PERSONNAGES

Prusias, roi de Bithynie[1].

Flaminius, ambassadeur de Rome[2].

Arsinoé, seconde femme de Prusias[3].

Laodice, reine d’Arménie.

Nicomède, fils aîné de Prusias, sorti du premier lit[4].

Attale, fils de Prusias et d’Arsinoé[5].

Araspe, capitaine des gardes de Prusias.

Cléone, confidente d’Arsinoé.

La scène est à Nicomédie.

ACTE I




Scène I



Nicomède, Laodice


Laodice Après tant de hauts faits, il m’est bien doux, seigneur,
De voir encor mes yeux régner sur votre cœur ;
De voir, sous les lauriers qui vous couvrent la tête,
Un si grand conquérant être encor ma conquête,
Et de toute la gloire acquise à ses travaux


Faire un illustre hommage à ce peu que je vaux.
Quelques biens toutefois que le ciel me renvoie,
Mon cœur épouvanté se refuse à la joie :
Je vous vois à regret, tant mon cœur amoureux
Trouve la cour pour vous un séjour dangereux.
Votre marâtre y règne ; et le roi votre père
Ne voit que par ses yeux, seule la considère,
Pour souveraine loi n’a que sa volonté :
Jugez après cela de votre sûreté.
La haine que pour vous elle a si naturelle
A mon occasion encor se renouvelle :
Votre frère son fils depuis peu de retour…

Nicomède. Je le sais, ma princesse, et qu’il vous fait la cour.
Je sais que les Romains, qui l’avaient en otage,
L’ont enfin renvoyé pour un plus digne ouvrage,
Que ce don à sa mère était le prix fatal
Dont leur Flaminius marchandait Annibal ;
Que le roi par son ordre eût livré ce grand homme,
S’il n’eût par le poison lui-même évité Rome,
Et rompu par sa mort les spectacles pompeux
Où l’effroi de son nom le destinait chez eux.
Par mon dernier combat je voyais réunie
La Cappadoce entière avec la Bithynie,
Lorsqu’à cette nouvelle, enflammé de courroux
D’avoir perdu mon maître et de craindre pour vous,
J’ai laissé mon armée aux mains de Théagène,
Pour voler en ces lieux au secours de ma reine.
Vous en aviez besoin, madame, et je le voi,


Puisque Flaminius obsède encor le roi.
Si de son arrivée Annibal fut la cause,
Lui mort, ce long séjour prétend quelque autre chose ;
Et je ne vois que vous qui le puisse arrêter,
Pour aider à mon frère à vous persécuter.

Laodice. Je ne veux point douter que sa vertu romaine
N’embrasse avec chaleur l’intérêt de la reine :
Annibal, qu’elle vient de lui sacrifier,
L’engage en sa querelle, et m’en fait défier.
Mais, seigneur, jusqu’ici j’aurais tort de m’en plaindre ;
Et, quoi qu’il entreprenne, avez-vous lieu de craindre ?
Ma gloire et mon amour peuvent bien peu sur moi,
S’il faut votre présence à soutenir ma foi,
Et si je puis tomber en cette frénésie
De préférer Attale au vainqueur de l’Asie ;
Attale, qu’en otage ont nourri les Romains,
Ou plutôt qu’en esclave ont façonné leurs mains,
Sans lui rien mettre au cœur qu’un » crainte servile
Qui tremble à voir une aigle et respecte un édile !

Nicomède. Plutôt, plutôt la mort, que mon esprit jaloux
Forme des sentiments si peu dignes de vous.
Je crains la violence, et non votre faiblesse ;
Et si Rome une fois contre nous s’intéresse…

Laodice. Je suis reine, seigneur ; et Rome a beau tonner,
Elle ni votre roi n’ont rien à m’ordonner :
Si de mes jeunes ans il est dépositaire,
C’est pour exécuter les ordres de mon père :
Il m’a donnée à vous, et nul autre que moi


N’a droit de l’en dédire, et me choisir un roi.
Par son ordre et le mien, la reine d’Arménie
Est due à l’héritier du roi de Bithynie,
Et ne prendra jamais un cœur assez abject
Pour se laisser réduire à l’hymen d’un sujet.
Mettez-vous en repos.

Nicomède. Et le puis-je, madame,
Vous voyant exposée aux fureurs d’une femme
Qui, pouvant tout ici, se croira tout permis
Pour se mettre en état de voir régner son fils ?
Il n’est rien de si saint qu’elle ne fasse enfreindre :
Qui livrait Annibal pourra bien vous contraindre,
Et saura vous garder même fidélité
Qu’elle a gardée aux droits de l’hospitalité.

Laodice. Mais ceux de la nature ont-ils un privilège
Qui vous assure d’elle après ce sacrilège ?
Seigneur, votre retour, loin de rompre ses coups,
Vous expose vous-même, et m’expose après vous.
Comme il est fait sans ordre, il passera pour crime ;
Et vous serez bientôt la première victime
Que la mère et le fils, ne pouvant m’ébranler,
Pour m’ôter mon appui se voudront immoler.
Si j’ai besoin de vous de peur qu’on me contraigne,
J’ai besoin que le roi, qu’elle-même vous craigne.
Retournez à l’armée, et, pour me protéger,


Montrez cent mille bras tout prêts à me venger.
Parlez la force en main, et hors de leur atteinte :
S’ils vous tiennent ici, tout est pour eux sans crainte ;
Et ne vous flattez point, ni sur votre grand cœur,
Ni sur l’éclat d’un nom cent et cent fois vainqueur :
Quelque haute valeur que puisse être la vôtre,
Vous n’avez en ces lieux que deux bras comme un autre ;
Et fussiez-vous du monde et l’amour et l’effroi,
Quiconque entre au palais porte sa tête au roi.
Je vous le dis encor, retournez à l’armée,
Ne montrez à la cour que votre renommée ;
Assurez votre sort pour assurer le mien ;
Faites que l’on vous craigne, et je ne craindrai rien.

Nicomède. Retourner à l’armée ! ah ! sachez que la reine
La sème d’assassins achetés par sa haine ;
Deux s’y sont découverts, que j’amène avec moi
Afin de la convaincre et détromper le roi.
Quoiqu’il soit son époux, il est encor mon père ;
Et quand il forcera la nature à se taire,
Trois sceptres à son trône attachés par mon bras
Parleront au lieu d’elle, et ne se tairont pas.
Que si notre fortune à ma perte animée
La prépare à la cour aussi bien qu’à l’armée,
Dans ce péril égal qui me suit en tous lieux,
M’envierez-vous l’honneur de mourir à vos yeux ?

Laodice. Non ; je ne vous dis plus désormais que je tremble,
Mais que, s’il faut périr, nous périrons ensemble.
Armons-nous de courage, et nous ferons trembler
Ceux dont les lâchetés pensent nous accabler.
Le peuple ici vous aime et hait ces cœurs infâmes ;

Et c’est être bien fort que régner sur tant d’âmes.
Mais votre frère Attale adresse ici ses pas.

nicomede. Il ne m’a jamais vu ; ne me découvrez pas.


Scène II


Laodice, Nicomède, Attale
.


Attale. Quoi ! madame, toujours un front inexorable !
Ne pourrai-je surprendre un regard favorable,
Un regard désarmé de toutes ces rigueurs,
Et tel qu’il est enfin quand il gagne les cœurs ?

Laodice. Si ce front est malpropre à m’acquérir le vôtre,
Quand j’en aurai dessein j’en saurai prendre un autre.

Attale. Vous ne l’acquerrez point, puisqu’il est tout à vous.

Laodice. Je n’ai donc pas besoin d’un visage plus doux.

Attale. Conservez-le, de grâce, après l’avoir su prendre.

Laodice. C’est un bien mal acquis que j’aime mieux vous rendre.

Attale.

Vous l’estimez trop peu pour le vouloir garder.

Laodice. Je vous estime trop pour vouloir rien farder :
Votre rang et le mien ne sauraient le permettre.
Pour garder votre cœur je n’ai pas où le mettre ;
La place est occupée : et je vous l’ai tant dit,
Prince, que ce discours vous dût être interdit.
On le souffre d’abord, mais la suite importune.

Attale. Que celui qui l’occupe a de bonne fortune !
Et que serait heureux qui pourrait aujourd’hui
Disputer cette place, et l’emporter sur lui !

Nicomède. La place à l’emporter coûterait bien des têtes,
Seigneur : ce conquérant garde bien ses conquêtes ;
Et l’on ignore encor parmi ses ennemis
L’art de reprendre un fort qu’une fois il a pris.

Attale. Celui-ci toutefois peut s’attaquer de sorte
Que, tout vaillant qu’il est, il faudra qu’il en sorte.

Laodice. Vous pourriez vous méprendre.

Attale. Et si le roi le veut ?

Laodice. Le roi, juste et prudent, ne veut que ce qu’il peut.

Attale. Et que ne peut ici la grandeur souveraine ?

Laodice. Ne parlez pas si haut : s’il est roi, je suis reine ;

Et vers moi tout l’effort de son autorité
N’agit que par prière et par civilité.

Attale. Non ; mais agir ainsi, souvent c’est beaucoup dire
Aux reines comme vous qu’on voit dans son empire :
Et si ce n’est assez des prières d’un roi,
Rome, qui m’a nourri, vous parlera pour moi.

Nicomède. Rome, seigneur !

Attale. Oui, Rome. En êtes-vous en doute ?

Nicomède. Seigneur, je crains pour vous qu’un Romain vous écoute ;
Et si Rome savait de quels feux vous brûlez,
Bien loin de vous prêter l’appui dont vous parlez,
Elle s’indignerait de voir sa créature
A l’éclat de son nom faire une telle injure ;
Et vous dégraderait peut-être dès demain
Du titre glorieux de citoyen romain.
Vous l’a-t-elle donné pour mériter sa haine
En le déshonorant par l’amour d’une reine ?
Et ne savez-vous plus qu’il n’est princes ni rois
Qu’elle daigne égaler à ses moindres bourgeois ?
Pour avoir tant vécu chez ces cœurs magnanimes,
Vous en avez bientôt oublié les maximes.
Reprenez un orgueil digne d’elle et de vous ;
Remplissez mieux un nom sous qui nous tremblons tous ;
Et, sans plus l’abaisser à cette ignominie
D’idolâtrer en vain la reine d’Arménie,
Songez qu’il faut du moins, pour toucher votre cœur,
La fille d’un tribun, ou celle d’un préteur ;

Que Rome vous permet cette haute alliance,
Dont vous aurait exclu le défaut de naissance,
Si l’honneur souverain de son adoption
Ne vous autorisait à tant d’ambition.
Forcez, rompez, brisez de si honteuses chaînes ;
Aux rois qu’elle méprise abandonnez les reines,
Et concevez enfin des vœux plus élevés,
Pour mériter les biens qui vous sont réservés.

Attale. Si cet homme est à vous, imposez-lui silence,
Madame, et retenez une telle insolence.
Pour voir jusqu’à quel point elle pourrait aller,
J’ai forcé ma colère à le laisser parler ;
Mais je crains qu’elle échappe, et que, s’il continue,
Je ne m’obstine plus à tant de retenue,

Nicomède. Seigneur, si j’ai raison, qu’importe à qui je sois ?
Perd-elle de son prix pour emprunter ma voix ?
Vous-même, amour à part, je vous en fais arbitre.
Ce grand nom de Romain est un précieux titre :
Et la reine et le roi l’ont assez acheté
Pour ne se plaire pas à le voir rejeté,
Puisqu’ils se sont privés, pour ce nom d’importance,
Des charmantes douceurs d’élever votre enfance.
Dès l’âge de quatre ans ils vous ont éloigné
Jugez si c’est pour voir ce titre dédaigné,
Pour vous voir renoncer, par l’hymen d’une reine,
A la part qu’ils avaient à la grandeur romaine.
D’un si rare trésor l’un et l’autre jaloux…

Attale.

Madame, encore un coup, cet homme est-il à vous ?
Et pour vous divertir est-il si nécessaire,
Que vous ne lui puissiez ordonner de se taire ?

Laodice. Puisqu’il vous a déplu vous traitant de Romain,
Je veux bien vous traiter de fils de souverain.
En cette qualité vous devez reconnaître
Qu’un prince votre aîné doit être votre maître,
Craindre de lui déplaire, et savoir que le sang
Ne vous empêche pas de différer de rang,
Lui garder le respect qu’exige sa naissance,
Et loin de lui voler son bien en son absence…

Attale. Si l’honneur d’être à vous est maintenant son bien,
Dites un mot, madame, et ce sera le mien ;
Et si l’âge à mon rang fait quelque préjudice,
Vous en corrigerez la fatale injustice :
Mais si je lui dois tant en fils de souverain,
Permettez qu’une fois je vous parle en Romain.
Sachez qu’il n’en est point que le ciel n’ait fait naître
Pour commander aux rois et pour vivre sans maître :
Sachez que mon amour est un noble projet
Pour éviter l’affront de me voir son sujet ;
Sachez…

Laodice. Je m’en doutais, seigneur, que ma couronne
Vous charmait bien du moins autant que ma p

ersonne ;
Mais, telle que je suis, et ma couronne et moi,
Tout est à cet aîné qui sera votre roi :
Et s’il était ici, peut-être en sa présence
Vous penseriez deux fois à lui faire une offense.

Attale. Que ne puis-je l’y voir ! Mon courage amoureux…

Nicomède. Faites quelques souhaits qui soient moins dangereux,
Seigneur ; s’il les savait, il pourrait bien lui-même
Venir d’un tel amour venger l’objet qu’il aime.

Attale. Insolent ! est-ce enfin le respect qui m’est dû ?

