Navigations morbihannaises - Chez les Grésillons

Navigations morbihannaises - Chez les Grésillons
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 423-445).
NAVIGATIONS MORBIHANNAISES

I
CHEZ LES GRÉSILLONS


I

Savez-vous un nom plus charmant que celui de Groix, en breton GROACH’, qui veut dire fée ?… Au soleil de midi, sous un clair ciel d’août, nous nous embarquions à Lorient pour rendre visite à l’île. Sitôt le vapeur en marche, un admirable panorama de mer s’ouvrit devant nos yeux. L’immense estuaire étincelait, baignant à droite et à gauche des grèves aux sables éclatans, des promontoires finement découpés, des îles blondes, comme alanguies pour la sieste sous les panaches immobiles de leurs pins.

Partout des villas, des villages, des grappes de maisons riantes aux noms sonores, Larmor, Kerroman, Penn-Mané. Brizeux avait raison : cette langue vannetaise a de mélodieux arrangemens de syllabes, d’une douceur hellénique… Port-Louis, vers le sud, semblait une bourgade de légende, bâtie sur les eaux.

Nous venions à peine de franchir la passe et déjà, derrière nous, la terre avait fui, noyée dans une buée lointaine. Devant nous, en revanche, une autre terre surgissait peu à peu, flottante d’abord, imprécise, entrevue comme dans un mirage, mais qui bientôt s’accentuait en une espèce de haute fresque de pierre, semée çà et là de gazons fauves et nuancée des tons les plus délicats, de gris rose, de lilas tendre. Une houle plus ample balançait maintenant le vapeur. Nous traversions les Coureaux, dont il était aisé de suivre les méandres, à des teintes plus claires moirant la surface de l’Océan. C’est dans ces parages que se célèbre, chaque année, à la belle saison, la cérémonie tant de fois décrite de la « Bénédiction de la mer »... Quelques minutes plus tard, nous jetions l’ancre dans le port de Groix, placé sous l’invocation d’un des plus grands thaumaturges de l’émigration bretonne, saint Tudy.

Et qu’il est coquet ce port, avec ses môles de granit bleu, sa tour de guet blanchie à la chaux, ses barques aux formes harmonieuses, peintes de couleurs vives, ainsi que des felouques barbaresques ou des tartanes du Levant ! Sur la marine, un joli groupe d’îliennes, les mains croisées sous leurs tabliers de cotonnade à fleurs dont les grands bavolets se viennent épingler jusque sur les épaules, nous regardent passer avec un rire silencieux, une curiosité quelque peu narquoise. Dans leurs yeux, aux paupières longues, il semble que l’on voie luire toute la mer.


II

Nous nous acheminons cependant, par une route étroite et montante, vers l’école de pêche, située dans la partie haute de l’île, au centre d’un large plateau dénudé où alternent les brousses rases, les pâtis et les chaumes. Sur le seuil de l’humble logis scolaire, nous attend le directeur de l’établissement, celui que les nombreuses générations d’élèves, sorties de ses mains, appellent avec une vénération reconnaissante le « Père Guillard. » Peu d’hommes ont mieux mérité, non seulement de leur pays, mais de l’humanité. Ce ne fut pourtant, au début, qu’un modeste instituteur de campagne. Sa vie s’est passée tout entière parmi les clans marins du littoral morbihannais. Et il a eu longtemps, comme ses pareils, l’existence la plus obscure, la plus monotone ; seulement il s’est ingénié à la rendre féconde.

Des enfans qu’il était chargé d’instruire, la plupart étaient des fils de pêcheurs. Tout en les initiant aux mystères de l’alphabet et de l’orthographe, M. Guillard fut amené de bonne heure à se demander s’il n’y avait pas à faire pour eux quelque chose de plus efficace peut-être, sinon de plus pressant. Il pensa, non sans raison, que sa qualité d’éducateur de futurs marins lui créait des devoirs spéciaux. Et, d’ailleurs, il avait lui-même l’âme d’un homme de la mer. Tout ce qui touche à l’océan, à la vie du large, lui était un sujet de méditations passionnées. Et, lorsque, vers leurs treize ans, ses écoliers quittaient les bancs de la classe pour ceux de la barque paternelle, ce lui était un navrement de songer qu’on les laissait aller sans armes, en quelque sorte, au plus aventureux, au plus meurtrier des combats.

