Ninive et Babylone, d’après les récentes découvertes de l’archéologie

NINIVE ET BABYLONE
D'APRES LES
RECENTES DECOUVERTES DE L'ARCHEOLOGIE

Ce que la lecture des hiéroglyphes a fait pour la connaissance de l’ancienne Égypte, le déchiffrement des écritures cunéiformes promet de le faire pour celle de l’Assyrie. Des empires ensevelis depuis des milliers d’années sortent de dessous terre. Les nations qui les avaient fondés ont été détruites, mais les restes de leurs riches cités n’ont pas été jetés aux quatre vents ; nous retrouvons aujourd’hui une partie de leurs dépouilles. Les plus fragiles vestiges se conservent dans le sol pendant des myriades de siècles ; il suffit de quelques mètres, de quelques décimètres de sable pour sauver de l’anéantissement les œuvres les plus délicates. Sous cette mince pellicule, à l’abri des influences atmosphériques, les produits de l’industrie antique défient le temps, qui est, pour ainsi dire, sans action sur l’intérieur du globe. C’est ce dont peuvent nous convaincre les découvertes contemporaines de la géologie et de l’archéologie. Voilà comment les explorations dont les territoires de l’ancienne Assyrie, de la Mésopotamie, ont été le théâtre sont venues nous fournir les documens les plus curieux et les plus inattendus. Une foule d’inscriptions en caractères dits cunéiformes et de monumens figurés de toute dimension ont été transportés dans les musées de l’Europe, et maintenant il nous est possible d’écrire des chapitres entiers d’une histoire dont les auteurs grecs et latins ne nous donnaient que quelques pages incomplètes ou isolées. Tandis que les antiquaires, par l’étude des monumens figurés, nous initiaient aux caractères de l’art assyrien, au culte, aux usages, à mille détails de la vie des habitans de Babylone et de Ninive, les philologues pénétraient dans l’intelligence du système graphique de ces peuples, éclaircissant ce que l’inspection attentive des représentations ne suffisait pas à faire comprendre. Que de patiente et de sagacité il leur a fallu ! L’exemple de Champollion était là sans doute pour leur inspirer l’espoir de la réussite ; mais les difficultés qu’ils avaient à vaincre étaient plus grandes, les secours moins nombreux. Je veux essayer d’exposer comment ils sont arrivés enfin à percer le mystère des inscriptions cunéiformes, et, après avoir indiqué par quelle voie ils ont atteint le but, j’extrairai de leurs traductions ce qui est le plus propre à nous donner une idée des peuples qui firent usage d’une pareille écriture. Nous verrons ce que les textes si habilement déchiffrés nous apprennent des annales, de la religion et des travaux des antiques Assyriens.


I

C’est à l’aide d’un texte en deux langues, ou, comme disent les érudits, bilingue, qu’on a pu reconstituer les élémens du système hiéroglyphique. La partie grecque de la pierre de Rosette permit à Champollion de fixer la valeur d’un grand nombre de signes ; elle est ainsi devenue le fondement de sa merveilleuse découverte. Des textes doubles ont également servi de base au déchiffrement des inscriptions assyriennes ; mais, au lieu de n’avoir affaire qu’à une inscription écrite en grec et dont l’intelligence ne soulevait presque aucune difficulté, les assyriologues ont dû pénétrer le sens d’un texte écrit en ancien perse, avec des caractères dont le rôle était originairement aussi inconnu que celui des signes qu’ils servirent plus tard à déterminer. Un premier déchiffrement a été indispensable, et on ne l’a opéré qu’après de grands efforts et force tâtonnemens. Le point de départ des assyriologues était moins sûr, moins arrêté que celui de Champollion, sans compter que sur l’Égypte les auteurs grecs et latins. fournissent bien plus d’informations que sur la contrée arrosée par le Tigre et l’Euphrate. Toutefois, si dans l’état présent des connaissances l’interprétation des cunéiformes assyriens est beaucoup moins avancée que celle des hiéroglyphes, la cause n’en est plus dans la difficulté des recherches : le retard tient uniquement à ce qu’il y a moins de temps qu’elles sont commencées. Encore quelques années, et l’on pourra se mouvoir avec la même facilité dans l’écriture et la langue de Ninive et de Babylone que dans celle de Memphis et de Thèbes. Les moyens de vérification viennent chaque jour confirmer les résultats des premiers essais. Le déchiffrement du système graphique persépolitain ou, pour employer une expression plus générale et plus juste, du système graphique iranien, a donc été le prélude des découvertes des assyriologues ; c’est du jour seulement où l’on s’est rendu complètement maître de la vieille langue et de l’écriture des Perses qu’on a pu marcher d’un pas ferme dans le déchiffrement des cunéiformes assyriens. Il y a maintenant près de deux siècles et demi qu’un voyageur romain, Pietro della Valle, signalait au village persan d’Istakhar, à douze lieues de Chiraz, dans les vastes ruines de l’antique Persépolis, des inscriptions en caractères formés par des traits tels qu’auraient pu les produire des empreintes de clous ou de coins. Il y reconnut une écriture et en devina la direction véritable, qui est de gauche à droite. Plus tard, de semblables textes épigraphiques furent rencontrés sur d’autres points de l’ancien empire persan. Sous une uniformité apparente, ces singuliers caractères, que le voyageur Chardin appelait cludiformes, nom qu’ils ont échangé depuis pour celui de cunéiformes, cachaient des systèmes graphiques différens ; mais, souvent réunis et placés en regard dans une même inscription, ces systèmes se confondaient aux yeux mal exercés des premiers observateurs. C’est au voyageur allemand Niebuhr que revient l’honneur d’avoir discerné dans les caractères cunéiformes trois systèmes distincts d’écriture. Il remarqua que bon nombre d’inscriptions se décomposaient en trois parties constituant trois inscriptions indépendantes l’une de l’autre, et dont les signes respectifs affectaient des arrangemens dissemblables. Sa découverte n’alla pas plus loin. Chose étrange, Niebuhr ne soupçonna pas qu’il y eût là trois textes, chacun en un idiome particulier, quoique l’histoire lui apprît que les actes des rois Achéménides étaient souvent écrits en plusieurs langues pour être compris des différens peuples de leur vaste empire. Un savant danois, Munter, qui a laissé d’excellens travaux, fut plus heureux. Ayant porté son attention sur quelques-uns de ces textes trilingues, et s’attachant surtout aux caractères qui occupent la première colonne, il en démêla la nature alphabétique. Ces inscriptions provenaient de la Perse ; rien n’était plus simple que d’admettre qu’elles étaient écrites dans la langue qui s’y était parlée. On possédait déjà de son temps, grâce à Anquetil du Perron, les livres de Zoroastre ; il fut dès lors possible à Munter de rapprocher les lettres des deux idiomes adoptés dans l’Avesta, le zend et le pehlvi, des groupes distincts reconnus par lui dans l’assemblage des traits bizarres du texte mystérieux. L’érudit danois proposa diverses identifications dont l’exactitude ne s’est pas toutefois vérifiée. Mieux servi par une sorte d’intuition que par l’observation attentive telle que l’avait poursuivie Munter, un antiquaire hanovrien, George-Frédéric Grotefend, réussit à déterminer la valeur vraie de plusieurs lettres. Son point de départ fut une pure hypothèse, mais il se trouva qu’elle était fondée. Grotefend supposa dans les textes cunéiformes que la tradition attribuait aux rois Achéménides l’emploi de la formule initiale des protocoles royaux qui a continué d’être en usage en Perse jusqu’à nos jours. Il parvint de la sorte à reconnaître la place du groupe qui représentait le mot roi, et, sachant par l’histoire ancienne la généalogie des Achéménides, il assigna également dans le texte incompris les groupes auxquels les différens noms dont se compose cette généalogie devaient correspondre. D’autres reprirent ce premier et heureux essai, le complétèrent en le corrigeant sur quelques points. Telle a été l’œuvre de Rask, d’Eugène Burnouf et de Lassen. Le déchiffrement avait révélé dans l’écriture cunéiforme persépolitaine un alphabet. Appliqué à la lecture des inscriptions ainsi écrites, cet alphabet fit apparaître une langue très voisine du zend. Aucun monument n’apporta une plus décisive confirmation de la sûreté de la méthode adoptée que la grande inscription de quatre cents lignes gravée sur le rocher de Bisoutoun, l’antique Bagastana, et accompagnée d’un bas-relief qui pouvait aider à l’intelligence de ce qu’elle contient. Le colonel anglais, depuis major-général, sir Henry Rawlinson, au courage duquel nous devons la connaissance de ce précieux document, utilisant les résultats obtenus par ses devanciers, parvint à traduire complètement la première colonne, autrement dit la partie persépolitaine. Dans ce curieux morceau, on lit l’histoire des premières années du règne de Darius, fils d’Hystaspe, et les faits relatés sont en accord remarquable avec ce qu’a rapporté Hérodote. L’authenticité de la généalogie de Darius que nous a transmise l’écrivain d’Halicarnasse fut par là mise hors de doute. La lecture de plus de cent vingt noms propres confirma les valeurs attribuées par Grotefend et ses successeurs aux signes cunéiformes. Un jeune orientaliste d’origine germanique que la France avait accueilli, M. Jules Oppert, en reprenant avec une critique plus sévère et plus pénétrante l’étude de l’écriture iranienne, acheva d’éclaircir les dernières difficultés. L’ancien idiome des Perses, qui se rapproche encore plus du sanscrit que le zend, leur langue sacrée, fut ainsi définitivement retrouvé, et un éminent philologue allemand, M. Spiegel, est en mesure de nous en donner la grammaire.

Ces résultats dotèrent la science de textes tout à fait intelligibles qui allaient permettre de déchiffrer les deux autres écritures des inscriptions trilingues. Les découvertes inattendues dont le sol assyrien était devenu le théâtre, en éveillant l’intérêt pour les antiquités de la Chaldée, rendaient les savans plus impatiens de comprendre les inscriptions qui accompagnaient tant d’admirables restes de l’architecture et de la sculpture asiatiques. Or ces inscriptions appartenaient à l’écriture de la troisième colonne des textes trilingues, circonstance qui prouvait qu’il y fallait reconnaître l’écriture des Assyriens. Quant à l’écriture adoptée dans la seconde colonne, l’idée qui se présenta le plus naturellement, c’est qu’elle avait été celle des Mèdes, une des trois grandes nations de la région de l’Asie soumise à la domination du roi des rois, les Perses et les Assyriens constituant les deux autres. C’est à cette seconde catégorie d’écriture que s’attachèrent de préférence les philologues, une fois en possession du sens des textes iraniens. Le système graphique de la seconde espèce semblait ; en effet à première vue moins compliqué que celui de la troisième. Strabon dit que l’idiome des Mèdes différait peu de celui des Perses ; la connaissance de ce dernier idiome donnait donc à espérer qu’on arriverait plus aisément à l’intelligence des textes réputés médiques. Les idées étaient au contraire loin d’être fixées sur le caractère de l’assyrien ; tandis que les uns, et c’était le plus grand nombre, en admettaient l’identité ou du moins, la grande affinité avec le chaldéen, qui nous est connu par certaines parties de la Bible et les Targums, les autres prétendaient le rattacher à la famille indo-européenne.

