Neuf Upanishads, la théosophie des Védas/Kathopanishad

Traduction par G. R. S. Mead et Jagadisha Chandra Chattopadhyaya en anglais ; traduction française de Jean-Émile Marcault Élément soumis aux droits d’auteur..
(p. 19-55).

Kathopanishad.

Argument analytique. — Le sens du nom de la Kathopanishad est inconnu. Elle appartient à la première collection, la plus ancienne, du Yajur Veda, appelée Krishna, ou noire.

Le chant de Paix invoque la paix sur les travaux du maître et de l’élève.

L’Upanishad raconte l’histoire de Nachiketas et son instruction dans la science sacrée par la Mort, c’est-à-dire par un homme possédant la connaissance de tous les états subjectifs d’existence entre deux vies terrestres.

I. — 1-4. Nâchiketas n’est pas satisfait des pauvres offrandes de son père, puisqu’il est établi qu’un homme doit offrir ce qu’il a de meilleur. Il s’offre donc lui-même à la Mort.

5-6. Il réfléchit sur sa destinée.

7-9. Il pénètre dans le palais de la Mort.

L’hospitalité est l’une des principales institutions de l’Inde védique. Parce qu’elle a négligé l’hospitalité, la Mort lui offre trois présents à son choix. — Le premier est d’être rendu à l’affection de son père.

12-19. Le second est le secret du feu mystique grâce auquel on atteint l’état au delà de la sphère de reconnaissance.

20 seq. Le troisième est la connaissance du secret du Soi[1], et comment on y peut parvenir.

Le feu est la source de l’univers sensible, subtil et grossier ; les détails de l’enseignement sont donnés dans d’autres Upanishads (15).

La guirlande (16) est généralement expliquée par II, 3, comme représentant les plaisirs de l’Univers sensible.

Le « dieu » est l’aspect intelligible de l’univers, auquel on parvient grâce à l’emploi mystique du feu créateur (17).

23-29. Avant de lui livrer le grand secret, la Mort tente Nâchiketas de toutes les séductions du monde sensible ; mais il les repousse avec mépris.

II. — 1-4. Doctrine du juste et de l’agréable.

5-6. Condition de ceux qui choisissent le sentier de l’agréable.

7-9. De la difficulté de connaître le Soi et de trouver un instructeur compétent. Et cependant il faut trouver un instructeur.

10-11. La Mort loue Nâchiketas et son endurance ; la Mort elle-même, en tant que dieu, ne possède que la vie « éternelle » du côté intelligible de l’univers ; mais Nâchiketas ne sera satisfait de rien, sinon du Soi seulement (comp. Ishopanishad, 9-14).

12-25. Explications générales au sujet du Soi et des moyens d’y parvenir.

III. — 1. De l’âme universelle, et de l’âme individuelle ; l’âme universelle, est-il dit poétiquement, trouve sa récompense par le moyen des âmes individuelles qui se sont inséparablement unies à elle. Il est mentionné trois classes d’adorateurs ; ceux « à cinq feux » sont les chefs de famille qui pratiquent les rites inférieurs ; ceux « aux trois feux » forment la classe décrite dans la première partie de l’Upanishad ; et enfin ceux qui connaissent Brahman, dont il est maintenant question.

2. La Mort invoque l’aide du feu mystique pour seconder son explication du secret suprême.

3-9. Des sens et du mental ; de leur maîtrise.

10-11. Des « principes » de l’homme.

12. Seuls les voyants parviennent au Soi.

13. Esquisse de la Yoga, ou moyen de s’unir au Soi.

14. Le Maître adjure tous les hommes de s’éveiller.

15. Il décrit l’unique moyen d’échapper à la mort.

16-17. Résultat de la pratique de l’enseignement ; moment et heure convenables pour le communiquer.

IV. — 1-2. Différence entre l’homme ordinaire et le sage.

3-5. De la nature du Soi individuel, et de son identité fondamentale avec le Soi universel.

6-7. Des aspects subjectif et objectif de l’univers, ou aspects vignâna et kriyâshakti de hiranyagarbha.

8. Le feu du sacrifice doit être considéré comme le symbole du feu divin.

9-15. Tous sont un ; celui qui voit différemment subira les renaissances jusqu’à ce qu’il apprenne la vérité.

V. — 1. L’homme doit gouverner son corps, le temple du Soi.

2. Ici se place un mantra du Rig-Veda, montrant la nature omniprésente du Soi.

3-5. Du mystère de la Yoga : le germe du Soi universel en tous les hommes.

6-7. Karman et Réincarnation ; l’« immobile » représente les règnes minéral et végétal. Comp. Prashnopanishad, III. 7 : « Une vie ascendante jointe à la pureté mène au monde pur, unie au péché, au monde du péché, unie à tous deux, au monde des hommes. » L’âme entièrement dénuée de bien retourne aux règnes inférieurs.

