Albert Savine Éditeur (p. 171-210).


UN MARIAGE EN BRABANT


À Charles De Coster




I


C’était un habile homme dans sa partie que Claes Nikker, et point méchant, bien qu’il eût voulu le faire croire. Oui, c’était un habile homme et nul ne s’entendait comme lui à ressemeler les vieux souliers, car Claes Nikker était savetier comme son père l’avait été avant lui. Tous les jours, du matin au soir, sauf les dimanches, on entendait le pan ! pan ! de son marteau, et quelquefois même, quand tout le monde était couché, on le voyait encore, à travers la fente du volet, besogner en fumant sa petite pipe noire.

Oh ! la pratique ne lui manquait pas dans le village et l’on venait même de deux lieues à la ronde, tant il était connu. Il chaussait les pères et les fils, les mères et les filles aussi, deux fois l’an régulièrement, car le reste du temps, c’étaient les vieux souliers qu’on lui portait à raccommoder. Et chacun était content de lui, car il travaillait bien et à bon marché, et il n’y avait qu’une voix pour dire : c’est un habile homme que Claes Nikker.

Dès qu’on était entré dans le village, on voyait sa petite maison couleur de jambon fumé et on se disait tout de suite : « C’est là que demeure Nikker, » à cause des mesures en papier qui pendaient à une corde, derrière le carreau.

Et c’était là en effet. Claes était assis sur son tabouret, ses besicles au bout du nez, l’échine courbée, avec son long tablier à bavette contre ses maigres cuisses plates ; et un petit jour vert tombait par les étroits carreaux de vitre dans l’échoppe, si petite que Claes Nikker l’occupait tout entière. Il avait devant lui son établi, avec les tranchets, l’alène, le marteau et la pierre creuse pour battre le cuir, et dessus, il y avait encore pêle-mêle, des boules de chanvre noir et blanc, de la cire jaune, de la poix, de la colle de pâte et les soies de porc qui servent à passer les ligneuls par les trous que l’alène a percés. Et près de la fenêtre, pendaient à un crochet, parmi les mesures, de beaux morceaux de basane jaune et rouge, au-dessus des deux formes posées sur le coin de l’établi ; Claes en avait deux, en effet, ce qui est déjà un luxe à la campagne, et il s’en servait pour tous les pieds, ayant soin de mettre des rallonges en cuir pour les pieds plus grands que les formes.

Claes tenait toutes ces choses à portée de sa main : sous son tabouret, des cuirs de semelles trempaient dans une vieille casserole pleine d’eau. Et dans les coins des piles de souliers, de bottes, de brodequins et de bottines s’entassaient sens dessus dessous, avec des marques à la craie sur la semelle. Parfois il les regardait du coin de l’œil, sans tourner la tête, en se disant : « Quel malheur que tout le monde soit toujours pressé ! »

Claes Nikker avait vu fleurir bien des printemps du fond de sa petite échoppe, oui ! et neiger bien des hivers, mais le rusé compère était resté garçon, un vieux garçon de soixante-cinq ans, les cheveux ébouriffés sur un front bas, les sourcils haut montés, les yeux gris et clignotants, le nez gros et criblé de trous noirs par-dessus une gouttière profonde, la bouche perdue à droite et à gauche dans deux plis larges à y cacher des noisettes, enfin un menton énorme hérissé d’un poil gris et ras qui produisait le bruit d’une râpe quand on frottait la main dessus. Et pan pan ! Claes Nikker passait pour un homme terrible, et en effet, il ne faisait pas bon « être dans sa manche, » comme ¡1 le disait lui-même, car il avait la langue bien pendue. Mais il aimait la plaisanterie et rien n’était plus drôle que de le voir s’apprêter à lancer un brocart : il changeait alors de place son petit bout de pipe et le mettait à gauche s’il l’avait pris à droite ; mais avant tout, il salivait entre ses dents un long jet jaune qui claquait à terre ; puis il clignait de l’œil par-dessus ses besicles rondes et enfin disait ce qu’il voulait dire, et pas autre chose.

Les soirs d’hiver, quand la lampe de maître Nikker brillait derrière le volet, les enfants s’amusaient à jeter de la neige par la fente en criant : Eh ! pan ! pan ! Les vieilles mains de Claes, avec leurs os saillants, leurs veines grosses comme des haies au bord des chemins creux et leur peau brune comme le dos d’un crapaud, n’en continuaient pas moins de tirer le ligneul au bout des soies, de battre le cuir ou de piquer l’alène ; et en même temps on entendait sortir de sa maigre poitrine nue où s’ébouriffait un bouquet de poils, une vieille chanson nasillarde. Or, quelquefois une jeune et fraîche voix répondait à la sienne du fond de la petite chambre qui est derrière la boutique, et Truitje, la nièce de Claes, chantait en effet, tout en préparant les pommes de terre pour le souper.

— Je ne sais pas, fillette, lui dit un jour le bonhomme, je ne sais pas, mais vous avez la tête bien à l’envers depuis quelques jours !

Et en disant cela, il regardait la jolie fille de son petit œil gris qui riait, pendant que sa bouche se tirait vers le bas et que son menton, hérissé comme une brosse, s’allongeait d’une manière effrayante.

Sûrement il y avait quelque chose, car Truitje, qui en ce moment saupoudrait de poivre les pommes de terre, y versa la poivrière tout entière ; et il s’aperçut très bien qu’une jolie couleur rose lui montait dans le cou, à travers ses frisettes de cheveux. Mais ce fut une bien autre affaire quand le plat de pommes de terre ayant été apporté à table, l’oncle Nikker se mit à éternuer quinze fois de suite sans pouvoir poser la main sur son mouchoir, dans la poche de son tablier. Et après qu’il eut éternué quinze fois, il resta longtemps encore la bouche ouverte, avec de grosses larmes qui lui descendaient dans le creux des joues et s’accrochaient aux poils ras de son menton, comme un homme qui est sûr que l’accès n’est pas fini.

— Dieu vous bénisse, maître ! dit un jeune garçon qui entrait justement.


II


— Ah ! c’est toi, Piet, que le diable t’emporte, répondit Claes.

Le garçon demeurait sur le seuil de la chambre, sans oser avancer, car ce n’était pas tout à fait une parole cordiale que venait de lui adresser son vieux patron ; et il regardait en même temps Truitje et Nikker, mais surtout Truitje.

Or, Truitje, la bonne fille, ayant jeté les yeux sur le plat de pommes de terre, s’était mise à tousser de toutes ses forces, en tenant sa gorge à deux mains.

Ce qu’elle toussait ! On n’a pas d’idée de la force avec laquelle toussait Truitje : même on voyait distinctement le fond de son petit gosier rose, avec ses jolies dents blanches devant, comme des grains d’anis sur de la confiture de groseille.

Voilà pourquoi Piet la regardait plutôt que son oncle, et certainement il y avait quelque sympathie entre eux, car il se mit à tousser, lui aussi.

Il faut dire à son éloge qu’il toussa à se désosser la poitrine, avec une violence dont on ne l’eût jamais cru capable, et il toussa jusqu’au moment où le bruit de quelque chose qui tombe à terre se fit entendre.

— Hé ! qu’est-ce cela ? dit Claes Nikker en se tournant vers le jeune garçon.

— Maître, ce sont les souliers que vous m’avez donnés à ressemeler, répondit en tremblant le pauvre Piet.

Et, en effet, il les avait laissés tomber à terre.

Alors Claes Nikker frappa du poing sur la table et s’écria en ricanant horriblement :

— Ah ! ah ! Truitje Nikker laisse tomber la poivrière dans les pommes de terre et Piet Snip laisse tomber ses bottes sur le carreau, — Pieter Snip, vous êtes un enjôleur de filles. Sortez, Pieter Snip.