Un compatriote de Münter, plus versé que lui dans la connaissance des langues de l’Asie, Westergaard, reprit l’étude des textes cunéiformes. Au retour d’un voyage entrepris dans l’Inde et la Perse, il publia en 1844 un important travail sur ce sujet. Par une comparaison attentive, il était parvenu à distinguer dans les textes soi-disant médiques les groupes correspondant aux noms propres des textes persépolitains qui les accompagnent. Il put de la sorte suivre sur la phrase iranienne connue et expliquée la phrase supposée médique non encore débrouillée. Les noms propres lui fournirent la valeur phonétique d’un grand nombre de signes. Hincks en Irlande, M. de Saulcy en France, perfectionnèrent les résultats obtenus par le savant danois ; mais il fallut attendre qu’on eût entre les mains une copie exacte du texte de la grande inscription de Bisoutoun pour arriver à saisir les formes grammaticales et à analyser les phrases dont les textes persépolitains nous présentaient la traduction. Cette copie fut publiée par un savant anglais, M. Norris, dans la version qu’il a donnée du texte de la seconde colonne de l’inscription de Bisoutoun, version que M. Oppert a adoptée en la corrigeant. On avait donc, en peu d’années, beaucoup ajouté aux premières découvertes de Westergaard. Les valeurs des signes qu’il avait déterminées furent confirmées pour la plupart ; les investigations des érudits que je viens de nommer, auxquels il est juste d’ajouter trois doctes Allemands, MM. Holtzmann, Haug et Spiegel, nous munirent peu à peu, non pas d’un alphabet proprement dit, mais d’un syllabaire de plus de cent signes, représentant soit une voyelle isolée, soit une voyelle suivie d’une consonne, soit enfin une voyelle comprise entre deux consonnes. Jamais la consonne n’apparut seule, et c’était la preuve la plus palpable que le syllabisme et non l’alphabétisme constituait la base de cette écriture. Toutefois un tel système de représentations syllabiques n’a pu être entièrement reconstitué qu’après qu’on eut réussi à déchiffrer la troisième écriture. Outre des lettres dont la valeur phonétique était incontestable, on remarqua dans les cunéiformes de la deuxième catégorie d’autres signes qu’une étude attentive fit reconnaître pour être purement figuratifs ou idéogrammatiques. On avait donc dans le système dit médique un mode d’écriture offrant la plus grande analogie avec les hiéroglyphes égyptiens, où sont, comme l’on sait, concurremment employés des signes représentant des sons et des signes figurant des objets ou des idées.

Le déchiffrement de l’ensemble de ces divers caractères conduisit à reconnaître que l’épithète de médique ne pouvait leur convenir. Rien n’annonçait dans la langue qu’ils faisaient entrevoir une origine iranienne ; on n’y retrouvait pas davantage un idiome sémitique. Des racines appartenant aux familles linguistiques les plus diverses y étonnaient le philologue, et Westergaard signala dans cette langue bizarre des formes celtiques à côté de formes iraniennes, une conjugaison tartare à côté d’un pronom essentiellement hébraïque, des adverbes sanscrits à côté d’élémens turcs et mongols. Ce chaos grammatical se débrouilla quelque peu par la suite, et les élémens propres à la grande famille des langues finno-tartares se dégagèrent de l’alliage étranger, visiblement apporté par les Sémites et les Iraniens. On était manifestement en face d’un de ces idiomes que nous appelons aujourd’hui touraniens, parce que les anciens habitans de l’Iran désignaient sous le nom de Touran la région située au nord-est de leur pays, région qui répond à peu près au Turkestan. Plus on a étudié les élémens de cet idiome touranien, plus la parenté avec les langues finno-tartares, surtout avec le magyar et le turc, en a été mise en lumière. La langue de la seconde colonne des inscriptions cunéiformes trilingues n’était donc pas celle de ces Mèdes représentés par Strabon comme parlant une langue très rapprochée du perse ; c’était l’idiome d’une race d’origine finno-tartare répandue dans une partie de l’empire persan, et qui devait avoir précédé en Médie les Iraniens, avec lesquels elle s’est plus tard fondue. L’étymologie du nom de Médie étant fournie par la langue touranienne, où ce mot (mada) signifie pays, il faut croire que les Touraniens formaient la population originelle de cette grande province. Les Touraniens de Médie étaient une branche du grand faisceau de peuples que les Grecs désignèrent sous le nom générique assez vague de Scythes ; ils ont été certainement les ancêtres des Parthes, dont l’empire remplaça celui des Perses, et que plusieurs traits de mœurs, notamment leur façon de combattre, rapprochent des modernes Baschkirs, dès Kirghises, sortis aussi de la souche touranienne. Tel est l’ensemble des motifs qui a fait substituer l’épithète de médo-scythique à celle de médique, appliquée d’abord à la langue de l’écriture cunéiforme de la seconde espèce.

J’ai dû, dans l’aperçu des recherches dont cet idiome a été l’objet, anticiper un peu sur les résultats obtenus par le déchiffrement de l’écriture assyrienne, car on n’a pu se faire une idée complètement exacte du médo-scythique qu’après avoir pénétré dans la connaissance dès cunéiformes assyriens, qui a permis d’éclairer plusieurs obscurités dont la seconde écriture demeurait enveloppée. Comme la langue assyrienne nous est beaucoup plus intelligible que le touranien de Médie, les textes de l’une ont servi à expliquer ceux de l’autre.

L’étude de l’écriture de la troisième espèce constitue plus spécialement le domaine de l’assyriologie. Les fouilles de MM. Botta et Layard, les conquêtes des expéditions que leurs découvertes firent envoyer sur les bords de l’Euphrate et du Tigre par la France et l’Angleterre, ont fourni à cette science ses plus nombreux et ses plus puissans moyens d’investigation. Les philologues, avant de recueillir une si riche moisson, n’étaient pas toutefois restés inactifs à l’endroit des cunéiformes assyriens. Les textes persépolitains étaient à peine compris que ces caractères exerçaient déjà leur sagacité. Grotefend lui-même, dès le début, avait porté son attention sur la troisième écriture. D’autres, plus de trente ans après, en continuèrent le déchiffrement. S’ils ne s’étaient avancés que de quelques pas sur cette longue route, dont on est loin d’avoir atteint le terme, les progrès ultérieurs ont du moins montré qu’ils ne s’étaient peint égarés, et les noms de MM. Botta, de Longpérier, de Saulcy, Hincks, sont inscrits aux premières haltes que la science a dû faire dans cette difficile pérégrination. Ces hommes éminens n’avaient lu que des inscriptions isolées ; c’est à sir Henry Rawlinson en Angleterre, à M. Jules Oppert en France, que nous devons véritablement la connaissance du système graphique assyrien tout entier. Quelques autres ont marché sur leurs traces et apporté chacun une pierre nouvelle à l’édifice, mais l’officier anglais et l’orientaliste allemand doivent en être regardés comme les véritables architectes. L’un et l’autre avaient préludé par une exploration du sol assyrien aux recherches qu’ils ont poursuivies dans leur cabinet ; le premier était servi par une grande sagacité naturelle et un remarquable esprit d’observation, le second était préparé à des travaux originaux par cette forte éducation philologique que l’Allemagne sait donner, et dont elle garde à peu près le monopole. Sir Henry Rawlinson a ébauché les principes que M. Oppert a définis, coordonnés, éclaircis. C’est ce dernier qui a résolu les plus grandes difficultés, difficultés que son émule n’avait pu surmonter ; c’est lui qui le premier a traduit un texte assyrien sans le secours d’un texte iranien correspondant.

Les procédés qui avaient permis à Westergaard de reconstituer le syllabaire médo-scythique sont aussi ceux qui ont fait pénétrer dans le système graphique de la troisième espèce ; mais, pour réussir dans cette seconde entreprise, il a fallu les manier avec bien plus de délicatesse et de dextérité. Hincks constata le caractère syllabique de cette écriture. Au lieu d’un syllabaire de cent signes environ, tel que nous l’offrent les cunéiformes médo-scythiques, les cunéiformes assyriens ont fourni un ensemble de plusieurs centaines de signes dont la liste n’est pas encore complètement arrêtée. Un habile élève de M. Oppert, M. J. Menant, en dresse en ce moment le tableau. Les articulations sont rendues par un assemblage de traits en forme de coins ou de flèches ; chaque signe a sa valeur propre : point d’homophones, c’est-à-dire de signes différens répondant à un même son ; mais certains signes simples s’échangent avec d’autres signes composés, et représentent par conséquent la même valeur phonétique respective que la réunion de ces signes. Ainsi il y a des caractères assyriens répondant aux syllabes ba, bi, bu, ra, ri, ru ; d’autres pour rendre les sons.ar) ir, ur. Veut-on exprimer les sons bar, bir, bur, on écrit ba-ar, bi-ir, bu-ur, en réunissant deux caractères ; mais on trouve de plus des signes simples qui ont la valeur des syllabes bar, bir, bur.

