anéanti toutes leurs espérances.

— Je vous l’avais bien dit, hasarda enfin M. Bernard… Après son malheur, tante Ursule ne pouvait parler autrement… Mon Dieu ! maintenant, comment allons-nous sortir de cette situation ? Que dire à ce jeune homme, sur le compte duquel je n’ai recueilli que des éloges ?

— Mais, papa, demanda Aline, rouge d’indignation, est-ce que tu songerais à céder ?

— Et que faire, autrement ?

— Que faire ? Mais tout, excepté cela ! Sacrifier mon bonheur à un caprice d’imagination, à une haine chimérique ? Vous n’y pensez pas ! Le malheur de tante Ursule implique-t-il mon malheur, à moi ? Ce qui lui est arrivé doit-il fatalement m’advenir ? Non ! j’en suis sûre… j’en réponds… j’en jurerais !

Et elle s’animait, la petite Aline, défendant la cause de Roger et la sienne, énergique comme si elle eût été, elle-même, le capitaine.

— Ma chère enfant, s’écria Mme Bernard effrayée, je t’en prie… Tu connais tante : ne résiste pas, soumets-toi !…

— J’aime mieux mourir !

Et, l’effort de volonté qu’elle avait fait ayant rompu l’équilibre de ses nerfs, incapable de se contenir, elle éclata en sanglots.

— Aline !… Ma chérie !… crièrent en même temps M. et Mme Bernard.

Et, se jetant sur leur fille, ils la caressèrent, la consolèrent, lui prodiguèrent les plus tendres assurances.

— Oui, tout leur paraissait préférable à son désespoir, à ses larmes. Ils lutteraient… Elle épouserait l’homme de son choix.

Alors rassurée, voyant son père et sa mère ligués avec elle contre tante Ursule, la jeune fille se mit à sourire à travers ses pleurs.


III


Tante Ursule, en sortant du salon, avait gagné sa chambre. La porte fermée, et bien à l’abri contre tout retour offensif, elle était restée pensive.

Autour d’elle tout s’harmonisait avec la gravité mélancolique de sa vie : les tentures mauves, le mobilier de bois noir, la garniture de cheminée en bronze, et jusqu’au sujet de la pendule, figurant un ange en prière. Dans un angle se dressait une sorte de chapelle, au pied de laquelle était placé un prie-Dieu de velours. Du plafond, une lampe d’argent ciselé pendait, au bout d’une courte chaîne. Et, comme en Russie les images saintes, un portrait au daguerréotype, dans un cadre argenté, semblait être l’objet de ce culte fervent.

Il représentait un jeune homme à moustaches, la bouche crispée par le sourire que réclame le photographe, les yeux regardant dans le vide, vêtu de la capote longue et coiffé du shako très élevé de l’infanterie, modèle 1854. Au bas du portrait, sur une petite plaque, était gravée cette inscription : « Louis-Silvain-Exupère de Mirieux, mort au siège de Sébastopol. Que Dieu ait son âme ! » Un bouquet fané était attaché au cadre.

Tante Ursule fit quelques pas vers le coin aux souvenirs. Avec un long soupir, elle se laissa tomber à genoux, et, adressant un regard mouillé au daguerréotype, elle murmura :

— Un militaire, après toi, dans la famille ? Non ! cela ne sera pas !

Il parut à la vieille fille que le sourire du héros photographié devenait plus amical, et, le cœur soulagé, elle se sentit prête à repousser toutes les attaques.

Celui que tante Ursule pleurait mort, avait été, de son vivant, un assez mauvais sujet. Orphelin à vingt ans, il avait débuté par manger le plus clair de sa fortune à faire courir des chevaux après des prix qu’ils ne gagnaient jamais, et à courir lui-même après des femmes qu’il attrapait toujours… à charge de revanche, étant ensuite fort attrapé par elles. Il était, de ce train-là, arrivé en peu de temps au bout de ses ressources, et avait eu recours aux usuriers.

C’était un esprit léger, mais un bon cœur : de ces gens qui commencent par faire le malheur de leur prochain, et en témoignent postérieurement beaucoup de regret, ce qui n’arrange pas les affaires. Il avait souvent maille à partir avec son tuteur, M. Prévot, le père d’Ursule, ancien négociant, qui ne plaisantait pas avec les frivolités de conscience, et déclarait volontiers que le beau Louis, avec toute sa gentillesse, avait en lui l’étoffe d’un gaillard à finir fort mal.

Ursule, elle, à peu près du même âge que le jeune homme, n’avait pas assez d’yeux pour l’admirer, et eût mis, sans hésiter, son cœur en gage pour lui donner de quoi soutenir son luxe. Elle l’adorait. Ils avaient été élevés ensemble, et, aux premières heures de leur jeunesse, ils s’étaient, en jouant, fiancés l’un à l’autre. Ursule, arrivée à vingt ans, s’en était tenue à ces promesses innocentes, tandis que Louis folâtrait, ivre de sa toute nouvelle liberté.

M. Prévot s’était promptement inquiété de la passion de sa fille aînée. Il avait essayé de raisonner Ursule, mais ses arguments les plus captieux l’avaient trouvée rétive comme une mule d’Espagne. Cette grande fille, maigre et brune, s’était laissé prendre irrésistiblement aux allures de séducteur du brillant Louis. Et, plus on le lui montrait scélérat, plus elle le trouvait charmant. Il est ainsi des hommes qui plaisent par leurs défauts mieux que d’autres par leurs qualités.

Son père lui disait :

— Jamais je ne te laisserai épouser ce garçon-là. Il te ferait une existence infernale…

— Je l’améliorerai à force d’affection, répondait-elle. Avec les bonnes natures il y a toujours de la ressource.

— Mais il a mangé tout ce qu’il possédait, et même un peu plus…

— Ne serai-je pas assez riche pour deux ?

— On n’est pas longtemps riche quand on a affaire à un dissipateur…

— J’en ferai un homme ordonné…

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— J’en suis sûre.

— Va te promener ! Tu es folle !

Ursule allait se promener, mais ne démordait pas de ses idées. Et, arrivée à vingt-quatre ans, elle attendait avec entêtement l’heure fortunée qui lui permettrait d’appliquer, au profit de son mari, ses théories sur le perfectionnement moral. Quant à Louis, qui traitait Ursule comme une sœur, il la laissait, aux jours de décavage, lui fourrer ses économies dans la poche, et revenait tout fier, un lendemain de gain, avec un joli cadeau qui mettait des larmes d’attendrissement dans les yeux de la trop sensible fille.

Il n’était nullement pressé de l’épouser, encore qu’il eût, à cause de la fortune du père, envisagé sérieusement cette perspective. Quand on lui parlait d’Ursule, entre garçons, en disant : « À quand la noce ? », il répondait avec désinvolture, faisant allusion à la maigreur de son amie : « Rien ne presse. Elle sera ma planche de salut ! » Et de rire. Il fut cependant amené à se déclarer plus tôt qu’il ne pensait.

Un soir, il se présenta chez son tuteur avec une figure tellement renversée qu’Ursule pressentit quelque catastrophe. Elle prit le jeune homme à part et l’interrogea. Il se défendait de dire le motif de son bouleversement ; mais elle insista tant qu’il finit par faire des aveux. Il était tout à fait au bout de son rouleau et ne savait plus à quel saint se vouer.

— Es-tu fermement décidé à changer d’existence ? lui demanda alors Ursule.

Et comme, sans répondre, il levait les yeux au ciel :

— Va demander ma main à mon père.

Il y alla. Mais M. Prévot, qui avait travaillé trente-cinq ans à amasser sa fortune, n’était pas disposé à en aventurer un bon quart dans des mains qui ne savaient pas se fermer. Il reçut son pupille à la pointe des baïonnettes, et, sa fille s’étant mise de la partie, il jura ses grands dieux qu’il aimerait mieux la déshériter que de lui laisser épouser l’homme de son choix.

— Alors je ne me marierai jamais ! répliqua en pleurant Ursule.

— Très bien ! Tu soigneras les enfants de ta sœur.

— Et moi, je me ferai soldat ! déclara dramatiquement Louis.

— Parfait ! Au moins tu serviras à quelque chose !

Le jeune homme le fit comme il l’avait annoncé. Il se disait :

— Quand Ursule aura pleuré pendant un mois, on m’achètera un remplaçant.

Ursule n’eut le temps de pleurer que pendant quinze jours. La guerre avec la Russie éclata, et le régiment de Louis dut partir pour la Crimée. Ce fut un coup de stupeur. Il ne s’agissait plus de songer à quitter le drapeau, sous peine de passer pour un lâche. Il fallut faire contre mauvaise fortune bon cœur, et se mettre en devoir de devenir un troupier fini.

Un matin, Louis se présenta chez son tuteur, en uniforme, le briquet à fourreau de cuir lui battant les mollets, la tête rasée comme un condamné à mort, et tenant à la main un petit bouquet destiné à Ursule. La situation était poignante : ce fils de famille qui partait devenait intéressant, et n’eût-il pas été aimé qu’il commençait à mériter de l’être. M. Prévot lui-même, si content qu’il fût d’être débarrassé de ce gaillard gênant, se sentit la larme à l’œil.

Entre Ursule et Louis, les adieux furent déchirants. Ils étaient seuls dans le salon : ils ne se parlaient pas. La nuit descendait peu à peu, et ils ne pouvaient presque plus distinguer leur visage. Dans cette ombre discrète, la maigre Ursule faisait illusion. Louis se sentit pour elle une soudaine tendresse ; il voulut l’attacher à lui par des liens indissolubles. Il lui prit la main :

— Tu penseras à moi, dit-il, pendant mon absence ?

Elle ne répondit que par un sanglot.

— Et si je ne reviens pas… ?

Elle se leva frémissante :

— Jamais, ah ! je te le jure !… Jamais un autre !