8-15. De la Nature du Soi ; comment il pénètre toutes choses sans pourtant se souiller.

VI. — 1-3. Description de l’arbre mondial. Toutes choses procèdent du Soi, vivent en Lui et obéissent à Sa loi.

4-5. Le Soi doit être connu sur terre. Fausseté de cette idée qu’un homme, ignorant ici-bas de la vérité, pourra l’acquérir entièrement après la mort ; le plus élevé des mondes lui-même n’est que clartés et ombres, comparé à la parfaite lumière de la réalité.

6-8. Des principes de l’homme. Comp. III, 10, 11 et 13.

9-15. De Yoga ; les cinq connaisseurs sont les sens.

16. De la physiologie mystique, et des diverses manières de quitter le corps. Comp. Prashnopanishad III, 6-7.

17. Comment l’homme doit quitter le corps en Yoga.

18. Conclusion du récit.

Om ! À Brahman qui est, Salut !

CHANT DE PAIX

Om ! Qu’Il nous protège tous deux ; qu’il soit content de nous ! Puissions-nous croître en force ; que notre étude soit illuminée ! Qu’il n’y ait aucune dispute !

Om ! Paix, Paix, Paix ! Harih ! Om !

Ici commence l’Upanishad !

PREMIÈRE SECTION

Première partie. — 1. Vâjashravasa, un jour, désirant une récompense, fit une offrande de tout ce qu’il possédait. Il avait, dit l’histoire, un fils nommé Nâchiketas.

2. Et comme on apportait l’offrande, bien qu’encore jeune, la foi entra en lui. Il se dit à lui-même :

3. Si l’on excepte l’eau qu’elles boivent, et l’herbe qu’elles mangent, (ces vaches) ont donné tout leur lait et n’ont plus de force (pour allaiter). Sans joie, on nomme ces mondes. Il y retourne, celui qui offre (des dons comme) ceux-ci.

4. Il dit à son père, par deux fois : Ô cher (père), à qui me donneras-tu ? — Son père lui dit : « À la Mort je te donne. »

5. Nâchiketas réfléchit :

Je pars le premier d’un grand nombre, et je vais au milieu d’un grand nombre. Qu’est-ce que Yama fera de moi aujourd’hui ?

6. Regarde en arrière et vois ce qu’il en fut pour eux auparavant ; ainsi juge pour le reste. Comme le blé un mortel se dessèche, comme le blé il renaît.

7. Alors Nâchiketas s’en fut à la demeure de la Mort, et y resta trois jours, car la Mort était absente. Quand elle revint, ses courtisans lui dirent :

C’est comme le feu qu’un convive Brahmane entre dans les maisons. Pour l’apaiser, les hommes lui font une offrande. Apporte de l’eau, Vaisvasvat[2].

8. Espoirs, expectatives, communion avec les saints, paroles aimables, sacrifices, charités publiques, fils, bétail, tout cela est ôté à l’insensé chez qui séjourne, à jeun, un Brahmane.

9. Alors la Mort dit :

Pour ces trois nuits que tu as passées à jeun dans mon séjour, ô Brâhmana, hôte respectable, tous mes respects pour toi, Brâhmana, et que le bien reste avec moi ; demande-moi pour cela trois dons en retour.

10. Nâchiketas répondit :

Que Gotama (mon seigneur, père) ne soit plus inquiet (mais), d’esprit calme et sans colère contre moi, ô Mort ; qu’il me reconnaisse et m’accueille quand tu m’auras laissé partir. C’est là le premier des trois dons que je demande.

11. La Mort repartit :

Avec mon assentiment, Auddâlakî, fils d’Aruna, reconnaîtra (son enfant) et sera comme auparavant. Il dormira ses nuits en paix, sa colère évanouie, en te voyant délivré de la bouche de la Mort.

12. (Nâchiketas continua :)

Dans le monde céleste, il n’est pas la moindre crainte, car toi (ô Mort), tu ne t’y trouves point ; l’homme n’y craint point la vieillesse. Ayant laissé derrière lui la faim et la soif, toute souffrance dissipée, il se réjouit dans le monde céleste.

13. Ton âme[3] révérée, ô Mort, connaît bien le feu qui mène au ciel ; enseigne-le moi, car je suis rempli de toi. Dans le monde céleste, on est délivré de la mort. C’est là le deuxième don que je réclame.

14. (La Mort répondit :)

Maintenant, je te le déclare ; prête l’oreille, car je connais, ô Nâchiket, le feu qui mène au ciel. Sache que ce (feu), renfermé dans le lieu secret[4], est à la fois le moyen de parvenir à des mondes sans fin et (aussi) à leur base.

