Noëls anciens de la Nouvelle-France/XVIII

Dussault & Proulx, imprimeurs (p. 145-152).
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XVIII.


Bien différent est le second des noëls du recueil Garnier que je crois devoir publier dans cette étude : Célébrons tous d’une voix. Solennelle et grave, sa musique semble beaucoup moins appartenir aux couplets d’un joyeux cantique qu’aux strophes plaintives d’une hymne liturgique.[1] Sa mélodie respire un tel sentiment religieux que l’on a composé sur ses phrases une prière eucharistique.[2] L’onction pénétrante, la ferveur expansive, la mélancolie douce et calme, toutes expressions vraies des joies sereines de l’âme, excusent absolument, justifient même cette méprise du poète écrivant un cantique de communion sur le rythme de ce noël.

Il serait faux de prétendre d’ailleurs et d’exiger qu’un chant de Noël soit nécessairement d’un caractère très gai. L’Église ne reconnaît dans toute l’année liturgique qu’une seule fête de parfaite allégresse : Pâques. Encore la joie de ses hymnes et de ses alléluias est-elle contenue par la majesté du lieu saint ; l’enthousiasme du Christianisme n’éclate pas en fanfares tapageuses et bruyantes sous la voûte de ses temples, la voix puissante de l’orgue parle dignement, sans transports comme sans délires, le religieux langage de ses plus grands bonheurs. La prose célèbre, Victimæ paschali laudes, en offre, à mon avis, un magnifique exemple.

Cette mélancolie saisissante du noël qu’on va lire s’explique d’elle-même. Le musicien n’a fait que traduire, en l’accentuant davantage — les sons étant toujours plus expressifs que les mots — la pensée de l’auteur. Le poète avait écrit, au dernier couplet de la pastorale :

Nous l’avons vu cet Enfant

Qui s’immole pour l’homme coupable,
Sur la paille et de froid tout tremblant.
Dans sa crèche Il pleurait nos malheurs

Pour nous rendre le Ciel favorable.


Le spectacle de cette navrante pauvreté de Bethléem ne devait-il pas glacer l’acclamation la plus chaleureuse, fondre en tristesse inconsolable la plus vive des joies, changer en remords cruel l’enthousiasme le plus contagieux ?

Un lecteur me dira peut-être, et avec beaucoup de raison :

« — Vous affirmez gratuitement que le musicien s’est inspiré du poète. Prouvez-moi d’abord que le cantique a précédé la mélodie : autrement votre imagination en sera pour ses frais de dissertations sentimentales et artistiques. »

J’admets très volontiers la logique et la force de l’observation qui m’est faite. À l’exception des noëls de Pellegrin écrits sur les chants de l’Église — à part celui de ce même auteur composé sur la musique de Du Caurroy — tous les noëls parus dans ce livre l’ont été sur des airs de chansons profanes dont on voulait, à tout prix, faire oublier les couplets.

Je n’en maintiens pas moins cependant mon dire, et j’avance une fois de plus que ces cantiques mêmes, écrits sur de la musique plus que profane, possèdent un caractère essentiellement religieux. Et je réponds à la judicieuse remarque de mon lecteur par un argument tout préparé que je trouve à ma disposition dans le bel ouvrage de M. Ernest Gagnon : Cantiques populaires du Canada français. Je le crois sans réplique.