Elle ne put ajouter une parole. Il l’avait saisie dans ses bras, et un baiser termina la phrase. Ursule, hors d’elle-même, vit le salon tourner avec une effrayante rapidité. Et, très heureusement pour elle, la femme de chambre entra avec une lampe. Le lendemain, Louis partit.

À dater de ce jour, Ursule passa sa vie à lire les comptes rendus des opérations militaires, et à piquer des aiguilles à tête rouge et bleue, sur une carte du théâtre de la guerre. Elle navigua en pensée sur la mer d’Azow, elle débarqua à Eupatoria, combattit à l’Alma, à la Tchernaïa, à Traktir, et fit honneur à son fiancé de tous les canons pris et de tous les drapeaux enlevés. Il n’y avait plus ni Saint-Arnaud, ni Pélissier, ni lord Raglan, ni Français, ni Anglais, ni Turcs : il n’y avait que Louis, qui, comme Achille, le terrible Mirmidon, sous les murs de Troie, tenait à lui seul en échec Totleben et tous les soldats du tsar.

Il écrivait souvent et se plaignait beaucoup du froid. Ursule cessa de faire du feu dans sa chambre. Elle voulut souffrir comme le bien-aimé. Que ne pouvait-elle, auprès de lui, exposer sa poitrine aux balles ! Elle rêvait de ces héroïques amazones, qui suivaient, sous l’armure, leurs amants aux croisades, et de ces hardies compagnonnes qui, en 92, s’enrôlaient et faisaient campagne dans les armées de la République. Elle eût défendu Louis, elle l’eût sauvé, recevant le coup mortel, à lui destiné par un Cosaque gigantesque, qui hantait ses nuits, et dont elle voyait distinctement la barbe rousse et le féroce sourire. Elle fermait les yeux, pleine d’épouvante, en murmurant :

— Non ! ce n’est pas possible ! À mon défaut, Dieu le sauvera.

Et elle priait avec ferveur.

Depuis six mois le siège était commencé, et, par miracle, Louis se portait bien. Il avait échappé à l’horrible assaut du Mamelon-Vert, et aux sanglantes attaques contre les ouvrages blancs, quand, subitement, il cessa d’écrire.

Ce fut pour Ursule une angoisse affreuse. Elle attendait tous les matins et tous les soirs le facteur, comme le Messie. Mais l’homme de la poste n’apportait plus que des lettres indifférentes. Trois semaines se passèrent. M. Prévot lui-même s’émut. Il se dit : « Ce galopin aurait-il eu vraiment une fin d’homme ? » Le ministère de la guerre recevait des états de situation de l’armée. Le tuteur se rendit dans les bureaux, erra de couloirs en couloirs, pendant une heure, et arriva exténué près d’un sous-chef qui, ayant consulté une liste nouvellement dressée, lui fit laconiquement la réponse suivante : « Louis-Silvain-Exupère de Mirieux, porté disparu depuis la nuit du 17… »

Le tuteur eut un éblouissement. Il entrevit, dans un nuage sanglant, une face pâle, aux yeux fixes, qui le regardait avec reproche, et sa conscience lui cria : « C’est toi qui l’as conduit là ! » Il fit un effort de raison, se dit : « Au diable ! Il aurait fait le malheur de ma fille ! » Et, cependant, en proie à un trouble qu’il ne pouvait surmonter, il rentra chez lui.

Ursule n’eut rien à lui demander pour apprendre son malheur : elle n’eut qu’à le regarder. Elle poussa un cri perçant : « Louis est tué ! » Et, sans attendre son père, qui lui criait : « Non ! disparu seulement. On le retrouvera peut-être. Qui sait s’il n’est pas prisonnier ? », elle s’évanouit.

Elle resta longtemps entre la vie et la mort. Elle était en convalescence quand la nouvelle de la prise de Sébastopol fut donnée bruyamment par le canon des Invalides. Elle eut une lueur d’espoir, pensant que, peut-être, Louis allait envoyer de ses nouvelles. Mais rien ne vint. Le silence resta profond. Et il fut établi que, si Louis avait disparu, c’était enseveli dans une tombe ignorée, au pied de quelque glacis labouré par les boulets.


IV


Dès lors, Ursule se considéra comme veuve, et prit le deuil. Vainement son père essaya de la consoler, de la distraire. Elle accueillit ses efforts avec une sévérité glaciale, qui arrêta court le brave homme. Au fond de lui-même, il conçut un respect admiratif pour cette douleur que rien ne pouvait atténuer. Sa fille grandit dans son esprit, et il prit l’habitude de la considérer comme une sainte. Il ne parlait jamais de ce qu’on appelait dans la famille « le malheur d’Ursule », sans baisser la voix, comme s’il eût craint d’être entendu. La maison était devenue silencieuse et grave. Une ombre semblait planer sur elle.

Tous les jours, Ursule allait à l’église prier pour l’âme du cher mort. Elle lui avait voué un culte, et, dans sa chambre, devant le daguerréotype, au bas duquel pendait fané le dernier bouquet apporté par Louis, elle faisait de longues oraisons, pleurant son amour tranché dans sa fleur.

Elle fut parfaite pour son père, qu’elle soigna, jusqu’à son dernier soupir, avec un dévouement admirable. Elle n’avait qu’une haine, mais celle-là farouche, implacable : pour l’armée. Elle la rendait responsable de la perte de son fiancé. C’était elle qui le lui avait enlevé pour le conduire à la bouche des canons, dans les flots de mitraille. C’était elle qui, pour une cause stupide, inexplicable, incompréhensible, lançant les uns contre les autres, dans une tuerie féroce, des hommes qui ne s’étaient rien fait, lui avait pris celui qu’elle regrettait. Armée odieuse et inutile, mécanique humaine, bête et infâme, pavoisée d’étendards flottants, mise en branle par le son enivrant des tambours et des clairons ! Et tout cela pourquoi ? Pour voler des maris aux femmes, des fiancés aux jeunes filles, et des enfants aux mères !

Dans la rue, quand elle sortait, elle traversait la chaussée pour ne pas croiser un soldat, sur le trottoir. Tout ce qui avait une culotte rouge et traînait un sabre lui faisait horreur. À Saint-Mandé, où elle habitait l’été, ayant vu, sur le mur, en temps d’élections, une affiche rouge portant une profession de foi, dans laquelle un candidat intransigeant s’écriait carrément : « Plus d’armée permanente !!! Le pays défendu par le pays !!! », elle avait fait, en sa faveur, de la propagande auprès de ses fournisseurs, et lui avait gagné la voix de son jardinier.

Cette grande fille, anguleuse et noire, était excellente au fond. Elle était vénérée par ses domestiques et adorée par sa sœur. Plus âgée qu’elle de dix ans, Ursule l’avait élevée avec des soins et une tendresse de mère. Quand elle l’avait vue grande, elle n’avait pas songé un instant à essayer de la détourner du mariage pour la garder égoïstement auprès d’elle. Sagement, elle lui avait cherché un époux, mais l’avait choisi très pacifique. Il ne faisait même pas partie de la garde nationale, ayant été réformé pour cause de myopie. Fabricant de boutons en porcelaine, il avait son usine à Charenton, et se nommait Émile Bernard.

Ce brave garçon, tout rond, était de ceux dont, à première vue, on dit : « Il ne ferait pas de mal à une mouche », et qui justifient le pronostic.

Sa courte et massive personne était faite pour rouler, sur la pente de la vie, sans déviations et sans cahots, tout droit et tout doux. Il partagea le culte de sa femme pour Ursule, et accepta la tradition lamentable du « malheur » sans le discuter.

Il aurait pu dire que bien des hommes périssent à la guerre, sans que leurs fiancées ou leurs veuves prennent à jamais l’existence en dégoût et l’armée en exécration. Il avait une cousine qui, mariée en premières noces à un major, avait, en secondes, épousé un colonel.

Il préféra accepter les yeux fermés la légende du martyre sublime de Louis-Silvain-Exupère. Et il prit l’habitude de baisser la tête, avec chagrin, chaque fois qu’aux anniversaires du malheur, Ursule avait sa grande crise de larmes. Il aima bien Mme Bernard, qui le lui rendit, et, de cet honnête échange de tendresses, naquit une fille.

Une fille ! Ursule fut transportée de joie. Elle avait tremblé que ce ne fût un garçon, car les garçons peuvent être exposés à porter l’uniforme. Elle avait déjà beaucoup de considération pour son beau-frère. À partir de la naissance de cet enfant du sexe féminin, elle redoubla d’égards pour lui. En différentes circonstances elle dit :

— Les hommes délicats sont rares, il faut les apprécier ! Bernard est un homme délicat…

Il avait su avoir une fille !

Cette petite mit la maison à l’envers. Tante fut sa marraine, et donna cette preuve de goût de ne pas exiger qu’on la baptisât Ursule. Elle fut nommée Aline. Et blonde, avec des yeux noirs et des lèvres roses, elle s’annonça comme devant être un miracle de grâce et de gentillesse.

Tante Ursule tomba en extase devant la mignonne créature, elle en oublia presque le daguerréotype. Un bouleversement sembla s’être fait dans son esprit. À plusieurs reprises, des étrangers purent, dans la conversation, parler indirectement de l’armée, sans s’attirer les foudres de la vieille fille. Elle fronça le sourcil, pinça les lèvres, mais ne souffla mot. Avant la naissance de l’enfant, elle eût bondi et vociféré :

— L’armée ! Monstruosité digne des temps barbares ! Troupeau de victimes, ramassis d’assassins !…

Elle affectionnait cette définition, dont l’apparente incohérence : victimes en même temps qu’assassins, rendait bien sa pensée, pleine à la fois de pitié et d’exécration.

Le brave Bernard, heureux de voir l’esprit de sa belle-sœur plus apaisé, dit à sa femme :

— Je suis content : il me semble que tante Ursule devient plus calme, et que sa tristesse décroît.