Nicomède. Je ne sais de nous deux, seigneur, qui l’a perdu.

Attale. Peux-tu bien me connaître et tenir ce langage ?

Nicomède. Je sais à qui je parle, et c’est mon avantage,
Que, n’étant point connu, prince, vous ne savez
Si je vous dois respect ou si vous m’en devez.

Attale. Ah ! madame, souffrez que ma juste colère…

Laodice. Consultez-en, seigneur, la reine votre mère ;
Elle entre.


Scène III

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Nicomède, Arsinoé, Laodice, Attale, Cléone
.


Nicomède. Instruisez mieux le prince votre fils,
Madame, et dites-lui, de grâce, qui je suis.
Faute de me connaître, il s’emporte, il s’égare ;

Et ce désordre est mal dans une âme si rare :
J’en ai pitié.

Arsinoé. Seigneur, vous êtes donc ici ?

Nicomède. Oui, madame, j’y suis, et Métrobate aussi.

Arsinoé. Métrobate ! ah ! le traître !

Nicomède. H n’a rien dit, madame,
Qui vous doive jeter aucun trouble dans l’âme.

Arsinoé. Mais qui cause, seigneur, ce retour surprenant ?
Et votre armée ?

Nicomède. Elle est sous un bon lieutenant :
Et quant à mon retour, peu de chose le presse.
J’avais ici laissé mon maître et ma maîtresse :
Vous m’avez ôté l’un, vous, dis-je, ou les Romains ;
Et je viens sauver l’autre, et d’eux, et de vos mains.

Arsinoé. C’est ce qui vous amène ?

Nicomède. Oui, madame ; et j’espère
Que vous m’y servirez auprès du roi mon père.

Arsinoé. Je vous y servirai comme vous l’espérez.

Nicomède. De votre bon vouloir nous sommes assurés.

Arsinoé. Il ne tiendra qu’au roi qu’aux effets je ne passe.

Nicomède. VOUS voulez à tous deux nous faire cette grâce ?

Arsinoé. Tenez-vous assuré que je n’oublierai rien.

Nicomède.

Je connais votre cœur, ne doutez pas du mien.

Attale. Madame, c’est donc là le prince Nicomède ?

Nicomède. Oui, c’est moi qui viens voir s’il faut que je vous cède.

Attale. Ah ! seigneur, excusez si vous connaissant mal…

Nicomède. Prince, faites-moi voir un plus digne rival.
Si vous aviez dessein d’attaquer cette place,
Ne vous départez point d’une si noble audace ;
Mais comme à son secours je n’amène que moi,
Ne la menacez plus de Rome ni du roi.
Je la défendrai seul ; attaquez-la de même,
Avec tous les respects qu’on doit au diadème.
Je veux bien mettre à part avec le nom d’aîné
Le rang de votre maître où je suis destiné ;
Et nous verrons ainsi qui fait mieux un brave homme,
Des leçons d’Annibal ou de celles de Rome.
Adieu, pensez-y bien, je vous laisse y rêver.


Scène IV

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Arsinoé, Attale, Cléone
.


Arsinoé. Quoi ! tu faisais excuse à qui m’osait braver !

Attale. Que ne peut point, madame, une telle surprise ?
Ce prompt retour me perd et rompt votre entreprise.

Arsinoé.

Tu l’entends mal, Attale ; il la met dans ma main.
Va trouver de ma part l’ambassadeur romain ;
Dedans mon cabinet amène-le sans suite,
Et de ton heureux sort laisse-moi la conduite.

Attale. Mais, madame, s’il faut…

Arsinoé. Va, n’appréhende rien ;
Et, pour avancer tout, hâte cet entretien.


Scène V

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Arsinoé, Cléone
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Cléone. Vous lui cachez, madame, un dessein qui le touche !

Arsinoé. Je crains qu’en l’apprenant son cœur ne s’effarouche :
Je crains qu’à la vertu par les Romains instruit
De ce que je prépare il ne m’ôte le fruit,
Et ne conçoive mal qu’il n’est fourbe ni crime
Qu’un trône acquis par là ne rende légitime.

Cléone. J’aurais cru les Romains un peu moins scrupuleux,
Et la mort d’Annibal m’eût fait mal juger d’eux.

Arsinoé. Ne leur impute pas une telle injustice ;
Un Romain seul l’a faite et par mon artifice.
Rome l’eût laissé vivre, et sa légalité
N’eût point forcé les lois de l’hospitalité :

Savante à ses dépens de ce qu’il savait faire,
Elle le souffrait mal auprès d’un adversaire ;
Mais, quoique par ce triste et prudent souvenir
De chez Antiochus elle l’ait fait bannir,
Elle aurait vu couler sans crainte et sans envie
Chez un prince allié les restes de sa vie.
Le seul Flaminius, trop piqué de l’affront
Que son père défait lui laisse sur le front
(Car je crois que tu sais que, quand l’aigle romaine
Vit choir ses légions aux bords de Trasimène,
Flaminius son père en était général,
Et qu’il y tomba mort de la main d’Annibal) ;

Ce fils donc qu’a pressé la soif de sa vengeance
S’est aisément rendu de mon intelligence.
L’espoir d’en voir l’objet entre ses mains remis
A pratiqué par lui le retour de mon fils ;
Par lui j’ai jeté Rome en haute jalousie
De ce que Nicomède a conquis dans l’Asie,
Et de voir Laodice unir tous ses Etats,
Par l’hymen de ce prince à ceux de Prusias ;
Si bien que le sénat prenant un juste ombrage
D’un empire si grand sous un si grand courage,
Il s’en est fait nommer lui-même ambassadeur
Pour rompre cet hymen et borner sa grandeurEt voilà le seul point où Rome s’intéresse.

Cléone Attale à ce dessein entreprend sa maîtresse !
Mais que n’agissait Rome avant que le retour
De cet amant si cher affermît son amour ?

Arsinoé Irriter un vainqueur en tête d’une armée
Prête à suivre en tous lieux sa colère allumée,
C’était trop hasarder ; et j’ai cru pour le mieux
Qu’il fallait de son fort l’attirer en ces lieux.
Métrobate l’a fait par des terreurs paniques,
Feignant de lui trahir mes ordres tyranniques ;
Et, pour l’assassiner se disant suborné,
Il l’a,

grâces aux dieux, doucement amené.
Il vient s’en plaindre au roi, lui demander justice ;
Et sa plainte le jette au bord du précipice.
Sans prendre aucun souci de m’en justifier,
Je saurai m’en servir à me fortifier.
Tantôt en le voyant j’ai fait de l’effrayée,
J’ai changé de couleur, je me suis écriée ;
Il a cru me surprendre et l’a cru bien en vain,
Puisque son retour même est l’œuvre de ma main.

Cléone. Biais, quoi que Rome fasse et qu’Attale prétende,
Le moyen qu’à ses yeux Laodice se rende ?

Arsinoé. Et je n’engage aussi mon fils en cet amour
Qu’à dessein d’éblouir le roi, Rome et la cour.
Je n’en veux pas, Cléone, au sceptre d’Arménie ;
Je cherche à m’assurer celui de Bithynie ;
Et si ce diadème une fois est à nous,
Que cette reine après se choisisse un époux.
Je ne la vais presser que pour la voir rebelle,
Que pour aigrir les cœurs de son amant et d’elle.
Le roi, que le Romain poussera vivement,
De peur d’offenser Rome agira chaudement ;
Et ce prince, piqué d’une juste colère,
S’emportera sans doute et bravera son père.
S’il est prompt et bouillant, le roi ne l’est pas moins ;
Et comme à l’échauffer j’appliquerai mes soins,
Pour peu qu’à de tels coups cet amant soit sensible,
Mon entreprise est sûre et sa perte infaillible.
Voilà mon cœur ouvert et tout ce qu’il prétend.

Mais dans mon cabinet Flaminius m’attend ;
Allons, et garde bien le secret de ta reine.

Cléone. Vous me connaissez trop pour vous en mettre en peine.

ACTE II

.

Scène I

.
Prusias, Araspe
.


Prusias.

Revenir sans mon ordre et se montrer ici !

Araspe. Sire, vous auriez tort d’en prendre aucun souci ;
Et la haute vertu du prince Nicomède
Pour ce qu’on peut en craindre est un puissant remède.
Mais tout autre que lui devrait être suspect ;
Un retour si soudain manque un peu de respect,
Et donne lieu d’entrer en quelque défiance
Des secrètes raisons de tant d’impatience.

Prusias. Je ne les vois que trop, et sa témérité
N’est qu’un pur attentat sur mon autorité ;
Il n’en veut plus dépendre, et croit que ses conquêtes
Au-dessus de son bras ne laissent point de têtes ;
Qu’il est lui seul sa règle, et que, sans se trahir,
Des héros tels que lui ne sauraient obéir.

Araspe. C’est d’ordinaire ainsi que ses pareils agissent.


A suivre leur devoir leurs hauts faits se ternissent ;
Et ces grands cœurs, enflés du bruit de leurs combats,
Souverains dans l’armée et parmi leurs soldats,
Font du commandement une douce habitude
Pour qui l’obéissance est un métier bien rude.

Prusias. Dis tout, Araspe, dis que le nom de sujet
Réduit toute leur gloire en un rang trop abject ;
Que, bien que leur naissance au trône les destine,
Si son ordre est trop lent, leur grand cœur s’en mutine ;
Qu’un père garde trop un bien qui leur est dû,
Et qui perd de son prix étant trop attendu ;
Qu’on voit naître de là mille sourdes pratiques
Dans le gros de son peuple et dans ses domestiques ;
Et que, si l’on ne va jusqu’à trancher le cours
De son règne ennuyeux et de ses tristes jours,
Du moins une insolente et fausse obéissance,
Lui laissant un vain titre, usurpe sa puissance.

Araspe. C’est ce que de tout autre il faudrait redouter,
Seigneur, et qu’en tout autre il faudrait arrêter.
Mais ce n’est pas pour vous un avis nécessaire ;
Le prince est vertueux, et vous êtes bon père.

Prusias. Si je n’étais bon père, il serait criminel :
Il doit son innocence à l’amour paternel ;
C’est lui seul qui l’excuse et qui le justifie,
Ou lui seul qui me trompe et qui me sacrifie.
Car je dois craindre enfin que sa haute vertu
Contre l’ambition n’ait en vain combattu ;
Qu’il ne force en son cœur la nature à se taire.
Qui se lasse d’un roi peut se lasser d’un père ;

Mille exemples sanglants nous peuvent l’enseigner :
Il n’est rien qui ne cède à l’ardeur de régner ;
Et depuis qu’une fois elle nous inquiète,
La nature est aveugle et la vertu muette.
Te le dirai-je, Araspe ? il m’a trop bien servi ;
Augmentant mon pouvoir il me l’a tout ravi :
Il n’est plus mon sujet qu’autant qu’il le veut être ;
Et qui me fait régner en effet est mon maître.
Pour paraître à mes yeux son mérite est trop grand :
On n’aime point à voir ceux à qui l’on doit tant.
Tout ce qu’il a fait parle au moment qu’il m’approche,
Et sa seule présence est un secret reproche :
Elle me dit toujours qu’il m’a fait trois fois roi ;
Que je tiens plus de lui qu’il ne tiendra de moi ;
Et que, si je lui laisse un jour une couronne,
Ma tête en porte trois que sa valeur me donne.
J’en rougis dans mon âme : et ma confusion,
Qui renouvelle et croît à chaque occasion,
Sans cesse offre à mes yeux cette vue importune,
Que qui m’en donne trois peut bien m’en ôter une ;
Qu’il n’a qu’à l’entreprendre, et peut tout ce qu’il veut.
Juge, Araspe, où j’en suis, s’il veut tout ce qu’il peut.

Araspe. Pour tout autre que lui je sais comme s’explique
La règle de la vraie et saine politique.
Aussitôt qu’un sujet s’est rendu trop puissant,
Encor qu’il soit sans crime, il n’est pas innocent :

On n’attend point alors qu’il s’ose tout permettre ;
C’est un crime d’Etat que d’en pouvoir commettre ;
Et qui sait bien régner l’empêche prudemment
De mériter un juste et plus grand châtiment,
Et prévient, par un ordre à tous deux salutaire,
Ou les maux qu’il prépare ou ceux qu’il pourrait faire.
Mais, seigneur, pour le prince, il a trop de vertu ;
Je vous l’ai déjà dit.

Prusias. Et m’en répondras-tu ?
Me seras-tu garant de ce qu’il pourra faire
Pour venger Annibal ou pour perdre son frère ?
Et le prends-tu pour homme à voir d’un œil égal
Et l’amour de son frère et la mort d’Annibal ?
Non, ne nous flattons point : il court à sa vengeance :
Il en a le prétexte, il en a la puissance ;
Il est l’astre naissant qu’adorent mes Etats ;
Il est le dieu du peuple et celui des soldats ;
Sûr de ceux-ci, sans doute il vient soulever l’autre,
Fondre avec son pouvoir sur le reste du nôtre :
Mais ce peu qui m’en reste, encor que languissant,
N’est pas peut-être encor tout à fait impuissant.
Je veux bien toutefois agir avec adresse,
Joindre beaucoup d’honneur à bien peu de rudesse,
Le chasser avec gloire, et mêler doucement
Le prix de son mérite à mon ressentiment.
Mais s’il ne m’obéit ou s’il ose s’en plaindre,
Quoi qu’il ait fait pour moi, quoi que j’en voie à craindre,
Dussé-je voir par là tout l’Etat hasardé…

Araspe. Il vient.


Scène II



Prusias, Nicomède, Araspe
.


Prusias. Vous voilà, prince ! Et qui vous a mandé ?