Claes Nikker voyait d’un œil bien singulier le pauvre Piet, car nul moins que lui n’avait l’air d’un séducteur et toute sa personne semblait demander pardon de n’être pas rentrée sous terre au premier mot de son maître. Ce jeune garçon avait même une si piteuse figure en regardant Truitje au moment de partir, qu’il n’y avait que Nikker au monde pour lui trouver de mauvaises pensées. Non, il n’avait pas de mauvaises pensées dans la tête lorsqu’il jeta un long regard humide à sa chère Truitje, mais peut-être la tête lui tournait-elle un peu sur les épaules.

— Je m’en irai donc, puisque vous le voulez, maître, dit Pieter Snip.

Et il fit comme il avait dit.

Alors Claes se mit à rire dans son menton à poils gris, en regardant sa nièce du coin de l’œil.

Truitje était vraiment à plaindre et elle demeurait immobile près du poêle, sans rien faire, en ayant soin de se tourner de manière à cacher sa figure à son oncle. Oui, elle était à plaindre, car Piet l’aimait, le pauvre garçon ; elle était sûre qu’il l’aimait et peut-être avait-elle des raisons pour le savoir.

Sans doute il n’était pas beau ; Lamme, le fils du maréchal, avait plus fière mine que lui, et cependant Truitje ne détestait pas Pieter Snip. Aussi Truitje bouda-t-elle son oncle après qu’il eut mis si méchamment Pieter Snip à la porte, et elle l’observait, tout en boudant, dans le petit miroir qui pendait à la cheminée.

— Est-il possible d’avoir le cœur dur comme ce méchant homme, pensait-elle. Il ne songe qu’à faire de la peine aux pauvres gens.

Claes Nikker, lui, continuait à rire, en homme content de soi. Alors un grand chagrin s’empara de Truitje ; il lui sembla voir le pauvre Piet sur le chemin poussant de grands soupirs et regardant de loin la maison dans l’espoir que sa « bonne amie » paraîtrait sur le seuil de la porte. Elle prit le coin de son tablier dans sa main droite, le porta à ses yeux et se mit à pleurer à chaudes larmes.

— Truitje, dit Nikker, depuis quand les filles pleurent-elles après les garçons ? Il n’y a qu’aujourd’hui que de pareilles choses se voient, mais aussi ce n’est qu’aujourd’hui que les filles ont la tête si légère et qu’elles songent à quitter leurs parents avant l’âge.

— Oncle ! oncle ! cria Truitje derrière son tablier, vous n’avez jamais bien agi envers le pauvre garçon.

— Petite sotte, dit Nikker en cessant de rire, je ne pouvais pas agir autrement. Il faut que les parents soient d’accord avant de permettre à leurs enfants d’échanger des paroles. Dites, Truitje, est-ce que le papa Snip en a jamais causé à l’oncle Nikker ?

Ayant ainsi parlé, Claes Nikker se mit à siffler une chanson et il ne s’interrompit de siffler que pour allumer sa petite pipe noire, puis il rentra à l’atelier, et Truitje entendit son pan pan. Elle s’assit alors pour manger quelques pommes de terre, mais elle eut beau vouloir pousser du bout de sa fourchette une pomme de terre tout entière entre ses jolies dents blanches, elle ne put jamais en manger qu’un morceau.

Elle la laissa retomber sur l’assiette et pensa en elle-même :

— Piet n’est pas malin. Il aurait fallu, en effet, que le père Snip vînt trouver mon oncle Nikker, pour arranger les choses.

Et là-dessus, oubliant Piet, son chagrin, son oncle, elle se mit à chanter sa chanson, comme les oiseaux après la pluie. Et tout en chantant, elle débarrassait la table, repliait la nappe et passait les assiettes à l’eau.

Le lendemain était jour dominical. Elle mettrait son beau bonnet à perles de jais, sa robe de mérinos et son châle de laine à carreaux noirs et blancs. Oui, et elle lisserait ses cheveux de pommade, après les avoir pressés le soir en papillotes.

Voilà ce que se disait la jolie commère, pendant que l’oncle Nikker regardait attentivement, par-dessus ses lunettes, derrière les mesures de papier brandillant à la fenêtre, un bout de casquette qui paraissait et disparaissait toutes les trois minutes au bord d’une haie, à quelques pas de la maison.

— Ah ! ah ! mon gaillard ! pensait-il, le chat guette la souris. Mais la souris est bien gardée, Piet Snip ; et il faudra que le vieux singe vienne montrer par ici son museau pelé, avant que la souris tombe dans tes pattes.

« Vieux singe » s’appliquait évidemment au père du jeune Snip, bien que Claes Nikker appliquât assez généralement le nom de singe à presque toutes les personnes de sa connaissance.

Puis, achevant sa pensée :

— Piet est bon ouvrier. Oui, il fait très convenablement une paire de souliers et il gagnerait déjà une bonne journée, s’il était établi. J’ai là du travail pour lui. Pourquoi donc le petit singe s’est-il enfui tantôt ?

— Piet ! Piet !

C’était Claes Nikker, ne vous déplaise, qui appelait ainsi Pieter Snip, sur le pas de la porte ; mais la casquette qui, la minute d’avant, s’était dressée au-dessus de la haie, mit tout à coup une obstination si singulière à se dérober que Claes Nikker crut devoir ajouter :

— Piet Snip ! Venez donc, vous êtes derrière la haie. On voit très bien votre casquette.

Piet Snip ne se montrait pas.

— Venez donc, mauvais garnement, continua Claes Nikker, j’ai du travail pour vous.

Il y eut une certaine hésitation de la part de la casquette ; un moment, on put la voir de face et tout à coup elle ne fut plus visible que de profil. Quelque chose à la fin parut pourtant couper court à ses incertitudes ; et en même temps Claes Nikker entendit un petit bruit au-dessus de sa tête. Il leva les yeux et vit une main qui sortait de la fenêtre et s’agitait du côté de la casquette, avec une sorte d’appel impératif. Et l’oncle Nikker rit en lui-même, en pensant que la main était celle de Truitje et que Pieter Snip ne serait jamais sorti de sa cachette sans l’ordre de cette petite main.

Truitje était en effet montée au grenier lorsqu’elle avait entendu son oncle appeler à haute voix Pieter Snip — et elle lui faisait de la main de grands gestes pour le déterminer à paraître. Ce fut d’abord la casquette qui parut, puis le bon garçon avec son air piteux, ses cheveux en baguettes de fusil, son nez à angle droit et sa bouche ouverte comme une porte de grange.

— Piet, lui dit Claes, entrez dans la boutique. J’ai du travail pour vous. C’est un vrai scandale de passer des heures entières derrière une haie.

Le garçon se mit à tousser dans le creux de sa main, comme s’il n’avait pas entendu.

— Voici des souliers à ressemeler, Piet, continua Claes. Une demi-semelle seulement. C’est pour Nelle Swettenhaas. Et voici une paire à laquelle vous mettrez des talons. Entendez-vous, des talons, Piet Snip ? Et à celle-ci vous mettrez une pièce sur le côté, pour Lupp Pouffijas. Avez-vous compris ce que je vous ai dit, Piet ?

Piet fit signe qu’il avait compris et partit, après avoir demandé s’il ne devait pas revenir le soir, mais Nikker lui dit que non, et Piet Snip s’en alla, les souliers dans son mouchoir, en regardant de côté s’il ne verrait plus Truitje.


III


Une grande ombre noire se répandit dans la chambre où travaillait maître Claes, comme si un nuage fût passé devant la fenêtre, et quelqu’un cogna contre le carreau. Claes se leva aussitôt et alla ouvrir la porte, car il avait reconnu M. le curé derrière la vitre. C’était bien lui, en effet, avec sa grosse petite personne joufflue et bien portante, ses moufles en tricot, son tricorne sur le bout du nez et son petit œil clignotant qui furetait dans le fond des consciences.

