Noëls anciens de la Nouvelle-France/XIII

Dussault & Proulx, imprimeurs (p. 100-105).
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XIII.


L’exception prouve la règle : c’est un axiome de grammaire et d’histoire. J’établis donc encore, au défi de toute contradiction sérieuse, que les noëls religieux l’ont victorieusement emporté, en France et au Canada, sur les noëls populaires, en citant, à titre d’amusante curiosité, trois cas accidentels où la chanson profane a non seulement triomphé du cantique religieux qui la voulait supplanter dans la mémoire et l’affection du peuple, mais, au contraire, sut garder tout son terrain, c’est-à-dire tous les mots de ses couplets et toutes les notes de sa mélodie.

En étudiant les Nouveaux Cantiques Spirituels du recueil Garnier, il m’arriva d’en lire un, fort typique, Les Bergers de Bethléem, qui se chantait sur l’air :


Il la passa toute
Sans en boire goutte
.


D’ordinaire, quand on veut indiquer au lecteur que la musique de tel ou tel cantique est empruntée à telle ou telle chanson, on le fait par la citation du ou des premiers vers de cette chanson.[1] Mais ici l’éditeur, ou plutôt le compilateur du recueil Garnier procède tout autrement. L’air de la chanson sur lequel est écrit le cantique y est désigné par les deux derniers vers du second couplet.

Il la passa toute, Sans en boire goutte : ces mots, à première lecture, firent écho dans ma mémoire.

Ils me semblaient très connus, me rappelaient même le timbre d’une voix familière qui, bien certainement, me les avaient chantés quelque part. Mais où et quand ? L’hésitation fut courte cependant, le refrain de la chanson bachique — c’en était une — m’était revenu tout à coup en une bouffée de joie, en un éclat de rire que je reconnus parfaitement. C’était la chanson du Grand Pèr’ Noé, un air du Caveau de Paris, d’un comique irrésistible, et que l’on chantait au Petit Cap Saint-Joachim du temps que j’étais écolier, à l’âge d’or des vacances. La voici, telle que transcrite des Annales musicales du Petit Cap, ouvrage inédit de Mgr Thomas-Étienne Hamel[2].


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C’est no -- tre grand pèr’ No -- é, Pa -- tri-
ar -- che di -- gne, Que l’bon Dieu z-a con -- ser-
vé Pour plan -- ter la vi -- gne. Il s’est
fait faire un ba -- teau Pour se pré -- ser -- ver de
l’eau, Qui fut son, son, son, Qui fut re, re,
re, Qui fut son, qui fut re, qui fut son re-
fu -- ge, Pen -- dant le dé -- lu -- ge.
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LE GRAND PÈR’ NOÉ
Chanson bachique
LES BERGERS DE BETHLÉEM
xxxxSur l’air Il la passa toute
Sans en boire goutte.

C’est notre grand pèr’ Noé,
Patriarche digne,
Que l’bon Dieu z-a conservé
Pour planter la vigne.
Il s’est fait faire un bateau
Pour se préserver de l’eau,
Qui fut son, son, son,
Qui fut re, re, re,
Qui fut son, qui fut re,
Qui fut son refuge,
Pendant le déluge.

Quand la Mer Rouge apparut
À la troupe noire,
Des Israëlit’-z-ont cru
Qu’il fallait la boire
Mais Moïse fut plus fin
Il dit : « Ce n’est pas du vin ! »
Il la pas, pas, pas
Il la sa, sa, sa,
Il la pas, il la sa,
Il la passa toute
Sans en boire goutte.

C’est chez les vi-eux Romains
Que l’bon vin pétille ;
C’est par le jus du raisin
Que vainquit Camille.
L’vieux Pompée et Cicéron
Luttaient à coups de flacon
Pour la ré, ré, ré,
Pour la pu, pu, pu,
Pour la ré, pour la pu,
Pour la république,
C’te vieille barrique !!