15. Elle lui décrivit alors ce feu, source des mondes, quelles pierres (constituent son autel), combien et comment (disposées). Et (Nâchiketas) lui répéta, à son tour, ce qu’elle avait expliqué (en sorte que) la Mort, dans le ravissement, le lui redit encore.

16. Avec affection, la Mort à la Grande âme reprit : Maintenant, je te donne ici un troisième don. C’est sous ton nom seul qu’à l’avenir ce feu agira. Prends encore cette guirlande à forme multiple[5].

17. Le triple Nâchiketas, grâce à ces trois atteignant l’union, le long du triple (sentier) des actions, domine la naissance et la mort ; connaissant le dieu adorable né de Brahman, omniscient, et le comprenant, à cette paix il s’en ira pour jamais.

18. Le triple Nâchiketas connaissant cette triade, par cette science pratiquera le (rite) Nâchiketa ; avant de mourir, il rejettera les obstacles de la Mort, et laissant en arrière toute souffrance, il se réjouira dans le monde céleste.

19. C’est là ton feu, Nâchiketas, qui mène au ciel, et que tu as demandé comme deuxième don. C’est à toi, en vérité, que les peuples rapporteront ce feu. Demande ton troisième don, ô Nâchiket.

20. (Nâchiketas dit :)

Ce doute fameux, au sujet de l’état post-mortem de l’homme : Il est, disent les uns. Il n’est pas, disent les autres ; c’est cela que je voudrais savoir de toi. C’est là mon troisième don.

21. (La Mort répondit :)

Les dieux mêmes jadis doutèrent sur ce point.

En vérité, cela n’est point aisé à savoir : subtile est cette loi. Demande, Nâchiketas, un autre don ; ne me presse point, relève-moi de celui-ci.

22 (Nâchiketas répliqua :) En vérité, les dieux doutèrent sur ce point ; et toi, ô Mort, tu affirmes qu’il est malaisé de le connaître. Il n’est personne comme toi pour en parler. Il n’est pas d’autre don qui puisse égaler celui-ci.

23. (La Mort reprit :)

Demande des fils centenaires et des petits-fils aussi, d'abondants bestiaux, des chevaux, des éléphants (et) de l’or, demande de vastes territoires et vis toi-même autant d’automnes que tu voudras.

24. Demande un don comme celui-là, si tu le juges bon, la richesse et le moyen de vivre longtemps. Sur la terre immense, ô Nâchiketas, sois roi. Je comblerai tous tes désirs.

25. Des désirs difficiles à réaliser sur terre, de tout cela demande autant qu’il te plaira ; ces nymphes, avec leurs chars et leurs luths, jamais mortels n’ont eu de telles servantes, sois servi par elles ; je te les donne[6]. Mais ne questionne pas, ô Nâchiket, au sujet de la Mort.

26. (Nâchiketas répondit :)

Choses d’un jour[7] ! Ce feu, ô Mort, qu’un homme puise dans tous ses pouvoirs, elles le paralysent. Toute vie est courte, pour le mieux. À toi les chariots, à toi les danses et les chants.

27. Aucun homme ne peut être satisfait par la richesse. Aurons-nous des biens, quand nous l’apercevrons ? Aurons-nous la vie, tant que tu régneras ? Le don qui me convient est celui que j’ai demandé.

28. Quel homme mortel encore sujet à la décrépitude, parvenu aux (dieux) immortels, impérissables, connaissant et comprenant sur la terre les joies de la beauté et ses faveurs, quel homme se réjouit de la vie, si longue qu’elle soit ?

29. Ce en quoi les hommes ont ce doute, ô Mort, ce qu’il en est de ce grand au-delà, enseigne-le moi. Nâchiketas ne demande aucun autre don que celui-ci, qui va jusqu’au secret (de toutes choses).

Deuxième partie. — 1. Une chose est le juste ; autre chose est l’agréable ; chacun lie l’homme à des objets différents. Tout va bien pour celui qui, des deux, choisit le juste ; celui qui choisit l’agréable manque de loin le but.

2. Le juste et l’agréable s’offrent aux mortels : le sage les élude tous deux et les distingue, car le sage préfère le juste à l’agréable. L’insensé se saisit de l’agréable et le retient.

3. Ô Nâchiketas, tu as abandonné, après réflexion, (ces) désirs si doux des formes agréables ; tu as refusé cette guirlande de biens, dans la jouissance desquelles[8] tant (d’hommes) succombent.

4. Ce sont deux (voies) bien distinctes et menant dans deux directions divergentes : la non-sagesse et ce que les hommes conçoivent comme sagesse. Je crois que Nâchiketas a soif de sagesse et que les désirs en foule ne l’ont[9] point déchiré.