— Ah ! ah ! Nikker, bonjour, dit M. le curé quand il fut entré. Comment cela va-t-il, mon garçon, depuis que je ne vous ai vu ? Et Truitje, va-t-elle bien aussi ?

— Très bien, monsieur le curé, répondit maître Nikker, très bien.

— Je suis content de votre dernière paire de souliers, Nikker, très content. Oui, je suis tout à fait content. Mais j’ai le pied un peu serré dedans : il faudra les mettre sur la forme pendant un jour.

— Oui, monsieur le curé, c’est ce qu’il faudra faire. Certainement je le ferai.

— Ah ! Claes Nikker, voilà à peu près vingt-deux ans que je suis votre curé ! Nous devenons vieux, mon fils.

Et M. le curé ayant ouvert sa tabatière, donna deux petites tapes contre la paroi, prit une grosse prise de tabac et la roula entre son pouce et son index, longuement, puis il ferma sa boite, boucha sa narine gauche et se mit à renifler à petits coups dans sa narine droite les grains écrasés sur son pouce. Cette besogne, qu’il recommençait souvent, avait l’air de réjouir particulièrement M. le curé, car il allongeait alors son menton jusque sur son rabat, fermait à demi les yeux et poussait un soupir de bien-être.

— Oui, Nikker, vingt-deux ans, fit M. le curé. Combien vous dois-je, Nikker, pour mes derniers souliers ?

— Quinze francs, monsieur le curé, comme toujours. Mais cela ne presse pas. Cela ne presse jamais, monsieur le curé.

— Vous êtes tous mes enfants. Je vois avec plaisir, Claes, que vous n’augmentez pas vos prix et que vous êtes toujours le même Claes Nikker qui fit ma première paire de souliers il y a vingt-deux ans, quand j’entrai dans ce village.

— Oui, monsieur le curé, mais le cuir a bien augmenté depuis et ce qui coûte à présent quinze francs n’en coûtait alors que dix.

— Claes ! Claes ! tout augmente de jour en jour, et notre pauvre Sainte-Vierge n’a presque plus de vêtements sur son dos. Est-ce que Truitje ne lui fera pas une jolie robe pour Pâques ?

— Je suis un pauvre homme, monsieur le curé, fit le malin Nikker en battant de toutes ses forces une semelle, un très pauvre homme, mais je parlerai de la robe à Truitje.

— C’est une bonne fille. Voilà bientôt le temps de la marier : vous aurez alors de petits enfants dans les jambes. Sur ce, bonsoir, Claes Nikker ; je m’en vais confesser. Ne vous dérangez pas.

Et après M. le curé, ce fut au tour de M. Mathias Job à frapper contre le carreau, mais cette fois l’ombre qui glissa dans la chambre était mince comme une lame de couteau, car l’instituteur ne passait pas pour un homme corpulent. C’était une chose effrayante de voir combien le vieux petit paletot jadis bleu qu’il portait par-dessus un gilet de soie effilochée tendait sur son dos et l’on ne savait lequel il fallait plaindre le plus, du paletot ou de M. Mathias Job lui-même, tant ils avaient l’air de se gêner l’un l’autre.

Bien qu’il fît très froid ce jour-là le pauvre instituteur n’avait sur les épaules que son petit paletot. Certainement M. Job n’eût pas été fâché de tirer ses manches jusqu’à ses poignets, mais au premier essai qu’il avait tenté autrefois, les manches avaient menacé de craquer au coude, et il s’était, dès ce moment, ôté de la pensée qu’un pareil travail fût possible. Autant eût valu, en effet, faire tomber ses pantalons sur ses pieds, car la distance qui séparait ses pantalons de ses souliers n’était pas plus considérable que l’espace compris entre ses poignets et la manche de son habit.

Sans tomber dans l’exagération, on peut dire de M. Mathias Job que jamais homme n’eut le nez plus rouge, les mains plus violettes, ni les oreilles plus cramoisies, quoiqu’il ne songeât pas à en tirer vanité. Il portait au cou, par-dessus son col d’habit, une grosse écharpe de laine, et cette écharpe lui montait jusque par delà les oreilles, tenant les cheveux droits par derrière.

M. Mathias Job venait de terminer sa classe. Il était quatre heures, et les petits polissons du village, l’ayant vu partir, faisaient de grandes glissades devant la maison communale. Il avait des rouleaux tous le bras, enveloppés de couvertures grises sur lesquelles était écrit : « État civil », car M. Mathias Job cumulait les fonctions de secrétaire et d’instituteur dans le village.

Il eût donc pu passer pour un personnage doublement important, si, chaque année, il ne lui était devenu un peu plus impossible de paraître en public avec les avantages de sa position, à cause de madame Mathias Job, qui tous les ans ajoutait aux jeunes Mathias Job déjà existants une fille ou un garçon, selon que cela tombait.

— Bonjour, ami Nikker, dit l’instituteur en entrant. Je vous apporte quelque chose. C’est un petit travail de rien du tout.

M. Job extirpa de ses poches ses longues mains rouges et déploya ses rouleaux. Il n’en tira pas précisément des actes de naissance ou des actes de décès, bien qu’une pareille chose eût semblé naturelle, mais deux paires de souliers qu’il mit devant Claes Nikker, en le regardant avec un peu d’inquiétude.

Nikker prit les souliers dans ses grosses mains noires, les considéra attentivement sous tous leurs aspects et fit aller sa tête de bas en haut cinq ou six fois, comme quelqu’un qui se trouve tout à coup devant une difficulté imprévue.

M. Mathias dit alors avec une certaine humilité :

— Certainement, brave Nikker, ils ne sont plus neufs.

C’était pure bonté à M. Mathias Job de reconnaître que ses souliers n’étaient plus neufs, car vraiment ils n’avaient pas besoin de commentaires ; tout ce qu’on aurait pu dire sur leur compte ne valait pas ce qu’ils disaient d’eux-mêmes. Il y avait une paire de souliers d’homme et une paire de souliers d’enfant, toutes deux si lamentables que leur existence ne tenait qu’à un fil.

Maître Claes les connaissait assurément ; peut-être même les connaissait-il trop bien, car c’était la neuvième fois qu’on les lui apportait à raccommoder. Il les regardait en plissant les yeux comme on regarde un travail dont on est content, et aussi comme un ami qui vient un peu plus souvent qu’il n’est invité ; et il pensait en lui-même :

— Mathias Job est une honnête pratique, bien qu’il porte ses souliers plus longtemps qu’il n’est décent ; mais j’ai mis à ceux-ci tant de pièces, de demi-semelles et de talons que je ne sais plus où il me sera encore possible de coudre un morceau de cuir pour boucher les nouveaux trous.

Et, en effet, il n’était pas dans ces vestiges de chaussures un endroit grand comme l’ongle qui n’eût été ressemelé, recloué, recousu et rapiécé par Claes Nikker, depuis deux ans qu’il les avait livrées. Une infinité de languettes et de béquets en forme de triangles, de rondelles et d’étoiles, couvraient le cuir primitif comme une végétation de parasites, et par dessus, l’on voyait les petits points gris du fil.

Mathias Job avait un penchant à appuyer plus particulièrement à droite qu’à gauche, et ce défaut d’équilibre contristait visiblement ses souliers, car le peu de semelle qui leur restait encore se groupait à gauche, tandis qu’à droite un trou rond indiquait que le pied de M. Mathias Job avait fait depuis longtemps connaissance avec le pavé de la chaussée. Le talon, de son côté, s’en allait en petits morceaux, par feuillets qu’on eût arrachés un à un, comme les ardoises d’un vieux toit.

— Non, dit Claes Nikker sévèrement, ils ne sont plus neufs, honorable monsieur Job.