Mme Bernard hocha la tête et répondit :

— Non ! elle est occupée et distraite par Aline, mais le souvenir du malheur ne s’effacera jamais de son esprit… Sa haine couve comme un incendie, et, à la première occasion sérieuse, elle éclatera.

Mme Bernard voyait juste. Et l’horreur que l’armée inspirait à tante devait, en diverses circonstances, se manifester. La première fois, ce fut en 1859. La vieille fille avait accompagné Aline et sa bonne, à la promenade, dans le parc de Saint-Mandé, et, avec mécontentement, elle avait vu toutes les maisons pavoisées de drapeaux. Elle avait murmuré avec humeur :

— Qu’est-ce que cela signifie ? Ce n’est pourtant pas aujourd’hui le 15 août ?

Des bandes de gens endimanchés venaient de Paris, avec un air animé et joyeux. Dans le bois, à l’ombre des grands arbres, des déjeuners avaient eu lieu, laissant des papiers gras et des bouteilles vides sur l’herbe. Ursule dit à la bonne d’Aline :

— Pourquoi tout ce mouvement ? Est-ce qu’il y a, dans les environs, une fête patronale ?

— Je ne sais pas, Mademoiselle, répondit la brave fille avec embarras. Mais peut-être ferions-nous mieux de rentrer ?… La petite jouera aussi bien dans le jardin.

— Rentrer ? Pourquoi ? Expliquez-vous… Que se passe-t-il ?

— Eh bien, Mademoiselle… J’aime mieux le dire à Mademoiselle… mais c’est, aujourd’hui, la rentrée des troupes d’Italie… Et l’armée va défiler par ici, se rendant au camp de Saint-Maur…

— L’armée !…

Déjà Ursule avait ramassé son ouvrage, et se dirigeait, à grands pas, vers la maison. Mais il était trop tard. Le flot populaire encombrait les rues. Des services d’ordre contenaient la foule, et la circulation devenait très difficile. Dans le lointain, une rumeur grandissait ; des gamins, agitant des branches vertes, apparaissaient, gambadant. Et, dominant les cris et les appels, le roulement des tambours et la fanfare des clairons annonçaient l’arrivée des vainqueurs.

Ursule se mit à courir. Un coup de folie bouleversa son cerveau. Elle fut prise d’un vertige. Il lui sembla que tous les pantalons rouges s’élançaient à ses trousses. Elle fendait les groupes, de son épaule anguleuse, comme un navire les flots, de son éperon. Et, poursuivie par le son strident des sonneries, elle fuyait, tirant derrière elle Aline, qui pleurait.

Arrivée au coin du boulevard, apercevant déjà la porte de la maison, elle se crut sauvée. Elle respira. Encore quelques pas, et elle allait être à l’abri… Frappée, elle sauta en arrière… Une masse profonde, tournant l’angle de la rue, s’avançait au-devant d’elle, débordant sur les trottoirs, emplissant l’étroite voie de ses rangs pressés, rayonnante de l’acier des baïonnettes et du cuivre des fourniments. C’étaient les chasseurs à pied, qui rentraient à Vincennes, triomphants, des fleurs dans les canons des fusils, le drapeau livrant au vent ses plis troués de balles, poudreux, noirci, superbe, surmonté de son aigle cravatée de rouge, avec la croix de la Légion d’honneur.

Toutes les fenêtres se garnirent de curieux applaudissant, une acclamation immense s’éleva, et la musique électrisée partit tout d’un coup, faisant passer dans la foule un grand frisson d’émotion joyeuse. Sous le ciel radieux, dans la tiédeur d’un beau jour, les petits troupiers marchaient avec la fierté de la victoire, souriants, heureux, semblant porter en eux toute la gloire de la patrie.

Tante poussa un cri, porta la main à ses yeux, comme pour se défendre de voir ce spectacle sublime et odieux ; puis, devenant toute pâle, elle s’évanouit. On la porta chez Castéjoul, le pharmacien. Et, dans la boutique vide, le maître et ses élèves étant patriotiquement occupés à crier : « Vive l’armée ! », la pauvre fille reprit connaissance. Les derniers accents de la marche se perdaient dans le lointain, le silence profond succédait à l’animation bruyante. Des larmes jaillirent des yeux d’Ursule, et, d’une voix étranglée :

— Ils reviennent, eux ! dit-elle… Lui n’est pas revenu ! Les mères, les sœurs et les fiancées auront, ce soir, le cœur en fête… Et moi ! moi !…

Elle eut une nouvelle crise, poussa quelques cris, agita ses longs bras, et se pâma.

Elle resta, à la suite de cette aventure, enfermée, pendant six semaines, dans sa chambre, en proie à une sauvage mélancolie, ne voulant voir personne, restant des heures devant le daguerréotype de Louis-Silvain-Exupère, de chaque côté duquel elle allumait pieusement de petites bougies roses.

On lui montait à manger dans sa chambre, et elle n’adressait pas la parole au domestique qui la servait. Le matin, elle descendait au jardin, pendant qu’on faisait le ménage. De loin, on la voyait tourner lentement, la tête penchée sur sa poitrine plate, et elle semblait un spectre. M. et Mme Bernard eurent des inquiétudes pour sa santé, et consultèrent le médecin, vieil ami de la famille. Celui-ci, ayant écouté l’exposé complet de l’état d’Ursule, s’écria avec brusquerie :

— Qu’est-ce que vous voulez que je lui ordonne ? Elle n’a rien ! Ce n’est pas une malade : c’est une folle !

— Oh ! docteur, s’écria Mme Bernard scandalisée, dites une sainte !

— Une sainte, si cela peut vous faire plaisir, chère madame. Mais cette sainteté-là se traite avec des douches… Conduisez votre sœur chez le docteur Blanche, ou secouez-la vigoureusement ; ça fera diversion !

La secouer, grand Dieu ! quand ils n’osaient même pas affronter sa présence ! Pour faire diversion, comme disait le docteur, ils imaginèrent de placer Aline sur le passage de tante, à l’heure de sa promenade quotidienne. L’enfant, lâchée comme un jeune chevreau dans le jardin, vint, au détour d’un massif, se jeter dans les jupes de sa marraine. Celle-ci voulut se dégager des petits bras qui l’étreignaient, et rebrousser chemin. Une brusque secousse arracha la robe des mains d’Aline, qui tomba sur le sable et, restant étendue, se mit à crier :

— Tante m’a fait mal, quand je voulais l’embrasser… Tante m’a fait mal !

La vieille fille s’arrêta court, elle vit le visage de l’enfant adoré ruisselant de larmes, son cœur gonflé d’amertume lui monta aux lèvres, elle fondit sur sa filleule comme un vautour sur une colombe, la serra dans ses bras, baisa ses mignonnes mains rougies par le gravier, et, éclatant en sanglots, elle resta immobile, regardant son beau-frère et sa sœur qui accouraient, vaincue et reconquise par l’enfant.

À la suite de cette crise, M. et Mme Bernard conservèrent une sérieuse défiance. Ils craignirent des rechutes. Ils observaient Ursule, à l’état calme, comme le marin scrute la mer immobile, en se demandant s’il n’y a pas à redouter une soudaine tempête.


V


L’accès appréhendé eut lieu, mais quelques années plus tard seulement, et dans des circonstances beaucoup moins dramatiques.

Lorsque Aline avait été en âge de commencer le piano, tante, qui avait un joli talent, s’était plu à donner des leçons à sa filleule. Elle l’avait initiée aux martyrisants mystères du doigté, et le salon avait retenti des accords du Petit Suisse. Mais Aline ayant fait de rapides progrès, il avait fallu passer à des exercices plus savants. Le percepteur, homme très pacifique, avait recommandé un musicien distingué, M. Perseran, son intime, qui avait cette faculté singulière de jouer de tous les instruments, d’ailleurs avec une égale médiocrité.

— Pour des leçons d’accompagnement, cette variété est bien agréable, avait dit M. Bernard.

Et le protégé du percepteur avait été favorablement accueilli.

Les premiers jours, tante, pour ne point gêner le professeur, s’était installée discrètement dans le jardin, sous les grands arbres, avec son ouvrage, et, par les fenêtres du salon, elle avait entendu s’envoler tour à tour les notes mélodieuses de la variation concertante, pour flûte et piano, de Tulou, de la polonaise, pour piano et cor, d’Arban, de la fantaisie, pour violon et piano, d’Alard, sur Faust. Et, qu’ils fussent de bois ou de cuivre, à clefs, à anche ou à cordes, sur tous ces instruments, M. Perseran, avec une verve endiablée, accompagnait son élève. Il battait du pied la mesure, s’échauffant, la figure très rouge, la moustache hérissée, et, quand la pianiste s’égarait dans le dédale des doubles croches, il se laissait aller à lâcher un « crebleu » retentissant.

Tante, qui ne perdait rien de tous ces détails, s’inquiéta. Une pointe de soupçon perçait dans son esprit. Pourquoi ce musicien jurait-il ? M. Bernard, averti, voulut mettre cet oubli des convenances sur le compte de la fièvre concertante :

— C’est le démon de la musique qui agite ce brave Perseran, disait-il. Regardez-le, tante, quelle fougue ! On croirait qu’il dirige tout un orchestre, et qu’il monte à l’assaut des difficultés harmoniques.

Tante hochait la tête. « À l’assaut ! » C’était exact, et, dans ce singulier professeur, avec une instinctive aversion, elle flairait un soldat. Un jour que la vieille fille écoutait de loin, selon son habitude, les sons d’une marche guerrière, pour piano et cornet à pistons, frappèrent fâcheusement son oreille. Sur le clavier, Aline plaquait des accords retentissants, tandis que Perseran, perlant ses notes avec amour, faisait résonner le salon de l’air bien connu :

Partant pour la Syrie,
Le jeune et beau Dunois…

Une ombre soudaine, projetée sur son papier à musique, arrêta l’exécutant.

Il se retourna, et, entre lui et la fenêtre, il aperçut tante Ursule, qui le dévisageait avec des yeux bizarres.