5 Demeurant au sein de la non-sagesse, s’étant fabriqué pour eux-mêmes leur sagesse et se croyant sages, ils errent de tous côtés, ils s’égarent dans l’illusion, aveugles conduits par des aveugles.

6. L’avenir n’est jamais révélé à l’insensé, inattentif, ébloui par l’éclat des richesses. « Ce monde est (le seul) et au delà il n'en est point d’autre ! » Avec une telle vanité, c’est maintes et maintes fois qu’il vient à moi.

7. Merveilleux est celui qui parle de l’Être dont la foule n’a aucune chance d’entendre prononcer le nom, que beaucoup ne connaissent pas, bien qu’ils en aient entendu parler, et grand celui qui L’écoute ; merveilleux celui qui connaît (Brahman), instruit par des hommes capables.

8. Il est difficile à connaître pour les petits esprits[10] bien qu’ils en parlent et qu’ils y pensent souvent, d’autres ne le mentionnent pas et aucune voie ne mène à Lui ; plus que rare, Il est sûrement au delà de tout argument.

9. Cette pensée n’est pas acquise par argument. Lorsqu’elle est enseignée par d’autres, ô mon aimé, c’est alors seulement qu’on la peut bien saisir. Et pourtant, tu l’as atteinte. Ah ! tu es (bien) fixé dans la vérité ! Puissions-nous, ô Nâchiketas, trouver toujours un questionneur comme toi.

10. Je sais que ce que les hommes appellent richesse est caduc, car cet immuable sûrement n’est pas obtenu par ce qui change toujours. C’est pourquoi ce feu, Nâchiketas, a été allumé par moi de choses caduques, et (maintenant) je possède l’éternel.

11. Tu as contemplé en face la fin du désir, la fondation des mondes, le résultat sans fin des rites, la borne sans frayeur, digne de louange, immense et magnifique, base (de toute chose). Tu as, ô Nâchiketas, sagement, fermement répudié (tout).

12. Il est difficile de le contempler, Lui qui, invisible, pénètre toutes choses, résidant dans le cœur, caché dans la caverne, antique ; le sage, demeurant en Dieu, grâce à la pratique de l’union suprême, abandonne la joie et la peine.

13. L’ayant entendu et bien saisi, doué de discernement, parvenant à cet être subtil, uni à la loi, le mortel se réjouit, obtenant l’objet même en qui il trouve sa joie. Large ouverte est, à mon avis, la porte pour Nâchiketas.

14. (Nâchiketas dit :) Autre que l’ordre, autre que le désordre[11] ; autre que ceci qui est fait et non fait, autre que le passé et l’avenir, comme tu le vois, explique-moi Cela.

15. (La Mort répondit :)

Ce but, dont toutes les sciences sacrées chantent les louanges, pour lequel parlent toutes les saintes pratiques, par désir duquel les hommes entrent au service de Brahman, ce but, je vais te le décrire brièvement. Il est l’Om !

16. En vérité, ce mot est Brahman ; ce mot en vérité est le Suprême ; en vérité celui qui comprend ce mot, quoi qu’il désire, il l’obtient.

17. Ce moyen est le meilleur, ce moyen est le plus élevé ; celui qui connaît ce moyen devient grand dans le séjour de Dieu[12].

18. Le chanteur[13] n’est pas né et ne meurt jamais. Il n’est venu d’aucun lieu, et n’a rien été jamais. Sans naissance, éternel, perdurable, antique, il demeure intact bien que le corps soit frappé.

19. Si le meurtrier pense qu’il tue, si la victime pense qu’elle est tuée, ni l’un ni l’autre ne savent rien. Cela ne tue ni n’est tué[14].

20. Plus petit que petit, (cependant) plus grand que grand, dans le cœur de cette créature le Soi repose. Libéré du désir, tout chagrin disparu, il voit Cela, la grandeur du Soi, par faveur de Dieu.

21. Assis, Il voyage au loin ; couché, Il parcourt l’espace ; qui, sinon notre Soi[15], peut connaître ce Dieu qui jouit (de la béatitude), sans pourtant en jouir.

22. Lorsqu’il connaît le Soi, sans corps lui-même au milieu des corps, ferme au sein des infirmes, vaste et très loin étendu, le sage n’a plus de douleur.

23. Ce Soi ne s’obtient pas par explication, ni par compréhension mentale, ni par fréquente instruction ; mais celui qui Le désire, c’est celui-là qui L’obtient. Pour lui, le Soi révèle sa forme véritable[16].