L’écriture assyrienne, à l’instar de l’écriture médo-scythique, emploie concurremment avec des signes phonétiques des signes d’une valeur symbolique tantôt simples (monogrammes), tantôt composés (idéogrammes). La signification de ces caractères-images, véritables hiéroglyphes, est généralement donnée par les mots phonétiquement écrits auxquels ils sont souvent substitués dans des phrases identiques ou parallèles ; mais on est loin d’être arrivé à déterminer le sens de tous ceux qui se sont rencontrés. Une pareille difficulté s’est longtemps attachée aux symboles dont l’écriture sacrée des Égyptiens fit un usage tout analogue à celui que nous offrent les textes assyriens ; ces images hiéroglyphiques ayant aussi un sens phonétique, il est parfois malaisé de discerner cruelle acception on doit choisir, celle qui est attachée au symbole, ou celle qui est attachée au son. Les symboles cunéiformes comportent également une double valeur ; l’ignorance où l’on fut d’abord de ce fait créa de grandes obscurités et amena de fausses interprétations. Sir Henry Rawlinson, s’apercevant que des noms propres étaient rendus dans le texte assyrien par des groupes divers et dont les prononciations n’avaient entre elles nul rapport, en conclut qu’un même signe variait de valeur phonétique, était susceptible de deux ou plusieurs prononciations. Prenant pour identiques des expressions différentes quant à la forme, il assimilait des signes n’ayant entre eux rien de commun. Voilà comment il fut conduit à sa doctrine de la polyphonie, qui rencontra bien des incrédules et jeta un moment le discrédit sur ses recherches. Pourtant la valeur des caractères qui donnaient pour un nom une autre forme que celle qui servait ailleurs à l’exprimer phonétiquement reposait sur des rapprochemens évidens. La difficulté paraissait inextricable, quand M. Oppert la leva en remarquant que, si l’une des transcriptions assyriennes de tel nom du texte iranien correspondant est phonétique, l’autre, celle qui, lue phonétiquement, s’éloigne davantage du thème iranien, doit être symbolique ou idéographique. En effet, de ces doubles noms, l’un reproduisait toujours assez exactement l’appellation persépolitaine et l’équivalent grec que l’histoire nous a souvent transmis, tandis que l’autre n’offrait avec cette appellation aucun rapport de son. Ainsi le nom de Babylone, en perse Babyrus, est écrit tantôt Bab-ilou, tantôt Dintirki. Le premier de ces mots devait être l’expression phonétique ; le second, qui n’a aucune ressemblance de son avec le nom de Babylone, devait répondre à une idée symbolique. La justesse de cette vue fut démontrée par l’analyse des idéogrammes et l’étude des signes symboliques en usage chez les Assyriens. Un exemple fera mieux comprendre la nature de ces symboles. Le nom de Nabuchodonosor, que le texte persépolitain de l’inscription de Bisoutoun nous a conservé sous la forme Nabucudracara, est rendu dans l’assyrien par un ensemble de signes dont la valeur vocale donne le mot Naboucoudourroussour. D’autres fois on trouve la forme perse exprimée par un groupe de caractères cunéiformes qui se lit phonétiquement Anpasadusis. Ce second mot, si éloigné par le son du nom de Nabuchodonosor, en est l’idéogramme. Pour l’expliquer, il faut savoir qu’en assyrien ce nom signifie le dieu Nabou (Nébo) protège ma famille. On retrouve là un de ces noms contenant toute une phrase, très communs dans les langues de l’Asie. Eh bien ! la traduction du mot Nabuchodonosor fournit précisément le sens du groupe symbolique qu’on lisait Anpasadusis. Le signe répondant à an est l’emblème dont est précéda tout nom de divinité ; le signe qui se lit pa est l’image défigurée d’un instrument agricole, la herse, emblème de la surveillance et l’un des attributs du dieu Nebo ; le monogramme sa rend idéographiquement la notion de famille dont la syllabe condouri est la traduction phonétique ; enfin le signe qui donne le mot dusis est visiblement un symbole de protection, puisqu’il répond dans une inscription cunéiforme de Suse à l’impératif iranien patar, « protège, garde. » Cette analyse nous fait ainsi retrouver toute l’idée exprimée par le nom de Naboucoudourroussour, devenu pour les modernes Nabuchodonosor, et en explique la parenté avec le mot Anpasadusis, qui lui paraissait d’abord tout à fait étranger. Un travail du même genre a été opéré par M. Oppert sur une foule d’idéogrammes ; on imagine aisément les difficultés qu’entraînait la vérification de son hypothèse, et ce qu’une pareille tâche a demandé de recherches. Si la polyphonie comme l’entendait sir Henry Rawlinson n’existait pas dans l’écriture assyrienne, il fallut pourtant y reconnaître une polyphonie d’une autre nature ; le phénomène se produit dans d’autres conditions, et tient à des causes auxquelles il est possible de remonter.

L’association de caractères phonétiques et de caractères idéographiques ne se présente pas seulement dans une même phrase, on l’observe encore souvent dans un même mot. Les textes assyriens nous mettent sans cesse en présence de ces produits hybrides. Pour concevoir la possibilité d’un pareil mélange, il suffit de se reporter à quelques abréviations qui nous sont familières. Ne mêlons-nous pas nos chiffres, qui constituent de véritables monogrammes, à l’écriture alphabétique ? Il y a plus, nous unissons parfois le chiffre à la lettre en conservant à tous deux leur valeur propre. Quand nous écrivons, par exemple, 7bre pour septembre, 8bre pour octobre, nous agissons comme le faisaient les anciens Assyriens. Jadis on écrivait fréquemment le nom latin de Christophorus (Christophe) en faisant suivre une croix ou le monogramme du Christ de la finale phorus. C’est toujours le même procédé. Mais, dira-t-on, comment les Assyriens parvenaient-ils à se reconnaître dans la lecture, puisque les signes idéographiques n’étaient pas essentiellement distincts des signes vocaux, et qu’on pouvait ainsi leur attribuer une acception phonétique ? qui avertissait le lecteur de la manière dont le groupe devait être compris ? Le sens général de la phrase et l’usage devaient incontestablement y suffire. L’écriture était d’ailleurs en ces temps reculés non pas comme aujourd’hui la plus élémentaire des connaissances, mais une vraie science ; c’est ce qu’ont montré les hiéroglyphes égyptiens. Les peuples de l’antiquité qui connurent l’écriture alphabétique employaient aussi leurs lettres comme signes numériques ; ces lettres, placées dans un texte, pouvaient dès lors donner naissance à des confusions. Par exemple, quand les Latins écrivaient dans une inscription le mot VIDENTES, un lecteur inhabile ne pouvait-il pas prendre VI pour le signe de six (sex), et croire qu’il s’agissait de six dents ? Toutefois un peu d’intelligence mettait en garde contre de telles erreurs. Les Assyriens étaient sans doute plus exposés à des méprises analogues, mais le sens général de la phrase les ramenait bien vite à la véritable acception du groupe cunéiforme. Nous, qui malheureusement ne connaissons que fort imparfaitement leur langue et leurs symboles, nous avons beaucoup plus de peine à nous tirer de la difficulté. Les monogrammes ou signes symboliques ne présentaient pas au reste une valeur assez circonscrite pour ne s’appliquer qu’à un seul objet, qu’à une idée bien déterminée. Ils comportaient une acception plus générique, et, pour indiquer le sens spécial qu’on leur attribuait dans la phrase, on les faisait fréquemment suivre d’un groupe phonétique donnant un son tiré du mot qui en assyrien rendait l’objet ou l’idée particulière qu’on entendait exprimer. C’est ce que les philologues ont appelé le complément phonétique, phénomène qui s’observe dans l’écriture hiéroglyphique égyptienne, et dont des vestiges se retrouvent dans l’écriture des anciens Mexicains et dans celle des Japonais. Expliquons-nous par un exemple. Le monogramme qui répond à l’idée de lumière, suivant qu’il sera accompagné du groupe phonétique oum, ou du groupe si, ou du groupe doû, prendra le sens de Jour, de soleil ou d’aurore, parce qu’en assyrien youm signifie jour, samsi, soleil, et sadoû, aurore. Ces complémens phonétiques rappellent fort, on le voit, nos rébus. Parfois aussi le mot phonétique est accompagné d’un monogramme qui figure seulement comme déterminatif et indique l’ordre d’idées auquel le mot appartient. Nous pouvons nous effrayer à la pensée d’une telle complication ; mais, qu’on ne l’oublie pas, l’esprit humain a toujours procédé du complexe au simple, et les procédés les plus primitifs sont nécessairement les plus incommodes et les plus compliqués. Il a fallu passer par les hiéroglyphes égyptiens pour arriver à l’alphabétisme que les Phéniciens en ont tiré, de même que l’alphabet cunéiforme iranien a dû sortir de ce syllabaire formidable reconstruit si péniblement par les assyriologues.


II

Les inscriptions assyriennes une fois lues, il devint possible de se faire une idée précise de l’idiome auquel elles appartiennent. On y reconnut une langue sémitique, plus voisine de l’hébreu que de l’araméen quant à l’organisme, mais ayant son cachet spécial. Des orientalistes éminens s’étaient d’abord refusés à admettre cette parenté ; leurs objections sont tombées devant l’évidence des rapprochemens. Sous le déguisement d’une pareille écriture, si différente du vêtement plus simple et plus étroit que l’alphabet phénicien donne à l’hébreu, au syriaque, à l’arabe, on conçoit que le sémitisme de l’assyrien n’ait pas d’abord apparu avec une suffisante clarté. L’étude des formes grammaticales, si habilement poursuivie par M. Oppert, a levé les doutes. Toutes ces lettres que l’on nomme préfixes, et qui, unies au mot, en indiquent la relation avec ceux qui l’accompagnent, ou modifient le sens de la racine, se retrouvent identiques à ceux des autres idiomes de la même famille, dont M. Renan, dans son beau livre sur l’Histoire des langues sémitiques, a montré la remarquable unité de composition. Les formes de conjugaison sont aussi celles si caractéristiques de l’hébreu. La plupart des mots ont leurs correspondais dans un ou plusieurs idiomes de la souche commune, et quelques-uns de ceux qui paraissaient isolés dans une des langues sémitiques antérieurement connues rencontrent leur homologue en assyrien, de sorte que, ce qui semblait une anomalie disparaît, Ainsi le nom de nombre hébreu onze (ashthé-asar), dont l’étymologie avait donné tant de tablature aux hébraïsans, a trouvé une explication fort simple quand on a vu qu’ishthin voulait dire un en assyrien. Le mot hébreu signifie donc un et dix.

Si nous ne possédons pas la grammaire et le vocabulaire de l’assyrien, nous avons du moins le moyen de les reconstituer pièce à pièce. M. Oppert, son élève M. J. Menant, sont à l’œuvre, ainsi que plusieurs savans anglais et allemands. Les racines de l’assyrien sont en grande majorité sémitiques, mais on en rencontre aussi d’iraniennes. On peut dès aujourd’hui traduire presque tous les textes en s’aidant des indications fournies par le rapprochement des mots iraniens et des mots assyriens dans les inscriptions bilingues, puis des lumières que jette sur le sens de ces mots le vocabulaire des idiomes congénères. Les versions proposées sont généralement satisfaisantes et complètement d’accord avec les données que les auteurs anciens nous ont laissées sur l’Assyrie. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait encore bien des obscurités, et que les plus habiles ne se soient pas rendus involontairement coupables de fréquens contresens. La signification flottante d’une multitude de signes et de mots prête, il faut en convenir, facilement à l’arbitraire. Lorsque, par l’idée qu’on s’est faite de la phrase, on est entraîné à traduire d’une certaine façon, on a dans bien des cas les moyens d’imposer, bon gré mal gré, aux groupes la signification désirée ; le coup de pouce est parfois si tentant qu’il est malaisé de s’en défendre. La plus grande occasion d’erreurs est assurément la polyphonie. J’ai déjà indiqué ce que sir Henry Rawlinson entendait par là. Son hypothèse n’était pas admissible ; mais à côté de cette : polyphonie prétendue il y en a une autre dont l’existence en assyrien est incontestable et qui provient de l’origine étrangère du système cunéiforme, origine dont il faut maintenant parler.