M. Mathias Job répondit très bas en tremblant :

— J’espère, Nikker, que vous les arrangerez bien encore pour cette fois. Ce sera la dernière. Je vous amènerai à la Noël les enfants pour leur prendre mesure de souliers neufs.

— Écoutez, ce que je dis est dit, fit Claes Nikker, je ferai pour le mieux.

M. Mathias Job remit alors ses papiers en poche, releva son écharpe sur son nez, fourra ses longues mains dans son pantalon et s’en alla, en ayant soin de bien fermer la porte derrière lui.

Et maître Nikker pensait :

— Madame Mathias Job aura bientôt son neuvième.

M. le bourgmestre frappa aussi au carreau, mais il n’entra pas, car il tenait par la bride un gros cheval blanc qu’il venait d’acheter à la ville :

— Ah ! ah ! bourgmestre, lui cria Nikker. Vous n’entrez pas un instant ?

— Ce n’est pas la peine, Nikker. Je pense que vous allez bien, et Truitje aussi. Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ici, Nikker ?

— Nette Orverschot vient d’acheter au Cromme son cochon. Est-ce que vous croyez que le cochon pèse ses cent livres, bourgmestre ?

— C’est selon, Nikker, les uns disent qu’il pèse plus, les autres disent qu’il pèse moins. Moi je ne dis rien.

— Cela vaut mieux, pensa Claes Nikker ; on ne fait ainsi de tort à personne et on est sûr d’être réélu quand c’est le moment des élections.

Le bourgmestre Michiel Pot attacha au garrot de son cheval les souliers que maître Nikker venait de terminer pour lui et partit en criant : hue ! à la grosse bête.

Puis il en vint d’autres encore jusqu’à ce que Claes Nikker eût soufflé sa lampe, car c’était le lendemain jour du Seigneur, et chacun voulait savoir s’il aurait ses souliers pour aller à la messe. Et à mesure que l’un ou l’autre sortait, maître Claes riait en lui-même et se disait :

— Voilà quarante ans que je connais les pères ; les mères, les filles et les garçons. Oui, Claes Nikker sait bien des histoires, mais il les garde pour lui.

« Jan Nikker, mon père, me disait : « Claes, mon garçon, regarde bien les souliers des gens qui te donneront à travailler : leur histoire est dans leurs souliers. Ah ! ah ! Claes Nikker n’est pas si bête qu’on croit ! » Et pan ! pan !


IV


Le lendemain, dix heures sonnant, Truitje se rendit à la messe dans sa jolie toilette noire, tenant entre les doigts son livre de prières et son chapelet. Tout le monde la reluquait à cause de sa fraîche mine reluisante comme de l’étain neuf, et elle se mit à genoux sur sa petite chaise, non loin du chœur, levant de temps à autre la tête pour regarder M. le curé à l’autel. On ne pourrait affirmer toutefois qu’elle regardât uniquement M. le curé, car elle roulait par moments son gentil œil brun de côté, sachant bien que Pieter Snip n’était pas loin.

Et quand elle sortit, elle n’ignorait pas non plus que Pieter Snip se trouvait parmi les jeunes hommes en blouse, bien rasés et bien peignés, qui fumaient leur pipe au bas de l’escalier de l’église.

Les vieux paysans s’en allaient par petits groupes, du côté de l’estaminet qui est en face de l’église, avec son enseigne où il y a un coq rouge dont la queue ressemble aux plumes des papegais du tir à la perche. C’était, en effet, l’estaminet du Coq ronge, un bon estaminet où l’on trouvait toujours à manger du jambon et de la miche fraîche ; le bourgmestre y était déjà avec les échevins. Et Truitje vit parfaitement que les jeunes hommes à leur tour se dirigeaient du côté du Coq rouge, mais Pieter Snip n’eut garde d’aller avec eux. Il prit à gauche, derrière l’église, par la ruelle qui débouche sur la grande route, et tout à coup il aperçut devant lui Truitje qui marchait très vite, ses jupons retroussés, tenant son grand parapluie rouge ouvert au-dessus d’elle. Il faisait un vilain ciel gris sur lequel les arbres et les maisons se détachaient tristement, comme la croix jaune sur le drap noir du catafalque, et la pluie tombait depuis le matin.

— Vous allez bien vite, Truitje, lui dit Piet Snip, d’une voix douce comme le miel.

Il était tout trempé et ses cheveux pendaient sur son nez, plaqués par la pluie, bien qu’au matin il les eût proprement tirés sur ses tempes.

Truitje eut l’air de se débattre contre un grand coup de vent, poussant de toutes ses forces son parapluie devant elle, sans rien dire.

Alors il reprit :

— Truitje, voilà le mauvais temps. La pluie passe par un grand trou à travers notre maison.

L’amoureux Piet avait dû chercher longtemps au fond de sa cervelle pour trouver ce joli propos, car il s’entendait mieux à battre le cuir qu’à parler. Alors Truitje leva vivement son parapluie, le regarda dans les yeux, et lui riant au nez, ses dents blanches étalées, se sauva par la grande route. Mais le brave Piet courut après elle, en riant aussi, tout gêné, et quand il l’eut atteinte, il lui prit la taille en disant :

— Truitje !

— Eh bien ! fit Truitje en s’arrêtant.

Il se trouva de nouveau très embarrassé et ne sut plus que dire.

— Piet, lui dit alors la fine Truitje, depuis quand les filles doivent-elles demander les garçons en mariage ?

En parlant ainsi, Truitje devint rouge jusque dans son cou et Piet la vit courir à toutes jambes vers la maison de Claes Nikker, qui s’apercevait là-bas. Pour lui, il resta immobile à la même place, jusqu’à ce qu’elle eût fermé derrière elle la porte de la maison, après avoir tourné la tête de son côté.

— Pieter Snip, vous n’êtes qu’un imbécile, s’écria-t-il.

Et, furieux, il jeta sa casquette à terre.

— Garçon, lui dit ce jour-là sa mère qui le voyait triste depuis quelque temps, vous avez du chagrin. Qu’est-ce qui vous démange ?

— Ah ! mère, cria Piet en sanglotant, je voudrais me marier.

— Je le pensais, dit la mère, tranquillement. C’est Truitje Nikker qui vous a tourné la tête, Piet.

— Oui, mère, c’est Truitje Nikker, mais le vieux Claes ne me la donnera pas.

Alors le pauvre Piet raconta ses peines. Sa mère l’écouta parler, puis se mit à rire.

— Claes Nikker n’est pas bête, dit-elle. Il sait mieux que personne ce qu’il y a dans la poche des gens et il sera très content d’avoir pour gendre le fils des Snip. Voilà ce que vous dit votre mère, mon garçon. Mais c’est un rusé que Claes Nikker et il faut agir prudemment avec lui.

La mère de Piet était une fine mouche, l’œil malin, toujours alerte et gaie, sèche comme un caillou. Elle tenait son ménage avec ordre, rognant un franc centime par centime, et même un peu avare, s’il y a de l’avarice à augmenter chaque jour ses économies ; et elle mettait les siennes dans un vieux bas, sous la paillasse de son lit.

On savait bien au village que Lukas Snip, son mari, n’avait jamais eu plus de deux sous à la fois dans sa poche, mais il ne s’en plaignait pas, le cher homme, et même il était extraordinaire qu’il les dépensât. Il n’allait ni au cabaret, ni au jeu de quilles, ni au tir à la perche, et sa seule distraction était de fumer sa grande pipe en porcelaine près du feu, le dimanche ; c’était une pipe comme on n’en voit pas tous les jours, avec un long fourneau peint de figures roses au bout d’un tuyau mou en soie guillochée d’or. Le vieux papa Jan Snip, qui avait fumé quelque dix ans dedans, l’ayant eue d’un vieux soldat prussien, son parent, l’avait transmise à son fils Lukas en lui recommandant d’en avoir le plus grand soin. C’était dans cette belle pipe que Lukas Snip fumait le dimanche, près de son feu, et quand Lukas n’y sera plus, ses petits-enfants fumeront dedans à leur tour, si d’ici là la pipe ne casse pas, ce qui peut arriver.

