Ne nous frappons pas/Paupéromobilisme

Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 93-98).

PAUPÉROMOBILISME

Il m’a été donné d’éprouver, hier, la plus profonde — peut-être — stupeur de ma vie.

On m’a montré un monsieur à la fois cul-de-jatte et riche.

… Pourquoi, jusqu’à présent, n’avais-je pu concevoir, en mon pauvre cerveau simpliste, la possibilité de rencontre entre opulence et cul-de-jattisme ?

Pourquoi ?

Je ne sais pas.

Les esprits les mieux doués ont parfois de ces déconcertantes lacunes.

Un cul-de-jatte riche, même très riche ! j’en tombai de mon haut (1m 83).

Et j’eus la brusque envie de tendre la main au passage de ce Crésus infirme.

C’eût été bien son tour, à lui, de me gorger d’un peu de cet or dont je n’ai cessé jusqu’alors d’abreuver ses humbles congénères.

L’ami qui me désignait ce curieux personnage compléta son renseignement :

— Comme l’originalité d’être à la fois cul-de-jatte et riche ne lui suffisait pas, notre homme possède en outre mille autres manies des plus bizarres. Ainsi, pour ne parler que de ce détail, la petite voiture dans laquelle tu le vois se prélasser est une voiture paupéromobile.

J’ouvris de grands yeux, ainsi que je fais chaque fois qu’on me signale un nouveau sport.

— Une voiture… ?

— Paupéromobile. Ce monsieur a inventé le paupéromobilisme, nouveau mode de véhiculage en lequel le pauvre sert de moteur.

— Le pauvre ? le pauvre quoi ?

— Le pauvre tout court… Le pauvre homme, si tu aimes mieux, le pauvre !

— Ah !… parfaitement.

— La chose est très simple, mais il fallait y penser. Notre cul-de-jatte y pensa et le système lui réussit à merveille.

Nous nous approchâmes.

— Le véhicule paupéromobile ne se distingue, à vrai dire, nullement de ces fauteuils roulants au sein desquels on transporte vieillards, paralytiques ou autres.

L’inventeur se contenta d’y adjoindre une pancarte et un distributeur automatique.

La pancarte porte en très grosses et très voyantes lettres ces mots :

Pauvres !
Poussez cette voiture.
Au bout d’un kilomètre
Voyez le réceptacle,
Une pièce de dix centimes
Tombera.

Et, en effet, à chaque kilomètre, une pièce de deux sous s’échappe du distributeur et vient modestement récompenser le travailleur de son effort.

— Mais pardon, interrompis-je mon ami, est-ce que cela ne serait pas plus simple au bonhomme d’avoir un domestique, un seul, qui lui pousserait sa petite guimbarde sans tous ces fatras pseudo-mécaniques ?

— Sans doute, sans doute, s’il ne s’agissait que de purs trimballages ; mais l’homme, à cause de son infirmité, a besoin de distractions diverses, et violentes, et cruelles ! Or, en vue de gagner ces deux sous du kilomètre, des hommes se disputent, se battent, se massacrent parfois. Les couteaux sortent, le sang coule…

— C’est gai ![1]

— Tout est gai.

— Et puis, quand tous les pauvres se seront exterminés pour gagner ces deux sous, Paul Leroy-Beaulieu n’aura plus à s’occuper d’éteindre le paupérisme.

— Qu’est-ce qu’il fera, alors ?

— Des folies !


  1. Au lieu du stupide point d’exclamation que vous constatez au bout de : C’est gai ! je prie le lecteur de poser d’ores et déjà le point d’ironie si ingénieusement préconisé par notre maître Alcanter de Brahm.