Les signes idéographiques assyriens peuvent se lire phonétiquement, et l’on a vu qu’ils fournissent alors des mots fort différens de ceux qui, dans le vocabulaire assyrien, rendent l’idée que ces signes peignent symboliquement. S’il se rencontre une langue où les mots dus à la valeur phonétique des signes ont précisément la signification que ces signes rappellent en tant qu’idéogrammes, on devra nécessairement supposer que cette langue était l’idiome des premiers qui les employèrent. Par exemple, le monogramme qui dans le texte assyrien répond à l’idée de maison est l’équivalent du phonétique bit, ce mot ayant en assyrien la signification de maison ; mais, lu phonétiquement, il donne un tout autre mot, qui est val. La langue où le mot val signifierait maison devrait être celle du peuple qui a le premier fait usage du monogramme en question. Eh bien ! cette langue est précisément le médo-scythique, l’idiome auquel appartient l’écriture cunéiforme de la seconde espèce, car en médo-scythique eval affecte le sens de maison. M. Oppert a vérifié le fait sur une foule de monogrammes. Pour d’autres, dont la valeur phonétique donne un mot que ne peuvent expliquer les inscriptions médo-scythiques, il a eu recours au vocabulaire des langues de la même famille encore parlées de nos jours, et il y a retrouvé l’explication phonétique du sens idéographique. Ainsi le signe idéographique qui rend l’idée de race se lit niman d’après ses élémens vocaux ; or en magyar nem veut dire race, le signe symbolique de l’épée est phonétiquement entendu, pal, et en magyar pallos signifie épée. Le touranien nous apporte donc toujours la concordance de la valeur phonétique et de la signification symbolique. Nous sommes en conséquence conduits à rapporter à une race touranienne l’invention de ces signes. Les Assyriens les lui ont certainement empruntés ; toutefois, au lieu de conserver à ces signes la valeur vocale qui y était attachée, ils les ont considérés comme des symboles exprimant non des articulations, mais une idée, et, pour les dénommer, ils ont naturellement adopté le mot de leur propre langue qui rendait cette même idée. Voilà comment, au lieu de lire le signe de maison val, ils le lisaient bit. Leur emprunt ne s’arrêta point là. Puisque pour les mots phonétiquement écrits ils se servaient de caractères syllabiques dont les valeurs, transportées dans les signes symboliques, permettent de retrouver la forme phonétique touranienne, c’était donc qu’ils avaient aussi pris aux Touraniens leurs signes vocaux. En fait, les Assyriens avaient attribué au monogramme une double valeur phonétique, l’une dérivée du mot de leur propre idiome dont il exprime l’idée, l’autre due aux signes phonétiques dont il se compose. L’écriture cunéiforme offrait une réelle polyphonie : un signe phonétique idéographiquement entendu se lisait par un tout autre mot ou son que celui qu’expriment les éléments syllabique. Cela explique comment l’emblème de la Divinité[1], qui donne phonétiquement an et répondait au médo-scythique annap, Dieu, emblème dont j’ai parlé plus haut, se lisait ilu en assyrien, parce que dans cette langue ilu signifie Dieu : on peut dire que ce monogramme est polyphone, puisqu’il a les valeurs de an et de ilu. Les systèmes graphiques des Assyriens et des Touraniens avaient, on le comprend maintenant, la même origine. M. de Saulcy, bien avant que M. Oppert eût été conduit à cette vérité, avait signalé de nombreuses analogies entre l’écriture de la seconde et celle de la troisième espèce. Un examen plus attentif établit que les deux méthodes graphiques étaient une au fond, et on les désigna sous le nom commun de système aharyen par opposition au système perse ou aryen. Notons seulement que les inscriptions médo-scythiques à nous connues ne remontent pas au-delà de Cyrus ; elle appartiennent à une période où le syllabaire s’était sans doute déjà simplifié, et elles ne reproduisent pas l’état primitif du système tel que les Touraniens doivent l’avoir établi. On s’explique ainsi qu’il soit moins varié que le syllabaire assyrien. C’est donc un peuple sorti de la grande souche finno-tartare qui a fait, dans la région arrosée par l’Euphrate, ce que les Égyptiens et les Chinois ont accompli de leur côté, c’est-à-dire qui a tiré toute une suite de signes syllabiques d’images ayant servi d’abord uniquement à représenter des objets, et qui se prenaient soit dans le sens propre, soit dans un sens métaphorique. L’emploi de ces lettres syllabiques ne fit pas d’ailleurs complètement disparaître celui des images ou symboles, lesquels s’associèrent à elles. Seulement avec le temps l’image s’altéra, s’abrégea et devint un véritable hiéroglyphe. On discerne quelquefois dans les formes archaïques des groupes cunéiformes les linéamens de l’image qui leur a donné naissance ; le même fait a lieu pour les caractères khô-teou des Chinois.

L’écriture est sans contredit l’une des plus merveilleuses inventions de l’homme, celle qui a le plus contribué à ses progrès. Là où elle est demeurée inconnue, la société n’a pu sortir de l’enfance. Elle est si étroitement liée au développement de l’intelligence, que l’on mesure, pour ainsi dire, la civilisation d’un peuple au degré de perfectionnement présenté par le système graphique dont il fait usage. Plus par sa constitution un mode d’écriture se trouve uni à la langue de ceux qui l’ont imaginé, plus restreinte est leur sphère d’influence intellectuelle et morale. La complication ou l’imperfection de l’écriture devient un obstacle aux communications entre la nation qui s’en sert et celles pour l’idiome A62 REVUE DES DEUX MONDES. desquelles elle n’est pas faite. La simplicité et la commodité de l’alphabet latin ont notamment contribué à étendre l’influence des Romains sur les barbares. Auparavant la supériorité de l’alphabet grec avait aidé à propager dans toutes les contrées méditerranéennes les idées et les habitudes helléniques. Le peu de souplesse et les défectuosités de l’alphabet purement sémitique ont empêché les populations de l’Asie occidentale d’exercer sur l’Europe l’action à laquelle elles semblaient appelées. L’Égypte a été sans influence sur l’Occident, et, loin de le doter de sa science, elle a subi l’action des Grecs après Alexandre. C’est que son système d’écriture se trouvait trop intimement lié à la langue et à la religion de ses habitans. Voilà également pourquoi l’écriture chinoise ne s’est pas répandue chez tous les peuples soumis à la domination du fils du ciel. Toutefois les systèmes graphiques conçus exclusivement pour traduire aux yeux un certain idiome ont pu fournir à d’autres peuples les élémens d’un système moins exclusif ou moins complexe, susceptible par conséquent de s’adapter davantage aux besoins d’idiomes divers. Les Phéniciens tirèrent de la sorte leurs lettres de l’écriture hiératique égyptienne ; les Japonais ont composé leurs caractères en prenant pour point de départ ceux des Chinois ; les Perses, ainsi qu’on l’a vu plus haut, durent constituer leur alphabet à l’aide des signes cunéiformes syllabiques. Eh bien ! un fait du même ordre s’est produit pour les Assyriens. Ils ont emprunté aux Touraniens leur système graphique ; mais, afin de mieux l’adapter à leur propre idiome, au lieu de le simplifier, ils l’ont compliqué ; ils ont donné aux caractères des valeurs nouvelles que ne comportait pas le syllabaire primitif. C’est vraisemblablement un procédé identique qui a permis à d’autres populations de se servir aussi de l’écriture cunéiforme. Il a été découvert à Ninive, à Van, à Diarbekir, à Suse, des inscriptions écrites dans le système anaryen, mais qui appartiennent à des idiomes différens de l’assyrien et du médo-scythique. On a baptisé ces langues des noms de casdo-scythiques ou scythique-chaldéen, d’arméniaque ou arménien primitif, de susien. Sauf le déchiffrement de quelques noms, on n’est point encore parvenu à comprendre les textes des deux derniers idiomes. M. Oppert a signalé parmi les nombreuses tablettes rapportées de Koyoundjik une sorte de vocabulaire où se lisent en face de mots assyriens des mots casdo-scythiques correspondans, et l’on peut déjà reconnaître dans la langue des Scythes de Chaldée un organisme touranien.

Nous avons vu que les Assyriens, pour se servir de l’écriture anaryenne, y avaient introduit certaines correspondances phonétiques inconnues aux Touraniens. De là une richesse de valeurs dans les monogrammes qui a créé à la science de terribles difficultés. C’est, selon toute apparence, par degrés que ce peuple est arrivé à adopter des valeurs aussi multipliées. Il se servit d’abord des signes touraniens comme symboles d’idées et d’objets, et les désigna par les mots de son propre idiome, sémitique d’origine, ainsi que le monogramme de Dieu nous en a offert un exemple. Il fit de même pour des locutions entières, qu’il transporta, sous la forme écrite originelle, du touranien en assyrien, et qu’il lisait en substituant la locution correspondante de cette dernière langue. C’est de la sorte que les Japonais se servent des livres chinois ; ils en lisent les caractères en substituant à la prononciation chinoise le mot de leur propre langue qui exprime la même idée. Les Assyriens ne se bornèrent pas à cet emploi des caractères cunéiformes, ils apprirent aussi à en distinguer la valeur phonétique touranienne d’origine, et en firent usage comme signes des articulations correspondantes. Le syllabaire touranien passa de la sorte tout entier aux Assyriens ; mais ces derniers, aux valeurs vocales qu’avaient déjà les signes, ajoutèrent de nouvelles valeurs qui découlaient de leur propre idiome. Expliquons par un exemple comment ils s’y prirent.

Pour rendre l’idée de main, les Touraniens avaient dans le principe dessiné une main ouverte, et comme dans leur langue la main se disait kurpi, ils lurent cette image, puis le signe cunéiforme qui en était dérivé en prononçant le mot kurpi. A l’origine, les images matérielles gravées sur la pierre ou la brique servaient aussi à peindre, par voie métaphorique, une idée soit abstraite, soit générale. La main (kurpi) exprima ainsi les idées de prendre, posséder, étendre, mais quand en lisant les Touraniens rencontraient le monogramme de la main avec un de ces trois sens, au lieu de le prononcer kurpi, ils le prononçaient comme s’il avait exprimé le mot de leur langue répondant à l’un de ces verbes, par exemple ils disaient imidu ou imadu. De là les valeurs phonétiques kurpi et imadu, et par abréviation kur et mat, attribuées chez eux au monogramme de la main. Une fois ces sons attachés à un tel signe, on se servit du monogramme qui les représentait pour écrire phonétiquement des mots renfermant l’une de ces syllabes sans avoir aucune relation de sens avec le mot main. Kur, signifiant en touranien montagne, lever du soleil, mat ayant dans la même langue le sens de terre (mada), le monogramme dérivé de la figure de la main comporta aussi ces différentes acceptions. Avant même d’être adoptés par les Assyriens, les signes cunéiformes offraient donc chacun plusieurs valeurs phonétiques et plusieurs significations. — Ces valeurs et ces significations passèrent chez les Assyriens, qui y ajoutèrent les valeurs vocales que donnaient les mots de leur propre langue répondant aux idées figurées par le monogramme. Le signe de la main prit ainsi chez eux la valeur phonétique dérivée des mots assyriens signifiant montagne, lever du soleil, etc., tout en gardant les valeurs phonétiques touraniennes kur et mat, que les Assyriens appliquaient pour écrire phonétiquement les mots de leur idiome où reparaissaient ces mêmes syllabes. Il y eut à la fois dans le système cunéiforme ce qu’on peut appeler polylogie et polyphonie.