« Une mélodie, dit-il excellemment, une mélodie antique, même si elle se chantait à l’origine sur des paroles profanes, peut souvent recevoir des paroles religieuses sans que le bon goût ait à en souffrir. C’est que l’emploi excessif des dissonances et l’abus des effets rythmiques ont donné un tel cachet d’agitation à notre musique moderne que, grâce au contraste, toute musique ancienne nous paraît aujourd’hui calme et reposante et que l’air d’une joyeuse chanson d’autrefois peut maintenant nous faire l’effet d’un cantique. Si, après cela, on écrit des paroles pieuses sur cette mélodie ancienne, et si l’on chante cette mélodie dans une église, le jour de Noël par exemple, les délicats eux-mêmes ne trouveront peut-être rien à redire, tant il est vrai que, dans l’état actuel de l’art musical, l’archaïsme de la forme favorise l’expression des sentiments religieux. »

Quelqu’un s’étonnera peut-être encore et dira : comment se fait-il que de la musique profane, écrite uniquement pour des mondains et des viveurs, puisse traduire avec une telle vérité d’expression, des sentiments religieux ? À cela je réponds : la musique n’évoque pas des idées, mais des sentiments et des sensations. Or, une même sensation peut être évoquée, à un même degré d’intensité, par des idées ou des situations absolument différentes au point de vue intellectuel, passionnel ou moral. Je choisis, pour exemple, l’idée de la frayeur.

Figurez-vous un homme combattant sur un champ de bataille, au plus fort de la mêlée. Il est facile de concevoir les émotions violentes de son cœur et de son esprit. Placez ce même homme sur un navire, à la merci d’un océan battu par une horrible tempête : ce malheureux éprouvera très probablement, avec une égale force, les émotions qui l’agitaient sur le champ de bataille. La situation, cependant, qui aura provoqué ces mêmes émotions est bien différente.

Cette secousse d’émotions poignantes, ce même homme la subira pareillement dans une lutte passionnelle ou morale. Imaginez-le aux prises, non plus avec ses semblables ou les éléments en fureur, mais avec son propre cœur ou sa propre conscience. L’homme dont le corps craint de perdre la vie, l’homme dont le cœur craint de perdre son rêve, l’homme dont l’âme craint de perdre son éternité, n’éprouve-t-il pas un sentiment de frayeur inouïe ? Toutefois, les trois idées — de mort, de désespoir, d’apostasie, — qui auront provoqué cette même émotion seront bien différentes.

Qu’un musicien traduise maintenant cette émotion dans une scène d’opéra et qu’une fanfare ou un orchestre me fasse entendre cette composition en dehors du théâtre, loin de la scène, sans décors comme sans personnages, sans rien enfin qui m’explique le sens de la partition. Qu’adviendra-t-il ? — Ceci. Dans l’ignorance complète où je suis de la pensée du compositeur, et du sujet qu’il traite, j’éprouverai peut-être une émotion analogue à celle qu’il veut faire naître, mais je ne pourrai pas deviner son idée précise. Je sentirai bien qu’il s’agit d’une situation dramatique, confinant peut-être à la terreur, à l’épouvante, mais là s’arrêtera mon diagnostic. Suivant la disposition actuelle de mon esprit, selon mon propre état d’âme à l’instant où j’écouterai cette symphonie, j’y verrai soit un récit de bataille ou de naufrage, soit la description d’une lutte morale ou passionnelle. On voit les figures que l’on veut dans un nuage et l’on n’écoute souvent dans la musique que ce qu’il nous plaît d’entendre.

Remarquons de plus que les émotions, d’ordinaire, sont complexes. Dans deux émotions différentes on trouve souvent un élément commun combiné avec d’autres. Les émotions complexes sont des résultantes dont on ne peut, a priori, deviner les facteurs. Étant donné, par exemple, le nombre vingt-quatre que l’on conçoit comme étant la résultante d’une multiplication, il est impossible de déterminer s’il résulte de la multiplication de huit par trois, de six par quatre ou de douze par deux.

Ainsi des émotions suggérées par la musique : amour divin, amour humain, délire des sens, ivresse de l’âme, haine, colère, terreur, enthousiasme, orgueil, toutes ces émotions violentes sont complexes. Or, les émotions complexes sont des résultantes dont on ne saurait, a priori, deviner les facteurs.