— Parbleu ! disaient autour de lui les pères, hommes rudes, tannés, au moral comme au physique, par l’embrun, — ils feront ce que nous avons fait.

Une antique routine, en effet, transmise d’âge en âge, présidait seule, jusqu’en ces derniers temps, aux destinées des pêcheurs de nos côtes. C’était l’opinion courante, que, pour le plus difficile et le plus dangereux des arts, il n’était besoin d’aucun rudiment. Il y fallait uniquement de la race, une expérience péniblement acquise et le souverain mépris de la mort. M. Gaillard ne craignit pas d’entrer en lutte avec le préjugé. Il commença par démontrer aux marins parmi lesquels il vivait qu’ils ignoraient de leur métier les préceptes les plus essentiels et, sans se laisser décourager par leurs sourires, leurs haussemens d’épaules, il se mêla de les leur apprendre.

L’humble maître d’école s’était rendu compte que des temps nouveaux exigeaient des méthodes nouvelles. Ce ne sont pas seulement les conditions du travail terrestre qui ont changé dans le cours de ce siècle. La pêche elle-même a subi la loi commune et des modifications se sont produites dans son régime, que des populations qui ne subsistent que d’elle n’ont plus le droit de méconnaître.

Un exemple, entre vingt autres. Jadis, les migrations de la sardine se faisaient à des époques régulières et par des chemins qui ne variaient jamais. Le poisson abondait au même moment, dans les mêmes parages, comme une manne bénie. On savait la semaine, le jour et presque l’instant. Quelque ancien de la tribu, une sorte de voyant de la mer, grimpait, la veille, par des sentiers abrupts, au sommet du promontoire le plus avancé. De ses yeux d’aigle, habitués à plonger dans les lointains, il fouillait l’immensité, à peine éclairée des premières lueurs de l’aube. Et, dès qu’il avait surpris au large une tache violâtre marbrant le gris azuré des eaux, vite il courait annoncer aux barques déjà sous voiles la route suivre par le « banc. » Cet usage n’est point aboli ; mais les vieux d’aujourd’hui ont beau interroger la mer, ils n’en reçoivent que de décevantes réponses. La sardine, traquée, a adopté d’autres saisons et d’autres voies. Et, de la plupart des espèces de poissons, il en est de même : poursuivis avec une âpreté qui va croissant, à mesure que se perfectionnent les engins, ils se dérobent comme ils peuvent, en se réfugiant dans des fonds inconnus, et la topographie des lieux de pêche en est toute bouleversée. Force est d’abandonner la routine, idole impuissante, et de s’adresser à de plus grands dieux.

En outre, la mer n’est plus l’être bizarre et mystérieux, le monstre semi-bête, semi-femme, aux fantaisies tour à tour indulgentes et hostiles, que nos marins se sont plu longtemps à se figurer, d’après d’inconscientes réminiscences des antiques cosmogonies. On sait désormais que, comme toutes les apparences mobiles de l’univers, elle obéit, elle aussi, à des décrets immuables. La science a pénétré quelques-unes de ses lois : on a déterminé la marche des courans, et les vents eux-mêmes ont livré le secret de leurs caprices. Peu à peu s’est édifiée toute une théorie de la mer, que ceux-là seuls continuaient d’ignorer qui avaient le plus intérêt à la connaître. Rien de pratique n’avait été tenté jusqu’à ce jour pour arracher les pêcheurs à leurs vieux erremens. Les notions les plus élémentaires de la navigation au large restaient pour eux lettre close. De là tant de sinistres, tant de barques françaises jetées aux côtes d’Angleterre et d’Espagne ou coupées en deux, stupidement, sur les lignes de passage des paquebots. Il y avait une œuvre de salut à entreprendre, des milliers, des vingtaines de milliers d’hommes à éclairer, à guider, à prémunir contre leur propre vanité et contre la plus effroyable des morts. Cette œuvre, M. Guillard s’y est attelé avec une ardeur d’apôtre, et il l’a menée à bonne fin.