En somme, un signe assyrien étant donné, il est possible de le traduire de bien des manières. Cette latitude laissée au lecteur est la raison des doutes qu’on a émis sur l’exactitude des traductions publiées. Il ne faut pourtant pas qu’on exagère ces difficultés : l’habitude et la sagacité en triomphent ; le tact s’acquiert dans le maniement d’un instrument même défectueux ; une main mal exercée ne réussira point là où l’ouvrier habile créera un produit excellent. Ne voyons-nous pas la langue chinoise, de sa nature si vague, si imparfaite dans ses moyens d’exprimer des idées un peu complexes, qui ouvre la porte à tant de contre-sens, déchiffrée par un sinologue tel que M. Stanislas Julien avec une sûreté qui confond ? La scrupuleuse exactitude de ses traductions a pu être vérifiée par des moyens en quelque sorte matériels, car ce savant a retrouvé dans les traités chinois des procédés industriels qui, expérimentés, ont parfaitement réussi. En assyrien, l’arbitraire dans le choix des sens n’est pas d’ailleurs complet. Certains principes guident : tel signe n’est jamais phonétique ; tel autre au contraire a toujours ce rôle. Le parallélisme des phrases, des formules, aide et éclaire. Les textes se contrôlent les uns par les autres, et les témoignages des auteurs anciens peuvent souvent être d’un grand secours ; les incertitudes se dissipent donc peu à peu, les erreurs graduellement se corrigent. Sans doute les traductions qui ont été données ne sauraient prétendre à la rigueur de celles de textes écrits dans une langue connue avec des caractères alphabétiques ; mais à force d’étude on arrivera, comme on est arrivé pour les hiéroglyphes, à serrer la phrase de plus en plus près. Un fait capital prouve que, malgré d’inévitables imperfections, les traductions tentées dès l’origine de ces études n’étaient pas fort éloignées du sens rigoureux. Ébranlée un instant dans la confiance que les premiers efforts des assyriologues lui avaient inspirée, la Société asiatique de Londres eut l’idée de soumettre leur méthode à une épreuve décisive ; elle demanda aux déchiffreurs de cunéiformes de traduire chacun séparément le même texte. Si l’arbitraire eût jusqu’alors présidé aux interprétations, il était impossible que, sans se concerter, on fût conduit au même sens. Le texte proposé était la grande inscription de Téglath-Phalasar, un des monarques assyriens que la Bible nous a fait connaître. MM. Hincks, Rawlinson, Oppert et Fox Talbot entrèrent en lice ou plutôt en loge ; la traduction de chacun fut envoyée sous pli cacheté au président de la docte compagnie, qui en confia l’examen à une commission spéciale. L’épreuve fut pour les assyriologues un véritable triomphe, car les quatre versions se trouvèrent sensiblement concordantes.

Il y a de cela plus de dix années, et depuis ce moment bien des progrès ont été accomplis. Une certaine catégorie de textes a fourni des lumières inespérées. Parmi les tablettes découvertes à Ninive, M. Oppert en rencontra qui sont de véritables traités d’écriture. Ce que l’observation lui indiquait, l’inscription d’un de ces petits monumens le confirma : elle nous apprenait que ces tableaux de concordance avaient été dressés par ordre du roi Sardanapale V (de 660 à 647 avant Jésus-Christ) pour faciliter à ses sujets l’usage d’une écriture qui devait offrir de grandes difficultés même aux Assyriens. On voit sur ces tablettes d’argile des syllabaires disposés en trois colonnes ; celle du milieu contient le signe à expliquer, celle de gauche donne généralement la valeur syllabique exprimée à l’aide de caractère, simples, celle de droite fournit la valeur idéographique rendue par le mot assyrien correspondant. Sur d’autres tablettes, découvertes à Koyoundjik, on trouve l’explication des signes antiques par de plus simples qui en étaient des modifications ; enfin une tablette présente les images dessinées grossièrement à côté des dérivés cunéiformes. L’existence de semblables traités prouve que la connaissance du système graphique anaryen n’était pas le secret d’un petit nombre de prêtres et d’hiérogrammates. On trouve d’ailleurs les caractères cunéiformes sur tant d’édifices, de statues, de stèles, de cylindres, de briques, qu’il faut nécessairement supposer qu’ils s’adressaient à tout le monde, du moins à tous les gens instruits. En Chine, malgré la multiplicité des signes dont se compose l’écriture, la connaissance de la lecture est presque universelle. Rien ne s’oppose donc à ce qu’on admette, au moins pour les derniers siècles de l’empire assyrien, que l’écriture cunéiforme était connue des classes élevées, qu’un grand nombre de gens savaient la manier. Des tablettes découvertes à Warka, et où se lisent les noms de Démétrius et de Séleucus, prouvent que l’usage n’en était pas entièrement perdu sous les Séleucides. La langue assyrienne se conserva longtemps pure sous cette enveloppe graphique qui en immobilisait les formes, cela ressort du style d’inscriptions qui remontent à l’époque d’Artaxercès Mnémon ; mais peu à peu d’autres idiomes en prirent la place sans pourtant effacer tout à fait les vestiges des trois races qui se trouvaient en contact dans cette partie de l’Asie. Les Arabes, les Persans, les Turcs, continuent sur les bords, de l’Euphrate et du Tigre à être les représentans des trois nations auxquelles s’adressait Darius dans l’inscription du rocher de Bisputoun. Un idiome sémitique, un idiome aryen, un idiome touranien, se parlent encore à la fois dans ces régions que tant de bouleversemens ont désolées, tant de vainqueurs parcourues.


III

Ces révolutions, ces conquêtes, datent d’une bien haute antiquité. Avant la lecture des textes cunéiformes, nous ne connaissions des premiers chapitres de l’histoire d’Assyrie que quelques pages contenues dans les auteurs grecs, latins et orientaux. Aujourd’hui non-seulement nous pouvons y beaucoup ajouter, mais nous avons les moyens de contrôler Bérose en le complétant, comme les monumens égyptiens nous permettent de compléter et de contrôler Manéthon. Une même fatalité nous a privés des ouvrages de l’un et de l’autre écrivain, qui appartiennent à l’époque des Lagides, et quelques fragmens des annales de la Syrie et de l’Égypte sont seuls parvenus jusqu’à nous. La chronologie des deux empires se reconstruit par degrés à l’aide des monumens, du moins pour les temps historiques, car au-delà s’étend pour les Assyriens aussi bien que pour les égyptiens une période fabuleuse que nous ne pouvons nous flatter d’éclaircir. L’imagination s’y était donné libre carrière en fait de supputations d’années, et les deux peuples s’attribuaient une antiquité fort exagérée. Sans remonter à beaucoup près aussi haut que le veut la légende, la civilisation assyrienne nous reporte encore à une époque bien reculée. Le chamite Nemrod, à la mémoire duquel s’en rattache l’origine, n’apparaissait plus au rédacteur de la table généalogique de la Genèse que dans un nébuleux lointain et avec un caractère purement fabuleux. D’après la Bible, Nemrod régna sur Babylone, Erech, Accad et Chalanne. Les villes de Ninive, de Calach (Nimroud) et de Resen (Larissa de Xénophon) ont été fondées par lui ; mais, à la distance où les Hébreux étaient déjà de la dynastie couschite, les souvenirs se confondaient, les anachronismes étaient faciles. Ces diverses cités ne datent probablement pas de la même époque. Resen paraît avoir été le siège de la puissance couschite avant Ninive, dont le nom, tout assyrien et qui signifie demeure, semble indiquer qu’elle ne fut fondée qu’après l’arrivée des Sémites. Plus tard, des désignations géographiques furent prises pour des noms de souverains, ou servirent, ainsi que cela est arrivé en Grèce, à composer ceux des prétendus fondateurs de ces villes. Du mot Ninive on tira le nom d’un prétendu Ninus, dont l’histoire se confondit peut-être avec celle de Ninippall-oussin, qu’une inscription de Kalah-Cherghat désigne comme l’ancêtre de Téglath-Phalasar Ier et le créateur de l’empire. Du mot Babylone fut tiré le nom du roi Bélus. On peut voir dans l’historien arménien Moyse de Khorène une liste de noms de rois assyriens forgés de cette manière. Toutefois cette généalogie, si elle est purement mythique, peut au moins nous servir à établir la direction suivant laquelle s’est opérée l’émigration babylonienne, et nous montre qu’elle s’effectua du sud au nord.

Le mythologique Nemrod paraît personnifier une race que soumirent et exterminèrent en partie des conquérans aryens. Les descendans de ces Couschites, comme le firent dans l’Inde les populations dravidiennes à l’arrivée des Aryas, se réfugièrent dans les montagnes. Ils y menèrent une existence misérable, vivant de chasse et de déprédations. Les nouveaux envahisseurs les regardèrent comme une race rebelle que le ciel avait maudite. C’est ce qui s’est produit en Asie pour presque toutes les peuplades indigènes. Le nom de Couschites subsista altéré dans celui de Cosséens, donné par les Grecs à une population des montagnes du nord de la Susiane qui désolait le pays par son brigandage. Les anciens ont appelé Mèdes les conquérans aryens, qui venaient probablement de la Bactriane. Leur domination dura deux siècles environ. Celle d’une race touranienne la remplaça. Peut-être ces Touraniens ou Touryas étaient-ils déjà établis dans une partie de l’Assyrie quand les Mèdes-Aryens s’en emparèrent, et ne firent-ils que reprendre leur indépendance en absorbant ou en expulsant leurs oppresseurs. On pourrait l’induire du nom que leur appliquaient les Perses ou Iraniens, avec lesquels ils demeurèrent en hostilité permanente : le nom est Uvaja qui signifie autochthones ; il a donné naissance à celui d’Ouxioi que les géographes anciens ont attribué à leurs descendans, et à la dénomination plus moderne de Chuzistan. Quant aux Hébreux, ils ont désigné les Touraniens sous ce nom d’Elam, d’où est dérivé celui d’Elymaïde, sous lequel les Grecs connaissaient le Laristan. Le nom que porte dans la Genèse un roi d’Élam contemporain d’Abraham, Chodorlaomer, a tout à fait une physionomie touranienne, et est une indication chronologique importante pour l’âge auquel remonte cette domination.