Il n’y avait pas d’homme plus habile que ce Lukas pour remettre en état une vieille culotte ou un vieil habit, faire des reprises dans les draps usés, rapiécer les vêtements hors de service, etc. Voilà bientôt quarante ans qu’il était tailleur, et il avait autant de pratiques dans sa partie que Claes Nikker en avait dans la sienne. Quand Lukas Snip déclarait qu’il n’y avait plus rien à faire d’un gilet, d’une veste ou d’un pantalon, c’est que vraiment il était impossible que quelqu’un pût encore en faire quelque chose. Il se promenait pas mal de fonds de culottes, de manches de vestes, de collets d’habits dans le village, dont Snip était fier à bon droit, sachant bien ce qu’ils lui avaient coûté de besogne ; et en effet lui seul était capable d’y donner un si fier coup d’aiguille. Il travaillait dans sa petite chambre du matin au soir, et continuellement on voyait ses nerveuses mains jaunes aller, courir, passer l’aiguille et tirer le fil avec une vitesse extraordinaire.

C’était un petit homme toussoteux et maigre, un peu courbé. La peau de sa figure, terreuse et ponctuée de porreaux, tendait sur ses joues comme une vitre sur une estampe, et elle était entièrement coupée de menues rides, aussi bien qu’une vieille figue. Il avait en outre une bouche mince qui, pareille à une eau dans un entonnoir, se renfonçait tout au fond du croissant que le bas de sa figure dessinait depuis son nez jusqu’à son menton. Or, Lukas avait perdu à peu près toutes ses dents : c’est pourquoi sa bouche rentrait si fort, ce qui ne l’empêchait pas de tenir dans le coin de droite une petite pipe noire comme du charbon et coiffée d’un chapeau en fil de fer, par crainte des étincelles. Chaque fois qu’il aspirait une bouffée de fumée, ses joues se creusaient de deux trous où l’on eût logé à l’aise une couple d’œufs de pigeon ; au contraire s’il soufflait pour rallumer le feu de sa pipe, ses joues se gonflaient comme le dos d’un chat en colère.

Mais le gaillard n’était pas seulement tailleur : il était aussi barbier ; oui vraiment ; et un plat en cuivre, échancré au bord et creux dans le milieu, se balançait au-dessus de sa porte, à une tringle rouillée.

Quand un client entrait pour se faire raser, il s’asseyait devant la fenêtre, les jambes étendues, en rejetant sa tête en arrière. La vieille maman Snip s’approchait alors, la mine riante, et lui nouait derrière le cou une serviette à carreaux bleus et blancs, pendant que Piet Snip le fils faisait mousser le savon dans le plat à barbe ou passait le rasoir sur le cuir qu’il tendait de toute force, un bout dans ses dents et l’autre bout dans sa main.

Lorsque le savon avait bien écumé, Piet introduisait le menton de la pratique dans l’échancrure du plat et du revers de ses doigts, savonnait le cou et les joues, à tour de bras, jusqu’aux yeux. Puis le père Lukas piquait son aiguille dans le drap, passait une demi-douzaine de fois son rasoir sur le plat de sa main pour qu’il n’y restât pas de morfil, et ayant placé sur l’épaule de la pratique un coussinet en serge afin d’y frotter son rasoir, il commençait l’opération.

Lukas avait la main légère. Il écorchait bien un peu par moments la peau du client, mais personne ne s’en plaignait. Tandis que sa main droite promenait en tous sens le rasoir, il levait de sa main gauche le nez des bonnes gens entre son pouce et son index, le bras arrondi et le petit doigt tout raide.

D’autres fois, ses grands ciseaux dans les doigts, il taillait les cheveux des gens de la paroisse. Le peigne entrait par la nuque et sortait par le front, suivi de près par les grands ciseaux qui s’ouvraient et se fermaient en faisant klis klis. En un instant la nuque était dégagée et les cheveux dessinaient dans le cou la forme d’une écuelle, tout aussi bien que si Lukas s’était servi d’une assiette pour les couper. Puis les ciseaux remontaient du côté des oreilles et l’on voyait celles-ci sortir de dessous les cheveux longues, grosses, pointues ou rondes comme des pavillons de trompettes. Et de temps en temps, Lukas prenait la tête de la pratique dans ses mains et se mettait à un pas pour mieux voir son ouvrage. Soyez sûr que pas un cheveu n’était plus long que l’autre, quand Lukas soufflait dans la nuque du client et lui enlevait la serviette repliée dans le col de la chemise : aussi Lukas taillait toutes les meilleures têtes du village.

Quand il avait fini, la maman Snip balayait à la rue les cheveux tombés à terre et il se remettait à coudre.

Le petit homme travaillait sur sa table, les jambes repliées sous le corps, au milieu de toute sorte de vieux morceaux de drap qui lui servaient à remettre des fonds. Il ne s’interrompait que pour prendre une bobine dans son grand carreau, enfiler une aiguille ou choisir dans le tas un carré de drap vert, noir, bleu ou brun. Et quelquefois un joli bout de drap vert s’ajustait aux manches d’un habit noir ; mais le fil était toujours solide et le temps ne venait pas à bout des coutures de Lukas Snip.

Doux d’ailleurs comme un mouton, parlant peu, ne riant presque jamais et regardant constamment du côté de sa femme pour savoir ce qu’il devait penser ou dire.

— Lukas, lui dit un matin la bonne vieille, notre garçon est à marier.

— Oui, Anne-Mie, notre garçon est à marier.

— Et Truitje, la fille de Claes, est aussi à marier, Lukas.

Lukas leva la tête et regarda sa femme, ne comprenant pas : cependant il hocha la tête de bas en haut et dit comme elle :

— Oui, Truitje est aussi à marier.

— Eh bien, Lukas, reprit Anne-Mie Snip, il faudra aller voir Claes Nikker.

Lukas était si loin de penser à Claes Nikker qu’il s’exclama :

— Plaît-il, Anne-Mie ?

— Je dis qu’il faudra aller voir Claes Nikker, car Claes Nikker ne viendra pas le premier.

— Je le ferai, Anne, si vous le trouvez bon, mais que dirai-je à Claes Nikker ?

— Vous ferez comme lui : s’il parle, vous parlerez ; s’il ne parle pas, vous ne parlerez pas. Notre fils voit volontiers Truitje Nikker.

— Est-ce Dieu possible ? dit Lukas.

Et pour la première fois de sa vie, il mit sa pipe dans le coin gauche de sa bouche.


V


Le dimanche suivant, après vêpres, Lukas ne s’en retourna pas directement chez lui : il prit le chemin de la maison de Nikker et seulement s’arrêta un petit moment pour regarder jouer aux quilles, devant l’estaminet des Bons Amis.

— Eh ! Lukas, venez-vous risquer une partie ? lui cria Gaspar Peck, un marchand de grains qui passait ses journées à boire et à godailler.

— Non, Gaspar, dit Lukas, je n’ai ni de l’argent ni du temps à perdre.

Et il repartit en pensant :

— Ils ont la tête plus à l’aise que Lukas Snip, ceux lui jouent en ce moment à la boule.

Il avait une bonne casquette de peau de renard sur la tête et sur le dos un gros paletot doublé de flanelle.

Ah ! qu’il faisait froid ! Il frappait par moments ses mains l’une dans l’autre et frottait du bout de son gant en tricot la roupie qui revenait sans cesse se pendre à son nez. Chemin faisant, il vit des enfants qui s’amusaient à polir avec leurs semelles la glace d’un pré gelé, et l’un d’eux, ayant pris son élan, fit une belle glissade, les jambes écartées et les bras en l’air, au milieu des cris de la bande qui se mit tout à coup à glisser derrière lui. Et chaque fois que l’un ou l’autre avait fini sa glissade, il venait en courant se mettre à la queue, derrière ses camarades, pour recommencer.