— Qu’est-ce que vous jouez donc là, monsieur Perseran ? demanda la vieille fille d’une voix coupante.

— Mademoiselle, dit le musicien, en se courbant avec une souriante modestie, c’est un pas redoublé de ma composition.

— Un pas redoublé ? Vous composez des pas redoublés ! Mais pour qui ?

— Pour la musique du 1er voltigeurs, dont j’ai l’honneur d’être le chef. Mademoiselle…

Tante leva les bras au ciel, ses yeux s’agrandirent, elle ouvrit la bouche, mais ne put proférer aucun son. Perseran, voyant son trouble, mais n’en devinant pas les causes secrètes, ajouta gracieusement :

— Croyez, Mademoiselle, que je suis, nonobstant et dans l’intervalle de mes fonctions, bien à votre service…

À ces mots, tante retrouva la parole :

— À notre service ! Vous ! Mais comment a-t-on osé vous envoyer ici, sachant que vous appartenez à l’armée ? Et vous-même, comment ne l’avez-vous pas dit ?

— Mais, Mademoiselle, vous ne me l’avez pas demandé !

— Bernard ! cria la vieille fille, d’une voix retentissante, Bernard !

Et, comme son beau-frère accourait effaré :

— Tenez ! Admirez votre œuvre ! Car c’est vous qui avez choisi Monsieur !… Voilà sur qui vous égarez ma confiance !…

— Mais qu’est-il donc ?

Tante toisa Perseran, et, avec un accent de méprisante horreur :

— Un voltigeur !

Et elle sortit. Le lendemain, Perseran fut remplacé par un professeur du sexe féminin. Ursule bouda pendant trois jours, puis parut oublier, et tout rentra dans l’ordre.

M. Bernard se félicita presque de cette nouvelle aventure. Il répéta à sa femme avec une joyeuse satisfaction :

— Positivement, tante devient plus raisonnable. Elle s’est contentée de mettre Perseran à la porte… Autrefois, elle l’aurait battu !

Le brave homme se trompait pourtant. À la surface, Ursule paraissait plus calme, mais, au fond, elle était toujours aussi agitée. Et un événement prochain, terrible, celui-là, allait fournir un aliment nouveau à la haine qu’elle avait vouée à l’armée et à tout ce qui en dépendait.

La guerre de 1870 éclata. La vieille fille en apprit la nouvelle par le journal. Elle pâlit, voulut se lever, mais ses jambes tremblaient, et ses aiguilles à tricoter, piquées dans un gros peloton de laine, tombèrent, de ses genoux sur le foyer de la cheminée, avec un bruit strident.

— Voilà les infamies qui recommencent ! balbutia-t-elle. Les hommes ne sont donc pas las de s’égorger ? J’ai de mauvais pressentiments… J’entrevois des désastres épouvantables… Des flots de sang ! Et des flots de larmes !… Ah ! mon Dieu !

Elle se mit à sangloter, puis, avec un geste brusque, elle s’essuya les yeux, sortit du salon et monta dans sa chambre, où elle resta enfermée à méditer et à prier.

M. et Mme Bernard, désolés, supprimèrent tous les journaux, et ordonnèrent le silence aux domestiques. Les premiers revers furent ignorés par la vieille fille. Mais le visage de son beau-frère, navré des malheurs de la patrie, était cruellement explicatif. Au bout de quelque temps, tante, dévorée par une effroyable anxiété, tournant autour d’une question qu’elle n’osait point faire, prit à part Aline, âgée de quatorze ans, et, brusquement :

— Eh bien ! ma fille, que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Ne me cache rien ! Nous sommes vaincus ?

— Hélas ! tante, l’Empereur est pris, l’armée est prise… Tout est perdu, et on dit que nous allons être assiégés…

— Assiégés ! s’écria Ursule… Des soldats partout : au dedans, au dehors… Des garnisaires à loger, peut-être… le canon dans les oreilles, jour et nuit ! Supporter cela ? Jamais !

M. Bernard, entendant sa belle-sœur s’exclamer, accourut.

— Oh ! les Allemands, ces barbares ! gémit la vieille fille, les alliés, les frères des Russes, qui m’ont assassiné mon pauvre Louis ! Partons. Je ne veux pas rester ici… Faites les malles, sauvons-nous !… N’importe dans quel pays, n’importe sous quel ciel, pourvu qu’on y puisse vivre sans entendre l’infâme bruit des armes, les plaintes des victimes et les hurlements des assassins !

Mais là elle se heurta à une résistance inattendue. M. Bernard refusa de partir. Il déclara qu’il entendait faire son devoir.

— Et comment ?

— En combattant, comme tous les bons Français.

— Vous ! À votre âge ! Et dans quels rangs ?

— Dans ceux de la garde nationale.

— Et nous, Monsieur, votre femme, votre fille, moi enfin, que deviendrons-nous ?

— Mettez-vous à l’abri. Ce sera un grand allégement pour moi.

Alors une autre scène déchirante eut lieu : Mme Bernard protesta qu’elle ne quitterait pas son mari. Elle subirait le même sort que lui, souffrirait avec lui, et mourrait, s’il le fallait, compagne dévouée, comme elle avait vécu, à ses côtés.

— Alors, tu m’abandonnes ? dit amèrement Ursule.

— Entre toi et mon mari puis-je hésiter ? Pars, laisse-nous à notre malheureux sort. Emmène Aline et la femme de chambre… Au moins, vous, vous survivrez.

L’excellente femme ne put continuer, elle s’attendrit sur elle-même, et fondit en larmes.

— C’est bien ! dit gravement Ursule : je partagerai votre destinée.

— Oh ! comme tu nous aimes ! s’écria la bonne Mme Bernard.

— Cœur admirable ! amplifia M. Bernard, touché profondément.

Ils se jetèrent dans les bras les uns des autres.

Mais si tante consentait à soutenir le siège, elle voulait ne pas s’en apercevoir. Elle fit, le lendemain, matelasser les portes et les fenêtres de sa chambre, de façon qu’aucun bruit ne pût arriver jusqu’à elle, et prit le parti de vivre enfermée, comme dans une casemate. Elle n’entendit ni les rumeurs de la bataille, ni les cris de la foule, elle n’eut point le spectacle navrant et grandiose de Paris sombre, affamé et sanglant. Elle endura les privations communes, sans une question, sans un reproche, mais ayant, dans les yeux, l’horreur de ce qu’elle devinait de l’agonie française. Cependant, le jour de la capitulation, voyant les figures de ceux qui l’entouraient plus défaites et plus tristes, elle dit :

— C’est la fin, n’est-ce pas ?

Et comme chacun baissait la tête, sans répondre, elle s’agenouilla devant le portrait du mort, et on l’entendit qui priait pour la France.

Elle sortit de Paris débloqué, dans une voiture aux stores baissés, et, par un train de nuit, se rendit à Arcachon, où elle resta jusqu’à la fin de la Commune.

Ainsi, contre ce pauvre cœur souffrant, le destin semblait s’être acharné, renouvelant sans cesse ses tortures, et entretenant cruellement la plaie qui avait été ouverte, un jour, par le malheur.

Comment tante Ursule eût-elle pu oublier ? Comment sa rancune eût-elle pu s’éteindre ? À son chagrin personnel s’ajoutaient continuellement les chagrins des autres. Tout ce qui lui était advenu de douloureux, dans la vie, elle avait le droit d’en rendre l’armée responsable. Elle n’avait tremblé, pleuré et regretté que par cette tueuse. Et la haine qu’elle lui rendait n’était pas plus grande que le mal qu’elle en avait reçu.


VI


Dans sa chambre, après le refus formel qu’elle avait opposé à la demande de M. Bernard en faveur du capitaine Roger, Ursule songeait, et tout ce passé douloureux lui revenait à la mémoire. Entraînée par la tendresse qu’elle avait pour sa filleule, elle s’interrogeait, se demandant, avec trouble, si ses griefs étaient assez solides pour qu’elle persistât dans sa résolution, au risque de faire pleurer Aline.

De cet examen de conscience elle sortit fortifiée. Oui, elle était dans son droit, et pouvait pousser la résistance jusqu’à ses dernières limites, jusqu’à ses extrêmes conséquences. Entre elle et l’armée, c’était une lutte engagée, depuis vingt ans, et dans laquelle tous les coups avaient porté au cœur. Et maintenant, cette armée, qui lui avait pris son fiancé, voulait lui prendre sa filleule, son Aline, son enfant adorée, pour la donner à un capitaine, qui la traînerait à sa suite, de garnison en garnison, jusqu’au jour où il la laisserait veuve, sans appui, sans espoir, torturée par le regret.

Elle savait, par expérience, de quelles angoisses est faite cette existence des femmes, qui ont des êtres aimés dans les batailles. Et elle n’en voulait pas pour Aline. L’enfant de son cœur, souffrir, comme elle avait souffert ! Jamais ! Elle ne savait pas, cette petite, elle s’entêtait par ignorance. Mais quand son esprit serait éclairé, quand elle connaîtrait les tortures qu’une telle union pouvait lui préparer, elle reviendrait à des idées plus raisonnables. Elle avait été conquise par l’élégance victorieuse d’une tournure de joli garçon, éblouie par l’éclat d’un uniforme brodé… Un uniforme ! Quelle dérision ! Mais elle comprendrait l’inanité de ces séductions… Et on la marierait à quelque bon gros notaire, bien calme, bien sédentaire, et bien à l’abri des combats.

Tante commença immédiatement sa campagne. Elle résolut de procéder, d’abord, par la persuasion, quitte à revenir ensuite à la rigueur. Elle dérida son front, se fit un visage souriant, et, à l’heure habituelle, comme si de rien n’était, elle descendit dîner.