Quoique l’écriture cunéiforme ait été certainement inventée par les Touraniens, les textes que nous possédons ne nous reportent pas aussi haut. Les plus anciens princes qu’on trouve mentionnés appartiennent à la première dynastie chaldéenne, dont le siège principal était Erech, aujourd’hui Warka. L’autorité de ces monarques s’étendait sur plusieurs villes déjà populeuses, entre autres Niflar (Nipour), Sippara (Soufflera), que les textes épigraphiques nomment, comme Bérose, la ville du soleil, et dont la tradition faisait la résidence de Xisuthrus, le Noé chaldéen. Des populations antérieures aux Sémites, ces textes ne nous apprennent rien, si ce n’est qu’elles étaient désignées par les noms de Soumirs et d’Accads. Au reste l’épithète de chaldéenne convient peu à cette vieille dynastie, le pays de Sennaar ou Mésopotamie ne portant pas alors le nom de Chaldée, qui n’apparaît que beaucoup plus tard. Il avait gardé sa dénomination casdo-scythique d’Our-Casdim, c’est-à-dire de pays des deux eaux, nom que la Genèse nous dit être celui de la patrie d’Abraham, mais que les commentateurs n’avaient point compris et où ils voyaient la désignation d’une ville. Les fouilles de MM. Loftus et Jones Taylor ont mis au jour quelques inscriptions donnant les noms des princes de l’ancien empire chaldéen ; malheureusement on ignore la place à leur attribuer dans la succession chronologique. L’un d’eux, dont le nom se lit Orcham, a laissé de nombreux témoignages de sa piété envers les dieux ; mais le plus connu est Hammourabi, dont M. J. Menant a étudié avec succès les nombreuses inscriptions. Ce monarque prenait comme d’autres princes de la même dynastie le titre de roi de Babylone, de roi des quatre régions. Bérose mentionne plusieurs rois ou chefs arabes qui succédèrent à la première dynastie chaldéenne. Les textes cunéiformes sont jusqu’à présent muets à leur égard. Il est probable, ainsi que l’a admis M. de Rougé, que c’étaient des princes de cette même race de Khetas qui joue à l’époque correspondante un grand rôle dans les guerres des Pharaons, et dont les états semblent s’être étendus précisément du côté de l’Assyrie.

La suite des rois du premier empire assyrien se place après eux. Le plus vieux document relatif à cette troisième période qui nous soit parvenu est le prisme octogonal de Téglath-Phalasar Ier, qui fut découvert en quatre exemplaires aux quatre angles du grand temple du dieu Assour, à Kalah-Cherghat, sur le Tigre, texte mentionné plus haut à propos de l’expérience tentée par la Société asiatique de Londres. Il remonte, d’après les calculs de M. Oppert, à l’an 1250 avant Jésus-Christ environ. Il ne contient pas moins de sept cents lignes et donne la généalogie des cinq premiers rois qui régnèrent à Ninive. Téglath-Phalasar Ier y raconte longuement ses exploits en suivant l’ordre des temps. Cette inscription contient des indications généalogiques des plus précieuses. Des dates marquant le jour, le mois et l’année y sont relatées, et l’on y rencontre le nom d’un des mois du calendrier juif ; les autres noms ont été fournis par différens textes cunéiformes, ce qui montre que les Israélites doivent leur calendrier aux Assyriens. On savait déjà qu’ils leur avaient emprunté la semaine, dont l’origine est tout astronomique. Les années, dans les monumens découverts en Chaldée, sont rapportées à la durée du règne du roi ; sur ceux qui proviennent de Ninive, elles sont désignées d’après certains magistrats, prêtres ou officiers éponymes, qui paraissent avoir eu, comme.les archontes à Athènes et les consuls à Rome, le privilège d’imposer leur nom à l’année. Il existe un autre monument du même règne, que nous ne possédons pas en Europe, mais dont l’inscription a été rapportée par MM. Loftus et Jones Taylor : c’est un bas-relief représentant Téglath-Phalasar Ier qui se trouve à Debeheb-Sou, en Arménie, à l’une des sources du Tigre. Il est accompagné de deux autres portraits, qui nous apprend une inscription de Sardanapale III déchiffrée par M. Oppert, sont les images de ce souverain et de son père Téglath-Phalasar III ; ces princes les avaient fait sculpter à côté de celle de leur prédécesseur. Quand les voyageurs anglais découvrirent ces bas-reliefs, ils ignoraient la traduction que M. Oppert avait donnée du texte de Sardanapale III, traduction dont l’exactitude a reçu par cette découverte une éclatante justification.

A mesure que l’on se rapproche de la dernière époque de l’empire de Ninive, les monumens deviennent moins rares, les élémens qui permettront plus tard de fixer la chronologie plus abondans. Je suis forcé de passer ici sous silence ce que les inscriptions nous disent des monarques qui régnèrent avant Sémiramis. On aurait pu s’attendre à ce que les textes assyriens viendraient éclairer la vie si obscure et si contestée de cette grande reine que la tragédie encore plus que l’histoire a rendue parmi nous célèbre[2]. Il n’en est rien pourtant ; aucun monument épigraphique ne confirme ce qu’ont rapporté Hérodote et Ctésias. M. Oppert a reconnu simplement son nom dans celui d’une Sammouramat, épouse du roi Bélochus, quatrième du nom, dont la place dans l’ordre dynastique répond assez bien à l’époque où dut régner Sémiramis. Ce Bélochus IV avait sa capitale à Ninive ; il faudrait donc supposer que soit de son vivant soit après sa mort son épouse alla s’établir à Babylone, où elle ordonna de grands travaux que les textes assyriens feraient plutôt attribuer à Nabuchodonosor, car ce monarque est celui qui embellit surtout l’antique cité mésopotamienne ; il y déploya une magnificence qui en fit la merveille des merveilles. Au reste, si l’on se fie aux paroles prêtées par les inscriptions à Bélochus IV, il y aurait lieu de regarder ce monarque comme ayant été tout autant que Sémiramis digne de passer à la postérité. Dans le style emphatique et tout empreint de l’orgueil des despotes de l’Orient qui est celui de l’immense majorité de ces textes épigràphiques, Bélochus IV se qualifie de « roi puissant, roi du monde, qui a étendu la force de son bras de la grande mer du soleil levant jusqu’à la grande mer du soleil couchant, qui règne en maître des tribus. »

Sardanapale n’a pas été plus heureux que Sémiramis ; sous ce nom, j’entends le monarque que l’histoire, d’après Ctésias, nous représente soutenant dans Ninive un siège de deux ans et se brûlant avec ses femmes et ses trésors. Le nom donné par les Grecs à ce roi est évidemment une corruption du nom d’Assour-idanna-palla (le dieu Assour a donné un fils), qu’ont porté plusieurs souverains assyriens, mais dans lequel devons-nous reconnaître le voluptueux monarque devenu le type de la mollesse ? M. Oppert est d’avis que c’est Sardanapale V, qui fut un grand prince et dont un Bas-relief découvert à Koyoundjik et transféré au musée du Louvre nous a conservé l’image. Il est figuré tuant un lion, exploit que l’inscription qui accompagne le bas-relief célèbre en termes pompeux, et cette circonstance, soit dit en passant, atteste une fois encore l’interprétation exacte du texte. Cependant ce n’est pas avec Sardanapale V que finit l’empire ninivite, et, si l’on se laissait guider par la seule considération que le Sardanapale de l’histoire doit être le dernier des rois de Ninive, il faudrait l’identifier avec un prince-nommé Assour-libhous, sur lequel les textes sont fort peu explicites. Du reste les auteurs anciens peuvent avoir fait quelque confusion entre des noms dont les sons barbares entraient difficilement dans leur oreille ; Ctésias était exposé aux mêmes erreurs qu’Hérodote, pourtant si exact d’ordinaire. M. Oppert nous a donné un exemple piquant des bévues que l’ignorance de la langue assyrienne a pu faire commettre aux Grecs. Suivant Clitarque, une inscription assyrienne qui se lisait à Tarse, en Cilicie, disait que Sardanapale, fils d’Anakyndaraxerès, avait bâti cette ville et Anchiale en un jour. Or les textes cunéiformes nous montrent que le groupe où Clitarque avait vu le nom du père de Sardanapale n’était autre qu’une phrase signifiant : Moi, auguste roi d’Assyrie (Anakou nadou sar Assour), qualification qui devait, d’après la teneur des proclamations royales, suivre le nom de Sardanapale. Le mot palla, qui dans ce nom (Assour-idanna-palla) a le sens de fils, fut certainement l’origine de cette plaisante méprise.

Si les textes cunéiformes n’éclairent ni l’histoire de Sémiramis ni celle du Sardanapale mentionné par les Grecs, en revanche ils nous font connaître un grand nombre de monarques de Ninive et de Babylone, les uns sur lesquels la Bible ne nous avait dit que quelques mots, les autres qui étaient demeurés totalement inconnus. Citons Sardanapale III, qui a rebâti le grand palais de Nimroud (Calach), étendu l’empire assyrien bien au-delà de ses anciennes frontières, et possédé, dit une inscription, les terres depuis les rives du Tigre jusqu’au Liban ; Salmanasar III ; son fils, qui ouvre la série des monarques portant des noms consignés dans la Bible ; Samashou, dont une stèle a été trouvée dans l’édifice sud-est de Nina-roud. Tous ces rois réunirent les couronnes de Ninive et de Babylone ; mais plus tard elles furent séparées durant un laps de temps prolongé, et ne se confondirent que pour quelques années. Bélésys prit le premier le titre de roi de Babylone, que conservèrent ses successeurs. Les rois de Ninive ne le portèrent plus désormais ; ils se contentèrent de la qualification de lieutenant des dieux à Babylone. Le règne de Sargon, qui se place vers l’an 710 avant notre ère, est marqué par cette réunion temporaire des deux empires qui fit passer la cité des Chaldéens sous le sceptre ninivite. Ce Sargon est un des monarques dont le déchiffrement des textes cunéiformes a tout à coup ressuscité l’histoire. Nous ne connaissions guère que son nom par un verset d’Isaïe, et l’isolement de cette citation avait même fait penser qu’il s’agissait d’un prince nommé autrement ailleurs, de Sennachérib. qui fut le fils de Sargon ou de Salmanasar (Salmanasar IV), qu’il avait détrôné. Le nom de Sargin, lu pour la première fois par M. de Longpérier dans les inscriptions du palais de Khorsabad, établit l’individualité du prince assyrien qu’avait mentionné le prophète. Défiguré par Ptolémée sous la forme Arkéanos, ce nom, dont l’orthographe exacte est Sarkayana, n’avait pu tout d’abord être retrouvé dans le canon des rois assyriens. Sargon, nous disent les textes de Khorsabad, a été l’auteur du magnifique palais dont les vestiges ont été retrouvés par M. Botta. Profitant de l’absence de Salmanasar IV, qui venait de porter un coup mortel à Samarie, il se fit couronner à Ninive et poursuivit l’œuvre de destruction de son prédécesseur ; il transporta dans sa capitale 27,200 Israélites. Il poussa ses conquêtes bien au-delà du royaume d’Israël, s’avança jusqu’en Phénicie, soumit l’île de Chypre, où a été retrouvée une stèle élevée par lui. Il enleva Babylone à Mérodach-Baladan, qui y régnait depuis douze années. Voilà ce que nous apprennent les épigraphes cunéiformes. Pour se faire une idée de l’importance de cette page restituée des annales d’Assyrie, il faut lire la grande inscription de Sargon à Khorsabad, dont MM. Oppert et J. Menant ont publié la traduction. Les exploits du conquérant y sont longuement racontés avec des détails précieux pour la géographie de l’Asie au XIIIe siècle avant notre ère.