Il a commencé par prêcher d’exemple, devant des auditoires restreints. Bientôt, grâce à ses efforts, grâce aussi au concours de quelques personnalités dévouées, il se créait sur le littoral des sociétés locales d’enseignement professionnel pour les marins côtiers. Informés de cette initiative, le gouvernement, le président de la République l’encouragèrent. Une école de pêche fut fondée à Groix, avec M. Guillard pour directeur.


III

Nous y pénétrons à la suite du maître. C’est l’intérieur d’une classe quelconque : des bancs grossiers, des tables tachées d’encre et de goudron ; çà et là, des cartes, des instrumens de marine, appendus aux parois ; au fond de la salle, une inscription, une seule, tracée en lettres noires sur la chaux de la muraille : « L’alcoolisme, voilà l’ennemi ! » Une trentaine d’écoliers sont là, les uns, moussaillons imberbes, encore frais et roses comme des filles, les autres, déjà des hommes faits, avec des toisons hérissées, des mains énormes, et des yeux aigus de pirates.

Nous tombons à merveille : c’est jour de distribution des prix. Quelques livres, offerts par la Société bretonne de géographie, sont empilés dans un angle. Debout dans la chaire, — un pauvre bureau vermoulu, — M. Guillard commence la lecture du palmarès. Oh ! il n’est pas long. Dix ou douze noms échelonnés au verso d’un bout de papier, c’est toute la liste. Voici s’avancer, en u louvoyant, » la procession des lauréats. Ils sont rayonnans et piteux tout ensemble. Ils tournent machinalement leurs bérets de laine rousse entre leurs doigts. Leur démarche a quelque chose de l’allure dégingandée des oiseaux de falaises lorsqu’ils cheminent à terre, les ailes pendantes. Parfois, il arrive que l’élève désigné ne réponde pas à l’appel de son nom. Une voix, alors, jette dans le silence :

— Il est en mer !

Et ces mots si simples : « en mer ! » communiquent soudain à nos âmes je ne sais quel frisson. L’humble classe s’est comme transfigurée : il semble que nous y respirions toute la poésie aventureuse, toute l’héroïque ivresse du large. Le large ! mais il est là, tout proche. Nous en pouvons, par les fenêtres ouvertes, suivre au loin l’immense courbe dorée. Des cotres grésillons passent dans le champ de notre vue, toutes voiles au vent, leurs tangons de pêche pointés comme deux antennes. Tout ce grandiose du dehors emplit la misérable pièce où nous sommes venus nous asseoir pour une heure, lui prête une majesté singulière, en fait comme le vestibule de l’infini...

La cérémonie close, M. Guillard nous donne, pour nous piloter dans l’île, un de ses jeunes apprentis-pêcheurs. C’est un garçonnet d’une quinzaine d’années à peine, mais qui n’en compte pas moins à son actif quatre « campagnes de thon. » Il nous dit, chemin faisant, les joies et les angoisses du métier, les longues navigations errantes, pendant des semaines, des mois même, à des cent et des deux cents lieues, souvent jusque dans les parages inhospitaliers de la côte de Biscaye. Il nous dit les grosses lignes qui traînent, fixées aux tangons et appâtées avec de la peau d’anguille, quand ce n’est pas avec une feuille de maïs ou moins encore, avec un simple chiffon.

— À l’extrémité de chaque tangon, monsieur, il y a une clochette qui avertit, dès que le poisson a mordu ; car en se débattant, il la fait tinter. On laisse le thon danser un instant, jusqu’à ce qu’il soit à bout de forces, puis on l’amène. Une fois qu’il est hissé, on l’éventre. C’est une bête singulière. Elle a plus de sang qu’un homme. J’ai vu des momens où le pont n’était qu’une marc rouge qui, à moi, me montait aux chevilles. On se fût cru dans une bataille pour de vrai ! …

Sa voix vibre d’une exaltation contenue, en évoquant ces grands carnages atlantiques. Et, par une association d’idées bien bretonne :

— Vous a-t-on jamais conté, nous demande-t-il, comment les femmes de chez nous mirent un jour les Anglais en fuite ?

