Nestor Roqueplan (Th. Gautier, 1870)

Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 174-178).






NESTOR ROQUEPLAN


NÉ EN 1804. — MORT EN 1869




Nestor Roqueplan a succombé sur le théâtre, le champ de bataille des directeurs. Il n’eût sans doute pas choisi d’autre fin, et l’on peut penser de lui ce que Mérimée disait de Beyle : « Il ne craignait pas la mort, mais il n’aimait pas à en parler, la tenant pour une chose sale et vilaine plutôt que terrible. Il a eu celle qu’il désirait, celle que César avait souhaitée : repentinam inopinatamque. »

Il est bien tard pour lui consacrer quelques lignes d’amical souvenir. Maintenant, huit jours passés


Font d’une mort récente une vieille nouvelle,


Les journaux ont tout raconté jusque dans les moindres détails. Chacun a dit les anecdotes qu’il savait, et toutes les fleurs obligées ont été répandues sur cette tombe fermée à peine ; mais parmi ces bouquets de roses blanches — le défunt était garçon — il nous semble qu’il y avait passablement d’épines. Refuser de l’esprit à Nestor Roqueplan, ce n’était guère possible ; mais on ne s’est pas gêné pour insinuer qu’il n’avait pas de cœur, — un grand mot dont il ne faudrait pas abuser. — Telle n’est pas notre opinion : il aimait sa famille, il adorait son frère et il était naturellement tendre ; seulement, comme il avait cette pudeur de l’âme, si peu comprise, qui porte à voiler ses meilleurs sentiments, comme il détestait les affectations pathétiques, les pleurnicheries hors de propos et les emphases romanesques, dont il se moquait avec cette vive et fine raillerie que personne du moins ne conteste, il se fit bientôt une réputation d’égoïsme et de sécheresse. On prit à la lettre ses paradoxes, et il ne s’en fallut guère qu’il ne passât pour « un monstre » près des « âmes sensibles. »

Ce n’était pourtant qu’un aimable et spirituel viveur, causeur charmant et toujours prêt, un Parisien de Marseille, comme Méry et Gozlan, curieux de toutes les élégances, et qui aurait pu être, si la paresse érigée en principe et les distractions des plaisirs et des affaires ne l’en avaient empêché, un écrivain original et remarquable.

Nous l’avons connu jeune, lorsque déjà il dirigeait la Charte de 1830, un journal dont nul ne se souvient aujourd’hui, excepté nous, peut-être, qui fîmes dans ses colonnes nos premières armes de journaliste. Nestor était à cette époque à son plus beau moment de verve, de jeunesse et d’esprit ; il était impossible de ne pas se laisser emporter par cette entraînante vivacité méridionale, servie par un corps alerte et souple comme celui d’un jeune chat. Il avait déjà commencé sa croisade contre le soleil, contre la campagne, contre les voyages, contre la nature, qu’il n’admettait que dans les tableaux de son frère Camille.

Au milieu du désordre pittoresque de la bande romantique, il se distinguait par des recherches de toilette, un goût et un soin de costume qu’eussent approuvés Brummel et le beau Nash. Un des premiers, il importa en France la propreté anglaise avec son outillage compliqué ; nul n’avait plus soin de lui-même, et il eût au besoin écrit la Théorie du dandysme si bien posée par Barbey d’Aurevilly, dans son petit livre ; mais n’allez pas croire pour cela qu’il eût rien de britannique dans le caractère : il était essentiellement Français, ou plutôt Parisien, — de ceux qui ne se trouvent vraiment chez eux qu’entre la rue Drouot et la rue du Helder, du côté des Italiens. — Il se piquait de bien vivre, et formulait sur cette matière des aphorismes dont la forme paradoxale n’excluait pas la justesse. Son coup d’œil d’observateur était rapide et pénétrant, et nul ne saisissait comme lui le ridicule, la manie ou le tic du jour ; mais il n’y mettait aucune acrimonie philosophique, étant trop homme du monde pour cela, et il s’amusait des sots, cultivant avec soin ces grosses fleurs de bêtise et les arrosant, pour les faire épanouir, d’une pluie de sarcasmes incompris. Ce qu’il détestait le plus, c’étaient les ennuyeux solennels, les tartufes-prud’hommes, les ânes sérieux, comme il les appelait.

On s’est un peu moqué des soins qu’il prenait sur la fin de sa vie pour prolonger une jeunesse passée depuis longtemps, si l’on s’en rapporte aux dates, mais qui, si elle ne florissait pas sur son visage, souriait toujours dans son esprit et dans son caractère. Nestor ne pouvait avoir plus de trente ou trente-cinq ans : cela lui était impossible de vieillir, comme à ces jeunes premiers qui jouent à perpétuité les rôles d’amoureux où de vrais jeunes gens ne sauraient les remplacer. Singulier phénomène, Roqueplan était, pour toujours et sans circonstances atténuantes, condamné à la jeunesse, — eût-il atteint l’âge d’un patriarche. — Déjazet est un des plus frappants exemples de cette anomalie : ayant plus que l’âge d’une grand’mère, elle ravit tout le monde dans les rôles de pages et de chérubins d’amour. C’est là souvent un malheur et toujours un inconvénient.

Dans la vie de tout individu remarquable, il y a une époque relativement heureuse et brillante, où ses facultés se développent en harmonie avec les manières de ses contemporains. Il répond mieux qu’un autre à l’idéal du moment. C’est lui qu’on admire et qu’on se propose pour modèle. On imite ses chapeaux et ses gilets ; ses bons mots font toujours rire ; on les répète, on les cite dans les journaux ; le cabaret où il prend ses repas devient à la mode, et les mets qu’il préfère sont demandés ; les plus audacieux n’oseraient proclamer jolie une femme qu’il aurait trouvée laide, et s’il porte à sa boutonnière un camélia blanc, soyez sûrs que personne ne se risquera à en mettre un rouge. Mais le temps passe, le milieu dans lequel rayonnait la personnalité acceptée de tous se modifie et se défait, les amis disparaissent peu à peu, entraînés par la vie et par la mort ; les idées varient, les modes changent : autres temps, autres guitares ! et celui qui, par don fatal, ne peut vieillir, est regardé avec une sorte d’étonnement par les générations nouvelles. Il a beau être plus au courant que personne, n’ignorer rien des actualités en vogue, devancer même les changements, se livrer aux folies, aux soupers, à tous les plaisirs bruyants avec plus d’entrain et de santé que les mineurs et les petits-crevés (un mot de lui), il a été, et on lui en veut presque d’être encore. En réalité, on ne vit que dix ans, de vingt à trente ; c’est ce qui a inspiré au poète grec Ménandre ce vers mélancolique :


Ils sont aimés des dieux ceux-là qui meurent jeunes,


On ne peut cependant pas se supprimer, et il faut se résigner à se survivre, à s’effacer, à rentrer dans l’ombre avant qu’on vous y pousse par les épaules ; mais cela est dur, surtout quand on se sent plein de feu, d’idée et de vigueur ; et croyez que Nestor Roqueplan est mort de ce chagrin-là, en prenant pour prétexte une hypertrophie du cœur.

21 mai 1870.