Prends ton verre et moi le mien,
Ami,-z-il faut boire.
C’est dans un flacon de vin
Qu’on trouve la gloire.
À ta santé, Nicolas,
Tu boiras, mais tu crev’ras
Je bois du, du, du,
Je bois bras, bras, bras,
Je bois du, je bois bras,
Je bois du bras gauche,
C’est ça qui m’ réchauffe !

Allons, bergers, partons tous,
L’ange nous appelle,
Un Sauveur est né pour nous,
L’heureuse nouvelle !
Une étable est le séjour
Qu’a choisi ce Dieu d’amour.
Courons au, z-au, z-au,
Courons plus, plus, plus,
Courons au, courons plus,
Courons au plus vite
À ce pauvre gîte.

De nos plus charmants concerts
Que tout retentisse !
Le ciel à nos maux divers
Est enfin propice.
Accordons, en ce grand jour,
Le fifre avec le tambour,
Timbale et, l’et, l’et,
Timba, trom, trom, trom,
Timbale et, timba trom,
Timbale et trompette,
Pour Lui faire fête.

Satan, au fond des enfers,
Brûlant dans les flammes,
Voudrait, dans les mêmes fers,
Enchaîner nos âmes.
Ne craignons plus ses combats,
Tout son pouvoir est à bas.
Malgré sa, sa, sa,
Malgré fu, fu, fu,
Malgré sa, malgré fu,
Malgré sa furie,
Dieu nous rend la vie.

Quels présents faut-il porter
À ce Roi des Anges ?
Robin, pour l’emmailloter
Offrira des langes ;
Gros Guillot un agnelet ;
Moi je porte avec du lait
Le plus beau, beau, beau
Le plus fro, fro, fro,
Le plus beau, le plus fro,
Le plus beau fromage.
De notre village.

La chanson du Grand Pèr’ Noé eut encore l’honneur de fournir sa musique à de malins couplets que les poètes satiriques de la Révolution Française composèrent aux dépens du célèbre docteur Guillotin, préconiseur et parrain de la fameuse guillotine, le rasoir national de Robespierre. Sur l’air de Quand la Mer Rouge apparut, (premier vers du second couplet de la chanson du Grand Pèr’ Noé) l’on faisait chanter à l’excellent médecin philanthrope la spirituelle boutade que voici :

C’est un coup que l’on reçoit
Avant qu’on s’en doute ;
À peine on s’en aperçoit
Car on n’y voit goutte !
Tout à coup, étant lâché,
Le couperet fait tomber,
Fait tomber, ber, ber,
Fait sauter, ter, ter,
Fait tomber, fait sauter,
Fait tomber la tête.
C’est bien plus honnête !

Mais pour bien faire la cour
À ce nouveau Maître,
Notre zèle et notre amour
Doit surtout paraître.
Que chacun offre son cœur
Tout brûlant de cette ardeur
C’est la sain, sain, sain,
C’est la to, to, to,
C’est la sain, c’est la to,
C’est la sainte offrande
Que Jésus demande.

Connaissez-vous, lecteurs, refrain plus cocasse, plus pittoresque et boute-en-train ?

C’est la sain, sain, sain,

C’est la to, to, to,
C’est la sain, c’est la to,
C’est la sainte offrande

Que Jésus demande.

Un équilibriste japonais ne jonglerait pas mieux avec ses billes que ce chansonnier spirituel, j’écrirais même spirituel chansonnier, avec les mots de son cantique. Il carambole sur leurs syllabes en virtuose de billard.

Cette bouffonnerie rappelle, en l’éclipsant peut-être, l’une des meilleures facéties d’Offenbach sur les maris ré - cal - ci - trants de la Périchole :

Les maris — ré-

Les maris — cal-
Les maris — ci-

Les maris — trants,

Pour moi, je vous confesse que le cantique me fait encore plus rire que la chanson.