Voilà. C’était il y a très longtemps. L’amiral des « Saozons » croisait avec toute sa flotte dans les eaux de Groix. Les chaloupes grésillonnes avaient appareillé pour la pêche les jours d’avant ; donc, pas un homme valide à terre, hormis le curé. L’amiral jugea l’occasion propice de tenter un débarquement. Déjà ses vaisseaux s’avançaient en ligne, cependant que les îliennes, consternées, se réfugiaient à l’église de paroisse. Elles y trouvèrent le « recteur », Dom l’Uzel, debout sur les marches du chœur. Si pressant que fût le péril, son visage ne manifestait aucun trouble. Les îliennes pleuraient et se lamentaient : il les calma du geste.

« — Femmes, prononça-t-il d’un ton aussi paisible que s’il se fût agi du prône habituel à la messe du dimanche, — nous allons, d’abord, réciter un pater et prier saint Tudy qu’il nous soit en aide. »

L’oraison dite, il se tourna de nouveau vers l’assistance :

« — Maintenant, vous allez, s’il vous plaît, m’obéir de point en point. Vieilles et jeunes, que chacune de vous rentre en son logis, qu’elle dépouille coiffe, cotte, jupons, et revote des habits d’homme. Avant un quart d’heure, il faut que vous ayez, toutes, les braies aux jambes et le suroît en tête. »

Les femmes s’entre-regardaient, se demandant si le bon prêtre n’avait pas la cervelle chavirée.

« — Cela fait, continua-t-il, vous prendrez vos barattes à beurre, vos ribots, et vous les irez disposer en hâte sur les sommets culminans de l’île, à Quilhuit, à Kerloret, à Kernédan, au Moustéro. Quand vous les aurez braquées, face aux Anglais, tenez-vous massées derrière et ne, vous inquiétez plus de rien. Dieu fera le reste. »

Ce que Dom l’Uzel avait prévu se produisit. L’amiral des Saozons tomba dans le piège. Il prit les ribots pour des canons et, persuadé qu’une artillerie nombreuse s’apprêtait à lui faire accueil, il donna l’ordre de virer de bord. Les Grésillonnes, depuis ce temps, n’ont jamais eu de ses nouvelles.


IV

Ainsi bavarde gaiement notre guide. Nous faisons halte, un instant, sous les vieux ormes ébouriffés qui ombragent la place du bourg. C’est la seule oasis de cette grande terre chauve. Des vieilles tricotent, assises sur des tabourets bas ; des fillettes jouent aux osselets sous le porche de l’église ; un douanier flâne, les mains au dos, avec cet air de héron pensif que donnent aux gens de sa profession les mélancoliques stations nocturnes, le long des côtes. Autour de nous sont les maisons du village, trapues, cossues, avenantes. Des jardinets les précèdent, où poussent à ciel ouvert des plantes exotiques, des phycoïdes, des bégonias, des figuiers de Barbarie, des lauriers-tins. Toutes ces demeures blanches, silencieuses, respirent une paix coquette et comme une élégance fleurie.

De minces ruelles vont s’étoilant dans toutes les directions. Celle où nous nous engageons mène vers le sud. Nous voici dans la région des cultures. Sans cesse nous croisons des groupes de femmes occupées à ramasser des patates dans le creux de leur tablier. C’est à elles qu’incombent, ici, comme dans toutes les îles bretonnes, les soins de la terre. Elles y vaquent, d’ailleurs, avec une singulière beauté de gestes et d’attitudes, et, ni la sveltesse de leur taille, ni la finesse nerveuse de leurs mains n’en paraissent déformées. Une d’elles, qui chantonnait d’une voix merveilleusement pure et profonde, se tait à notre approche, et, comme nous la prions de poursuivre :

— Holà ! répond-elle avec une moue hautaine, ma chanson n’est pas pour les passans.