Nicomède. La seule ambition de pouvoir en personne
Mettre à vos pieds, seigneur, encore une couronne,
De jouir de l’honneur de vos embrassements,
Et d’être le témoin de vos contentements.
Après la Cappadoce heureusement unie
Aux royaumes du Pont et de la Bithynie,
Je viens remercier et mon père et mon roi
D’avoir eu la bonté de s’y servir de moi,
D’avoir choisi mon bras pour une telle gloire,
Et fait tomber sur moi l’honneur de sa victoire.

Prusias. Vous pouviez vous passer de mes embrassements,
Me faire par écrit de tels remerciements ;
Et vous ne deviez pas envelopper d’un crime
Ce que votre victoire ajoute à votre estime.
Abandonner mon camp en est un capital,
Inexcusable en tous et plus au général ;
Et tout autre que vous, malgré cette conquête,
Revenant sans mon ordre eût payé de sa tête.


Nicomède. Jai failli, je l’avoue ; et mon cœur imprudent
A trop cru les transports d’un désir trop ardent :
L’amour que j’ai pour vous a commis cette offense ;
Lui seul à mon devoir fait cette violence.
Si le bien de vous voir m’était moins précieux,
Je serais innocent, mais si loin de vos yeux,
Que j’aime mieux, seigneur, en perdre un peu d’estime,
Et qu’un bonheur si grand me coûte un petit crime,
Qui ne craindra jamais la plus sévère loi,
Si l’amour juge en vous ce qu’il a fait en moi.

Prusias. La plus mauvaise excuse est assez pour un père,
Et sous le nom d’un fils toute faute est légère :
Je ne veux voir en vous que mon unique appui.
Recevez tout l’honneur qu’on vous doit aujourd’hui.
L’ambassadeur romain me demande audience :
Il verra ce qu’en vous je prends de confiance ;
Vous l’écouterez, prince, et répondrez pour moi.
Vous êtes aussi bien le véritable roi,
Je n’en suis plus que l’ombre, et l’âge ne m’en laisse
Qu’un vain titre d’honneur qu’on rend à ma vieillesse,
Je n’ai plus que deux jours peut-être à le garder.
L’intérêt de l’Etat vous doit seul regarder ;
Prenez-en aujourd’hui la marque la plus haute :
Mais gardez-vous aussi d’oublier votre faute ;
Et comme elle fait brèche au pouvoir souverain,
Pour la bien réparer retournez dès demain.
Remettez en éclat la puissance absolue ;
Attendez-la de moi comme je l’ai reçue,
Inviolable, entière ; et n’autorisez pas
De plus méchants que vous à la mettre plus bas.


Le peuple qui vous voit, la cour qui vous contemple,
Vous désobéiraient sur votre propre exemple.
Donnez-leur-en un autre, et montrez à leurs yeux
Que nos premiers sujets obéissent le mieux.

Nicomède. J’obéirai, seigneur, et plus tôt qu’on ne pense ;
Mais je demande un prix de mon obéissance.
La reine d’Arménie est due à ses Etats,
Et j’en vois les chemins ouverts par nos combats.
Il est temps qu’en son ciel cet astre aille reluire ;
De grâce, accordez-moi l’honneur de l’y conduire.

Prusias. Il n’appartient qu’à vous ; et cet illustre emploi
Demande un roi lui-même ou l’héritier d’un roi.
Mais pour la renvoyer jusqu’en son Arménie
Vous savez qu’il y faut quelque cérémonie ;
Tandis que je ferai préparer son départ,
Vous irez dans mon camp l’attendre de ma part.

Nicomède. Elle est prête à partir sans plus grand équipage.

Prusias. Je n’ai garde à son rang de faire un tel outrage.
Mais l’ambassadeur entre, il le faut écouter ;
Puis nous verrons quel ordre on y doit apporter.



Scène III

.


Prusias, Nicomède, Flaminius, Araspe
.


Flaminius. Sur le point de partir, Rome, seigneur, me mande
Que je vous fasse encor pour elle une demande.
Elle a nourri vingt ans un prince votre fils ;
Et vous pouvez juger les soins qu’elle en a pris
Par les hautes vertus et les illustres marques
Qui font briller en lui le sang de vos monarques.
Surtout il est instruit en l’art de bien régner :
C’est à vous de le croire et de le témoigner.
Si vous faites état de cette nourriture,
Donnez ordre qu’il règne, elle vous en conjure ;
Et vous offenseriez l’estime qu’elle en fait
Si vous le laissiez vivre et mourir en sujet.
Faites donc aujourd’hui que je lui puisse dire
Où vous lui destinez un souverain empire.

Prusias. Les soins qu’ont pris de lui le peuple et le sénat
Ne trouveront en moi jamais un père ingrat ;
Je crois que pour régner il en a les mérites,
Et n’en veux point douter après ce que vous dites.
Mais vous voyez, seigneur, le prince son aîné^
Dont le bras généreux trois fois m’a couronné ;
Il ne fait que sortir encor d’une victoire,
Et pour tant de hauts faits je lui dois quelque gloire.
Souffrez qu’il ait l’honneur de répondre pour moi.

Nicomède. Seigneur, c’est à vous seul de faire Attale roi.


Prusias. C’est votre intérêt seul que sa demande touche.

Nicomède. Le vôtre toutefois m’ouvrira seul la bouche.
De quoi se mêle Rome ? et d’où prend le sénat.
Vous vivant, vous régnant, ce droit sur votre Etat ?
Vivez, régnez, seigneur, jusqu’à la sépulture ;
Et laissez faire après ou Rome ou la nature.

Prusias. Pour de pareils amis il faut se faire effort.

Nicomède. Qui partage vos biens aspire à votre mort,
Et de pareils amis, en bonne politique…

Prusias. Ah ne me brouillez point avec la république ;
Portez plus de respect à de tels alliés.

Nicomède. Je ne puis voir sous eux les rois humiliés ;
Et, quel que soit ce fils que Rome vous renvoie,
Seigneur, je lui rendrais son présent avec joie.
S’il est si bien instruit en l’art de commander,
C’est un rare trésor qu’elle devrait garder,
Et conserver chez soi sa chère nourriture,
Ou pour le consulat ou pour la dictature.

Flaminius à Prusias. Seigneur, dans ce discours qui nous traite si mal,
Vous voyez un effet des leçons d’Annibal :
Ce perfide ennemi de la grandeur romaine
N’en a mis en son cœur que mépris et que haine.

Nicomède. Non ; mais il m’a surtout laissé ferme en ce point,


D’estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point,
On me croit son disciple, et je le tiens à gloire ;
Et quand Flaminius attaque sa mémoire,
Il doit savoir qu’un jour il me fera raison
D’avoir réduit mon maître au secours du poison,
Et n’oublier jamais qu’autrefois ce grand homme
Commença par son père à triompher de Rome.

Flaminius. Ah ! c’est trop m’outrager.

Nicomède. — N’outragez plus les morts.

Prusias. Et vous, ne cherchez point à former de discorde.
Parlez, et nettement, sur ce qu’il me propose.

Nicomède. Hé bien ! s’il est besoin de répondre autre autre chose,
Attale doit régner, Rome l’a résolu :.
Et puisqu’elle a partout un pouvoir absolu,
C’est aux rois d’obéir alors qu’elle commande.
Attale a le cœur grand, l’esprit grand, l’âme grande,
Et toutes lès grandeurs dont se fait un grand roi.


Mais c’est trop que d’en croire un Romain sur sa foi.
Par quelque grand effet voyons s’il en est digne :
S’il a cette vertu, cette valeur insigne,
Donnez-lui votre armée, et voyons ces grands coups ;
Qu’il fasse pour lui ce que j’ai fait pour vous ;
Qu’il régne avec éclat sur sa propre conquête,
Et que de sa victoire il couronne sa tête.
Je lui prête mon bras, et veux dès maintenant,
S’il daigne s’en servir, être son lieutenant.
L’exemple des Romains m’autorise à le faire :
Le fameux Scipion le fut bien de son frère ;
Et, lorsque Antiochus fut par eux détrôné,
Sous les lois du plus jeune on vit marcher l’aîné.
Les bords de l’hellespont, ceux de la mer Egée.
Le reste de l’Asie à nos côtés rangée,
Offrent une matière à son ambition…

Flaminius. Rome prend tout ce reste en sa protection ;
Et vous n’y pouvez plus étendre vos conquêtes
Sans attirer sur vous d’effroyables tempêtes.

Nicomède. J’ignore sur ce point les volontés du roi :
Mais peut-être qu’un jour je dépendrai de moi ;
Et nous verrons alors l’effet de ces menaces.
Vous pouvez cependant faire munir ces places,
Préparer un obstacle à mes nouveaux desseins,
Disposer de bonne heure un secours de Romains ;
Et si Flaminius en est le capitaine,
Nous pourrons lui trouver un lac de Trasimène.

Prusias.

Prince, vous abusez trop tôt de ma bonté.
Le rang d’ambassadeur doit être respecté :
Et l’honneur souverain qu’ici je vous défère…

Nicomède. Ou laissez-moi parler, sire, bu faites-moi taire ;
Je ne sais point répondre autrement pour un roi
A qui dessus son trône on veut faire la loi.

Prusias. Vous m’offensez moi-même en parlant de la sorte ;
Et vous devez dompter l’ardeur qui vous emporte.

Nicomède. Quoi ! je verrai, seigneur, qu’on borne vos Etats,
Qu’au milieu de ma course on m’arrête le bras,
Que e vous menacer on ait même l’audace,
Et je ne rendrai point menace pour menace !
Et je remercierai qui me dit hautement
Qu’il ne m’est plus permis de vaincre impunément !

Prusias à Flaminius. Seigneur, vous pardonnez aux chaleurs de son âge :
Le temps et la raison pourront le rendre sage.

Nicomède. La raison et le temps m’ouvrent assez les yeux,
Et l’âge ne fera que me les ouvrir mieux.
Si j’avais jusqu’ici vécu comme ce frère
Avec une vertu qui fût imaginaire
(Car je l’appelle ainsi quand elle est sans effets ;
Et l’admiration de tant d’hommes parfaits
Dont il a vu dans Rome éclater le mérite


N’est pas grande Vertu si l’on ne les imite) :
Si j’avais donc vécu dans ce même repos
Qu’il a vécu dans Rome auprès de ses héros,
Elle me laisserait la Bithynie entière
Telle que de tout temps l’aîné la tient d’un père,
Et s’empresserait moins à le faire régner,
Si vos armes sous moi n’avaient su rien gagner :
Mais parce qu’elle voit avec la Bithynie
Par trois sceptres conquis trop de puissance unie,
Il faut la diviser ; et, dans ce beau projet,
Ce prince est trop bien né pour vivre mon sujet !
Puisqu’il peut la servir à me faire descendre,
Il a plus de vertu que n’en eut Alexandre ;
Et je lui dois quitter, pour le mettre en mon rang,
Le bien de mes aïeux ou le prix de mon sang.
Grâces aux immortels, l’effort de mon courage
Et ma grandeur future ont mis Rome en ombrage :
Vous pouvez l’en guérir, seigneur, et promptement ;
Mais n’exigez d’un fils aucun consentement :
Le maître qui prit soin d’instruire ma jeunesse
Ne m’a jamais appris à faire une bassesse.

Flaminius. À ce que je puis voir, vous avez combattu,
Prince, par intérêt plutôt que par vertu.
Les plus rares exploits que vous ayez pu faire
N’ont jeté qu’un dépôt sur la terre d’un père ;
Il n’est que gardien de leur illustre prix ;
Et ce n’est que pour vous que vous avez conquis,
Puisque cette grandeur à son trône attachée
Sur nul autre que vous ne peut être épanchée.


Certes, je vous croyais un peu plus généreux.
Quand les Romains le sont, ils ne font rien pour eux.
Scipion, dont tantôt vous vantiez le courage,
Ne voulait point régner sur les murs de Carthage ;
Et de tout ce qu’il fit pour l’empire romain
Il n’en eut que la gloire et le nom d’Africain.
Mais on ne voit qu’à Rome une vertu si pure ;
Le reste de la terre est d’une autre nature.
Quant aux raisons d’Etat qui vous font concevoir
Que nous craignions en vous l’union du pouvoir ;
Si vous en consultiez des têtes bien sensées,
Elles vous déferaient de ces belles pensées.
Par respect pour le roi je ne dis rien de plus.
Prenez quelque loisir de rêver là-dessus.
Laissez moins de fumée à vos feux militaires,
Et vous pourrez avoir des visions plus claires.

Nicomède. Le temps pourra donner quelque décision
Si la pensée est belle, ou si c’est vision.
Cependant…

Flaminius. Cependant si vous trouvez des charmes
A pousser plus avant la gloire de vos armes,
Nous ne la bornons point ; mais comme il est permis,
Contre qui que ce soit, de servir ses amis,
Si vous ne le savez, je veux bien vous l’apprendre,
Et vous en donne avis pour ne vous pas surprendre.
Au reste, soyez sûr que vous posséderez
Tout ce qu’en votre cœur déjà vous dévorez :
Le Pont sera pour vous, avec la Galatie,
Avec la Cappadoce, avec la Bithynie.

Ce bien de vos aïeux, ces prix de votre sang,
Ne mettront point Attale en votre illustre rang ;
Et, puisque leur partage est pour vous un supplice,
Rome n’a pas dessein de vous faire injustice.
Ce prince régnera sans rien prendre sur vous.

(à Prusias.)
La reine d’Arménie a besoin d’un époux,
Seigneur, l’occasion ne peut être plus belle ;
Elle vit sous vos lois, et vous disposez d’elle.