Un autre monarque dont le nom était destiné à une grande célébrité et qui, plus heureux que Sémiramis, a vu les monumens ajouter encore à sa gloire, est Nabuchodonosor. J’ai dit plus haut sous quelle forme ce nom apparaît dans les tentes épigraphiques : on le lit sur des milliers de briques. L’empreinte de sa puissance se montre presque à chaque pas dans les ruines de la cité chaldéenne. Les anciens nous avaient parlé de ses victoires ; ils nous avaient dit qu’il battit à Circésium le pharaon Néchao, qu’il se rendit maître de Tyr après un siège de onze ans. La légende va jusqu’à le représenter comme ayant conquis l’Afrique et l’Espagne. Il est vrai que la Bible a anathématisé sa mémoire, parce qu’elle ne voit en lui que le destructeur de Jérusalem ; mais le fils de Nabopolassar a pu s’offrir sous les plus noires couleurs au peuple d’Israël, sans être pour cela un prince détestable. Les quarante-trois ans de son règne sont marqués par de gigantesques travaux qui portèrent Babylone à ce point de grandeur et de magnificence qui en fit au VIe siècle la première ville du monde. L’art babylonien arrivait à la même époque à un haut degré de splendeur, et pouvait se comparer à l’art qui avait, un demi-siècle auparavant, brillé d’un si vif éclat à Ninive sous Sardanapale V. Nabuchodonosor entoura Babylone d’un système double de six enceintes, dont l’immense développement permit à une nation tout entière de se considérer comme la population d’une seule ville. M. Oppert a pu sur les lieux rétablir la curieuse topographie de Babylone, qu’Aristote comparait plutôt à un pays environné d’une muraille qu’à une cité telle que les Grecs pouvaient se la représenter. L’enceinte extérieure, celle dont parle Hérodote, formait un carré de 120 stades de côté. Babylone était donc quatre fois et demie plus étendue que Londres. Ce mur, qui rappelle la muraille de la Chine, avait 90 coudées (47m, 28) de hauteur, 50 coudées de largeur. Il était flanqué de tours hautes de 200 coudées (105 mètres) et percé de 100 portes. Un fossé intérieur et un fossé extérieur le défendaient. Cyrus commença la démolition de cette gigantesque enceinte, dont la destruction complète ne fut opérée que par les rois perses Xercès et Artaxercès. L’Euphrate partageait en deux parties à peu près égales et de figure triangulaire, la vaste superficie enclose dans cette enveloppe nommée dans les inscriptions Imgoul-Bel[3]. La seconde enceinte, dite Nivit-Bel (la demeure de Bélus), avait un périmètre de 360 stades (68 kilomètres) ; elle était également pourvue de tours, genre de fortifications dont les bas-reliefs assyriens nous offrent de nombreuses représentations ; elles atteignaient une hauteur de 110 coudées (57m, 75). La largeur du rempart intérieur était suffisante pour que deux chars se pussent croiser sur la plate-forme qui le couronnait. L’aire entourée par la seconde muraille embrassait 290 kilomètres carrés. Elle laissait en dehors au midi le quartier de Borsippa, qui devint ainsi une ville distincte après la ruine du rempart extérieur. Tout l’intérieur de Nivit-Bel n’était pas occupé par des habitations ; de vastes espaces restaient livrés à la culture. Au centre de ces deux enceintes concentriques se trouvait la cité royale la ville proprement dite ; Hillah paraît en occuper l’emplacement, c’était la Babylone primitive, dont il est impossible d’évaluer l’étendue, aucun vestige du mur qui l’entourait n’ayant été découvert, mais elle égalait au moins en superficie la capitale de l’Angleterre. Les rues de Babylone étaient, au dire d’Hérodote, généralement droites, bordées de maisons à plusieurs étages. De ces rues, les unes s’allongeaient parallèlement au fleuve, les autres aboutissaient et donnaient accès sur le bord par des portes en bronze. Le nombre des édifices qui décoraient la ville de Nabuchodonosor, que ses successeurs embellirent encore, paraît avoir été considérable ; les inscriptions en mentionnent une multitude. Le monarque habitait un magnifique palais situé hors du lieu où s’était élevée la résidence de son père, et dont les ruines encore subsistantes portent le nom de Kasr. Bérose rapporte qu’il fut élevé en quinze jours, ce que confirment les textes épigraphiques. Les jardins suspendus, dont la création était attribuée à Sémiramis, sont connus de tout le monde. Cette merveille a disparu, mais l’emplacement a pu en être déterminé, grâce aux tombeaux que les Grecs, au rapport des auteurs, y avaient établis et qui ont été retrouvés. Le grand tumulus de Tell-Amran occupe le lieu de ces admirables terrasses. Quant aux temples, j’en parlerai plus loin.

Telle était la ville dont Cyrus se rendit maître, qui redevint un instant indépendante et à deux reprises différentes retomba sous le joug perse. Les noms des derniers monarques qui exercèrent dans Babylone une autorité toujours menacée ont été déchiffrés, ainsi que ceux de leurs plus illustres prédécesseurs : Nabounahid (Nabonid), le Labynète d’Hérodote, Belsaroussour, le Balthasar ou, pour prendre la véritable forme hébraïque, le Belsassar de la Bible, à qui les inscriptions donnent pour père et prédécesseur un prince appelé Nabouintouk, passé sous silence par les auteurs grecs et latins. Même après qu’elle eut été dépouillée de son privilège de capitale, la cité chaldéenne conserva encore son auréole de grandeur et de magnificence. Antique sanctuaire du paganisme asiatique, elle était, comme la Rome païenne, à la fois une ville sainte et une ville de plaisirs ; ses rois y avaient accumulé autant de témoignages de leur faste que de leur piété.


IV

Cette religion babylonienne, objet pour les Juifs d’une aversion profonde, et qu’ils regardaient comme la plus honteuse des idolâtries, a reçu des textes cunéiformes un précieux commentaire. Nous possédions déjà sur la cosmogonie, sur l’astrologie des Chaldéens des renseignemens assez circonstanciés, mais nous ignorions la riche composition de leur olympe. Les auteurs grecs, en nous parlant du culte assyrien, avaient d’ailleurs souvent substitué, selon leur usage, les appellations de leurs propres divinités à celles des divinités assyriennes auxquelles ils les assimilaient. Quelques-uns des noms nationaux s’étaient, il est vrai, conservés dans les traditions orientales, chez des sectes qui ont hérité de lambeaux des vieilles théogonies asiatiques ; mais ces noms, parfois défigurés, ont pris chez elles des significations nouvelles. On reconnaît par les épithètes des dieux des Assyriens que ce peuple, ainsi que toutes les autres nations polythéistes de l’antiquité, adorait les forces de la nature et les astres personnifiés. Les fragmens qui nous sont restés de la philosophie chaldéenne montrent sans doute qu’il y avait au fond de cette théologie abstruse une idée métaphysique, peut-être impliquait-elle la notion de l’unité divine ; mais les conceptions qui apparaissent dans les textes cunéiformes offrent un caractère plus matériel ; on y observe un fractionnement des attributs du créateur en une multitude de personnes divines qui rappellent beaucoup les dieux de l’Inde, de l’Égypte et de la Grèce.

Le grand dieu national des Assyriens était Assour, autrement dit le dieu bon, dont le nom entre dans celui de Sardanapale. il est invoqué comme « le roi de l’assemblée des grands dieux ; » il est pour les monarques de Ninive ce qu’Ammon est pour les pharaons : leur protecteur par excellence, l’être supérieur dont ils tiennent la vie, l’autorité et la victoire. La célèbre inscription de Sargon à Khorsabad énumère les riches offrandes que ce prince avait consacrées à Assour en actions de grâces. Chacun des douze dieux qui forment le premier cycle divin a ses fonctions spéciales. A plusieurs les Assyriens donnaient des épouses, déesses qui ont aussi leurs attributs particuliers. Anou, en qui l’on doit sans doute reconnaître l’Oannès mentionné par Bérose, règle les destinées ; il reçoit l’épithète d’impénétrable. Salman-Nisroch, roi du fluide, seigneur des mystères, préside au mariage. Samas, l’arbitre du ciel et de la terre, est le dieu du soleil. Sin est le dieu de la lune, du mois, le maître des sphères. Mérodach occupe un rang fort élevé ; il prend place comme dieu premier-né à côté d’Assour, et est appelé le sage, le maître des oracles. Sargon nous le représente comme le dieu qui, de concert avec Assour, lui a conféré la couronne ; Nabuchodonosor s’intitule. l’élu de Mérodach ; il lui adresse les plus ferventes, les plus humbles supplications dans un des monumens qu’il nous a laissés[4] ; Nébo est représenté comme le fils de ce dieu. Les textes le surnomment le gardien des légions du ciel et de la terre ; il est l’inspecteur du firmament. Pour les Sabéens, dont les croyances sont empreintes de souvenirs de la théogonie chaldéenne, il se confond avec la planète Mercure. Les rois de Babylone se plaçaient sous la protection spéciale de Nébo ; aussi son nom entre-t-il en composition dans celui de plusieurs d’entre eux, Nabopolassar, Nabuchodonosor[5], Nabonid. A Babylone, on lui assignait pour épouse une déesse lunaire appelée Nana, dont le culte était répandu dans toute l’Assyrie. On a découvert à Nimroud des images colossales de ce dieu exécutées par ordre de Bélochus IV. Ninip-Samdan est le héros des exploits divins, le dieu qui réduit les ennemis. Une inscription retirée de la partie du palais de Khorsabad qui paraît avoir été le harem contient une curieuse invocation de Sargon à cette divinité des combats. Nergal s’en rapproche par les attributs, car on lui donne les épithètes de piétineur, de maître des mêlées. Ao est l’impénétrable, le seigneur des mystères, quelque chose comme le Knouphis égyptien. Bel-Dagon, qualifié de père suprême des dieux, est le créateur, l’architecte du monde ; il a pour épouse Taaiith, la mère des grands dieux, qui personnifie vraisemblablement la matière. Tous les dieux reçoivent le titre générique de Bel, toutes les déesses celui de Mylitta, nom que les Grecs avaient pris pour celui d’une divinité spéciale. Celle qu’ils ont ainsi appelée est Zarpanit, déesse qui présidait à la fécondité et à la gestation ; c’est elle qu’ils assimilèrent à Vénus, et dont le culte infâme consacrait la prostitution. Le nom également. générique d’Astaroth appartient à toutes les déesses stellaires, entre lesquelles se place au premier rang Istar, la reine du ciel et de la terre, celle qui juge les héros.