24. À celui qui n’a pas cessé de mal faire, ou dont les sens ne sont pas maîtrisés, ou dont le mental n’est pas concentré, ou dont le mental n’est pas apaisé, il est impossible d’acquérir ce (Soi) par la connaissance[17] seule.

25. Celui dont le prêtre et le guerrier sont la nourriture, et la mort l’assaisonnement, comment un homme dans de telles conditions, peut-il savoir où Il se trouve ?

Troisième partie. — 1. Doubles, recueillant[18] le fruit de leurs actions[19] dans le monde, repliés dans le cœur, dans sa sphère supérieure, ceux qui connaissent Brahman surmontent clartés et ombres ; de même aussi ceux aux cinq feux, et ceux aux trois feux.

2 Nous voudrions posséder ce feu Nâchiketas (qui constitue) un pont pour ceux qui sacrifient à Brahm impérissable, cet Être suprême, cette autre rive exemple de frayeur de ceux qui désirent traverser.

3. Connais le Soi comme le maître du char, le corps comme le char seulement. Connais aussi la Raison[20] comme le cocher, les impulsions[21] comme les rênes.

4. Les sens, dit-on, sont les chevaux, les objets des sens sont les routes. Soi, sens et impulsions réunis ont reçu des sages le nom de « goûteur »[22].

5. Celui donc qui est la proie de la non-sagesse, Manas jamais maîtrise, de même que les chevaux indomptés d’un cocher, ses sens échappent à son contrôle.

6. Mais l’homme soumis à la raison, Manas toujours maîtrisé, ses sens sont bien en main, comme l’attelage bien dressé d’un conducteur habile.

7. Celui donc qui est la proie de la non-raison, inattentif et constamment impur, n’atteint jamais ce but, il va aux reconnaissances et aux morts[23].

8. Mais l’homme soumis à la raison, attentif et constamment pur, en vérité atteint ce but d’où il ne renaît plus.

9. Oui, l’homme qui a la raison pour cocher, tenant ferme les rênes de Manas, parvient au terme du voyage, au séjour de la divinité[24] suprême.

10. Au delà des sens sont les rudiments[25] ; au delà des rudiments, le mental impulsif ; au delà du mental, la raison ; au delà de la raison, le Grand Soi[26] ;

11. Au delà du Grand Soi, l’Incréé[27] ; au delà de l’Incréé, l’Homme[28] ; au delà de l’Homme il n’est rien : Cela est le but, Cela la fin dernière.

12. Il est le Soi caché dans tous les êtres, Il n’est pas manifeste ; Il n’est contemplé que par les subtils voyants, doués d’un esprit[29] aiguisé et pénétrant.

13. Le sage doit retirer ses sens[30] dans son mental[31] ; celui-ci dans la raison[32] ; la raison dans le Grand Soi ; ce dernier dans le Soi de Paix[33].

14. Lève-toi, éveille-toi, cherche les Grands Êtres et comprends. Aigu est le fil d’un rasoir, et difficile à parcourir : difficile à parcourir (pour les mortels) est ce sentier, disent les voyants.

15. Cela, dénué de son, de toucher, de forme, au delà de tout épuisement, dénué de goût et d’odeur, éternel, sans fin ni commencement, plus grand que le Grand Soi, immuable. Cela étant connu, l’homme échappe à la bouche de la mort.

16. Écoutant et transmettant cette antique histoire de Nâchiketas, l’homme intelligent devient grand dans le séjour de Brahman.

17. Quiconque, maître de soi-même, récite dans une assemblée d’hommes pieux[34] ce secret suprême, ou au moment de venir en aide à ceux qui sont partis[35], acquiert par ce moyen l’immortalité, l’immortalité, par là il acquiert.

SECTION II

Quatrième partie. — 1. Celui qui existe par soi-même perça les sens vers l’extérieur ; c’est pourquoi l’homme regarde au-dehors, non au Soi intérieur. Quelque sage, çà et là, désirant échapper à la mort, détourna les yeux et contempla ce Soi intime.

2. Ainsi les insensés poursuivent les désirs extérieurs ; ils tombent dans le filet de la mort, largement étendu[36] ; le sage, au contraire, concevant la sûre immortalité, ne désire rien ici-bas des choses incertaines.

3. Au moyen de ce par quoi il (perçoit) la couleur, le goût, l’odeur, le son, le contact, la copulation, par cela vraiment, il connaît tout ce qui demeure ici-bas ; ceci en vérité est Cela.

4. Ce par quoi il perçoit le contenu de la veille et du sommeil, ce Grand Soi large ouvert, lorsque le sage l’a perçu, il n’a plus de souffrance.

5. Quiconque connaît ce mangeur de miel, le moi vivant[37], comme tout proche, seigneur de ce qui fut et de ce qui sera, ne cherche plus à s’en cacher ; ceci en vérité est Cela.