Nicomède. Voilà le vrai secret de faire Attale roi,
Comme vous l’avez dit, sans rien prendre sur moi.
La pièce est délicate, et ceux qui l’ont tissue
A de si longs détours font une digne issue.
Je n’y réponds qu’un mot, étant sans intérêt.
Traitez cette princesse en reine comme elle est ;
Ne touchez point en elle aux droits du diadème :
Ou pour les maintenir je périrai moi-même.
Je vous en donne avis, et que jamais les rois,
Pour vivre en nos Etats, ne vivent sous nos lois ;
Qu’elle seule en ces lieux d’elle-même dispose.

Prusias. N’avez-vous, Nicomède, à lui dire autre chose ?

Nicomède. Non, seigneur, si ce n’est que la reine, après tout,
Sachant ce que je puis, me pousse trop à bout.

Prusias. Contre elle dans ma cour que peut votre insolence ?

Nicomède. Rien du tout, que garder ou rompre le silence.
Une seconde fois avisez, s’il vous plaît,
A traiter Laodice en reine comme elle est :
C’est moi qui vous en prie.


Scène IV

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Prusias, Flaminius, Araspe
.


Flaminius. Hé quoi ! toujours obstacle !

Prusias. De la part d’un amant ce n’est pas grand miracle.
Cet orgueilleux esprit, enflé de ses succès,
Pense bien de son cœur nous empêcher l’accès ;
Mais il faut que chacun suive sa destinée.
L’amour entre les rois ne fait pas l’hyménée ;
Et les raisons d’Etat, plus fortes que ses nœuds,
Trouvent bien les moyens d’en éteindre les feux.

Flaminius. Comme elle a de l’amour, elle aura du caprice.

Prusias. Non, non ; je vous réponds, seigneur, de Laodice.
Mais enfin elle est reine ; et cette qualité
Semble exiger de nous quelque civilité.
J’ai sur elle, après tout, une puissance entière,
Mais j’aime à la cacher sous le nom de prière.
Rendons-lui donc visite ; et, comme ambassadeur,
Proposez cet hymen vous-même à sa grandeur.
Je seconderai Rome, et veux vous introduire.
Puisqu’elle est en nos mains, l’amour ne nous peut nuire.
Allons de sa réponse à votre compliment
Prendre l’occasion de parler hautement.

ACTE III

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Scène I

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Prusias, Flaminius, Laodice


Prusias. Reine, puisque ce titre a pour vous tant de charmes,
Sa perte vous devrait donner quelques alarmes :
Qui tranche trop du roi ne règne pas longtemps.

Laodice. J’observerai, seigneur, ces avis importants ;
Et, si jamais je règne, on verra la pratique
D’une si salutaire et noble politique.

Prusias. Vous vous mettez fort mal au chemin de régner.

Laodice. Seigneur, si je m’égare, on peut me l’enseigner.

Prusias. Vous méprisez trop Rome, et vous devriez faire
Plus d’estime d’un roi qui vous tient lieu de père.

Laodice. Vous verriez qu’à tous deux je rends ce que je doi,
Si vous vouliez mieux voir ce que c’est qu’être roi.
Recevoir ambassade en qualité de reine,
Ce serait à vos yeux faire la souveraine,


Entreprendre sur vous et dedans votre État
Sur votre autorité commettre un attentat.
Je la refuse donc, seigneur, et me dénie
L’honneur qui ne m’est dû que dans mon Arménie.
C’est là que sur mon trône avec plus de splendeur
Je puis honorer Rome en son ambassadeur,
Faire réponse en reine, et comme le mérite,
Et de qui l’on me parie, et qui m’en sollicite.
Ici c’est un métier que je n’entends pas bien,
Car hors de l’Arménie enfin je ne suis rien :
Et ce grand nom de reine ailleurs ne m’autorise
Qu’à n’y voir point de trône à qui je sois soumise,
A vivre indépendante, et n’avoir en tous lieux
Pour souverains que moi, la raison et les dieux.

Prusias. Ces dieux vos souverains, et le roi votre père,
De leur pouvoir sur vous m’ont fait dépositaire ;
Et vous pourrez peut-être apprendre une autre fois
Ce que c’est en tous lieux que la raison des rois.
Pour en faire l’épreuve allons en Arménie :
Je vais vous y remettre en bonne compagnie.
Partons, et dès demain, puisque vous le voulez :
Préparez-vous à voir vos pays désolés ;
Préparez-vous à voir par toute votre terre
Ce qu’ont de plus affreux les fureurs de la guerre,
Des montagnes de morts, des rivières de sang.

Laodice. Je perdrai mes Etats et garderai mon rang ;
Et ces vastes malheurs où mon orgueil me jette
Me feront votre esclave, et non votre sujette :

Ma vie est en vos mains, mais non ma dignité.

Prusias. Nous ferons bien changer ce courage indompté ;
Et quand vos yeux frappés de toutes ces misères
Verront Attale assis au trône de vos pères,
Alors peut-être, alors vous le prierez en vain
Que pour y remonter il vous donne la main.

Laodice. Si jamais jusque-là votre guerre m’engage,
Je serai bien changée et d’âme et de courage.
Mais peut-être, seigneur, vous n’irez pas si loin :
Les dieux de ma fortune auront un peu de soin ;
Ils vous inspireront, ou trouveront un homme
Contre tant de héros que vous prêtera Rome.

Prusias. Sur un présomptueux vous fondez votre appui ;
Mais il court à sa perte et vous traîne avec lui.
Pensez-y bien, madame, et faites-vous justice ;
Choisissez d’être reine ou d’être Laodice ;
Et, pour dernier avis que vous aurez de moi,
Si vous voulez régner, faites Attale roi.
Adieu.


Scène II

.
Flaminius, Laodice
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Flaminius. Madame, enfin une vertu parfaite…

Laodice. Suivez le roi, seigneur, votre ambassade est faite ;
Et je vous dis encor, pour ne vous point f

latter,
Qu’ici je ne la dois ni la veux écouter.

Flaminius. Et je vous parle aussi, dans ce péril extrême.
Moins en ambassadeur qu’en homme qui vous aime,
Et qui, touché du sort que vous vous préparez,
Tache à rompre le cours des maux où vous courez.
J’ose donc, comme ami, vous dire en confidence
Qu’une vertu parfaite a besoin de prudence,
Et doit considérer, pour son propre intérêt,
Et les temps où l’on vit, et les lieux où l’on est :
La grandeur de courage en une âme royale
N’est sans cette vertu qu’une vertu brutale,
Que son mérite aveugle et qu’un faux jour d’honneur
Jette en un tel divorce avec le vrai bonheur,
Qu’elle-même se livre à ce qu’elle doit craindre,
Ne se fait admirer que pour se faire plaindre,
Que pour nous pouvoir dire, après un grand soupir,
« J’avais droit de régner et n’ai su m’en servir. »
Vous irritez un roi dont vous voyez l’armée
Nombreuse, obéissante, à vaincre accoutumée.
Vous êtes en ses mains, vous vivez dans sa cour.

Laodice. Je ne sais si l’honneur eut jamais un faux jour,
Seigneur ; mais je veux bien vous répondre en amie.
Ma prudence n’est pas tout à fait endormie ;
Et, sans examiner par quel destin jaloux
La grandeur de courage est si mal avec vous,
Je veux vous faire voir que celle que j’étale
N’est pas tant qu’il vous semble une vertu brutale ;
Que si j’ai droit au trône elle s’en veut servir,
Et sait bien repousser qui me le veut ravir.


Je vois sur la frontière une puissante armée,
Comme vous l’avez dit, à vaincre accoutumée ;
Mais par quelle conduite et sous quel général ?
Le roi, s’il s’en fait fort, pourrait s’en trouver mal ;
Et s’il voulait passer de son pays au nôtre,
Je lui conseillerais de s’assurer d’un autre.
Mais je vis dans sa cour, je suis dans ses Etats,
Et j’ai peu de raison de ne le craindre pas ?
Seigneur, dans sa cour même et hors de l’Arménie,
La vertu trouve appui contre la tyrannie :
Tout son peuple a des yeux pour voir quel attentat
Font sur lé bien public les maximes d’Etat :
Il connaît Nicomède, il connaît sa marâtre :
Il en sait, il ne voit la haine opiniâtre ;
Il voit la servitude où le roi s’est soumis,
Et connaît d’autant mieux les dangereux amis.
Pour moi, que vous croyez au bord du précipice,
Bien loin de mépriser Attale par caprice,
J’évite les mépris qu’il recevrait de moi
S’il tenait de ma main la qualité de roi :
Je le regarderais comme une âme commune,
Comme un homme mieux né pour une autre fortune,
Plus mon sujet qu’époux ; et le nœud conjugal
Ne le tirerait pas de ce rang inégal.
Mon peuple à mon exemple en ferait peu d’estime.
Ce serait trop, seigneur, pour un cœur magnanime :
Mon refus lui fait grâce ; et, malgré ses désirs,
J’épargne à sa vertu d’éternels déplaisirs.

Flaminius. Si vous me dites vrai, vous êtes ici reine :
Sur l’armée et la cour je vous vois souveraine ;

Le roi n’est qu’une idée, et n’a de son pouvoir
Que ce que par pitié vous lui laissez avoir.
Quoi ! même vous allez jusques à faire grâce !
Après cela, madame, excusez mon audace ;
Souffrez que Rome enfin vous parle par ma voix :
Recevoir ambassade est encor de vos droits ;
Ou si ce nom vous choque ailleurs qu’en Arménie,
Comme simple Romain souffrez que je vous die
Qu’être allié de Rome et s’en faire un appui,
C’est l’unique moyen de régner aujourd’hui ;
Que c’est par là qu’on tient ses voisins en contrainte,
Ses peuples en repos, ses ennemis en crainte ;
Qu’un prince est dans son trône à jamais affermi ;
Quand il est honoré du nom de son ami ;
Qu’Attale avec ce titre est plus roi, plus monarque,
Que tous ceux dont le front ose en porter là marque :
Et qu’enfin…

Laodice. Il suffit, je vois bien ce que c’est :
Tous les rois ne sont rois qu’autant comme il vous plaît ;
Biais si de leurs Etats Rome à son gré dispose,
Certes, pour son Attale elle fait peu de chose ;
Et qui tient en sa main tant de quoi lui donner
A mendier pour lui devrait moins s’obstiner.

Laodice. Suivez le roi, seigneur, votre ambassade est faite…
Pour un prince si cher sa réserve m’étonne :
Que ne me l’offre-t-elle avec une couronne ?
C’est trop m’importuner en faveur d’un sujet,
Moi qui tiendrais un roi pour un indigne objet,
S’il venait par votre ordre, et si votre alliance
Souillait entre ses mains la suprême puissance.
Ce sont des sentiments que je ne puis trahir :
Je ne veux point de rois qui sachent obéir ;

Et, puisque vous voyez mon âme tout entière,
Seigneur, ne perdez plus menace ni prière.

Flaminius. Puis-je ne pas vous plaindre en cet aveuglement ?
Madame, encore un coup, pensez-y mûrement :
Songez mieux ce qu’est Rome, et ce qu’elle peut faire ;
Et, si vous vous aimez, craignez de lui déplaire.
Carthage étant détruite, Antiochus défait,
Rien de nos volontés ne peut troubler l’effet :
Tout fléchit sur la terre, et tout tremble sur l’onde ;
Et Rome est aujourd’hui la maîtresse du monde.

Laodice. La maîtresse du monde ! Ah ! vous me feriez peur
S’il ne s’en fallait pas l’Arménie et mon cœur,
Si le grand Annibal n’avait qui lui succède,
S’il ne revivait pas au prince Nicomède,
Et s’il n’avait laissé dans de si dignes mains
L’infaillible secret de vaincre les Romains.
Un si vaillant disciple aura bien le courage
D’en mettre jusqu’au bout les leçons en usage :
L’Asie en fait l’épreuve, où trois sceptres conquis
Font voir en quelle école il en a tant appris.
Ce sont des coups d’essai, mais si grands que peut-être
Le Capitole a lieu d’en craindre un coup de maître,
Et qu’il ne puisse un jour…

Flaminius. Ce jour est encor loin,
Madame ; et quelques-uns vous diront au besoin
Quels dieux du haut en bas renversent les profanes,
Et que, même au sortir de Trébie et de Cannes,


Son ombre épouvanta votre grand Annibal.
Mais le voici ce bras à Rome si fatal.


Scène III

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Nicomède, Laodice, Flaminius
.


Nicomède. Ou Rome à ses agents donne un pouvoir bien large,
Ou vous êtes bien long à faire votre charge.

Flaminius. Je sais quel est mon ordre ; et, si j’en sors, ou non,
C’est à d’autres qu’à vous que j’en rendrai raison.

Nicomède. Allez-y donc, de grâce, et laissez à ma flamme
Le bonheur à son tour d’entretenir madame :
Vous avez dans son cœur fait de si grands progrès,
Et vos discours pour elle ont de si grands attraits,
Que, sans de grands efforts, je n’y pourrai détruire
Ce que votre harangue y voulait introduire.

Flaminius. Les malheurs où la plonge une indigne amitié
Me faisaient lui donner un conseil par pitié.

Nicomède. Lui donner de la sorte un conseil charitable,
C’est être ambassadeur et tendre et pitoyable.
Vous a-t-il conseillé beaucoup de lâchetés,
Madame ?

Flaminius. Ah ! c’en est trop, et vous vous emportez.

Laodice. Le Capitole a lieu d’en craindre un coup de maître…

{{personnage|Ni

comède}}. Je m’emporte ?

Flaminius. Sachez qu’il n’est point de contrée
Où d’un ambassadeur la dignité sacrée…

Nicomède. Ne nous vantez plus tant son rang et sa splendeur.
Qui fait le conseiller n’est plus ambassadeur ;
Il excède sa charge, et lui-même y renonce.
Mais, dites-moi, madame, a-t-il eu sa réponse ?