Je termine, peut-être mieux dirais-je je corrige ce commentaire, dangereux pour moi qui ne suis pas musicien, par une définition et une citation. La définition est de Joseph D’Ortigue[3] :

« La musique, dit-il, est un langage donné à l’homme comme auxiliaire de la parole, pour exprimer, au moyen de la succession et de la combinaison des sons, certains ordres de sentiments et de sensations que la parole ne saurait rendre complètement. »

La citation est de M. Ernest Gagnon :

« La musique, dit-il, sait tout poétiser, tout ennoblir. Pour qu’un chant puisse faire naître une émotion profonde, il n’est pas nécessaire que les paroles en soient marquées au sceau du génie ; il suffit que la donnée générale fournie par le poète soit de nature à réveiller un sentiment quelconque se rapportant à la tristesse ou à la joie. La musique fait le reste. Elle vient donner une intensité merveilleuse à ce sentiment et sait en exprimer des nuances exquises que la parole seule ne saurait jamais rendre. »[4]


PASTORALE





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Célébrons tous d’une voix

La naissance d’un Roi pacifique,
Et redisons mille fois :
Qu’il est doux d’obéir à ses lois !
On n’entend retentir en ce jour
Que chansons et concerts de musique.
Tous les bergers d’alentour
Pour lui font éclater leur amour.

Pour lui fontREFRAIN

Célébrons tous d’une voix
La naissance d’un Roi pacifique,
Et redisons mille fois :
Qu’il est doux d’obéir à ses lois !

La nuit, près de nos hameaux,
La céleste milice des anges,
Par des cantiques nouveaux
D’allégresse a rempli nos coteaux.
“ Joignez-vous, disaient-ils, avec nous,
“ Pour chanter les divines louanges,
“ À Bethléem allez tous,
“ Un Sauveur vient de naître pour vous.”

Pour lui fontREFRAIN

Célébrons tous d’une voix
Du Sauveur les merveilles étranges,
Et redisons mille fois :

Qu’il est doux d’obéir à ses lois !
À ce doux nom de Sauveur

On redouble les chants d’allégresse,
À ce doux nom de Sauveur,
Chacun s’est écrié : Quel bonheur !
Et laissant sur-le-champ le troupeau.
Qui faisait toute notre richesse,
Au son du doux chalumeau
Nous allons l’adorer au berceau.

Pour lui fontREFRAIN

Célébrons tous d’une voix
Du Sauveur l’ineffable tendresse,
Et redisons mille fois :
Qu’il est doux d’obéir à ses lois !

Nous l’avons vu cet Enfant
Qui s’immole pour l’homme coupable,
Nous l’avons vu cet Enfant
Sur la paille et de froid tout tremblant.
Dans sa crèche Il pleurait nos malheurs
Pour nous rendre le Ciel favorable ;
D’abord, touché de ses pleurs,
Nous offrons en hommage nos cœurs.

Pour lui fontREFRAIN

Célébrons tous d’une voix
Cet Enfant au démon redoutable,
Et redisons mille fois :

Qu’il est doux d’obéir à ses lois !





  1. L’hymne ancienne de la fête de l’Apparition de Saint Michel, Tibi, Christe, splendor Patris, composée par Raban Maur, en est une des plus remarquables sous ce rapport. — Cf : Le paroissien noté de l’abbé Laverdière, page 535.
  2. Cf : Ernest Gagnon : Cantiques populaires du Canada français, pages 50, 51 et 52.
    Allons au banquet divin,
    Le Seigneur nous invite à sa table, etc., etc.

    Ce cantique se chante encore aujourd’hui dans le diocèse des Trois-Rivières, et particulièrement à Louiseville, l’ancienne paroisse de la Rivière du Loup (en haut).

  3. Savant musicien, auteur du Dictionnaire de Plain-Chant et de musique d’église au Moyen-Age et dans les temps modernes. Cf : tome 29 de l’Encyclopédie théologique de Migne.
  4. Cf : Ernest Gagnon : Le Fort et le Château Saint-Louis, page 272.