6. Celui qui, au commencement, se leva, précédant les eaux[38], produit[39] de (Sa) puissante pensée ; qui projeta son regard de tous côtés par toute la création, pénétrant le cœur (de toute chose) et s’y tenant enfermé[39] ; ceci en vérité est Cela.

7. Celle qui est la vie, faite d’énergies, distributrice de nourriture[40], pénétrant le cœur et s’y tenant enfermée[41], vint à l’existence avec les créatures ; ceci en vérité est Cela.

8. Omniscient, caché dans les bois à feu, comme l’enfant est porté par la mère, jour après jour le feu est adoré par les hommes au mental vigilant, apportant leurs offrandes ; ceci en vérité est Cela.

9. Cela d’où vient le soleil, où il va quand il se couche, de Cela dépendent tous les pouvoirs, rien vraiment ne dépasse Cela ; ceci en vérité est Cela.

10. Ce qui est ici, est (aussi) là ; ce qui est là, se trouve ici ; de mort en mort va celui qui voit ici-bas une illusoire diversité.

11. Par le mental seul, Cela peut être obtenu, il n’est aucune diversité ici-bas : de mort en mort va celui qui voit ici-bas une illusoire diversité.

12. L’Homme, de la grandeur d’un pouce, réside au milieu, à l’intérieur, dans le Soi, seigneur du passé et de l’avenir ; de Cela, l’homme n’a aucun désir de se cacher, ceci en vérité est Cela.

13. L’Homme, de la grandeur d’un pouce, comme une flamme pure de toute fumée, seigneur du passé et du futur, est le même aujourd’hui et sera le même demain[42] ; ceci en vérité est Cela.

14. De même que l’eau, tombée en pluie dans un ravin, déborde par-dessus les collines ; ainsi celui qui les croit différentes, poursuit les choses phénoménales.

15. De même que l’eau pure, versée dans l’eau pure, s’identifie avec elle[43] ; de même aussi avec le Soi du sage, celui qui possède la sagesse, ô fils de Gotama[44]. »

Cinquième partie. — 1. Il est un temple à onze portes[45], possédé par ceux qui ne sont pas nés de la conscience directe ; un homme qui s’y trouve maître n’a plus de douleur, et quand il en est libéré, il est vraiment libre ; ceci en vérité est Cela.

2. C’est Lui le moteur dans le (ciel) lumineux ; Il pénètre tout dans ce qui luit au milieu, Il est le feu dans l’autel, le convive dans la maison ; Il réside dans l’homme, Il réside dans les êtres plus grands que l’homme ; Il est dans les rites ; dans l’éther, Il réside : Il est ceux qui naissent dans l’eau, et ceux qui naissent dans la terre, et ceux qui naissent sur les montagnes, et ceux qui naissent grâce aux rites, rite merveilleux lui-même.

3. De bas en haut, Il guide le souffle ascendant, Il projette de haut en bas le souffle descendant[46]. Au nain qui réside au milieu d’eux, tous les pouvoirs effectuent leur soumission.

4. De l’âme incarnée qui, encore liée à un corps, grâce à ses efforts pour s’échapper[47] se libère du corps, que reste-t-il ici-bas ? Ceci en vérité est Cela.

5. Ce n’est pas par le souffle ascendant, ni par le souffle descendant que vivent les hommes, mais par un autre dont tous deux dépendent.

6. Je veux te dire encore l’antique secret de Brahman, et comment est le Soi, à Gautama[48], après la mort.

7. Certaines âmes[49] retournent aux matrices pour prendre un corps ; d’autres passent dans l’immobile, d’après leurs œuvres, selon leur connaissance.

8. L’Homme qui veille pendant que les autres dorment, exauçant tous les désirs, Cela en vérité est pur, Cela Brahman ; Cela est justement appelé immortel ; en Cela tous les mondes sont contenus ; au delà de Cela, rien ne passe en vérité ; ceci en vérité est Cela.

9. De même que le feu, bien qu’unique, en pénétrant dans le monde, devint semblable en forme aux formes diverses ; de même l’intime Soi de toute la création, quoique unique, devient semblable en forme aux formes innombrables, et cependant est extérieur (à elles).

10. De même que l’air, bien qu’unique, à son entrée dans le monde, devint semblable en forme aux formes diverses ; de même, l’intime Soi de toute la création, quoique unique, devient semblable en forme aux formes innombrables et cependant est extérieur (à elles).

11. De même que le soleil, œil du monde, n’est pas souillé des impuretés extérieures que perçoivent nos yeux ; de même cet unique Soi intérieur de toute la création n’est jamais souillé par aucune douleur causée par le monde, car il en est distinct.