Laodice. Oui, seigneur.

Nicomède. Sachez donc que je ne vous prends plus
Que pour l’agent d’Attale, et pour Flaminius ;
Et, si vous me fâchiez, j’ajouterais peut-être
Que pour l’empoisonneur d’Annibal, de mon maître.
Voilà tous les honneurs que vous aurez de moi ;
S’ils ne vous satisfont, allez vous plaindre au roi.

Flaminius. Il me fera justice encor qu’il soit bon père ;
Ou Rome à son refus se la saura bien faire.

Nicomède. Allez de l’un et l’autre embrasser les genoux.

Flaminius. Les effets répondront. Prince, pensez à vous.

Nicomède. Cet avis est plus propre à donner à la reine.


Scène IV

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Nicomède, Laodice
.


Nicomède. Ma générosité cède enfin à sa haine :

Je l’épargnais assez pour ne découvrir pas
Les infâmes projets de ses assassinats ;
Mais enfin on m’y force, et tout son crime éclate.
Et, vivant sons remords, marche sans défiance.
J’ai fait entendre au roi Zenon et Métrobate,
Et, comme leur rapport a de quoi l’étonner,
Lui-même il prend le soin de les examiner.

Laodice. Je ne sais pas, seigneur, quelle en sera la suite ;
Mais je ne comprends point toute cette conduite,
Ni comme à cet éclat la reine vous contraint.
Plus elle vous doit craindre, et moins elle vous craint ;
Et plus vous la pouvez accabler d’infamie,
Plus elle vous attaque en mortelle ennemie.

Nicomède. Elle prévient ma plainte, et cherche adroitement
A la faire passer pour un ressentiment ;
Et ce masque trompeur de fausse hardiesse
Nous déguise sa crainte et couvre sa faiblesse.

Laodice. Les mystères de cour souvent sont si cachés,
Que les plus clairvoyants y sont bien empêchés.
Lorsque vous n’étiez point ici pour me défendre,
Je n’avais contre Attale aucun combat à rendre ;
Rome ne songeait point à troubler notre amour.
Bien plus, on ne vous souffre ici que ce seul jour ;
Et dans ce même jour, Rome, en votre présence,
Avec chaleur pour lui presse mon alliance.
Pour moi, je ne vois goutte en ce raisonnement,
Qui n’attend point le temps de votre éloignement,
Et j’ai devant les yeux toujours quelque nuage
Qui m’offusque la vue et m’y jette un ombrage.
Le roi chérit sa femme, il craint Rome ; et pour vous,


S’il ne voit vos hauts faits d’un œil un peu jaloux,
Du moins, à dire tout, je ne saurais vous taire
Qu’il est trop bon mari pour être assez bon père.
Voyez quel contre-temps Attale prend ici !
Qui l’appelle avec nous ? quel projet ? quel souci ?
Je conçois mal, seigneur, ce qu’il faut que j’en pense ;
Mais j’en romprai le coup, s’il y faut ma présence.
Je vous quitte.


Scène V

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Nicomède, Attale, Laodice
.


Attale. Madame, un si doux entretien
N’est plus charmant pour vous quand j’y mêle le mien.

Laodice. Votre importunité, que j’ose dire extrême,
Me peut entretenir en un autre moi-même :
Il connaît tout mon cœur, et répondra pour moi
Comme à Flaminius il a fait pour le roi.


Scène VI

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Nicomède, Attale
.


Attale. Puisque c’est la chasser, seigneur, je me retire.

Nicomède. Non, non ; j’ai quelque chose aussi bien à vous dire,
Prince. J’avais mis bas, avec le nom d’aîné,

L’avantage du trône où je suis destiné;
Et voulant seul ici défendre ce que j’aime,
Je vous avais prié de l’attaquer de même,
Et de ne mêler point surtout dans vos desseins
Ni le secours du roi ni celui des Romains :
Mais, ou vous n’avez pas la mémoire fort bonne,
Ou vous n’y mettez rien de ce qu’on vous ordonne.

Attale. Seigneur, vous me forcez à m’en souvenir mal,
Quand vous n’achevez pas de rendre tout égal.
Vous vous défaites bien de quelques droits d’aînesse ;
Mais vous défaites-vous du cœur de la princesse,
De toutes les vertus qui vous en font aimer,
Des hautes qualités qui savent tout charmer,
De trois sceptres conquis, du gain de six batailles,
Des glorieux assauts de plus de cent murailles ?
Avec de tels seconds rien n’est pour vous douteux.
Rendez donc la princesse égale entre nous deux :
Ne lui laissez plus voir ce long amas de gloire
Qu’à pleines mains sur vous a versé la victoire ;
Et faites qu’elle puisse oublier une fois
Et vos rares vertus et vos fameux exploits ;
Ou contre son amour, contre votre vaillance,
Souffrez Rome et le roi dedans l’autre balance :
Le peu qu’ils ont gagné vous fait assez juger
Qu’ils n’y mettront jamais qu’un contre-poids léger.

Nicomède. C’est n’avoir pas perdu tout votre temps à Rome,
Que vous savoir ainsi défendre en galant homme.
Vous avez de l’esprit, si vous n’avez du cœur.


Scène VII

.
Arsinoé, Nicomède, Attale, Araspe
.


Araspe.

Seigneur, le roi vous mande.

Nicomède. Il me mande ?

Araspe. Oui, seigneur.

Arsinoé. Prince, la calomnie est aisée à détruire.

Nicomède. J’ignore à quel sujet vous m’en venez instruire,
Moi qui ne doute point de cette vérité,
Madame.

Arsinoé. Si jamais vous n’en aviez douté,
Prince, vous n’auriez pas, sous l’espoir qui vous flatte,
Amené de si loin Zenon et Métrobate.

Nicomède. Je m’obstinais, madame, à tout dissimuler ;
Mais vous m’avez forcé de les faire parler.

Arsinoé. La vérité les force, et mieux que vos largesses.
Ces hommes du commun tiennent mal leurs promesses ;
Tous deux en ont plus dit qu’ils n’avaient résolu.

Nicomède, J’en suis fâché pour vous ; mais vous l’avez voulu.

Arsinoé. Je le veux bien encore, et je n’en suis fâchée
Que d’avoir vu par là votre vert

u tachée,
Et qu’il faille ajouter à vos titres d’honneur
La noble qualité de mauvais suborneur.

Nicomède. Je les ai subornés contre vous à ce compte ?

Arsinoé. J’en ai le déplaisir, vous en aurez la honte.

Nicomède. Et vous pensez par là leur ôter tout crédit ?

Arsinoé. Non, seigneur ; je me tiens à ce qu’ils en ont dit.

Nicomède. Qu’ont-ils dit qui vous plaise, et que vous vouliez croire ?

Arsinoé. Deux mots de vérité qui vous comblent de gloire.

Nicomède. Peut-on savoir de vous ces deux mots importants ?

Araspe. Seigneur, le roi s’ennuie, et vous tardez longtemps.

Arsinoé. Vous les saurez de lui ; c’est trop le faire attendre.

Nicomède. Je commence, madame, enfin à vous entendre :
Son amour conjugal, chassant le paternel,
Vous fera l’innocente, et moi le criminel.
Mais…

Arsinoé. Achevez, seigneur ; ce mais, que veut-il dire ?

Nicomède. Deux mots de vérité qui font que je respire.

Arsinoé. Peut-on savoir de vous ces deux mots importants ?

Nicomède. Vous les saurez du roi, je tarde trop longtemps.
{

{scène|VIII}}.

Arsinoé, Attale
.


Arsinoé. Nous triomphons, Attale ; et ce grand Nicomède
Voit quelle digne issue à ses fourbes succède.
Les deux accusateurs que lui-même a produits,
Que pour l’assassiner je dois avoir séduits,
Pour me calomnier subornés par lui-même,
N’ont su bien soutenir un si noir stratagème :
Tous deux m’ont accusée, et tous deux avoué
L’infâme et lâche tour qu’un prince m’a joué.
Qu’en présence des rois les vérités sont fortes !
Que pour sortir d’un cœur elles trouvent de portes !
Qu’on en voit le mensonge aisément confondu !
Tous deux voulaient me perdre, et tous deux l’ont perdu.

Attale. Je suis ravi de voir qu’une telle imposture
Ait laissé votre gloire et plus grande et plus pure ;
Mais pour l’examiner, et bien voir ce que c’est,
Si vous pouviez vous mettre un peu hors d’intérêt,
Vous ne pourriez jamais, sans un peu de scrupule,
Avoir pour deux méchants une âme si crédule.
Ces perfides tous deux se sont dits aujourd’hui,
Et subornés par vous, et subornés par lui.
Contre tant de vertus, contre tant de victoires,
Doit-on quelque croyance à des âmes si noires ?
Qui se confesse traître est indigne de foi.

Arsinoé. Vous êtes généreux, Attale, et je le voi ;
Même de vos rivaux la gloire vous est chère.

Attale.

Si je suis son rival, je suis aussi son frère :
Nous ne sommes qu’un sang ; et ce sang, dans mon cœur,
A peine à le passer pour calomniateur.

Arsinoé. Et vous en avez moins à me croire assassine,
Moi, dont la perte est sûre à moins que sa ruine ?

Attale. Si contre lui j’ai peine à croire ces témoins,
Quand ils vous accusaient je les croyais bien moins.
Votre vertu, madame, est au-dessus du crime :
Souffrez donc que pour lui je garde un peu d’estime.
La sienne dans la cour lui fait mille jaloux,
Dont quelqu’un a voulu le perdre auprès de vous ;
Et ce lâche attentat n’est qu’un trait de l’envie
Qui s’efforce à noircir une si belle vie.
Pour moi, si par soi-même on peut juger d’autrui,
Ce que je sens en moi, je le présume en lui.
Contre un si grand rival j’agis à force ouverte,
Sans blesser son honneur, sans pratiquer sa perte ;
J’emprunte du secours, et le fais hautement :
Je crois qu’il n’agit pas moins généreusement,
Qu’il n’a que les desseins où sa gloire l’invite,
Et n’oppose à mes vœux que son propre mérite.

Arsinoé. Vous êtes peu du monde, et savez mal la cour.

Attale. Est-ce autrement qu’en prince on doit traiter l’amour ?

Arsinoé. Vous le traitez, mon fils, et parlez en jeune homme.

Attale.

Madame, je n’ai vu que des vertus à Rome.

Arsinoé. Le temps vous apprendra, par de nouveaux emplois
Quelles vertus il faut à la suite des rois.
Cependant, si le prince est encor votre frère,
Souvenez-vous aussi que je suis votre mère ;
Et, malgré les soupçons que vous avez conçus,
Venez savoir du roi ce qu’il croit là-dessus..
{{acte|

IV}}.


Scène I

.


Prusias, Arsinoé, Araspe
.


Prusias. Faites venir le prince, Araspe. ((Araspe rentre.)
Et vous, madame,
Retenez des soupirs dont vous me percez l’âme.
Quel besoin d’accabler mon cœur de vos douleurs,
Quand vous y pouvez tout sans le secours des pleurs ?
Quel besoin que ces pleurs prennent votre défense ?
Douté-je de son crime, ou de votre innocence ?
Et reconnaissez-vous que tout ce qu’il m’a dit
Par quelque impression ébranle mon esprit ?

Arsinoé. Ah ! seigneur, est-il rien qui répare l’injure
Que fait à l’innocence un moment d’imposture ?
Et peut-on voir mensonge assez tôt avorté,
Pour rendre à la vertu toute sa pureté ?
Il en reste toujours quelque indigne mémoire
Qui porte une souillure à la plus haute gloire.
Combien en votre cour est-il de médisants !
Combien le prince a-t-il d’aveugles partisans,
Qui, sachant une fois qu’on m’a calomniée,


Croiront que votre amour m’a seul justifiée !
Et, si la moindre tache en demeure à mon nom,
Si le moindre du peuple en conserve un soupçon,
Suis-je digne de vous ? et de telles alarmes
Touchent-elles trop peu pour mériter mes larmes ?

Prusias. Ah ! c’est trop de scrupule, et trop mal présumer
D’un mari qui vous aime, et qui vous doit aimer.
La gloire est plus solide après la calomnie,
Et brille d’autant mieux qu’elle s’en vit ternie.
Mais voici Nicomède, et je veux qu’aujourd’hui…


Scène II

.


Prusias, Arsinoé, Nicomède, Araspe, gardes.


Arsinoé. Grâce, grâce, seigneur, à notre unique appui !
Grâce à tant de lauriers en sa main si fertiles !
Grâce à ce conquérant, à ce preneur de villes !
Grâce…

Nicomède. De quoi, madame ? est-ce d’avoir conquis
Trois sceptres que ma perte expose à votre fils ;
D’avoir porté si loin vos armes dans l’Asie,
Que même votre Rome en a pris jalousie ;
D’avoir trop soutenu la majesté des rois,
Trop rempli votre cour du bruit de mes exploits,
Trop du grand Annibal pratiqué les maximes ?

S’il faut grâce pour moi, choisissez de mes crimes ;
Les voilà tous, madame ; et si vous y joignez
D’avoir cru des méchants par quelque autre gagnés,
D’avoir une âme ouverte, une franchise entière,
Qui dans leur artifice a manqué de lumière,
C’est gloire et non pas crime à qui ne voit le jour
Qu’au milieu d’une armée et loin de votre cour,
Qui n’a que la vertu de son intelligence,
Et, vivant sans remords, marche sans défiance.

