Ne nous frappons pas/Tous les moyens sont bons pour couper court à la vulgarité

TOUS LES MOYENS SONT BONS POUR COUPER COURT À LA VULGARITÉ

Une supposition qu’au lieu d’être devenu le littérateur de tout premier ordre que vous connaissez, la destinée eût fait de moi un peintre, j’aurais, certes, accompli de grandes et superbes œuvres, mais c’est surtout dans les compositions allégoriques que j’aurais brillé du plus vif éclat.

Voici, par exemple, de quelle façon j’eusse entendu un panneau représentant la Réalité : Imaginez une sorte de mafflue mégère, le nez chaussé d’épaisses besicles, ayant devant elle, ainsi que chez les marchands de volailles, des paniers remplis de chimères si jolies dont, éperdument, elle plume les ailes, toutes vives.

L’avenir est tout frémissant d’espoirs généreux ou charmants, le passé se mélancolise de souvenirs que le temps anoblit ; apparaît vilaine l’heure présente, parce que réelle, parce que vulgaire.

Celui qui, de sa main chancelante, trace les nobles lignes que vous avez sous les yeux, fut toujours l’irrémédiable victime de sa propre délicatesse.

Ah ! oui, mes pauvres amis, souvent j’ai bien souffert.

Notamment, je me souviens d’une des cruelles nuits de mon existence.

Pour la première fois, je goûtais la flatteuse hospitalité d’une jeune princesse que je courtisais, au bas mot, depuis une huitaine de jours.

Ô délices !

Soudain, une sueur livide emperla tout mon corps : je venais de me rappeler, trop tard, hélas ! que le menu de mon dîner avait comporté un fort lot d’asperges.

Qu’on me permette de n’insister point.

Cette pénible aventure me servit de leçon, et depuis cette époque, j’évitai soigneusement les asperges quand la nuit suivante ne s’annonçait pas sûrement solitaire.

Bien mieux : non seulement j’évitai les asperges, mais j’allai même jusqu’à absorber, aux soirs de bonheur, des capsules de térébenthine, substance qui, comme chacun sait, communique au liquide en question une suave odeur de violette.

Mieux encore !… Mais vous allez douter.

Parfumer, c’était déjà bien, mais j’eus l’idée de compléter mon œuvre au moyen d’un agréable coloriage.

À partir de ce moment, je ne sortis jamais sans mon petit flacon de bleu de méthylène et ma seringue de Pravaz.

Que le lecteur veuille bien considérer le caractère scientifique de la parenthèse ci-après et en atténuer d’autant l’apparente vulgarité :

(Quand les médecins veulent s’assurer du bon fonctionnement du filtre rénal de leurs malades, ils exécutent l’ « épreuve du bleu », c’est-à-dire qu’ils lui font une injection sous-cutanée de bleu de méthylène. Cette substance passe dans le sang et colore le… liquide en bleu. Le temps écoulé entre l’injection et l’apparition du bleu dans ledit liquide, mesure l’intégrité ou la lésion rénale. Le… liquide reste bleu environ vingt-quatre heures.)

Et quel bleu, mes amis !

Bien souvent, le ravissement de mes petites amies se coupait d’un doigt d’inquiétude !