12. Les sages qui Le contemplent au-dedans de leur « moi », Lui, l’unique souverain, le Soi intime de l’entière création, qui rend multiple la forme unique, possèdent, eux et non d’autres, cette béatitude qui demeure à jamais.

13. Les sages qui Le contemplent au dedans de leur « moi », (Lui) qui dure éternellement parmi les choses passagères, (Lui) la conscience de ceux qui sont conscients, (Lui) qui, unique, exauce les désirs de beaucoup, possèdent, eux et non d’autres, la paix qui demeure à jamais.

14. Ils le conçoivent comme Cela, la béatitude suprême que toute description humilie. Comment donc puis-je savoir si Cela resplendit (seul, ou) s’il transparaît (au travers d’autre chose) ?

15. Là ne brille pas le soleil, ni la lune, ni les étoiles, ni ces éclairs ; encore moins ce feu. Lorsqu’il resplendit, toutes choses resplendissent après Lui ; c’est de Sa splendeur que toutes choses ici-bas resplendissent.

Sixième partie. — 1. Le vieux, vieux arbre qui ne voit pas d’autre aurore[50], a les racines en haut et les branches en bas. Cela vraiment est pur, Cela Brahman, Cela est justement appelé immortel : en Cela sont contenus tous les mondes ; au delà de Cela rien ne parvient ; ceci en vérité est Cela.

2. Tout ceci, doué de mouvement, sorti (de Cela), vibre dans la vie : c’est une terreur formidable que Cela, une arme haut levée. Ceux qui connaissent Cela deviennent immortels.

3. C’est par crainte de Cela que le feu brûle ; par crainte que le soleil donne sa lumière ; par crainte que les nuages et l’air, et la mort poursuivent tous les cinq[51] (avec le feu et le soleil) leur route.

4. Si l’on ne peut savoir ici-bas, avant de rejeter le corps, alors on est compté dans les mondes de la création pour être réincarné.

5. Comme dans un miroir, ainsi dans le moi : comme dans un rêve, ainsi dans le monde des ombres ; de même que les objets dans l’eau sont discernés vaguement, de même dans le monde des chants ; comme l’ombre et la lumière, ainsi dans le monde de Brahma[52].

6. L’homme qui connaît l’être (formé) par les sens comme distinct, et comment ils se lèvent et se couchent lorsque, distincts, ils viennent à l’existence, est sage et ne souffre plus.

7. Au-delà des sens est le mental ; au delà du mental est l’essence suprême[53] ; au delà de l’essence le Grand Soi ; au delà du Grand Soi, le Suprême Incréé.

8. Au delà de l’Incréé, en vérité, est l’Homme ; Il embrasse tout et dépasse de beaucoup le pouvoir d’analyse. S’il Le connait, le mortel est libre, il entre dans l’immortalité.

9. Sa forme n’apparaît pas dans le champ de la vision, aucun homme avec ses yeux ne Le contemple. C’est par le mental, par la maîtrise du mental dans le cœur, qu’il est révélé. Ceux qui connaissent Cela deviennent immortels.

10. Lorsque les cinq connaisseurs, avec le mental, sont apaisés et que la raison ne se meut plus, on nomme cet état l’état supérieur.

11. On appelle Yoga, cette ferme maîtrise des sens ; l’homme est vigilant alors, car Yoga va et vient.

12. Puisqu’Il ne peut être acquis ni par la parole, ni par le mental, ni par la vue, par qui sera-t-il atteint, sinon par celui qui dit : « Il est »[54].

13. Non seulement il doit être réalisé comme « Il est », mais aussi dans l’exacte vérité des deux[55]. Ce n’est que lorsqu’il a été réalisé d’abord comme « Il est » que la réelle vérité sourit.

14. Lorsque tous les désirs attardés dans son cœur sont expulsés, alors le mortel devient immortel ; ici-bas il acquiert en vérité Brahman.

15. Lorsque tous les nœuds du cœur sont dénoués ici-bas, le mortel devient immortel. Tel est l’enseignement.

16. Du cœur, partent cent canaux et un. Par le centre de la tête passe le cent-unième. Par lui, s’élevant, on atteint à l’immortalité ; les autres, qui vont dans toutes les directions, servent à quitter (le corps)[56].

17. L’Homme, de la grandeur d’un pouce, le Soi intime, réside éternellement au cœur de tout ce qui naît ; de son propre corps, on doit L’extraire avec patience, comme l’herbe de sa gaine. Impérissable et pur, l’homme doit Le connaître, l’homme doit connaître cet Être pur et impérissable.