Les prières aux divers membres du panthéon assyrien remplissent une foule de textes épigraphiques, car c’était sous la garde des dieux que les monarques mettaient leur demeure comme leur autorité. « Puisse Assour, le père des dieux, bénir ces palais en donnant à ses images un éclat spontané ! que jusqu’aux jours les plus reculés il veille sur les issues ! » s’écrie Sargon dans la grande inscription traduite par MM. Oppert et J. Menant. La religion présidait à la construction des édifices, ainsi qu’à tous les actes principaux de la vie de l’Assyrien. Les rois déposaient sous les fondations de leurs palais des amulettes destinées à en assurer la durée. Un des plus intelligens explorateurs de Khorsabad, M. V. Place, qui a publié sur ces fouilles un savant ouvrage, déterra sous les grands taureaux de la porte, dans une couche de sable fin, une multitude de plaques de toute substance, dont la destination a été précisément expliquée par une inscription de Sargon que M. Oppert a déchiffrée. Le monarque assyrien y dit : « Sur des tablettes en or, en argent, en antimoine, en cuivre, en plomb, j’ai écrit la gloire de mon nom. » Ce ne sont pas seulement des amulettes, ce sont des statues colossales, des bas-reliefs, qu’on a rencontrés à côté des palais. Ils portaient des inscriptions renfermant des prières aux dieux, des louanges en leur honneur. Le roi assyrien se donne toujours comme leur lieutenant, leur ministre. Il propage leur religion par les armes, et punit ceux qui refusent de reconnaître leur majesté.

On devine qu’un culte si constant et si respectueux envers les êtres divins avait dû avoir pour effet de remplir l’Assyrie de sanctuaires. Les textes épigraphiques mentionnent fréquemment l’érection de temples. Babylone en comptait un grand nombre ; aucune inscription ne nous apporte à cet égard des informations plus précises que l’espèce de proclamation dite inscription de la compagnie des Indes, qui se lit sur un monument de Nabuchodonosor. Il y faut joindre, pour compléter les indications qu’elle fournit, l’inscription de Borsippa, émanant également du fils de Nabopolassar. Le roi rappelle dans ces textes les grands travaux qu’il a exécutés à Babylone, la construction des temples de Nébo, de Zarpanit, de Nana, de Ninip-Samdan, de Sin, d’Ao. Ces divers édifices étaient bâtis, nous dit l’inscription de la compagnie des Indes, en bitume et en briques. Les deux sanctuaires qui doivent nous intéresser le plus dans cette pompeuse énumération sont incontestablement le temple du Ciel et de la Terre et celui des sept Lumières de la Terre. Ce qui est dit du premier par les deux épigraphes nous y fait reconnaître la pyramide décrite dans Strabon sous le nom de Tombeau de Bélus. Le mot tombeau employé par le géographe grec est manifestement la traduction de l’expression assyrienne lieu de repos, qu’on appliquait au sanctuaire d’une divinité. Divers témoignages anciens nous apprennent que ce temple fut détruit par Xercès. Il s’élevait dans la cité royale, et paraît en avoir été comme le temple métropolitain. Il était dédié à Méroda.ch, qui avait sa demeure, son lieu de repos, à la partie inférieure du monument. Un dôme d’or et de marbre, dont la voûte constellée était une imago du firmament, surmontait le sanctuaire où se rendaient des oracles. Aux divers étages de la pyramide étaient placés d’autres sanctuaires consacrés aux principales divinités. Enfin au sommet s’élevait l’édifice que les textes épigraphiques appellent le temple des assises du Monde. L’autel de Mérodach, qui était d’abord en argent, fut refait en or pur par ordre de Nabuchodonosor. Les charpentes employées dans l’édifice étaient en bois de cyprès apporté du Liban. Une toiture en cuivre recouvrait le temple bâti à la cime de la pyramide, et en cela l’inscription cunéiforme est venue confirmer le témoignage du biographe d’Apollonius de Tyane.

Les ruines de cet édifice, restauré si magnifiquement par Nabuchodonosor, subsistent sous le nom de Babil, qui n’est autre que celui de Babylone, car dans les inscriptions cette cité est appelée Babilou ; c’est la Babel de la Bible. Les signes idéographiques qui servent à écrire le mot prouvent qu’il signifiait porte d’Ilou, c’est-à-dire porte de Dieu. L’étymologie consignée dans la Genèse, qui explique Babel par confusion, n’a donc pas de valeur : il faut voir là une de ces interprétations forgées après coup, comme il y en a tant dans les écrits des anciens ; mais, si Babel veut dire porte de Dieu et non confusion, cela n’infirme pas pourtant la réalité de la tour elle-même et de la tradition qui s’y rattachait. Au contraire l’inscription de Borsippa dépose d’une manière éclatante en faveur de l’authenticité de cette tradition. La fameuse tour y est mentionnée sous le nom de Temple des sept Lumières de la Terre auquel se rattache le plus ancien souvenir de Borsippa. Or le nom de ce quartier de Babylone, devenu ensuite une ville à part, signifie d’après le Talmud confusion des langues, sens conforme aux données du vocabulaire assyrien. Nabuchodonosor dit que ce sanctuaire, dont M. Oppert établit l’identité avec la tour à étages décrite par Hérodote, avait été bâti par un roi antique que quarante-deux vies humaines séparaient de lui ; « mais ce roi, continue le monarque babylonien dans l’inscription de Borsippa, n’en éleva pas le faîte ; les hommes avaient abandonné les travaux depuis les jours du déluge, proférant leurs paroles en désordre… Le tremblement de terre et le tonnerre avaient ébranlé la brique crue, avaient fendu la brique cuite des revêtemens ; la brique crue des massifs s’était éboulée en formant des collines. Le grand dieu Mérodach a engagé mon cœur à le rebâtir. Je n’en ai pas changé l’emplacement. » Si M. Oppert a bien saisi le sens de ce curieux passage, la tour de Babel est ici clairement désignée, et l’inscription de la compagnie des Indes nous en fournit d’autre part la description. « Pour étonner les hommes, s’écrie le même Nabuchodonosor, j’ai refait et renouvelé la merveille de Borsippa, qui est le temple des sept sphères du ciel et de la terre. J’en ai élevé le faîte en briques que j’ai couvertes de cuivre ; j’ai plaqué de rangées alternantes de marbre et d’autres pierres le sanctuaire mystique de Nébo. » La tour où le roi babylonien avait, comme dans la pyramide, épuisé en quelque sorte tous les genres de décorations, n’a pas complètement disparu du sol ; les ruines en subsistent, ainsi que celles du tombeau de Bélus. A 12 kilomètres au sud-ouest de Hillah est un énorme massif de briques vitrifiées par le feu et qu’on aperçoit de fort loin : c’est le Birs-Nimroud ; tout porte à croire qu’il constitue les restes de la fameuse tour des langues ou tour à étages. Sur la plate-forme, jadis élevée de 75 pieds et large de 600, s’élevaient dans le principe sept tours de hauteur inégale, consacrées chacune à l’une des sept planètes et dont les pierres présentaient dans chaque tour respective une teinte différente que les fouilles pratiquées par les Anglais ont permis de déterminer. La couleur et l’élévation de ces tours étaient sans doute en rapport avec les caractères attribués par les Chaldéens à chacune des sept planètes. À la base de l’édifice se trouvait le temple du dieu lunaire Sin. On montait au sommet par des rampes extérieures, et l’on arrivait ainsi au palladium de Nébo, qui dominait le monument. C’est probablement ce sanctuaire de l’inspecteur du ciel dont Hérodote parle comme d’un petit temple placé au haut de la tour à étages, et où une femme désignée par le dieu devait seule passer la nuit. Le Birs-Nimroud, à raison de l’antiquité et de l’importance du monument dont il est le vestige, peut donc rivaliser avec les pyramides de Memphis ; mais ces ruines informes ne sauraient nous donner une idée de l’effet qu’il devait produire quand il était, avec le tombeau de Bélus, dans tout l’éclat de sa richesse et de sa décoration. Nous en sommes réduits à reconstruire par la pensée ces splendides édifices qui faisaient de Babylone ce que Rome est aujourd’hui, lorsque les pompes religieuses dont les bas-reliefs de Koyoundjik nous donnent l’image animaient ces lieux, où règnent maintenant la solitude et le silence. Le pèlerin arabe ou syrien, après avoir visité la ville de Nabuchodonosor, toute remplie de temples et de palais., revenait sans doute étonné sous sa tente, près de la pierre grossière qui lui tenait lieu d’autel ; peut-être aussi, comme le pèlerin allemand du XVe siècle revenant de Rome dans sa triste et froide patrie, était-il en même temps animé d’un sentiment d’aversion et d’horreur pour la corruption et les vices au spectacle éhonté desquels il avait assisté. Babylone lui apparaissait alors plutôt comme la cité du mal que comme la résidence de la Divinité. C’est ce qui explique le souvenir qu’elle a laissé après Ninive, autre ville de débauche et de luxe personnifiée par le voluptueux et lâche Sardanapale, qui périt avec elle au milieu des objets de ses jouissances. Les découvertes archéologiques de MM. Botta, Layard, Y. Place, Loftus, les déchiffremens de MM. Hincks, Rawlinson, J. Oppert, nous permettent de revoir Babylone et Ninive sous un tout autre aspect. La science a ressuscité les deux cités détruites, et a rendu à l’Assyrie le prestige que lui donnaient, il y a vingt-cinq ou trente siècles, la puissance de ses monarques et l’éclat imposant de son culte.


ALFRED MAURY.

  1. Cet emblème est dérivé de la figure d’une étoile, circonstance qui montre clairement l’origine sabéiste de la religion de ces peuples.
  2. Je ne parle que de la seconde Sémiramis, la première, l’épouse prétendue de Ninus, ayant un caractère purement fabuleux.
  3. C’est-à-dire que Bel-Dagon la protège !
  4. « Moi, je te bénis, ô seigneur, moi qui sois la créature de ta main. Ta m’as créé, tu m’as confié la royauté sur des légions d’hommes, comme c’est ta volonté, ô maître, qui as dompté leurs tribus. — Il a inspiré à mon cœur la crainte de lui-même et le respect de sa divinité. Il a dirigé mon attention sur l’observation de ses peuples, et j’ai propagé le culte de sa souveraineté. » Inscription de la compagnie des Indes.
  5. Ce coi s’intitule l’adorateur de Nébo.