Ne nous frappons pas/La Vérité plus belle que la légende

LA VÉRITÉ PLUS BELLE QUE LA LÉGENDE

La légende d’abord :

Il y avait une fois, dans je ne sais plus quel petit État, un homme qu’on avait condamné à mort.

Malheureusement (heureusement, plutôt, pour le pauvre homme), le matériel du pays en question ne comportait ni échafaud, ni potence, ni bûcher, ni — en un mot — aucun de ces stratagèmes avec lesquels les peuples civilisés nous apprennent à vivre, à nous autres criminels.

Il fut donc décidé en conseil suprême, que la peine de mort du susdit pauvre bougre serait commuée en détention perpétuelle.

Au bout de peu de temps, des liens d’étroite amitié unissaient le prisonnier avec le geôlier et toute sa famille.

Ajoutons que notre détenu était le seul hôte de la prison.

De l’estime mutuelle, d’abord, de l’amitié ensuite, et, finalement, de la confiance naquirent de ces relations suivies entre si braves gens.

De sorte qu’un jour, le criminel ayant demandé, sur son ton le plus naturel, la permission d’aller chez son notaire pour y régler quelques affaires de famille :

— Mais comment donc, acquiesça le gardien, ces choses-là ne se refusent pas.

À l’heure dite, notre homme avait réintégré son riant cachot.

À partir de ce moment, il en fut ainsi chaque jour.

Tous les matins, aussitôt son café au lait avalé, le prisonnier filait, prenait bien garde de ne pas oublier son parapluie, pour peu que le temps se montrât douteux.

Jamais une minute de retard pour les repas, qu’afin de simplifier le service on avait fini par prendre en commun.

C’était charmant.

Pourtant, un jour, les choses faillirent se gâter.

Entraîné par les mauvaises compagnies, le détenu s’était attardé au cabaret jusqu’à une heure fort avancée de la nuit.

Quand il se présenta à la porte de la prison, son geôlier goûtait un profond sommeil.

Ah ! dame ! il n’était pas content, le geôlier d’être ainsi réveillé ; et il ne l’envoya pas dire à son pensionnaire :

— Mon cher garçon, la prochaine fois qu’il vous arrivera de rentrer à des heures pareilles, vous irez coucher où vous voudrez, mais je ne vous ouvrirai pas.

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Ça, c’est la légende.

Dégustez-moi la vérité.

On lit dans la Revue de Lausanne du 10 mai le léger fait-divers suivant que voici textuel :

« … Schwytz, 9 mai. — Les habitants des hameaux de Ried, Haggen, Engiberg, Burg, Naltbach, et Scawen n’ont pas été peu ébahis, l’autre soir, raconte le Bote der Urschweiz, de voir pénétrer chez eux les détenus du pénitencier. Ces prisonniers ne songeaient nullement à piller les maisons ; ils venaient comme auxiliaires de la gendarmerie et traquaient le forçat Machler, condamné pour l’assassinat d’une femme, qui venait de s’évader (sic).

Le gendarme Reichlin, leur gardien, ayant appris cette fuite à 6 h. du soir, s’est écrié :

« Tout le monde dehors ! Machler a filé. Qu’on me le rattrape ! » Et les détenus, enchaînés ou non, de se mettre avec la meilleure volonté à la chasse de l’assassin. Le premier étonnement passé, les braves bourgeois chez qui entraient les habits rayés les secondèrent de leur mieux et leur offrirent des petits verres. À l’aube, tous regagnèrent leurs cellules. Ils n’avaient pas pincé Machler, mais ils étaient abominablement gris. »

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Doux pays !