Eh ! me direz-vous, oseriez-vous soutenir qu’un pareil rigaudon se chantait dans nos églises ? J’en suis à ce point convaincu, qu’on l’y entendrait peut-être encore si Monseigneur Plessis n’y eût mis bon ordre dès son avènement au trône épiscopal de Québec. Ce fut lui qui prohiba la fameuse ritournelle avec bien d’autres prétendus chants d’église que leur sans-gêne littéraire et leur pimpante allure musicale rendaient absolument indignes des échos du sanctuaire.[3]

Dans tous les cas, la chanson du Grand Père Noé a bel et bien tué le cantique du Père Noël expressément écrit pour l’enterrer elle-même. Et fut pris qui voulait prendre : c’est la moralité de la fable du rat et de l’huître. Bacchus est un malin qui ne permet pas toujours à Santa Claus de lui faire un cercueil avec son propre tonneau. Il y a quatre-vingts ans et plus que le noël bourguignon est mort et l’on chante encore aujourd’hui, à gorge déployée, comme au bon temps de 1750 :

Je bois du, je bois bras

Je bois du bras gauche

C’est ça qui m’réchauffe !

C’est absurde, idiot, inepte au possible, tout ce qu’il vous plaira, je l’admets sans conteste, mais enfin c’est drôle, incontestablement drôle ; et je maintiens que cette vieille barrique de république fera rire aussi longtemps qu’il y aura sur terre une bouteille et un ivrogne en présence.

  1. Ou bien encore, par le premier vers du refrain de la chanson. Le recueil Garnier nous en donne un exemple à la page 116 de la 4ième partie des Cantiques Spirituels, tome 1er . Le 7ième cantique se chante sur l’air : Où est-il, le petit Nouveau-Né ? C’est le refrain du noël populaire sur la musique duquel Pellegrin écrivit son noël religieux, Ça, bergers, assemblons-nous. — Cf : pages 72 et 72 de ce livre.
  2. Les Messieurs du Séminaire de Québec possèdent, sur leur Ferme du Petit Cap, à Saint-Joachim, comté de Montmorency, une princière villa. C’est à cette somptueuse maison de campagne qu’un certain nombre d’écoliers, par un privilège que leur a mérité leur bonne conduite durant l’année scolaire, passent leurs vacances. Sans parler de ses dépendances, la villa se compose de deux grands corps de logis séparés : du Château Belle-Vue où résident les prêtres, et de Notre-Dame de Liesse — un heureux vocable, n’est-ce pas ? — où pensionnent les écoliers. Une chapelle, dédiée à Saint-Louis de Gonzague, patron de la jeunesse, occupe le centre d’un bois planté de chênes et d’ormes, superbes de stature et de feuillage.

    Mgr Hamel, un des hommes les plus actifs que je connaisse, et qui se repose en travaillant, a pris à cœur de recueillir, dans ces Annales musicales du Petit Cap, toutes les chansons en vogue à Saint-Joachim, au temps de vacances ; chansons de marche, chansons de rame, etc., etc. Il s’est principalement étudié à collectionner les différentes versions musicales de chacune d’elles avec le nom de l’écolier, du prêtre ou de l’hôte qui l’ont introduite au Petit Cap. Ce précieux ouvrage, encore inédit, sera d’un grand secours à nos musiciens désireux d’écrire plus tard l’histoire de la chanson canadienne-française.

  3. Un beau vieillard de quatre-vingts ans, M. Louis Chevalier, ancien fermier des métairies du Séminaire de Québec, à St-Joachim, me chantait naguère une chanson bachique de son jeune temps, composée sur la très ancienne musique — une mélodie grégorienne — du fameux noël : Silence, ciel ; silence, terre.
    xxxxxxxxEn voici le premier couplet :

    Si j’étais roi jamais la guerre
    Ne régnerait dans mes états ;
    Mais au milieu d’un bon repas
    Je fais la guerre à coups de verre.
    xxxxAmis, quand j’ai bien bu
    xxxxJe crois que toute la terre
    Que toute la terre est à moi ! (bis)

    Silence, ciel ; silence, terre,
    Demeurez dans l’étonnement :
    Un Dieu pour nous se fait enfant.
    L’amour, vainqueur en ce mystère,
    xxxxLe captive aujourd’hui,
    xxxxTandis que toute la terre,
    Que toute la terre est à Lui ! (bis)

    Une chanson bachique entée sur l’air d’un cantique religieux offre un cas d’exception trop rare pour n’être pas ici mentionnée.