— Ah ! ah ! se dit Lukas Snip, c’était le bon temps ! Maintenant il faut s’occuper de marier nos enfants.

Et il frappa à la porte de Claes Nikker à l’heure où les lumières commencent à briller derrière les vitres des maisons.

En ce moment une tête s’avança à la fenêtre du grenier et une autre tête se leva de dessus la haie ; et les deux têtes se regardèrent en riant.

— Tiens ! c’est Lukas Snip, dit Claes Nikker, gaîment, en ouvrant la porte. Entrez, Lukas. Il y a un bon feu : vous prendrez une tasse de café. Quelle nouvelle, Lukas Snip ?

Et Claes regardait le bon Lukas de son petit œil agité comme une anguille.

— Je passais par ici, Claes. Oui, je passais, dit maître Snip, et je me suis dit : On ne passe pas devant un vieil ami sans lui dire bonjour.

— Un vieil ami, c’est vrai, Lukas. Nous sommes de vieux amis. De quelle année êtes-vous, Snip ?

— De 1805.

— Et moi de 1807. Si j’avais une fille, Lukas, elle serait à peu près de l’âge de votre garçon.

— Truitje vous a servi de fille, Claes ; je pense que Truitje sera une bonne femme pour son mari.

— Oui, Lukas, car elle aura été bonne fille avant d’être bonne femme. Est-ce que le cochon engraisse, Snip ?

— Oui, Claes, et on le tuera à la Noël. Je pense que vous viendrez manger du boudin, vous et Truitje, Claes Nikker.

— Ah ! ah ! vous allez tuer votre cochon, Lukas ? Est-ce qu’il y a une noce chez vous, dites-moi ?

— Il y en aura une, une fois ou l’autre, Claes, et je pense que vous en serez ; mais la Noël est un bon jour pour se réunir en attendant.

On entendit dans le petit corridor un bruit clair comme celui d’un soufflet, et en effet c’était un soufflet que Truitje venait d’appliquer du plat de sa main sur la joue de Piet.

Est-ce que Piet était là vraiment ?

Oui, le brave garçon écoutait derrière la porte, avec Truitje, ce que disaient les deux vieux compères.

Ils étaient dans l’ombre, si près l’un de l’autre qu’ils en tremblaient tous les deux ; un petit filet de lumière passait entre les joints de la porte ; et ils voyaient dans cette lueur quelque chose de blanc qui était leurs figures.

Quand le pauvre Piet entendit qu’on parlait de la noce, il devint tout à coup si joyeux qu’il prit Truitje dans ses bras et l’embrassa à pleine bouche dans la nuque. Mais Truitje lui donna un bon soufflet sur la joue, pour la forme seulement, car une fille ne se fâche jamais d’être embrassée par un bon garçon.

— Oh ! oh ! dit Claes Nikker, il y a un oiseau derrière la porte, un bel oiseau, sur ma parole !

Et il cria très haut :

— Truitje !

Mais qui ne se montra pas ? Ce fut Truitje, non plus que son bon ami Piet.

Ils se tenaient cachés sous l’escalier, parmi les balais, craignant de faire un mouvement et retenant leur haleine.

— L’état de cordonnier est un bon état, Claes, dit le vieux Snip ; oui, c’est un état qui donne à manger à la femme et aux enfants.

— C’est ce qui vous trompe, Snip ; c’est un rude état et qui rapporte peu. Votre état est plus facile que le nôtre et il y a toujours un bon magot dans la maison d’un tailleur.

— Nikker, il est plus difficile de mettre des pièces à un habit qui ne tient plus ensemble que de reclouer une semelle usée.

— Celui qui sait ressemeler une vieille paire de bottes rebâtira sa maison tombée en ruines, Snip.

— Je le défie bien de faire une couture dans du drap sans que les points ressemblent aux cordes avec lesquelles Mathias Job sonne à messe, Nikker.

— Snip ! Snip ! nous faisons ouvrage d’homme en clouant des semelles, mais vous faites ouvrage de femme en ravaudant des chiffons.

Lukas Snip, malgré sa douceur, entra tout à coup dans une si grande colère qu’il lui fut impossible de rien répondre, et Nikker se dit en lui-même :

— Le vieux singe est battu. Il a l’air d’avoir avalé son aiguille.

Et de son côté Lukas Snip pensait :

— Je ne donnerai pas notre garçon à Truitje Nikker sans conditions.

Puis il alluma sa pipe, but une tasse de café et s’en alla en disant :

— Claes Nikker, nous vous attendons à la Noël.

— Le vieux singe n’est pas si bête qu’on le croit, songea maître Nikker en fermant sa porte.

Puis il cria :

— Truitje ! Truitje !

Et Truitje entra, un peu rouge, en disant :

— Je viens de chez Suze et j’ai rencontré Lukas Snip.

Le vieux Nikker se mit à ricaner en roulant de côté son petit œil et dit :

— Il y avait tantôt un oiseau derrière la porte, Truitje. Est-ce qu’il n’y est plus ?

Un soir, Truitje s’en allait au puits, un seau dans chaque main ; elle mit la corde à l’un des seaux et le laissa glisser dans le puits, puis l’ayant remonté, elle accrocha l’autre seau et le laissa aussi glisser.

— Eh ! Truitje, cria tout doucement quelqu’un dans l’ombre, c’est après-demain la Noël.

— Oui ! dit Truitje, mais l’oncle ne m’a parlé de rien.

— De rien, Truitje ?

La jolie fille réfléchit un instant et dit :

— J’ai une idée, Piet. Venez demain de la part de vos parents dire à mon oncle l’heure à laquelle il faut que nous arrivions.

Il la regarda avec admiration :

— Ah ! Truitje, je vous aime de tout mon cœur.

— Je vous dirai cela aussi, Piet, quand nous serons mariés.

— Donnez-moi votre petite main, Truitje. Je viendrai demain.

Et Truitje, ayant remonté son second seau, s’en alla en faisant claquer sur le sol durci les talons de ses sabots.

Le lendemain, Piet Snip arriva vers la brune. Aussitôt Claes Nikker se mit battre de toutes ses forces le cuir sur la planche. Certainement le bon garçon aurait eu besoin d’une latte dans le dos pour se tenir ferme sur ses jambes.

— Maître, dit-il, mes parents m’envoient pour vous rappeler que c’est demain la Noël.

— Oui, garçon, c’est demain la Noël, dit Nikker, je le sais aussi bien que votre père et que votre mère, Piet, fils de Lukas.

— C’est à six heures qu’on mange le boudin.

Et Piet à travers sa culotte, très fort se pinçait la jambe pour se donner du courage.

— Ah ! ah ! on mange le boudin chez vous, Piet ?

À six heures ? C’est très bien, je sais ce que j’ai à faire. Bonsoir, fiston.


VI


La Noël arriva tout en blanc, au son des cloches et des chants d’église, et dans le village, chacun, en se levant, souhaitait la bonne fête à ses parents et à ses amis.

— Truitje, dit Claes Nikker, nous irons ce soir manger du boudin chez les Snip.

— Oui, oncle Claes, cria la jolie fille en lui sautant au cou. Et voici une belle cravate que je vous ai faite votre fête de Noël. Vous la mettrez ce soir pour plus beau que Lukas Snip.

Et l’oncle Claes pensa en lui-même :

— Truitje est une bonne fille pour moi et sera une bonne femme pour son mari.

Une odeur de friture sortit de la maison des Snip quand Claes Nikker poussa la porte pour entrer.

C’était une odeur qui faisait plaisir au cœur ; une grosse fumée montait du poêle jusqu’aux poutres du plafond ; et quelque chose chantait sur le feu.