Dans la salle à manger, le père, la mère et la fille, tristes et contraints, attendaient. Ils regardèrent, avec surprise, tante s’installer tranquillement à sa place. Ils l’écoutèrent parler librement, sans efforts, avec gaieté même, n’en croyant pas leurs oreilles. La scène, dont le souvenir pesait si gravement sur eux, semblait, pour elle, n’avoir pas eu lieu.

Ils respirèrent, s’adressèrent des regards ravis. Au fond d’eux-mêmes, ils pensèrent :

— Tante a réfléchi. Tout va peut-être s’arranger.

Mais ils n’osèrent pas parler. Ils craignirent, instinctivement, qu’un mot prononcé malencontreusement ne perdît tout. Après le dîner, tante prit sa nièce par le bras, et, très amicalement :

— Viens faire un tour de jardin avec moi.

Aline frémit : elle comprit que rien n’était fini ; bien au contraire, que tout commençait. La soirée était douce, et les fleurs des corbeilles, ranimées par la fraîcheur qui descendait avec la nuit, répandaient dans l’air des senteurs délicieuses. Un calme profond régnait, et, tout au loin, une cloche d’église sonnait lente et mélancolique. Les nerfs de la jeune fille, si cruellement tendus depuis plusieurs heures, s’amollirent brusquement, et, sans pouvoir retenir ses pleurs, elle se laissa tomber sur un banc, cachant son visage entre ses mains.

— Eh bien ! mon enfant, voyons, dit tante Ursule, beaucoup plus troublée qu’elle ne l’eût voulu.

— Oh ! tante, si tu savais comme j’ai du chagrin !…

Le hasard les avait menées à la place même où, quand elle était toute petite, Aline s’était jetée sur sa marraine, la retenant par sa robe de ses douces mains d’enfant, et l’arrachant à son accès de noire misanthropie. Ce jour-là, aussi, repoussée violemment, elle avait pleuré. Et le cœur de la vieille fille, retourné en un instant, avait capitulé devant ses larmes. Ursule l’entendait encore criant : « Tante m’a fait mal ! » Et elle la faisait encore souffrir maintenant… Était-il donc dans sa destinée de causer du tourment à l’être qu’elle chérissait le plus au monde ? Elle prit la main d’Aline :

— Voyons, chère petite, sois sage… Tu n’as pas l’expérience de la vie… Si je te contrarie, c’est pour ton bien… Oh ! tu sais quelle affection j’ai pour toi… Demande-moi tout ce que tu voudras : je suis prête à te l’accorder…

La jeune fille secoua sa tête blonde :

— Je n’ai qu’un désir… C’est d’épouser celui que j’aime…

— Puisque je te dis que ce serait aller au-devant du malheur !…

Aline leva ses beaux yeux, et, avec conviction :

— Mais, marraine, je ne le crois pas…

Tante pensait tristement : Quelle tête elle a ! C’est tout à fait moi, à son âge ! Mon père aussi m’avait dit ce que je viens de lui dire… Moi non plus, je n’ai pas voulu le croire… Hélas ! combien j’en ai été punie !

— En somme, ce garçon, reprit la vieille fille, tu ne l’as vu que rarement… Tu t’es prise pour lui d’une fantaisie romanesque… Mais tu ne le connais pas !… Rien ne t’attache à lui… Nous t’en montrerons d’autres… Sais-tu ce que je vais proposer à ton père ? Un beau voyage… Nous irons en Suisse… Tu verras des horizons nouveaux. Et tu reviendras avec des idées nouvelles… Hein ?

Six mois plus tôt, à la pensée de partir, de faire du chemin, Aline eût bondi de joie. Elle avait alors le cœur vide et l’esprit libre. La proposition de sa marraine la trouva de glace.

— Je te remercie bien, tante, dit-elle. Je vois que tu m’aimes toujours, quoique je te donne de la contrariété… Mais, si tu veux me faire plaisir, tu me laisseras ici… Au moins, je pourrai y pleurer à mon aise, et personne ne verra que j’ai les yeux rouges…

Ses larmes repartirent de plus belle, coulant en sillons brillants, le long de ses joues pâlies. Tante la serra dans ses bras, la câlina, lui donna les noms les plus tendres, la suppliant de renoncer à son amour :

— Fais cela pour moi, ma chère petite mignonne adorée. Ne désole pas la fin de ma vie par le spectacle de ton désespoir, si ce mariage se fait, de tes regrets, s’il ne se fait pas !… Sois sensée et conciliante !… Ne te bute pas à l’idée d’épouser ce soldat !… J’ajouterai deux cent mille francs à ta dot !… Mon enfant ! Vois ce qui m’est arrivé, à moi !… Profite de ma triste expérience !…

Et tante, bouleversée par ses souvenirs cruellement ravivés, se mit à crier :

— Oh ! mon pauvre Louis ! Dieu sait qu’il n’avait pas la vocation, et qu’il n’est pas parti de bon gré ! Et pourtant… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! il y a vingt-deux ans que je le pleure !…

— Tu vois bien, tante, dit Aline avec douceur, quand on aime vraiment, qu’on ne change pas d’amour !

Tante se leva brusquement et n’ajouta plus un mot. Elle avait senti qu’elle n’obtiendrait rien. Marchant à côté d’Aline, elle revint vers la maison, sombre, irritée, et décidée à ne pas capituler.

— Cette petite a beaucoup de décision dans le caractère, dit-elle à son beau-frère. Mais je suppose qu’elle reviendra à de meilleurs sentiments… La nuit porte conseil. Bonsoir !

Et, suivie de son chien, elle se retira dans sa chambre.

À cette heure même, le capitaine Roger, au mess du régiment, en compagnie de son camarade de promotion, le capitaine Préville, prenait une tasse de café. Il écoutait distraitement son ami, lancé dans une discussion technique très sérieuse sur la valeur des shrapnells prussiens, comparés aux obus à balles français.

— Vois-tu, mon cher, conclut Préville, la fonte dont nous nous servons étant plus aigre, plus cassante, le nombre des éclats de nos obus est plus considérable que celui des éclats… Mais, sapristi, Roger, tu ne me suis pas !…

— Pardon, mon ami, tu disais ?

— Je disais… Mon pauvre garçon, tiens ! tu me fais de la peine !… Tu as la figure à l’envers et les yeux au fond de la tête… Voyons, ça ne va donc pas, ces amours ?

— Pas du tout !… soupira Roger… J’ai le père et la mère pour moi, mais il y a une satanée tante, qui a le gouvernement de la maison depuis vingt ans, et qui mène toute la famille à la baguette. Or, elle a contre les militaires en général, et les artilleurs, sans doute, en particulier, une dent d’une longueur extraordinaire… En trois mots, elle ne veut pas entendre parler de moi, et elle a menacé sa nièce non seulement de la déshériter, ce qui me serait bien égal, mais encore de la maudire, ce qui ne saurait m’aller !… Vois-tu cette façon d’entrer en ménage ?

— Déshérités et maudits ! Comme dans les drames… s’écria gaîment Préville… Mais elle a donc le diable au corps, cette bonne dame ? Veux-tu que j’aille lui parler, moi ?…

— Oh ! mon ami !… Tu ne sais pas à quoi tu t’engagerais !… Enfin, tu vois, je suis très ennuyé… Il faut me traiter avec un peu d’indulgence…

— Ah ! çà, Roger, je suppose que tu vas tenir bon ?… reprit Préville. La place ne veut pas se rendre ? Soit. Mais un siège, c’est notre affaire !… Et pour l’honneur du 17e, et ton bonheur à toi, il faut que tu triomphes !

— Je triompherai ! Mais que le loup me croque si je sais comment !


VII


Cependant, comme l’avait dit l’ami Préville, l’affaire des artilleurs c’est de conduire les sièges, et Roger avait déjà des cheminements, à lui connus, qui aboutissaient singulièrement près du corps de place. La petite ruelle était un moyen d’approche tout préparé. Et jamais Aline ne s’enferma plus souvent dans le kiosque chinois, pour méditer et travailler, qu’à la suite de l’explication orageuse qui avait bouleversé ses projets d’avenir.

Roger, rendu prudent par l’infortune, ne passait plus à cheval, le long du mur du jardin, et le bel alezan ne hennissait plus de plaisir, en approchant du but de sa course. L’amoureux venait à pied, l’œil au guet, et poussait même la précaution jusqu’à s’habiller en bourgeois. Le costume civil lui allait, il est vrai, à ravir, et il ne perdait rien de ses avantages.

Il avait trouvé sur le mur, au-dessous de la fenêtre du kiosque, un rebord très commode, à un mètre du sol. Il y mettait ses deux pieds, et se trouvait à portée de la main d’Aline. Ils causaient là, paisiblement, se confiant leurs peines et leurs espérances, n’ayant pour surveillant que le carlin de tante Ursule, mais assez gardés par la pure sincérité de leur tendresse.

La ruelle était toujours déserte, et nul ne venait interrompre leur causerie. Cependant, le quatrième jour, pendant que Roger était perché sur l’étroit entablement, un pas se fit entendre, sonore, entre les murs des jardins.

— Oh ! mon Dieu ! murmura Aline, voici quelqu’un qui va passer… Vous serez vu…

— Non ! dit Roger.

Et, d’un élan, à la force des poignets, il se haussa jusqu’à la fenêtre. La jeune fille recula, en poussant un petit cri : le capitaine venait d’entrer dans le kiosque, par escalade, et se trouvait debout devant elle. Il y eut un instant d’embarras silencieux.

— Ce n’est pas bien, Roger, ce que vous avez fait là, dit Aline, en rougissant.

— C’était pour ne pas vous compromettre, répondit timidement le capitaine.

Elle le menaça du doigt, en souriant, et, lui montrant une chaise :

— Enfin, puisque vous y êtes…

Ils s’assirent et continuèrent à causer.