Arsinoé. Je m’en dédis, seigneur ; il n’est point criminel.
S’il m’a voulu noircir d’un opprobre éternel,
Il n’a fait qu’obéir à la haine ordinaire
Qu’imprime à ses pareils le nom de belle-mère.
De cette aversion son cœur préoccupé
M’impute tous les traits dont il se sent frappé.
Que son maître Annibal, malgré la foi publique,
S’abandonne aux fureurs d’une terreur panique ;
Que ce vieillard confie et gloire et liberté
Plutôt au désespoir qu’à l’hospitalité ;
Ces terreurs, ces fureurs sont de mon artifice.
Quelque appât que lui-même il trouve en Laodice,
C’est moi qui fais qu’Attale a des yeux comme lui ;
C’est moi qui force Rome à lui servir d’appui ;
De cette seule main part tout ce qui le blesse :
Et, pour venger ce maître et sauver sa maîtresse,
S’il a tâché, seigneur, de m’éloigner de vous,
Tout est trop excusable en un amant jaloux.
Ce faible et vain effort ne touche point mon âme.
Je sais que tout mon crime est d’être votre femme :

Que ce nom seul l’oblige à me persécuter :
Car enfin hors de là que peut-il m’imputer ?
Ma voix, depuis dix ans qu’il commande une armée,
A-t-elle refusé d’enfler sa renommée ?
Et, lorsqu’il l’a fallu puissamment secourir,
Que la moindre longueur l’aurait laissé périr,
Quel autre a mieux pressé les secours nécessaires ?
Qui l’a mieux dégagé de ses destins contraires ?
A-t-il eu près de vous un plus soigneux agent
Pour hâter les renforts et d’hommes et d’argent ?
Vous le savez, seigneur ; et pour reconnaissance,
Après l’avoir servi de toute ma puissance,
Je vois qu’il a voulu me perdre auprès de vous.
Mais tout est excusable en un amant jaloux,
Je vous l’ai déjà dit.

Prusias. Ingrat ! que peux-tu dire ?

Nicomède. Que la reine a pour moi des bontés que j’admire.
Je ne vous dirai point que ces puissants secours
Dont elle a conservé mon honneur et mes jours,
Et qu’avec tant de pompe à vos yeux elle étale,
Travaillaient par ma main à la grandeur d’Attale ;
Que par mon propre bras elle amassait pour lui,
Et préparait dès lors ce qu’on voit aujourd’hui.
Par quelques sentiments qu’elle ait été poussée,
J’en laisse le ciel juge ; il connaît sa pensée ;
Il sait pour mon salut comme elle a fait des vœux ;
Il lui rendra justice, et peut-être à tous deux.
Cependant, puisqu’enfin l’apparence est si belle,
Elle a parlé pour moi, je dois parler pour elle,
Et, pour son intérêt, vous faire souvenir
Que vous laissez longtemps deux méchants à punir.
Envoyez Métrobate et Zenon au supplice.


Sa gloire attend de vous ce digne sacrifice :
Tous deux l’ont accusée ; et, s’ils s’en sont dédits
Pour la faire innocente et charger votre fils,
Ils n’ont rien fait pour eux, et leur mort est trop juste
Après s’être joués d’une personne auguste.
L’offense une fois faite à ceux de notre rang
Ne se répare point que par des flots de sang :
On n’en fut jamais quitte ainsi pour s’en dédire.
II faut sous les tourments que l’imposture expire ;
Ou vous exposeriez tout votre sang royal
A la légèreté d’un esprit déloyal.
L’exemple est dangereux, et hasarde nos vies
S’il met en sûreté de telles calomnies.

Arsinoé. Quoi ! seigneur, les punir de la sincérité
Qui soudain dans leur bouche a mis la vérité,
Qui vous a contre moi sa fourbe découverte,
Qui vous rend votre femme et m’arrache à ma perte,
Qui vous a retenu d’en prononcer l’arrêt ;
Et couvrir tout cela de mon seul intérêt !
C’est être trop adroit, prince, et trop bien l’entendre.

Prusias. Laisse là Métrobate, et songe à te défendre.
Purge-toi d’un forfait si honteux et si bas.

nicomede. M’en purger ! moi, seigneur ! vous ne le croyez pas :
Vous ne savez que trop qu’un homme de ma sorte,


Quand il se rend coupable, un peu plus haut se porte ;
Qu’il lui faut un grand crime à tenter son devoir,
Où sa gloire se sauve à l’ombre du pouvoir.
Soulever votre peuple, et jeter votre armée
Dedans les intérêts d’une reine opprimée ;
Venir, le bras levé, la tirer de vos mains
Malgré l’amour d’Attale et l’effort des Romains,
Et fondre en vos pays contre leur tyrannie
Avec tous vos soldats et toute l’Arménie ;
C’est ce que pourrait faire un homme tel que moi
S’il pouvait se résoudre à vous manquer de foi.
La fourbe n’est le jeu que des petites âmes,
Et c’est là proprement le partage des femmes.
Punissez donc, seigneur, Métrobate et Zenon ;
Pour la reine ou pour moi, faites-vous-en raison.
A ce dernier moment la conscience presse ;
Pour rendre compte aux dieux tout respect humain cesse ;
Et ces esprits légers, approchant des abois,
Pourraient bien se dédire une seconde fois.

Arsinoé. Seigneur…

Nicomède. Parlez, madame, et dites quelle cause
A leur juste supplice obstinément s’oppose ;
Ou laissez-nous penser qu’aux portes du trépas
Ils auraient des remords qui ne vous plairaient pas.

Arsinoé. Vous voyez à quel point sa haine m’est cruelle :
Quand je le justifie, il me fait criminelle.
Mais sans doute, seigneur, ma présence l’aigrit,
Et mon éloignement remettra son esprit ;
Il rendra quelque calme à son cœur magnanime,


Et lui pourra sans doute épargner plus d’un crime.
Je ne demande point que par compassion
Vous assuriez un sceptre à ma protection,
Ni que pour garantir la personne d’Attale
Vous partagiez entre eux la puissance royale :
Si vos amis de Pionie en ont pris quelque soin,
C’était sans mon aveu, je n’en ai pas besoin.
Je n’aime point si mal que de ne vous pas suivre,
Sitôt qu’entre mes bras vous cesserez de vivre ;
Et sur votre tombeau mes premières douleurs
Verseront tout ensemble et mon sang et mes pleurs.

Prusias. Ah ! madame !

Arsinoé. Oui, seigneur, cette heure infortunée
Par vos derniers soupirs clora ma destinée ;
Et puisqu’ainsi jamais il ne sera mon roi,
Qu’ai-je à craindre de lui ? que peut-il contre moi ?
Tout ce que je demande en faveur de ce gage,
De ce fils qui déjà lui donne tant d’ombrage,
C’est que chez les Romains il retourne achever
Des jours que dans leur sein vous fîtes élever ;
Qu’il retourne y traîner, sans péril et sans gloire,
De votre amour pour moi l’impuissante mémoire.
Ce grand prince vous sert, et vous servira mieux,
Quand il n’aura plus rien qui lui blesse les yeux.
Et n’appréhendez point Rome, ni sa vengeance ;
Contre tout son pouvoir il a trop de vaillance :
Il sait tous les secrets du fameux Annibal,
De ce héros à Rome en tous lieux si fatal,
Que l’Asie et l’Afrique admirent l’avantage
Qu’en tire Antiochus et qu’en reçut Carthage.


Je me retire donc, afin qu’en liberté
Les tendresses du sang pressent votre bonté ;
Et je ne veux plus voir, ni qu’en votre présence
Un prince que j’estime indignement m’offense,
Ni que je sois forcée à vous mettre en courroux
Contre un fils si vaillant et si digne de vous.


Scène III

.


Prusias, Nicomède, Araspe
.


Prusias. Nicomède, en deux mots, ce désordre me fâche.
Quoi qu’on t’ose imputer, je ne te crois point lâche :
Mais donnons quelque chose à Rome, qui se plaint,
Et tâchons d’assurer la reine, qui te craint.
J’ai tendresse pour toi, j’ai passion pour elle ;
Et je ne veux pas voir cette haine éternelle,
Ni que des sentiments que j’aime à voir durer
Ne règnent dans mon cœur que pour le déchirer.
J’y veux mettre d’accord l’amour et la nature,
Etre père et mari dans cette conjoncture…

Nicomède. Seigneur, voulez-vous bien vous en fier à moi ?
Ne soyez l’un ni l’autre.

Prusias. Et que dois-je être ?
Reprenez hautement ce noble caractère.
Un véritable roi n’est ni mari ni père ;
Il regarde son trône, et rien de plus. Régnez,
Rome vous craindra plus que vous ne la craignez.


Malgré cette puissance et si vaste et si grande,
Vous pouvez déjà voir comme elle m’appréhende,
Combien en me perdant elle espère gagner,
Parce qu’elle prévoit que je saurai régner.

Prusias. Je règne donc, ingrat ! puisque tu me l’ordonnes.
Choisis, ou Laodice, ou mes quatre couronnes ;
Ton roi fait ce partage entre ton frère et toi ;
Je ne suis plus ton père, obéis à ton roi.

Nicomède. Si vous étiez aussi le roi de Laodice
Pour l’offrir à mon choix avec quelque justice,
Je vous demanderais le loisir d’y penser ;
Mais enfin, pour vous plaire et ne pas l’offenser,
J’obéirai, seigneur, sans répliques frivoles,
A vos intentions, et non à vos paroles.
A ce frère si cher transportez tous mes droits,
Et laissez Laodice en liberté du choix.
Voilà quel est le mien.

Prusias. Quelle bassesse d’âme !
Quelle fureur t’aveugle en faveur d’une femme !
Tu la préfères, lâche ! à ces prix glorieux
Que ta valeur unit au bien de tes aïeux !
Après cette infamie es-tu digne de vivre ?

Nicomède. Je crois que votre exemple est glorieux à suivre.
Ne préférez-vous pas une femme à ce fils
Par qui tous ces Etats aux vôtres sont unis ?

Prusias. Me vois-tu renoncer pour elle au diadème ?

Nicomède.

Me voyez-vous pour l’autre y renoncer moi-même ?
Que cédai-je à mon frère en cédant vos Etats ?
Ai-je droit d’y prétendre avant votre trépas ?
Pardonnez-moi ce mot, il est fâcheux à dire.
Mais un monarque enfin comme un autre homme expire ;
Et vos peuples alors, ayant besoin d’un roi,
Voudront choisir peut-être entre ce prince et moi.
Seigneur, nous n’avons pas si grande ressemblance,
Qu’il faille de bons yeux pour y voir différence ;
Et ce vieux droit d’aînesse est souvent si puissant,
Que pour remplir un trône il rappelle un absent.
Que si leurs sentiments se règlent sur les vôtres,
Sous le joug de vos lois j’en ai bien rangé d’autres ;
Et, dussent vos Romains en être encor jaloux,
Je ferai bien pour moi ce que j’ai fait pour vous.

Prusias. J’y donnerai bon ordre.

Nicomède. Oui, si leur artifice
De votre sang par vous se fait un sacrifice :
Autrement vos Etats à ce prince livrés
Ne seront en ses mains qu’autant que vous vivrez.
Ce n’est point en secret que je vous le déclare,
Je le dis à lui-même, afin qu’il s’y prépare ;
Le voilà qui m’entend.

Prusias. Va, sans verser mon sang,
Je saurai bien, ingrat ! l’assurer en ce rang ;
Et demain…
{{scène|

IV}}.

Prusias, Nicomède, Attale, Flaminius, Araspe, gardes
.


Flaminius. Si pour moi vous êtes en colère,
Seigneur, je n’ai reçu qu’une offense légère :
Le sénat en effet pourra s’en indigner ;
Mais j’ai quelques amis qui sauront le gagner.

Prusias. Je lui ferai raison ; et dès demain Attale
Recevra de ma main la puissance royale ;
Je le fais roi de Pont, et mon seul héritier.
Et quant à ce rebelle, à ce courage fier,
Rome entre vous et lui jugera de l’outrage.
Je veux qu’au lieu d’Attale il lui serve d’otage ;
Et pour l’y mieux conduire il vous sera donné,
Sitôt qu’il aura vu son frère couronné.

Nicomède. Vous m’enverrez à Rome !

Prusias. On t’y fera justice.
Va, va lui demander ta chère Laodice.

Nicomède. J’irai, j’irai, seigneur, vous le voulez ainsi ;
Et j’y serai plus roi que vous n’êtes ici.

Flaminius. Rome sait vos hauts faits, et déjà vous adore.

Nicomède. Tout beau, Flaminius ; je n’y suis pas encore.


La route en est mal sûre, à tout considérer ;
Et qui m’y conduira pourrait bien s’égarer.

Prusias. Qu’on le ramène, Araspe ; et redoublez sa garde.
(à Attale.)
Toi, rends grâces à Rome, et sans cesse regarde
Que, comme son pouvoir est la source du tien,
En perdant son appui tu ne seras plus rien.
Vous, seigneur, excusez si, me trouvant en peine
De quelques déplaisirs que m’a fait voir la reine,
Je vais l’en consoler, et vous laisse avec lui.
Attale, encore un coup, rends grâce à ton appui.


Scène V

.


Flaminius, Attale
.


Attale. Seigneur, que vous dirai-je après des avantages
Qui sont même trop grands pour les plus grands courages ?
Vous n’avez point de borne, et votre affection
Passe votre promesse et mon ambition.
Je l’avouerai pourtant, le trône de mon père
Ne fait pas le bonheur que plus je considère :
Ce qui touche mon cœur, ce qui charme mes sens,
C’est Laodice acquise à mes vœux innocents.
La qualité de roi qui me rend digne d’elle…

Flaminius.

Ne rendra pas son cœur à vos vœux moins rebelle.