— Ah ! ah ! kermesse à boudins ! cria Nikker en entrant. Allons ! la bonne fête de Noël à tout le monde !

Puis, apercevant Piet qui demeurait dans un coin, sans souffler mot, les yeux fixés sur Truitje, il lui dit :

— Oui, Piet, bonne fête il tout le monde !

Et tout le monde criait :

— Kermesse à boudins ! kermesse à boudins !

La nappe était mise, une grande nappe à carreaux bleus et blancs, pareille aux serviettes à raser de Lukas Snip, et sur la table les assiettes en étain brillaient, claires comme la lune.

Noël ! Noël !

Les boudins sifflèrent dans le beurre de la poêle ; puis on les porta à table sur un grand plat, dans une sauce épaisse où dégorgeaient leurs entrailles ; et il y en avait de bruns et de blancs.

Comme la pointe des fourchettes cogne le fond des assiettes ! Du blanc ! du noir ! Qui en veut ? Et la bière coule des pots en moussant dans le ventre rond des demi-litres qui se frangent d’écume. La bonne femme de Snip court du poêle à la table, fait sauter les boudins dans la sauce et les sert fumants dans un tourbillon de chaude vapeur.

Après les boudins, ce fut le tour des pieds et des oreilles ; jamais cochon ne fut à pareille fête. Le feu dardait ses langues crochues à travers le gril, et la chair rôtissait tendrement, tandis que le sang tombait goutte à goutte dans les charbons, parmi les éclairs bleus et jaunes du sel. Pendant ce temps, le beurre lentement fondait sur le plat, dans les épices, attendant le moment de baigner la jolie viande dorée.

Noël ! Noël !

Les pieds et les oreilles apparaissent sur la table, roussis, croustillants, jolis comme des viandes d’amour et laissant aller un rose jus qui se mêle par petits filets au beurre fondu.

Piet, versez la bière ! À boire, Piet ! Et la bière, limpide et claire, miroite dans les verres comme la peau d’une jolie fille au soleil.

Tout à coup le feu darde des flammes plus vives et le beurre chante de nouveau sa chanson. Alors on voit la bonne vieille femme de Snip tremper une grande cuiller en fer dans la casserole, recouverte d’un linge, qui pose sur la chaise près du feu. Oui, elle l’y plonge tout entière et verse dans la poêle une pâte grasse et blanche qui se répand, coule et s’étale comme de la crème.

— Koekebakken ! koekebakken ! crie Claes Nikker.

Et tout le monde répète :

— Koekebakken ! koekebakken !

La pâte roussit, se troue, frit sur les bords, et la maman Snip qui tient la poêle par la queue lui donne de petites secousses pour l’empêcher de brûler.

Truitje s’avance en ce moment, la jolie fille, rose comme le feu, et à son tour prend la queue de la poêle entre ses mains.

— Ah ! ah ! Truitje ! crie-t-on. Faites-la sauter, Truitje !

Son petit cœur frétille comme une ablette prise au filet, car il y a un art de faire sauter les koekebakken.

Une ! deux ! Et la crêpe, fine, mince, dorée, saute en l’air, se retourne et retombe dans la poêle, à l’endroit qu’il faut. Bien, Truitje !

Il y a quelqu’un dont le cœur a battu aussi vite que celui de Truitje : c’est Piet. Ah ! si elle allait manquer ! Une ! deux ! Mais la crêpe est retombée d’aplomb. Il boit un grand coup et ses yeux brillent en regardant sa bonne amie.

— Eh bien, Nikker, qu’en pensez-vous ? fit tout à coup Anna Snip à l’oreille de Claes, au plus beau du tapage.

— Je pense que votre cochon était gras à point, mère.

— Nikker, je pense à autre chose. Je pense que notre garçon et votre nièce se voient volontiers. C’est aux parents à arranger le mariage des enfants.

— Qu’est-ce que vous me dites là ? s’écrie le sournois Nikker en frappant ses mains l’une dans l’autre.

— Vous avez de bons yeux, Nikker, et vous savez ce que vous savez.

Et la petite vieille femme le regardait en clignant ses paupières.

— Ceux qui croient faire une affaire d’argent en épousant Truitje Nikker se trompent, dit alors Claes en se renversant sur sa chaise et prenant son genou droit dans ses mains.

— Écoutez, Claes, lui répondit la bonne femme ; pour qui travailleraient les parents s’ils ne travaillaient pas pour leurs enfants ?

— Claes Nikker a travaillé depuis qu’il est sur la terre, mais il sera bientôt temps qu’il se repose, s’il veut encore se reposer en ce monde.

— Notre garçon travaillera pour sa femme et ses enfants : il connaît à présent son métier.

Alors Nikker se mit à ricaner et dit :

— Piet veut donc m’enlever ma chère Truitje, vieille mère ?

— Piet sera un bon fils pour vous, Nikker, comme il l’a toujours été pour nous.

— Et qu’est-ce que Lukas Snip donnera à son fils Piet pour entrer en ménage ? Voyons, mère, qu’est-ce qu’il lui donnera ?

La bonne vieille toussa alors dans le creux de sa main et dit :

— Vous savez bien, Nikker, que nous sommes de pauvres gens et que nous avons besoin de ce que nous avons ; mais Piet aura du bien après nous.

— Alors n’en parlons plus : je ne veux pas que Truitje soit malheureuse avec Piet.

— Nous donnerons à notre garçon le cochon et les poules.

— Non, mère, il lui faut une vache.

— Une vache, Nikker ? c’est bien cher. On n’en saurait pas avoir à moins de quatre cents francs. Qui est-ce qui payera une vache de quatre cents francs à Piet ?

— Anna Snip a mis bien des sous dans le vieux bas qui est sous sa paillasse.

— Jésus Dieu ! taisez-vous, Nikker. — Truitje aura sa vache.

— Et le pré, Anna Snip : il faut le pré avec la vache.

— Le pré, Nikker ? elle aura la vache, mais pas le pré.

— N’en parlons plus, mère ; Truitje n’aura ni la vache ni le pré et Piet n’aura pas Truitje.

— Vous voulez donc nous tirer notre dernier sou, Claes ? Nous avons un petit pré le long de la rue aux Vaches. Elle l’aura.

— Non, Anna, la terre est maigre près de la rue aux Vaches. Vous donnerez le pré qui est derrière l’école.

— Y pensez-vous, Nikker ? Gardez Truitje ; j’aime mieux garder notre pré.

— Il faudra aussi quatre paires de draps, trois couvertures en laine et le lit, un bon lit neuf en noyer.

— Non, Nikker, cela n’est pas possible. Piet se mariera avec une autre que Truitje.

— Claes Nikker, de son côté, donnera la boutique avec ses formes, ses cuirs, ses outils et la pratique. Pendant que Claes Nikker ira planter les pommes de terre dans le pré des enfants, Piet Snip soignera la boutique, les formes, les cuirs, les outils et la pratique de Claes Nikker. Voilà ce que je dis, mère, et je ferai comme je dis.

— Voyons, Claes, dit la vieille femme en lui poussant le coude et en mettant sa chaise contre la sienne, je donnerai trois paires de draps, trois couvertures en laine et un bon lit neuf en noyer, mais vous me laisserez le pré qui est derrière l’école.

— Ce que j’ai dit est dit, mère : je n’en retrancherai rien.

— Ah ! quel homme vous faites, Nikker ! Il n’y a pas un homme plus dur que vous dans tout le pays, cria la vieille Anna ; et elle se leva.


VII


— Vivat Noël ! cria Nikker en piquant du bout de sa fourchette une belle crêpe dorée que Truitje venait de lui mettre dans son assiette.

Car Truitje était à présent devant le feu, la poêle à la main, et on entendait à chaque instant le sifflement de la pâte coulant sur le beurre. Le feu la faisait paraître toute rose, et elle demeurait debout, sa robe entre les genoux, secouant la poêle à petits coups et jetant en l’air ses jolies pâtes croustillées.