Tante Ursule, à la suite de son entretien avec sa filleule, s’était attendue à une lutte sourde, à des mines éplorées, à des bouderies persistantes. Avec étonnement elle constata chez la jeune fille une égalité d’humeur parfaite. Telle Aline était avant l’ouverture des hostilités, telle elle fut après. Elle ne chantait plus, le matin, dans sa chambre, et n’avait plus de ces poussées soudaines de gaîté, qui la faisaient gambader toute seule, au milieu du jardin, comme un poulain au printemps. Mais elle ne paraissait en aucune façon accablée. Elle avait même un petit air éveillé et satisfait qui intrigua tout particulièrement la vieille fille.

Tante Ursule soupçonna la trahison. Elle se dit : Il y a un mystère là-dessous. Cette petite n’a pas la figure d’une personne séparée de celui qu’elle aime. Verrait-elle, en secret, ce traîneur de sabre ? Mais non. Elle n’est pas sortie depuis le commencement de la semaine. Correspondrait-elle avec lui ?

Elle surveilla l’arrivée du facteur, et se fit remettre toutes les lettres. Elle ne trouva rien de suspect, rien qui sentit la caserne. Peut-être le galant jette-t-il des billets par-dessus les murs, pensa-t-elle. Sous prétexte de faire nettoyer les massifs, elle mit le jardinier en observation permanente. Elle avait dit à ce brave garçon :

— Les maraîchers du voisinage ont lancé des racines dans le jardin… Si vous voyez tomber quoi que ce soit, vous me l’apporterez…

Cet espionnage fut infructueux. La brèche, par laquelle Roger forçait le blocus, échappait à la vigilance de tante Ursule. Celle-ci passa des heures, à l’affût derrière sa persienne, surveillant le jardin. Mais le capitaine, rasant la muraille, était hors de vue, et le mystère amoureux des deux jeunes gens demeurait impénétrable.

Cependant Aline, en revenant du kiosque chinois où, se sentant épiée, elle ne restait jamais plus qu’un quart d’heure, se laissait quelquefois aller à fredonner. Ses yeux brillaient plus vifs, ses joues étaient plus roses. Elle avait en elle, pour le reste de la journée, un rayonnement de bonheur. Tante en fit la remarque. De là à observer le kiosque il n’y avait qu’un pas.

Un après-midi, ayant vu Aline se diriger vers son lieu de retraite accoutumé, elle s’en vint, à pas de loup, derrière la jeune fille. Au bas des marches du perron, elle s’arrêta et tendit l’oreille. Un léger murmure de voix, à travers la porte close, se faisait entendre. Avec qui Aline était-elle enfermée ? Était-ce avec son père ? Non, M. Bernard avait pris le chemin de l’usine, après le déjeuner… Mme Bernard était au salon… Alors, si c’était ?…

La vieille fille ne prit pas le temps de réfléchir une seconde de plus : son sang ne fit qu’un tour… Elle gravit les six marches, en trois bonds, ouvrit brusquement la porte et resta béante, devant ce stupéfiant spectacle : assis sur un canapé, le capitaine Roger, ayant sur ses genoux le carlin de tante Ursule profondément endormi, causait avec Aline qui brodait.

Ce fut rapide comme un songe. En voyant paraître sa marraine, Aline se dressa sur ses pieds et jeta un cri… Roger bondit, sans se soucier du carlin qui roula sur le sol, en poussant un jappement lamentable. Elle, par la porte, lui, par la fenêtre, s’envolèrent comme des sylphes. Et tante se trouva seule, dans le kiosque, en présence de son chien, qui la regardait avec de gros yeux étonnés. La vieille fille exaspérée fondit sur l’animal, qui avait si complètement trahi sa confiance, et, le frappant à grands coups d’ombrelle :

— Oh ! le vaurien, le sot, l’imbécile, qui se dorlote sur les genoux de ce maraudeur au lieu de mordre, d’aboyer, d’ameuter toute la maison !…

Elle lui jeta, à la volée, le manche de son ombrelle brisée, et, terrible, revenant à longues enjambées :

— Voilà donc comme on se moque de moi ! cria-t-elle. C’est bien ! Nous allons voir !

Elle entra sous le hangar où le jardinier serrait ses outils, y prit une planche, des pointes, un marteau, et Aline, quelques instants après, l’entendit qui clouait, à grand bruit, les volets du kiosque. La jeune fille eut un frisson. Il lui sembla que tante l’enfermait pour toujours, et que, murée, elle ne reverrait plus celui qu’elle aimait. Un froid soudain lui glaça le cœur. Elle eut peur en se voyant toute seule, et, courant vers le salon, elle se réfugia dans les bras de sa mère.

M. Bernard était un brave homme. Il l’avait prouvé, depuis vingt ans, à tante Ursule. Mais il avait horreur des persécutions, et l’idée que sa fille n’était plus heureuse le fit sortir de son caractère. Il avait tout accepté, depuis le jour où, donnant le bras à sa femme coiffée de fleurs d’oranger, il était entré dans la maison. Tout : le martyre de l’héroïque Louis, l’humeur sombre de tante, les accès de démence périodiques qui avaient si gravement troublé la vie de famille. Mais il n’était pas disposé à supporter que sa fille eût les yeux rouges et la mine inquiète. Il ne l’avait pas mise au monde, avec le concours de Mme Bernard, pour la voir autrement que des sourires et des chansons aux lèvres.

Lui, qui avait tourné, pendant huit jours, autour de sa belle-sœur, sans oser lui avouer que sa fille aimait un militaire, il n’hésita pas une minute, pour rendre la gaîté à Aline, à affronter les violences de l’irascible Ursule.

Il la prit à part, sous les grands marronniers qui ombrageaient la pelouse, et, sans préambule :

— Voyons, tante, dit-il, la situation qui nous est faite à tous, depuis une semaine, est très pénible… Est-ce que vous ne pensez pas qu’il y ait lieu de la régler d’une façon plus satisfaisante ?…

Il s’arrêta. La vieille fille, qui l’avait écouté d’abord, les yeux baissés, venait de lui lancer un regard terrible. Ses lèvres remuèrent, comme si elle allait parler, mais elle se contint, et, les traits contractés par une sourde colère, elle sembla décidée à entendre jusqu’au bout, et sans protestation, ce que son beau-frère osait vouloir lui dire. Bernard, pâlissant, oppressé, poursuivit courageusement :

— Vous savez, tante, combien nous vous aimons… Nous avons partagé avec vous toutes vos peines… Il n’est pas un seul de vos chagrins qui n’ait eu son contrecoup dans notre cœur… Mais, sincèrement, ne craignez-vous pas de vous laisser entraîner à un peu d’exagération dans vos antipathies ? Sans conteste, vous avez mille bonnes raisons d’écarter de votre intimité certaines personnes appartenant à… une classe de la société qu’il est inutile, entre nous, de dénommer… Mais les proscriptions en bloc sont toujours fâcheuses… Il faut savoir faire des exceptions. Il y a de bonnes gens partout… Et le choix de votre nièce, particulièrement, est, je vous assure, plus sensé qu’il n’en a l’air… Ce jeune homme…

Il ne put achever. Tante, qui bouillonnait comme un volcan couvant une éruption, éclata soudainement, et, frémissante au souvenir de la scène du kiosque :

— C’est un drôle ! cria-t-elle… Oui, Monsieur, un drôle ! Il a osé s’introduire chez moi, pareil à un voleur, en franchissant les murailles. Je l’ai trouvé dans mon kiosque, là ! là ! aux pieds de votre fille !…

— Pas aux pieds, tante, rectifia Bernard… assis sur un canapé. Aline m’a tout conté. Ils causaient, les pauvres enfants !…

— Plaignez-les ! Désavouez-moi ! Approuvez leur conduite, qui est d’une immoralité révoltante !

— Mais aussi, c’est votre faute ! Vous les obligez, par vos rigueurs, à nous tromper…

— Monsieur, les cœurs honnêtes, quoi qu’il arrive, ne trompent jamais !…

— Eh ! après tout, il faut avoir un peu de raison ! continua Bernard, qui s’échauffait… Ils s’aiment et vous les séparez… Ils font le diable pour se revoir… C’est tout naturel ! Et, à leur place…

— Vous en feriez autant ?

— C’est bien possible !

— Monsieur, l’amour paternel vous égare…

— Et vous, votre haine systématique vous aveugle !

— Systématique !

C’était la première fois que tante Ursule entendait mettre en doute le bien-fondé de ses préventions, c’était la première fois qu’une voix audacieuse s’élevait pour discuter le « malheur ». Elle pensa que Bernard devenait fou, elle le dévisagea avec inquiétude. Elle le vit très rouge, mais absolument maître de lui. Il ne disait que ce qu’il voulait dire. Tante se sentit débordée, elle comprit que son prestige diminuait, et que, si elle ne le reconquérait par un coup d’éclat, c’était à jamais fini de son autorité.

— Systématique ! s’exclama-t-elle. Ma haine ! Vous êtes un impudent de me parler de la sorte, et votre fille est une coquine d’agir comme elle le fait !…

Les duretés que tante Ursule lui adressait, Bernard n’y prit pas garde ; mais il ne sut pas rester indifférent à celles qui étaient dirigées contre Aline. Ce mouton se fâcha, pour la première fois de sa vie. Il perdit toute mesure, et, la voix tremblante :

— J’en suis bien fâché, répliqua-t-il, mais vous ne savez pas ce que vous dites… Ma fille est un ange !… Pauvre petite ! elle souffre, elle se désespère, quand elle devrait être au comble de la joie… Vous troublez son existence à plaisir. Et pourquoi ? Pour des imaginations folles, indignes d’une femme sérieuse. Car, il faut bien le dire, à la fin, votre malheur est une mauvaise plaisanterie… qui a trop duré !…

À ces mots blasphémateurs, tante poussa un cri déchirant. Il lui sembla que Bernard venait de lui tordre le cœur. Déjà le brave homme, regrettant les paroles prononcées, eût voulu les rattraper. Il s’élança vers la vieille fille, mais celle-ci, comme si elle eût tenu le glaive flamboyant de l’ange qui garde les portes du Paradis, étendit un bras menaçant, et, sans répondre, elle s’éloigna à grands pas.