Attale. Seigneur, l’occasion fait un cœur différent :
D’ailleurs, c’est l’ordre exprès de son père mourant ;
Et par son propre aveu la reine d’Arménie
Est due à l’héritier du roi de Bithynie.

Flaminius. Ce n’est pas loi pour elle ; et, reine comme elle est,
Cet ordre, à bien parler, n’est que ce qu’il lui plaît.
Aimerait-elle en vous l’éclat d’un diadème
Qu’on vous donne aux dépens d’un grand prince qu’elle aime
En vous qui la privez d’un si cher protecteur,
En vous qui de sa chute êtes l’unique auteur ?

Attale. Ce prince hors d’ici, seigneur, que fera-t-elle ?
Qui contre Rome et nous soutiendra sa querelle ?
Car j’ose me promettre encor votre secours.

Flaminius. Les choses quelquefois prennent un autre cours.
Pour ne vous point flatter, je n’en veux pas répondre.

Attale. Ce serait bien, seigneur, de tout point me confondre ;
Et je serais moins roi qu’un objet de pitié,
Si le bandeau royal m’ôtait votre amitié.
Mais je m’alarme trop, et Rome est plus égale.
N’en avez-vous pas l’ordre ?

Flaminius. Oui, pour le prince Attale,
Pour un homme en son sein nourri dès le berceau :
Mais pour le roi de Pont, il faut ordre nouveau.

Attale.

Il faut ordre nouveau ! Quoi ! se pourrait-il faire
Qu’à l’œuvre de ses mains Rome devînt contraire,
Que ma grandeur naissante y fît quelques jaloux ?

Flaminius. Que présumez-vous, prince ? et que me dites-vous ?

Attale. Vous-même, dites-moi comme il faut que j’explique
Cette inégalité de votre république.

Flaminius. Je vais vous l’expliquer, et veux bien vous guérir
D’une erreur dangereuse où vous semblez courir..
Rome qui vous servait auprès de Laodice
Pour vous donner son trône eût fait une injustice ;
Son amitié pour vous lui faisait cette loi :
Mais par d’autres moyens elle vous a fait roi ;
Et le soin de sa gloire à présent la dispense
De se porter pour vous à cette violence.
Laissez donc cette reine en pleine liberté,
Et tournez vos désirs de quelque autre côté.
Rome de votre hymen prendra soin elle-même.

Attale. Mais s’il arrive enfin que Laodice m’aime ?

Flaminius. Ce serait mettre encor Rome dans le hasard
Que l’on crût artifice ou force de sa part ;
Cet hymen jetterait une ombre sur sa gloire.
Prince, n’y pensez plus, si vous m’en pouvez croire ;
Ou, si de mes conseils vous faites peu d’état,
N’y pensez plus du moins sans l’aveu du sénat.

Attale. À voir quelle froideur à tant d’amour succède,
Rome ne m’aime pas ; elle hait Nicomède :

Et, lorsqu’à mes désirs elle a feint d’applaudir,
Elle a voulu le perdre et non pas m’agrandir.

Flaminius. Pour ne vous faire pas de réponse trop rude
Sur ce beau coup d’essai de votre ingratitude,
Suivez votre caprice, offensez vos amis ;
Vous êtes souverain, et tout vous est permis.
Mais puisqu’enfin ce jour vous doit faire connaître
Que Rome vous a fait ce que vous allez être,
Que perdant son appui vous ne serez plus rien,
Que le roi vous l’a dit, souvenez-vous-en bien.


Scène VI

.


Attale
.


Attale, était-ce ainsi que régnaient tes ancêtres ?
Veux-tu le nom de roi pour avoir tant de maîtres ?
Ah ! ce titre à ce prix déjà m’est importun ;
S’il nous en faut avoir, du moins n’en ayons qu’un.
Le ciel nous l’a donné trop grand, trop magnanime,
Pour souffrir qu’aux Romains il serve de victime.
Montrons-leur hautement que nous avons des yeux,
Et d’un si rude joug affranchissons ces lieux.
Puisqu’à leurs intérêts tout ce qu’ils font s’applique,
Que leur vaine amitié cède à leur politique,
Soyons à notre tour de leur grandeur jaloux,
Et, comme ils font pour eux, faisons aussi pour nous.


ACTE V

.

Scène I

.


Arsinoé, Attale
.


Arsinoé. J’ai prévu ce tumulte et n’en vois rien a craindre ;
Comme un moment l’allume, un moment peut l’éteindre ;
Et si l’obscurité laisse croître ce bruit,
Le jour dissipera les vapeurs de la nuit.
Je me fâche bien moins qu’un peuple se mutine,
Que de voir que ton cœur dans son amour s’obstine,
Et, d’une indigne ardeur lâchement embrasé,
Ne rend point de mépris à qui t’a méprisé.
Venge-toi d’une ingrate, et quitte une cruelle.
A présent que le sort t’a mis au-dessus d’elle,
Son trône, et non ses yeux, avait dû te charmer.
Tu vas régner sans elle ; à quel propos l’aimer ?
Porte, porte ce cœur à de plus douces chaînes.
Puisque te voilà roi, l’Asie a d’autres reines,
Qui, loin de te donner des rigueurs à souffrir,
T’épargneront bientôt la peine de t’offrir..

Attale. Mais, madame…

Arsinoé. Hé bien ! soit, je veux qu’elle se rende :

Prévois-tu les malheurs qu’ensuite j’appréhende ?
Sitôt que d’Arménie elle t’aura fait roi,
Elle t’engagera dans sa haine pour moi.
Mais, ô dieux ! pourra-t-elle y borner sa vengeance ?
Pourras-tu dans son lit dormir en assurance ?
Et refusera-t-elle à son ressentiment
Le fer ou le poison pour venger son amant ?
Qu’est-ce qu’en sa fureur une femme n’essaie ?

Attale. Que de fausses raisons pour me cacher la vraie !
Rome, qui n’aime pas à voir un puissant roi,
L’a craint en Nicomède, et le craindrait en moi.
Je ne dois plus prétendre à l’hymen d’une reine,
Si je ne veux déplaire à notre souveraine ;
Et puisque la fâcher ce serait me trahir,
Afin qu’elle me souffre il vaut mieux obéir.
Je sais par quels moyens sa sagesse profonde
S’achemine à grands pas à l’empire du monde :
Aussitôt qu’un Etat devient un peu trop grand,
Sa chute doit guérir l’ombrage qu’elle en prend.
C’est blesser les Romains que faire une conquête,
Que mettre trop de bras sous une seule tête ;
Et leur guerre est trop juste après cet attentat
Que fait sur leur grandeur un tel crime d’Etat.
Eux qui pour gouverner sont les premiers des hommes
Veulent que sous leur ordre on soit ce que nous sommes,
Veulent sur tous les rois un si haut ascendant
Que leur empire seul demeure indépendant.
Je les connais, madame, et j’ai vu cet ombrage
Détruire Antiochus et renverser Carthage.
De peur de choir comme eux, je veux bien m’abaisser


Et cède à des raisons que je ne puis forcer :
D’autant plus justement mon impuissance y cède,
Que je vois qu’en leurs mains on livre Nicomède :
Un si grand ennemi leur répond de ma foi.
C’est un lion tout prêt à déchaîner sur moi.

arsinoe. C’est de quoi je voulais vous faire confidence.
Mais vous me ravissez d’avoir cette prudence.
Le temps pourra changer ; cependant prenez soin
D’assurer des jaloux dont vous avez besoin.


Scène II

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Flaminius, Arsinoé, Attale
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Arsinoé. Seigneur, c’est remporter une haute victoire
Que de rendre un amant capable de me croire.
J’ai su le ramener aux termes du devoir,
Et sur lui la raison a repris son pouvoir.

Flaminius. Madame, voyez donc si vous serez capable
De rendre également ce peuple raisonnable.
Le mal croît, il est temps d’agir de votre part
Ou, quand vous le voudrez, vous le voudrez trop tard.
Ne vous figurez plus que ce soit le confondre
Que de le laisser faire et ne lui point répondre.
Rome autrefois a vu de ces émotions,
Sans embrasser jamais vos résolutions.
Quand il fallait calmer toute une populace,
Le sénat n’épargnait promesse ni menace,
Et rappelait par là son escadron mutin
Et du mont Quirinal et du mont Aventin,
Dont il l’aurait vu faire une horrible descente,


S’il eût traité longtemps sa fureur d’impuissante,
Et l’eût abandonnée à sa confusion,
Comme vous semblez faire en cette occasion.

Arsinoé. Après ce grand exemple en vain on délibère :
Ce qu’a fait le sénat montre ce qu’il faut faire ;
Et le roi… Mais il vient.


Scène III

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Prusias, Arsinoé, Flaminius, Attale
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Prusias. Je ne puis plus douter,
Seigneur, d’où vient le mal que je vois éclater :
Ces mutins ont pour chefs les gens de Laodice.

Flaminius. J’en avais soupçonné déjà son artifice

Attale. Ainsi votre tendresse et vos soins sont payés !

Flaminius. Seigneur, il faut agir ; et si vous m’en croyez…


Scène IV

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Prusias, Arsinoé, Flaminius, Attale, Cléone
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Cléone. Tout est perdu, madame, à moins d’un prompt remède :
Tout le peuple à grands cris demande Nicomède ;
Il commence lui-même à se faire raison,
Et vient de déchirer Métrobate et Zenon.

Arsinoé.

Il n’est donc plus à craindre, il a pris ses victimes :
Sa fureur sur leur sang va consumer ses crimes ;
Elle s’applaudira de cet illustre effet,
Et croira Nicomède amplement satisfait.

Flaminius. Si ce désordre était sans chefs et sans conduite,
Je voudrais, comme vous, en craindre moins la suite ;
Le peuple par leur mort pourrait s’être adouci :
Mais un dessein formé ne tombe pas ainsi ;
Et suit toujours son but jusqu’à ce qu’il l’emporte :
Le premier sang versé rend sa fureur plus forte :
Il l’amorce, il l’acharné ; il en éteint l’horreur,
Et ne lui laisse plus ni pitié ni terreur.


Scène V

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Prusias, Flaminius, Arsinoé, Attale, Cléone, Araspe
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Araspe, Seigneur, de tous côtés le peuple vient en foule ;
De moment en moment votre garde s’écoule ;
Et, suivant les discours qu’ici même j’entends,
Le prince entre mes mains ne sera pas longtemps :
Je n’en puis plus répondre.

Prusias. Allons, allons le rendre
Ce précieux objet d’une amitié si tendre :
Obéissons, madame, à ce peuple sans foi,
Qui, las de m’obéir, en veut faire son roi ;
Et du haut d’un balcon, pour calmer la tempête,
Sur ses nouveaux sujets faisons voler sa tête.

Attale.

Ah ! seigneur !

Prusias. C’est ainsi qu’il lui sera rendu :
A qui le cherche ainsi, c’est ainsi qu’il est dû.

Attale. Ah ! seigneur, c’est tout perdre, et livrer à sa rage
Tout ce qui de plus près touche votre courage ;
Et j’ose dire ici que Votre Majesté
Aura peine elle-même à trouver sûreté.

Prusias. Il faut donc se résoudre à tout ce qu’il m’ordonne,
Lui rendre Nicomède avec que ma couronne :
Je n’ai point d’autre choix ; et, s’il est le plus fort,
Je dois à son idole ou mon sceptre ou la mort.

Flaminius. Seigneur, quand ce dessein aurait quelque justice,
Est-ce à vous d’ordonner que ce prince périsse ?
Quel pouvoir sur ses jours vous demeure permis ?
C’est l’otage de Rome et non plus votre fils :
Je dois m’en souvenir quand son père l’oublie.
C’est attenter sur nous qu’ordonner de sa vie ;
J’en dois compte au sénat, et n’y puis consentir.
Ma galère est au port toute prête à partir :
Le palais y répond par la porte secrète ;
Si vous le voulez perdre, agréez ma retraite ;
Souffrez que mon départ fasse connaître à tous
Que Rome a des conseils plus justes et plus doux ;
Et ne l’exposez pas à ce honteux outrage,
De voir à ses yeux même immoler son otage.

Arsinoé. Me croirez-vous, seigneur ? et puis-je m’expliquer ?

Prusias. Ah ! rien de votre

part ne saurait me choquer.
Parlez.

Arsinoé. Le ciel m’inspire un dessein dont j’espère
Et satisfaire Rome et ne vous pas déplaire.
S’il est prêt à partir, il peut en ce moment
Enlever avec lui son otage aisément :
Cette porte secrète ici nous favorise.
Mais pour faciliter d’autant mieux l’entreprise,
Montrez-vous à ce peuple, et, flattant son courroux,
Amusez-le du moins à débattre avec vous ;
Faites-lui perdre temps, tandis qu’en assurance
La galère s’éloigne avec son espérance.
S’il force le palais et ne l’y trouve plus,
Vous ferez comme lui le surpris, le confus :
Vous accuserez Rome, et promettrez vengeance
Sur quiconque sera de son intelligence.
Vous enverrez après, sitôt qu’il sera jour,
Et vous lui donnerez l’espoir d’un prompt retour,
Où mille empêchements que vous ferez vous-même
Pourront de toutes parts aider au stratagème.
Quelque aveugle transport qu’il témoigne aujourd’hui,
Il n’attentera rien tant qu’il craindra pour lui,
Tant qu’il présumera son effort inutile.
Ici la délivrance en paraît trop facile ;
Et s’il l’obtient, seigneur, il faut fuir, vous et moi :
S’il le voit à sa tête, il en fera son roi ;
Vous le jugez vous-même.

