Ne nous frappons pas/Les Sacs imperméables

LES SACS IMPERMÉABLES OU SUPÉRIORITÉ DE L’ÉDUCATION SCIENTIFIQUE SUR CE QU’ON ÉTAIT JADIS CONVENU D’APPELER LES « HUMANITÉS ».

Pour Rudyard Kipling.

Les deux aliborons dressèrent l’oreille quand ils entendirent le chef de la caravane qui disait à l’un des hommes :

— Vous chargerez les éponges sur l’un des ânes et les sacs de sel sur l’autre.

Dans l’humanité asine, au cas où j’oserais ainsi m’exprimer, ces deux baudets représentaient nettement chacun un antipode.

Le premier, d’origine française, avait servi, alors qu’il n’était qu’un mignon bourriqueau[1] dans une famille où il partageait les jeux et les leçons des enfants.

Aussi, son éducation s’en était-elle fortement ressentie.

Très calé en littérature, il n’aurait pas été fichu de résoudre une malheureuse équation du premier degré. Quant aux langues étrangères, il les ignorait aussi intégralement que si elles eussent été à créer encore.

Oh ! par exemple, les fables de Lafontaine, il les connaissait toutes sur le bout du sabot et il n’accomplissait pas une seule action dans sa vie sans invoquer une des moralités de cette vieille fripouille, honte de Château-Thierry[2].

L’autre, c’était un de ces baudets anglo-saxons auxquels il aurait fallu se lever de bien bonne heure pour monter le coup.

Peu causeur, il se recueillait dans l’observation des phénomènes ambiants et n’agissait que par méthode scientifique.

On l’appelait Jack.

Notre compatriote (j’ai oublié ce détail, mais il est temps encore de le réparer) répondait, quand il daignait répondre, au nom de Baptiste.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le directeur de la caravane ajouta :

— Surtout, William, paquetez solidement les colis, car nous allons avoir de nombreuses rivières à traverser et, cela me déplairait fort de voir mes marchandises emportées au fil de l’eau.

… Comme nos deux animaux jouissaient d’une vigueur équivalente, on les chargeait indistinctement de tels ou tels bagages selon que l’un ou l’autre se trouvait à proximité.

Tout de suite, Baptiste sentit grouiller en son cerveau de vieilles remembrances classiques :

— Éponges… sel… rivières à traverser… Tiens, mais je ne me trompe pas, il y a une fable de Lafontaine sur ce sujet : L’Âne chargé d’éponges et l’âne chargé de sel. Parfaitement ! Un meunier, son sceptre à la main, menoit, en empereur romain, etc., etc. Moralité : Je vais m’arranger de façon à prendre le sel, le bon sel qui fondra dans la rivière, pendant que cet imbécile d’Angliche aura toutes les peines du monde à s’en dépêtrer avec ses lourdes éponges imbibées d’eau.

De son côté, le british donkey, après avoir jeté un coup d’œil sur le chargement, raisonnait ainsi :

— Du sel… des éponges… chacune de ces marchandises est enveloppée dans des toiles imperméables, bon ! Le lot d’éponges me paraît être de préférable chargement, d’abord parce qu’il est plus léger, et après parce qu’en vertu du principe d’Archimède, ces sacs me serviront de flotteurs au moment des fluviales traversées.

L’âne d’Albion avait raisonné plus juste que le classique français, lequel arriva tout rompu au but du voyage, cependant que le premier terminait sa route en joyeuses et, probablement, ironiques gambades.

Que cet apologue ne soit pas perdu pour vous, pères de famille gallo-romains, dont les fils sont appelés à de rudes combats dans la vie qui se prépare.


  1. Je tiens beaucoup à cette orthographe, quoi qu’ait pu en dire notre regretté oncle ; n’écrit-on pas lionceau, perdreau, louveteau, baleineau, etc., etc. ?
  2. Ne perdons jamais une occasion de conspuer la mémoire de celui qui, prenant parti pour la fourmi contre la cigale, cita complaisamment le mot atroce : « Ah ! vous chantiez, etc., etc. »