La discorde régnant dans la maison en souveraine, il parut impossible de continuer la vie en commun, et M. Bernard déclara brièvement à sa femme et à sa fille que, dès le lendemain, ils iraient s’installer à l’usine. Il avait là un petit chalet, qu’il habitait avant son mariage, et qui leur servirait de refuge jusqu’à la fin de l’été. Après, on verrait à s’arranger.

Mme Bernard annonça à sa sœur que la séparation s’effectuerait le surlendemain. Tante se renferma dans un silence terrible pour qui la connaissait. Elle ne fit pas une objection à un départ qui devait lui déchirer l’âme. Elle pinça les lèvres, ses yeux clignèrent, une rougeur lui marbra les pommettes, elle baissa la tête en signe d’acquiescement. Et, tournant le dos à sa sœur désolée, qui espérait vaguement un retour d’indulgente bonté, un éclair de chaude tendresse, elle monta dans sa chambre où elle se mit en prières.

Depuis que le culte qu’elle avait voué à Louis-Silvain-Exupère était discuté, elle s’y consacrait avec plus de ferveur. La persécution engendre toujours ainsi un redoublement de piété. Jamais tant de petites bougies n’avaient été brûlées autour du daguerréotype. La place des genoux pointus d’Ursule était marquée en creux dans le velours du prie-Dieu.

La crise était donc à l’état aigu. Et aucun moyen de conciliation n’apparaissait. Des deux côtés, même résolution implacable. Aline, emportée par son amour, ne rêvait plus que la liberté. Tante, obstinée dans sa colère, ne mettait pas d’obstacle à ce que la jeune fille s’éloignât. Encore quelques heures, et toutes ces bonnes gens, qui s’adoraient, devaient être brouillés irrémédiablement. Pour les rapprocher maintenant, il eût fallu un miracle.


VIII


C’était le jour du départ. Tante n’avait pas encore paru. Elle entendait, au travers des cloisons et des planchers, traîner les paniers et rouler les malles. Un chagrin immense était en elle, à la pensée que, le lendemain, la maison serait abandonnée. Seule, en face d’elle-même, dans cette chambre funèbre, où tout parlait d’amours défuntes, elle se demandait, avec angoisse, si elle avait bien le droit d’exiger que l’enfant adorée étouffât, d’elle-même, sa tendresse. Si seulement Aline avait fait un pas vers la vieille fille ulcérée, si elle lui avait donné l’occasion de se montrer sublime de générosité, en consentant enfin à subir ce mariage, si, lui tendant les bras, avec quelques supplications de plus, on lui avait offert les honneurs de la guerre… elle eût cédé, peut-être. Mais non !… On n’implorait plus, on se révoltait, on la laissait seule dans un coin, comme une pauvre vieille bête abandonnée !… Oh ! cette enfant, qu’elle avait si tendrement élevée, au chevet de laquelle elle avait passé tant de nuits, quand elle était malade ! Cette petite créature blonde, rose, gaie, dont les mains étaient si douces, les baisers si frais, son unique consolation en ce monde, son seul espoir dans la vie, elle partait ! C’était fini ! Elle ne la verrait plus !

Et, prise de désespoir, tante pleurait, dans le silence grave de la chambre, étouffant ses sanglots, ne voulant pas qu’on soupçonnât sa faiblesse.

Alors, elle s’élançait vers l’autel du cher martyr et, avec exaltation, elle s’écriait :

— Un soldat, non, c’est impossible, n’est-ce pas ? Jamais !

Le soir descendait déjà. La porte de la chambre, en s’ouvrant, tira la vieille fille de sa méditation. Sa femme de chambre entrait.

— Qu’est-ce donc ? demanda tante avec mécontentement, que me veut-on ?

— Il y a, en bas, un monsieur qui demande à voir Mademoiselle…

— Un monsieur ?… Quel monsieur ?

— Je ne le connais pas.

Un inconnu ? Une lueur d’espoir illumina l’esprit d’Ursule. Si c’était un parent ou un ami du capitaine Roger ? Si une démarche conciliante, tentée au dernier moment, allait tout arranger ?… Elle trembla de joie.

— C’est bien, recevez… J’y vais…

Elle répara le désordre de sa coiffure, et se dirigea vers le salon.

Un gros homme, très rouge, favoris taillés à l’allemande, cheveux frisottés, mis comme un étranger, et vulgaire d’aspect, attendait, debout devant la cheminée. La vieille fille le regarda vaguement, et, ébauchant un sourire :

— À qui ai-je l’honneur de parler ?…

Le gros homme fit un haut-le-corps, avança d’un pas, et, d’un air jovial :

— Suis-je donc si changé, cousine, que vous ne me reconnaissiez pas ?

Cousine ! Ursule examina avec plus d’attention cette figure bouffie qui ne lui rappelait rien, et, très troublée :

— Monsieur… Je ne saisis pas bien… Pardon… Vous avez dit ?…

— Cousine !… Mais sans doute, reprit le gros homme. Comment, Ursule, tu ne te souviens pas ?

À ce nom prononcé : « Ursule », à ce tutoiement inattendu, tante devint livide, ses yeux prirent une effrayante expression d’égarement, elle bégaya :

— Est-ce possible ?

— Mais oui : Louis !

Elle resta saisie, froide et immobile comme si elle eût été changée en statue.

— C’est une fameuse surprise, hein ? s’écria Louis-Silvain-Exupère, avec une lourde gaîté qui fit horreur à la vieille fille. J’ai vu que, tout d’abord, tu ne me reconnaissais pas… Mais toi, tu n’es pas changée… Ah ! ma bonne Ursule, c’est un grand plaisir, après si longtemps, de se revoir !…

Tante ne l’écoutait plus ; elle songeait : « Les morts sortent-ils du tombeau ? Ou bien ai-je devant moi, vivant, celui que j’ai tant pleuré ? » Un ouragan de pensées tourbillonna dans sa tête, qui lui parut près d’éclater. Elle se demanda, à la fois, si elle allait se jeter dans les bras de son fiancé, ou l’étrangler de ses mains. Elle avait envie de grincer des dents, de crier, d’insulter, et trouva encore assez de force pour se taire. Elle était dominée par une terrible curiosité. Avant tout, elle voulait pénétrer le mystère de cette résurrection.

— Mais comment se fait-il ? balbutia-t-elle.

— Ah ! voilà. C’est un véritable roman…

Dans le salon obscur, ayant en face d’elle l’homme auquel elle avait voué sa vie, Ursule eut une hallucination. Il lui sembla que vingt ans ne s’étaient pas écoulés, que ses tristesses n’avaient eu que la durée d’un rêve, que Louis n’était jamais parti, qu’il venait de demander sa main, et que M. Prévot allait entrer, et dire enfin : « Mes enfants, vous vous aimez, soyez unis ! » Dans le silence, cependant, le revenant, voyant Ursule inerte et muette, et la croyant tout entière à son récit, continuait à parler, avec un léger accent gagné à l’étranger. Et la vieille fille, les oreilles bourdonnantes, le cœur bouleversé, n’entendait que des lambeaux de phrases.

Oh ! la vie avait été bien dure, dans la tranchée, où les obus pleuvaient comme grêle. On se taillait des abris dans la neige durcie, et il fallait guetter toute la nuit, car les Russes faisaient des sorties continuelles, sournoisement, enlevant les sentinelles, et massacrant les grand’gardes. Presque rien à manger, encore moins à boire, et un gredin de froid, à laisser la peau de ses mains collée au canon du fusil ! Enfin, par une matinée brumeuse et glacée, engourdi auprès d’un gabion, il songeait, mélancolique, à ceux qu’il avait laissés en France. Il voyait, comme dans un mirage, la maison de famille tranquille, éclairée et chaude. Une tiédeur douce l’enveloppait, et il se sentait gagné, peu à peu, par un délicieux engourdissement, quand des hourras furieux avaient retenti… Il avait voulu crier : « Aux armes ! », faire feu… Mais un coup terrible s’était abattu sur son front, il avait vu mille rayons aveuglants, éprouvé une douleur affreuse… et tout s’était anéanti…

Il avait repris connaissance au fond d’un bon lit, dans une chambre chauffée par un immense poêle en faïence. Deux femmes étaient assises près de lui, parlant une langue qu’il ne comprenait pas, mais qui était chantante et douce. Il se trouvait à Ekatérinoslaw, où les Russes, après l’avoir ramassé, la tête fendue, l’avaient envoyé avec un convoi de blessés. L’hôpital regorgeant, de braves bourgeois avaient eu la charge de le recueillir, et, depuis plusieurs semaines, il était soigné par la mère et la fille.

Tante fit un brusque mouvement. Dans son esprit troublé, une idée commençait à poindre : celle d’un amour naissant entre la jeune fille et le blessé… Elle frémit de jalousie et de colère…

Lui, il continuait son histoire, s’étendant, avec complaisance, sur les attentions dont il avait été l’objet de la part de ces deux femmes. Il montrait le père, l’excellent M. Balanof, riche marchand de vins, s’étudiant à lui dire : « Pauvre petit… Terrible guerre… Grand malheur !… Blessé… ami… » Et ils étaient devenus amis, en effet, malgré le sang versé, malgré le canon qui continuait à gronder, malgré l’écrasement des Russes et la victoire des Français, tant la fille, la tendre Macha, avait de langueur dans les yeux, quand elle regardait le sympathique convalescent.