Prusias. Ah ! j’avouerai, madame,
Que le ciel a versé ce conseil dans v

otre âme.
Seigneur, se peut-il voir rien de mieux concerté ?

Flaminius. Il vous assure et vie, et gloire, et liberté ;
Et vous avez d’ailleurs Laodice en otage.
Mais qui perd temps ici perd tout son avantage.

Prusias. Il n’en faut donc plus perdre : allons-y de ce pas.

Arsinoé. Ne prenez avec vous qu’Araspe et trois soldats :
Peut-être un plus grand nombre aurait quelque infidèle.
J’irai chez Laodice, et m’assurerai d’elle.


Scène VI

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Arsinoé, Attale, Cléone
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Arsinoé. Attale, où courez-vous ?

Attale. Je vais de mon côté
De ce peuple mutin amuser la fierté,
A votre stratagème en ajouter quelque autre.

Arsinoé. Songez que ce n’est qu’un que mon sort et le vôtre ;
Que vos seuls intérêts me mettent en danger.

Attale. Je vais périr, madame, ou vous en dégager.

Arsinoé. Allez donc. J’aperçois la reine d’Arménie.


Scène VII

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Arsinoé, Laodice, Cléone
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Arsinoé. La cause de nos maux doit-elle être impunie ?

Laodice. Non, madame ; et, pour peu qu’elle ait d’ambition,
Je vous réponds déjà de sa punition.

Arsinoé.

Vous qui savez son crime, ordonnez de sa peine.

Laodice. Un peu d’abaissement suffit pour une reine ;
C’est déjà trop de voir son dessein avorté.

Arsinoé. Dites, pour châtiment de sa témérité,
Qu’il lui faudrait du front tirer le diadème.

Laodice. Parmi les généreux il n’en va pas de même ;
Ils savent oublier quand ils ont le dessus,
Et ne veulent que voir leurs ennemis confus.

Arsinoé. Ainsi qui peut vous croire aisément se contente.

Laodice. Le ciel ne m’a pas fait l’âme plus violente.

Arsinoé. Soulever des sujets contre leur souverain,
Leur mettre à tous le fer et la flamme en la main,
Jusque dans le palais pousser leur insolence,
Vous appelez cela fort peu de violence ?

Laodice. Nous nous entendons mal, madame, et je le voi ;
Ce que je dis pour vous, vous l’expliquez pour moi.
Je suis hors de souci pour ce qui me regarde ;
Et je viens vous chercher pour vous prendre en ma garde,
Pour ne hasarder pas en vous la majesté
Au manque de respect d’un grand peuple irrité.
Faites venir le roi, rappelez votre Attale,
Que je conserve en eux la dignité royale :
Ce peuple en sa fureur peut les connaître mal.

Arsinoé.

Peut-on voir un orgueil à votre orgueil égal !
Vous, par qui seule ici tout ce désordre arrive ;
Vous, qui dans ce palais vous voyez ma captive ;
Vous, qui me répondrez au prix de votre sang
De tout ce qu’un tel crime attente sur mon rang,
Vous me parlez encore avec la même audace
Que si j’avais besoin de vous demander grâce !

Laodice. Vous obstiner, madame, à me parler ainsi,
C’est ne vouloir pas voir que je commande ici,
Que, quand il me plaira, vous serez ma victime.
Et ne m’imputez point ce grand désordre à crime :
Votre peuple est coupable, et dans tous vos sujets
Ces cris séditieux sont autant de forfaits :
Mais pour moi, qui suis reine, et qui, dans nos querelles,
Pour triompher de vous, vous ai fait ces rebelles,
Par le droit de la guerre il fut toujours permis
D’allumer la révolte entre ses ennemis :
M’enlever mon époux, c’est vous faire la mienne.

Arsinoé. Je la suis donc, madame, et, quoi qu’il en advienne,
Si ce peuple une fois enfonce le palais,
C’est fait de votre vie, et je vous le promets.

Laodice. Vous tiendrez mal parole, ou bientôt sur ma tombe
Tout le sang de vos rois servira d’hécatombe.
Mais avez-vous encor parmi votre maison
Quelque autre Métrobate ou quelque autre Zenon ?

N’appréhendez-vous point que tous vos domestiques
Ne soient déjà gagnés par mes sourdes pratiques ?
En savez-vous quelqu’un si prêt à se trahir,
Si las de voir le jour, que de vous obéir ?
Je ne veux point régner sur votre Bithynie :
Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie ;
Et pour voir tout d’un coup vos malheurs terminés,
Rendez-moi cet époux qu’en vain vous retenez.

Arsinoé. Sur le chemin de Rome il vous faut l’aller prendre ;
Flaminius l’y mène, et pourra vous le rendre :
Mais hâtez-vous, de grâce, et faites bien ramer,
Car déjà sa galère a pris le large en mer.

Laodice. Ah ! si je le croyais…

Arsinoé.. N’en doutez point, madame.

Laodice. Fuyez donc les fureurs qui saisissent mon âme :
Après le coup fatal de cette indignité,
Je n’ai plus ni respect ni générosité.
Mais plutôt demeurez pour me servir d’otage
Jusqu’à ce que ma main de ses fers le dégage.
J’irai jusque dans Rome en briser les liens,
Avec tous vos sujets, avecque tous les miens ;
Aussi bien Annibal nommait une folie
De présumer la vaincre ailleurs qu’en Italie.
Je veux qu’elle me voie au cœur de ses Etats
Soutenir ma fureur d’un million de bras,


Et sous mon désespoir rangeant sa tyrannie…

Arsinoé. Vous voulez donc enfin régner en Bithynie ?
Et, dans cette fureur qui vous trouble aujourd’hui,
Le roi pourra souffrir que vous régniez pour lui ?

Laodice. J’y régnerai, madame, et sans lui faire injure.
Puisque le roi veut bien n’être roi qu’en peinture,
Que lui doit importer qui donne ici la loi,
Et qui règne pour lui, des Romains ou de moi ?
Mais un second otage entre mes mains se jette.


Scène VIII

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Arsinoé, Laodice, Attale, Cléone
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Arsinoé. Attale, avez-vous su comme ils ont fait retraite ?

Attale. Ah ! madame !

Arsinoé. Parlez.

Attale. Tous les dieux irrités
Dans les derniers malheurs nous ont précipités.
Le prince est échappé.

Laodice. Ne craignez plus, madame ;
La générosité déjà rentre en mon âme.

Arsinoé. Attale, prenez-vous plaisir à m’alarmer ?

Attale. Ne vous flattez point tant que de le présumer.
Le malheureux Araspe, avec sa faible escorte,


L’avait déjà conduit à cette fausse porte ;
L’ambassadeur de Rome était déjà passé,
Quand dans le sein d’Araspe un poignard enfoncé
Le jette aux pieds du prince. Il s’écrie ; et sa suite
De peur d’un pareil sort, prend aussitôt la fuite.

Arsinoé. Et qui dans cette porte a pu le poignarder ?

Attale. Dix ou douze soldats qui semblaient la garder ;
Et ce prince…

Arsinoé. Ah ! mon fils ! qu’il est partout de traîtres !
Qu’il est peu de sujets fidèles à leurs maîtres !
Mais de qui savez-vous un désastre si grand ?

Attale. Des compagnons d’Araspe, et d’Araspe mourant :
Mais écoutez encor ce qui me désespère.
J’ai couru me ranger auprès du roi mon père ;
Il n’en était plus temps : ce monarque, étonné,
A ses frayeurs déjà s’était abandonné,
Avait pris un esquif pour tâcher de rejoindre
Ce Romain dont l’effroi peut-être n’est pas moindre…


Scène IX

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Prusias, Flaminius, Arsinoé, Laodice, Attale, Cléone
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Prusias. Non, non, nous revenons l’un et l’autre en ces lieux
Défendre votre gloire, ou mourir à vos yeux.

Arsinoé. Mourons, mourons, seigneur, et dérobons nos vies

A l’absolu pouvoir des fureurs ennemies ;
N’attendons pas leur ordre, et montrons-nous jaloux
De l’honneur qu’ils auraient à disposer de nous.

Laodice. Ce désespoir, madame, offense un si grand homme
Plus que vous n’avez fait, en l’envoyant à Rome.
Vous devez le connaître ; et, puisqu’il a ma foi,
Vous devez présumer qu’il est digne de moi :
Je le désavouerais, s’il n’était magnanime,
S’il manquait à remplir l’effort de mon estime,
S’il ne faisait paraître un cœur toujours égal.
Mais le voici, voyez si je le connais mal.


Scène X

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Prusias, Nicomède, Arsinoé, Laodice, Flaminius, Attale, Cléone
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Nicomède. Tout est calme, seigneur : un moment de ma vue
A soudain apaisé la populace émue.

Prusias. Quoi ! me viens-tu braver jusque dans mon palais,
Rebelle ?

Nicomède. C’est un nom que je n’aurai jamais.
Je ne viens point ici montrer à votre haine
Un captif insolent d’avoir brisé sa chaîne ;
Je viens, en bon sujet, vous rendre le repos
Que d’autres intérêts troublaient mal à propos.
Non que je veuille à Rome imputer quelque crime :
Du grand art de régner elle suit la maxime ;
Et son ambassadeur ne fait que

son devoir
Quand il veut entre nous partager le pouvoir.
Mais ne permettez pas qu’elle vous y contraigne :
Rendez-moi votre amour, afin qu’elle vous craigne :
Pardonnez à ce peuple un peu trop de chaleur
Qu’à sa compassion a donné mon malheur ;
Pardonnez un forfait qu’il a cru nécessaire,
Et qui ne produira qu’un effet salutaire.
Faites-lui grâce aussi, madame, et permettez
Que jusques au tombeau j’adore vos bontés.
Je sais par quel motif vous m’êtes si contraire :
Votre amour maternel veut voir régner mon frère ;
Et je contribuerai moi-même à ce dessein,
Si vous pouvez souffrir qu’il soit roi de ma main.
Oui, l’Asie à mon bras offre encor des conquêtes,
Et pour l’en couronner mes mains sont toutes prêtes.
Commandez seulement, choisissez en quels lieux ;
Et j’en apporterai la couronne à vos yeux.

Arsinoé. Seigneur, faut-il si loin pousser votre victoire,
Et qu’ayant en vos mains et mes jours et ma gloire,
La haute ambition d’un si puissant vainqueur
Veuille encor triompher jusque dedans mon cœur ?
Contre tant de vertu je ne puis le défendre ;
Il est impatient lui-même de se rendre.
Joignez cette conquête à trois sceptres conquis,
Et je croirai gagner en vous un second fils.

Prusias. Je me rends donc aussi, madame ; et je veux croire
Qu’avoir un fils si grand est ma plus grande gloire.
Mais parmi les douceurs qu’enfin nous recevons,


Faites-nous savoir, prince, à qui nous vous devons.

Nicomède. L’auteur d’un si grand coup m’a caché son visage ;
Mais il m’a demandé mon diamant pour gage,
Et me le doit ici rapporter dès demain.

Attale. Le voulez-vous, seigneur, reprendre de ma main ?

Nicomède. Ah ! laissez-moi toujours à cette digne marque
Reconnaître en mon sang un vrai sang de monarque.
Ce n’est plus des Romains l’esclave ambitieux,
C’est le libérateur d’un sang si précieux.
Mon frère, avec mes fers vous en brisez bien d’autres,
Ceux du roi, de la reine, et les siens et les vôtres.
Mais pourquoi vous cacher en sauvant tout l’Etat ?

Attale. Pour voir votre vertu dans son plus haut éclat :
Pour la voir seule agir contre notre injustice,
Sans la préoccuper par ce faible service,
Et me venger enfin ou sur vous ou sur moi,
Si j’eusse mal jugé de tout ce que je voi.
Mais, madame…

Arsinoé. Il suffit, voilà le stratagème
Que vous m’aviez promis pour moi contre moi-même.
(A Nicomède.)
Et j’ai l’esprit, seigneur, d’autant plus satisfait,
Que mon sang rompt le cours du mal que j’avais fait.

Nicomède à Flaminius. Seigneur, à découvert, toute âme généreuse
D’avoir votre amitié doit se tenir heureuse ;
Mais nous n’en voulons plus avec ces dures lois


Qu’elle jette toujours sur la tête des rois :
Nous vous la demandons hors de la servitude ;
Ou le nom d’ennemi nous semblera moins rude.

Flaminius à Nicomède. C’est de quoi le sénat pourra délibérer :
Mais cependant pour lui j’ose vous assurer,
Prince, qu’à ce défaut vous aurez son estime,
Telle que doit l’attendre un cœur si magnanime ;
Et qu’il croira se faire un illustre ennemi,
S’il ne vous reçoit pas pour généreux ami.

Prusias. Nous autres, réunis sous de meilleurs auspices,
Préparons à demain de justes sacrifices ;
Et demandons aux dieux, nos dignes souverains,
Pour comble de bonheur l’amitié des Romains.

FIN DE NICOMEDE.

  1. Prusias II, le chasseur, régna de 192 à 148 avant J. C.
  2. Titus Quinctius Flaminius, ou mieux Flaminiuus, fut consul en 198 avant J. C. Son ambassade eut lieu en l’année 183 ; on en trouve le récit dans les chapitres xxxix et suivants de sa vie écrite par Plutarque. Voyez encore ci-après, p. 525, note i.
  3. Les historiens disent bien que Prusias eut deux femmes, mais ils ne les nomment pas.
  4. Nicomède II, surnommé par dérision Philopator, fut roi de Bithynie de 148 à 90 avant J. C, après la mort de Prusias.
  5. Justin parle en termes généraux des fils de la seconde femme de Prusias, élevés à Rome, mais 1 n’en nomme aucun. Voyez ci-dessus, p. 5o3, note I.