18. Ayant appris ainsi la Sagesse enseignée par la Mort, et toutes les règles de Yoga, pur de toute souillure, possesseur de Brahman, Nâchiketas se libéra aussi de la mort. Il en va de même, en vérité, pour celui qui connaît ainsi le Soi suprême.

Ainsi finit l’Upanishad.


  1. Atman.
  2. Titre de Yama, la Mort.
  3. Litt. : ce toi.
  4. Le cœur, ou Buddhi.
  5. Les Mantras 16-18 sont considérés comme des interpolations et ont fait jusqu’ici le désespoir de tous les commentateurs. Les « trois » du Mantra 17 sont généralement rapportées aux « pierres, combien et comment » du Mantra 15.
  6. Litt. : « données par moi ».
  7. Lit. : « choses du lendemain », c’est-à-dire qui ne durent que jusqu’au lendemain.
  8. Litt. : « en qui ».
  9. Litt. : « t’ont ».
  10. Litt.  : « par un petit homme », c’est-à-dire par un homme d’un petit esprit.
  11. Dharma et Adharma signifient la loi et son opposé, le Cosmos et le Chaos. Le sens littéral de Cosmos étant « ordre », delà la traduction ci-dessus.
  12. Brahma-loka.
  13. De l’Om !
  14. Comp. Bhâgavad Gîta, II, 20 et suiv.
  15. Litt. : autre que « Moi ».
  16. La version âvrinute est adoptée ici.
  17. C’est-à-dire la connaissance puisée dans les livres.
  18. Litt. : « buvant ».
  19. Sukrita = Svakrita.
  20. Buddhi.
  21. Manas.
  22. Ce barbarisme, qu’on voudra bien nous pardonner, traduit littéralement l’original et l’anglais « taster ». M. Regnaud (Matériaux pour l’histoire de la Phil. de l’Inde) traduit par le terme « le jouissant ».
  23. Samsâra.
  24. Litt. : Vishnu, celui qui pénètre toutes choses.
  25. Les éléments subtils, causes des sens.
  26. Hiranyagarbha, le germe resplendissant du monde, d’où procède l’univers entier.
  27. Avyakta, la substance cosmique indifférenciée.
  28. Purusha, l’Homme Véritable, c’est-à-dire Brahman.
  29. Buddhi.
  30. Litt. : Vâch, la parole, mise par upalakshna pour tous les sens.
  31. Manas.
  32. Gnâna-âtman, c’est-à-dire la buddhi ou raison du mantra 10.
  33. Purusha ou Brahman.
  34. Brahmasamsad.
  35. Cérémonies Shrâddha en vue d’aider les morts dans l’état post-mortem.
  36. Dans l’original, l’adjectif se rapporte à la mort et non au filet.
  37. L’égo réincarnateur.
  38. De l’espace.
  39. a et b Les mots : jâtam, tishthantam, et tishthantim se construisent adverbialement en sanscrit.
  40. Aditi, de « diti » lieu et a privatif : l’Illimitée, correspondant au Saint-Esprit des Gnostiques, la Force universellement active. (N. D. T.)
  41. Voir note 3, page précédente.
  42. Litt. : « Lui en vérité aujourd’hui. Lui certainement demain. »
  43. Litt. : « semblable à elle ».
  44. Nâchiketas.
  45. Les onze orifices du corps : les deux yeux, les deux oreilles, les deux narines et la bouche, les deux orifices inférieurs, le nombril et l’orifice au sommet du crâne.
  46. Les termes techniques sont : pour le souffle ascendant, prâna, et pour le souffle descendant, apanâ. (N. D. T.)
  47. Visramsamânasya = visramsana-shilasya, c’est-à-dire ayant la tendance à s’échapper.
  48. Nâchiketas.
  49. Dehinah.
  50. Ashvatthah — a-Shvah-Stha, c’est-à-dire « qui ne dure pas jusqu’à demain » ; c’est aussi le nom du figuier sacré. L’idée est que l’arbre universel (samsâra-vriksha) ne peut durer jusqu’à demain, parce que tout change continuellement. Comp. Bhagavad-Gita, XV.
  51. Litt. : « la mort cinquième ».
  52. Les trois états post-mortem desquels il est ici parlé sont : pitriloka, gandharraloka et brahmaloka ou, en termes théosophiques modernes : kâmaloka, rûpa-derachan et arupa-derachan.
  53. Buddhi. Le texte est « sattva » : Shankarâchârya l’explique par Buddhi.
  54. C’est-à-dire qu’au début de Yoga, l’homme doit posséder la foi (Shraddhâ).
  55. C’est-à-dire « Il est » et « Il n’est pas », asti et nâsti, sat et asat, les aspects non-manifesté et manifesté de Brahman.
  56. Comp. Prashnopanishad, III, 6, suiv.