La paix conclue, la liberté avait été rendue aux prisonniers. Mais Macha avait eu une telle crise de larmes que, par reconnaissance, il s’était cru obligé de différer son départ. L’été avait refleuri les jardins, et, le soir, il apprenait le français à la jeune fille qui lui apprenait le russe. Elle savait lui dire maintenant : « Mon bien-aimé, » et il savait lui répondre : « Douchinka. »

Que pouvait-il ajouter, en fait d’explications et d’excuses ? Il y avait alors, bien loin, une grande fille brune, qui lui avait été durement refusée, et il y avait, tout près, une jolie enfant blonde qui lui était tendrement offerte. Pour lui, pas de fortune et plus d’espoir, en France ; une association et un mariage, en Russie. Il était devenu l’associé de M. Balanof, l’époux de Macha, et, laissant tomber l’oubli sur lui, repoussé par sa vraie famille, il s’en était créé, là-bas, une nouvelle.

Tout lui avait réussi : il s’était ingénié à fabriquer du champagne avec le vin blanc de Crimée, et les affaires avaient largement prospéré. Il habitait maintenant la plus riche maison d’Odessa, et était père d’une charmante fille, qu’il comptait marier prochainement à un grand marchand de grains. Ah ! il avait bien souvent pensé à ses chers amis de France ! Il s’était informé d’eux, dans les premiers temps, auprès de son correspondant de Paris, et celui-ci avait écrit que Mlle Prévot avait épousé un M. Bernard, et qu’elle était très heureuse. Il s’en était réjoui… Car la vie, n’est-ce pas, ne tournait jamais comme on la rêvait ? Il se mit à rire, en regardant Ursule, et, très gaillardement :

— Nous qui avions juré de ne nous marier qu’ensemble, hein, ma chère !…

Il aurait pu continuer à parler indéfiniment. Tante ne faisait plus attention à lui. Au fond de son fauteuil, écrasée, anéantie, sentant sa raison près de sombrer, elle assistait, avec une stupeur terrifiée, à cet étrange et rapide naufrage de ses croyances et de ses illusions.

Était-ce possible, ce qu’elle venait d’entendre ? N’y avait-il pas de la sorcellerie, du maléfice ? Quoi ! tout croulait autour d’elle ? Le temple, qu’elle avait élevé, pour y célébrer pompeusement le culte de sa douleur, était en décombres. La légende du malheur, qui avait occupé sa vie entière, avait disparu en un instant. L’auréole de fidélité éternelle, qui la rendait si intéressante, était arrachée de son front. Le deuil implacable qu’elle portait, fantaisie ! Ses prosternations prolongées devant l’image du héros, du défunt, du martyr, simagrées !

Le martyr se portait comme un charme. Le héros sublime s’était établi marchand de faux vins de Champagne. Le poétique défunt sortait de sa tombe imaginaire, marié et père de famille. Horreur ! Et il faudrait avouer toute cette humiliante vérité, se montrer bafouée, bernée, ridicule, sous ses coiffes noires et avec sa robe de veuve apocryphe !

Elle se demanda s’il ne serait pas juste qu’un gouffre s’ouvrît subitement pour qu’elle pût y anéantir cet être abominable, dont la mort l’avait désolée, et dont l’existence la désolait bien davantage.

Mais Louis-Silvain-Exupère, pesant, massif, débordant de santé, ne paraissait pas disposé à disparaître pour faire plaisir à son ex-fiancée. Il se carrait, avec un contentement béat, qui porta au comble la fureur d’Ursule. Elle sentit tout son sang qui lui montait aux tempes, puis qui refluait vers le cœur. Elle crut qu’elle allait avoir une attaque d’apoplexie, fit un effort, et parvint à se lever.

Au dehors, devant la fenêtre, au même moment, une ombre légère passa, celle d’Aline qui, avant de partir, disait adieu aux allées vertes et ombreuses, aux parterres remplis des fleurs préférées, à tout ce jardin charmant qu’elle avait parcouru si insouciante et si heureuse. Tante l’aperçut. Le souvenir de ce que la chère enfant endurait depuis huit jours lui revint brusquement. Elle la revit pâle, triste et suppliante. Et tout cela à cause de ce gros vieil homme rouge, hideux, avec ses favoris en côtelettes et ses cheveux frisottés. Un flot amer monta jusqu’à ses yeux, et, avec un affreux sanglot, elle se mit à pleurer.

— Ursule ! s’écria Louis-Silvain-Exupère très étonné, en marchant vers elle.

Tante fit un bond en arrière, et, les yeux flamboyants :

— Ne m’approchez pas !

— Mais…

— Sortez ! Que je ne vous revoie jamais !… s’écria-t-elle. Vous me faites horreur !… Mon père avait deux filles : vous l’aviez oublié, cœur ingrat ! C’est ma sœur qui s’est mariée !… Moi, je vous ai pleuré pendant vingt ans !… Il faut vraiment que vous ayez de l’audace pour vous être présenté ici ! Mais vous y avez fait maintenant tout le mal que vous pouviez faire. Allez-vous-en ! Je ne sais pas de quoi je serais capable !…

Atterré, Louis-Silvain-Exupère prononça en russe ces mots : « Vott Diavolskoié priklioutschenié vesma nepriatnoié ! » qui voulaient dire : « Voilà une diable d’aventure bien désagréable ! » Et, d’un pas précipité, sans ajouter une parole, sans regarder derrière lui, il gagna la porte de la maison.

À sa suite, Ursule s’élança hors du salon, gravit l’escalier, entra dans sa chambre, et, se jetant comme une furie sur le coin aux souvenirs, elle renversa le prie-Dieu les pieds en l’air, décrocha le daguerréotype, arracha la lampe d’argent, et, les brisant, pleine de rage, elle joncha le plancher de leurs débris qu’elle piétina avec un bruit horrible. Enfin, épuisée par ses efforts, tremblante de colère, cherchant autour d’elle ce qu’il lui serait possible de saccager encore, elle tomba sur un canapé, immobile et sans pensée.

À l’étage inférieur, les maîtres et les domestiques, attirés par ce vacarme, se regardaient avec stupéfaction. Le bruit ayant cessé, M. Bernard se hasarda à monter. Il resta un instant indécis, sur le palier, écoutant. Rien ne bougeait, aucun mouvement, pas un souffle. Il frappa timidement un petit coup. Aucune réponse… Alors, le brave homme fut pris d’inquiétude, il pensa qu’Ursule était peut-être malade… peut-être… Il n’hésita plus, et, tournant le bouton, il entra. D’un coup d’œil il vit les objets du culte en miettes, et sa belle-sœur inanimée. Il poussa un cri, la saisit, lui tapa dans les mains, lui parla :

— Tante ! mon Dieu, que s’est-il passé ? Me reconnaissez-vous ? Répondez-moi.

Ursule parut sortir des profondeurs d’un abîme. Elle regarda son beau-frère, et, rappelée au sentiment de la réalité, retrouvant toute sa colère :

— C’est lui ! c’est lui ! dit-elle, en montrant du geste le portrait du martyr tant pleuré. Il est revenu !… Il est vivant !…

M. Bernard leva les bras avec une surprise inexprimable :

— Louis ?

Ursule se dressa et, d’une voix terrible :

— Qu’on ne prononce plus jamais ce nom devant moi !

Elle fit quelques pas, au hasard, absorbée, comme si elle se consultait avant de prendre une grave résolution, puis, s’arrêtant auprès de Bernard, qui restait muet de saisissement :

— Quant à vous, mon cher ami, allez me chercher le capitaine Roger !

Aline et sa mère étaient vraisemblablement aux écoutes, car à peine ces paroles inattendues avaient-elles été prononcées, qu’elles parurent l’une et l’autre, la figure illuminée par la joie, les lèvres épanouies dans un sourire, et les bras tendus vers la vieille fille :

— Oh ! tante ! quel bonheur !

Une explosion de larmes eut lieu, mais de larmes de contentement, cette fois, et, pendant un instant, on n’entendit, dans la chambre, que des soupirs et des baisers.

Sept heures sonnaient, on était au salon, quand le capitaine se présenta, amené par M. Bernard. Il entra timidement, et, quoiqu’il fût en uniforme, tante Ursule resta calme, et les murs de la maison ne s’écroulèrent pas.

— Approchez, Monsieur, dit la vieille fille, je suis bien aise de vous voir…

Elle le regardait attentivement et le trouvait tout à fait à son gré.

— Vous êtes officier d’artillerie ?

— Capitaine, Mademoiselle, de l’hiver dernier…

— Il y a longtemps que vous servez ?

— Depuis neuf ans… Je n’ai pas fini ma dernière année d’École, j’ai été versé dans un régiment de l’armée de la Loire, et j’ai fait partie du corps du général Chanzy.

— Vous vous êtes bien battu, au moins ?

— De mon mieux, Mademoiselle, dit le capitaine avec un charmant sourire.

— Avez-vous été blessé ?

— Deux fois. La première, d’un coup de sabre à la bataille de Coulmiers, et la seconde, d’une balle à la retraite de Vendôme.

— Bravo ! voilà un vrai soldat ! s’écria la vieille fille avec enthousiasme. Et, par hasard, vous n’auriez pas été fait prisonnier ?

— Si, Mademoiselle, les Allemands m’ont ramassé à moitié mort, dans la neige, et conduit à Mayence, où j’ai été fort bien soigné, je dois le dire, par des dames de la ville.

— Vous aussi !

Et, comme le capitaine restait un peu gêné, ne comprenant pas la valeur de l’interruption, elle ajouta :

— Et si une des filles du vainqueur, — il y en avait sans doute de jeunes et gentilles, — s’était éprise de vous, et si l’on vous avait offert sa main, avec une grosse dot, qu’auriez-vous fait ?

— Mais je l’aurais refusée, dit doucement le capitaine, en regardant Aline, dont les yeux s’emplirent de larmes. Mon cœur m’aurait averti que le bonheur, pour moi, ne pouvait être qu’en France.

— Très bien, Monsieur ! s’exclama tante Ursule, voilà qui est parlé en homme sensé et en bon patriote !

Elle jeta à Aline un coup d’œil approbateur, puis, s’adressant au capitaine :

— Faites-nous le plaisir de rester à dîner avec nous. Et ce soir, mon neveu, si vous voulez m’être agréable, vous me raconterez vos campagnes.