Piet ne l’avait jamais vue si jolie et il la regardait bouche bée, lui pinçant par moments le bras, en cachette, très doucement.

— Piet ! que pourrait bien dire votre mère à mon oncle Claes ? demanda Truitje en suivant du coin de l’œil les deux compères. Il s’agit de nous sûrement.

— Ah ! Truitje, je donnerais ma part de paradis pour vous voir déjà faire des koekebakken pour votre petit mari. — Oui, ils causent de nous, ça se voit bien.

Lukas Snip était de l’autre côté du feu : il fumait dans sa grande pipe en porcelaine, assis sur une chaise, sans rien dire. De temps en temps il s’interrompait de fumer pour manger un morceau ou pour boire à son verre, puis il remettait sa pipe en bouche et continuait à tirer de petites bouffées qu’il lançait droit devant lui.

Et il pensait en lui-même :

— Piet trouvera, je pense, une bonne femme en Truitje. Elle a l’air de se connaître au ménage et elle ne frit dans la poêle que juste le beurre qu’il faut. C’est un bon temps celui où l’on fait la cour à sa femme. Je me mettais comme notre garçon près du feu et je restais des heures entières à regarder Anna, en fumant des pipes, sans trouver un mot.

Les koekebakken passaient à la ronde, sur le grand plat d’étain, et chacun y faisait honneur à sa manière, les uns en les coupant par petits carrés, les autres en les repliant en quatre, mais tout le monde en mangeait de bon appétit. Un voisin, le gros Dirck, paria qu’il en avalerait deux en une seule bouchée, et en effet il les avala : ses énormes joues enfournèrent les deux crêpes comme une mie de pain, et on le vit seulement faire un peu la grimace quand il s’agit de les faire passer à travers le gosier. Mais la minute d’après, il se mit à rire dans sa graisse, et passa sa main sur son estomac en disant :

— C’est bon.

Pais le gros Dirck, levant son coude, laissa couler dans sa bouche coup sur coup deux demi-litres de belle bière, et la bière faisait glouglou comme l’eau d’une gouttière, en passant dans le vaste entonnoir de sa gorge. C’est ainsi que le voisin gagna son pari. — Noël ! Et tout le monde but à la santé du gros Dirck. Chacun d’ailleurs but à la santé de ses parents, de ses amis, de ses connaissances et même de ceux qui n’étaient ni des connaissances ni des amis ni des parents.

Vers neuf heures, les hommes s’en allèrent au cabaret vider un dernier verre et les femmes rentrèrent à la maison chauffer dans le lit la place de leurs hommes. Et quand il n’y eut plus chez les Snip que Nikker et sa nièce Truitje, la vieille Anna posa un petit verre devant Claes et lui versa du genièvre ; et elle fit la même chose pour son mari. Puis elle s’assit près du poêle et elle dit :

— Lukas, j’ai parlé à Claes Nikker du désir de notre garçon. Je vais vous dire à présent ce qu’il m’a répondu. Il donnera sa boutique, ses outils, ses formes et ses pratiques au mari de Truitje, mais il veut que nous donnions à notre garçon une vache, le pré qui est derrière l’école, trois paires de draps de lit, trois couvertures en laine et le lit.

— Oui, dit Claes Nikker, un bon lit neuf en noyer.

— Ah ! ah ! fit le vieux petit Snip, c’est là ce que demande Claes Nikker ?

Truitje se tenait près du feu, les yeux baissés, regardant la pointe de ses bottines, et en même temps elle plissait entre ses doigts l’ourlet de son petit tablier de soie. Piet, de son côté, fendait du bois avec le couperet dans un coin, et il frappait de si grands coups qu’on avait peine à s’entendre.

— Je pense, Anna, dit au bout d’un certain temps Lukas Snip, que Nikker demande beaucoup, mais si vous croyez qu’il faut lui accorder ce qu’il demande, je n’ai rien à dire.

Il y eut un long silence pendant lequel Anna Snip frappa plusieurs fois ses genoux du plat de sa main et hocha la tête d’une épaule à l’autre. Enfin elle s’écria en levant les mains :

— Qu’il en soit fait comme vous le voulez, Claes Nikker.

Et elle appela son fils Piet.


VIII


— Piet, lui dit-elle, nous avons tout arrangé. Vous apporterez en mariage à Truitje une vache, le pré qui est derrière l’école, trois paires de draps de lit, trois couvertures et un bon lit neuf en noyer.

— Maître !

Et Piet prit en pleurant la main de Nikker dans les siennes. Mais le vieux dur-à-cuire ne se laissa pas attendrir et dit :

— Piet, je vous donne ma Truitje et j’espère que vous ferez bon ménage. Mais il faut que je voie avant tout si vous ferez bon ménage avec ma pratique et si vous méritez que je vous laisse ma boutique entre les nains. Écoutez, Piet : j’ai dans ma boutique un bon morceau de cuir laqué blanc. Je vous le donnerai afin que vous en fassiez une paire de souliers pour le pied l’un petit enfant. Nous saurons alors ce dont vous êtes capable, Piet, et vous mettrez plus tard devant la fenêtre les petits souliers sous un globe pour qu’on voie que c’est Piet Snip qui les a faits.

— Maître, dit Piet, je le ferai.

Alors Lukas Snip coula un regard oblique vers Nikker et dit :

— Et moi, je veux savoir si Truitje est habile à raccommoder les vieux effets. Oui, il faut aussi que Truitje montre ce qu’elle sait faire.

Lukas mit sa pipe sur la table et alla chercher dans l’armoire une serviette blanche nouée par les bouts, soigneusement. Il l’ouvrit et en tira une petite robe de satin enguirlandée de perles, qui avait une odeur d’encens.

Et le vieux Lukas dit :

— C’est la robe de la Sainte-Vierge. M. le curé me l’a apportée parce qu’elle est mangée des mites. Truitje remettra les perles qui manquent et reprisera les trous.

— Je le ferai, dit Truitje.

Six jours après, Piet apportait à Claes Nikker la pire de souliers ; et ils étaient doublés de satin, avec des semelles minces comme une feuille de papier.

— Piet, dit Nikker, après avoir longtemps considéré les souliers : c’est un bon ouvrage. Il n’y a que Claes Nikker qui puisse faire mieux. Vous serez un fier savetier.

Et le lendemain Truitje apportait la robe de la Sainte-Vierge chez les Snip. Il n’existait plus un trou et les perles étaient au complet.

— Ah ! Truitje, venez sur mon cœur, cria le vieux Lukas, il ne manquera jamais un point aux chemises de notre garçon.

Aux Pâques, la procession sortit de l’église et fit le tour du village.

Elle passa par la maison de Claes qui était blanchie à neuf, avec de jolis contrevents peints en vert. Un rayon de soleil faisait briller à la fenêtre un globe de verre sous lequel s’abritait une mignonne paire de souliers en laqué blanc. En dehors de la fenêtre deux bougies brûlaient dans des chandeliers ; et des branches de sapin pendaient aux volets.

M. le curé marchait lentement sous son dais, tenant dans ses mains le Saint-Sacrement, et derrière lui venait le bourgmestre Michiel Pot portant une bannière. Puis six jeunes filles du village, en blanc, soutenaient sur leurs épaules la Sainte-Vierge dans sa belle robe de satin luisante au soleil. Le ciel était bleu et les oiseaux chantaient, mais il faisait bien plus beau encore dans le cœur de Piet et de Truitje.

Et quand Piet vit passer la belle robe de la Vierge dans la fumée de l’encens, il chatouilla du bout de son doigt la main de Truitje à genoux devant lui, et Truitje retint le doigt de Piet dans le creux de sa main.

Il y avait deux mois que la noce avait eu lieu.