— Non. Elle est pour Pierre Lopez ! riposte notre guide.

Et il se sauve en riant, tandis que la jeune fille, riant aussi, lui lance une pomme de terre qui fait partir un vol d’alouettes marines des chaumes d’un sillon voisin.

Des bornes minuscules marquent la limite de chaque propriété, réduite le plus souvent à quelques acres. Rien ne rompt l’uniformité de la vaste plaine nue, si ce n’est, de place en place, la silhouette d’un calvaire, veillant, comme l’hermès antique, sur les labours confiés à sa garde. Elles sont légion, ces croix ; elles peuplent l’étendue. L’îlienne invoque, le matin, leur bénédiction sur sa tâche et se signe devant elles, le soir, dès que l’angélus crépusculaire a tinté pour le repos.

A la lisière de la zone arable, nous entrons dans le pâtis communal. Des vieux, retraités de l’Océan, y font paître, au bout d’une longe, des vaches qu’à l’exiguïté de leurs proportions, comme aux fantaisies de leur humeur, on prendrait plus volontiers pour des chèvres. L’homme et la bête ruminent côte à côte : tandis que l’une remâche son herbe, l’autre remâche ses souvenirs. Un de ces vétérans de la mer se plaint à nous de sa déchéance :

— C’est triste, allez, après avoir manœuvré l’écoute de la grand’ voile, de n’être plus bon qu’à tenir un licol !

Par delà le cercle miroitant des eaux, ses yeux où le regard achève de s’éteindre remontent vers ses navigations anciennes, vers les grandes houles bleues qu’argenté le sillage des thoniers et que ses prunelles, à lui, ne contempleront jamais plus.

C’est notre dernière rencontre. Nous sommes, à présent, hors de toute humanité, en plein steppe vierge. De courts ajoncs embroussaillent le sol maigre, s’y cramponnent de toute la vigueur obstinée de leurs sarmens, s’efforcent péniblement de fleurir. Puis, ce sont des touffes de plantes barbelées, puis la précaire végétation des roches, les romarins, les lichens, les saxifrages. Après, plus rien. On plane sur du vide ; on se sent devenir impondérable ; on est comme la fumée de ce vapeur qui passe : on flotte, dissous dans le vent, dans le soleil, dans la mer. D’une faille, à nos pieds, s’exhalent des sanglots immenses, comme si quelque Titan agonisait là, écrasé sous la masse du promontoire.

— Le trou de l’Enfer ! nous dit le garçonnet.

On les compte par centaines, au long des côtes bretonnes ces « enfers. » Celui-ci ne retentit point des hurlemens désespérés que font entendre, à Plogoff, les damnés du Raz, mais il ne laisse pas d’être d’une belle horreur. Pendant que nous nous penchons pour sonder l’abîme, notre guide a subitement disparu. Et voici que des profondeurs du gouffre une voix s’élève, entonnant la célèbre complainte des Trois matelots de Groix.


Il vente ! ...
C’est le vent de la mer qui nous tourmente.


Nous écoutons, frémissans, la poitrine oppressée d’une indicible angoisse. Elargie, amplifiée, décuplée par un écho fantastique, la voix n’est plus une voix, mais tout un chœur, l’infini lamento des Ames vouées à toutes les détresses du vent, de la mer et de la mort.

C’est avec une impression de soulagement que nous quittons ces lieux redoutables. Un vallon sauvage fait brèche dans le rempart des falaises. L’herbe y est d’une douceur de velours ; un filet d’eau courante glisse parmi les menthes et les sauges amères, avec un chuchotement discret. La pente aboutit à une crique de sable multicolore au fond d’un fiord enchanté. Il semble que l’Atlantique se soit plu à sculpter cet abri pour quelque Océanide éprise de silence et de repos. La solitude y est éternelle. Les goélands eux-mêmes respectent l’inviolabilité de ces parages. Chateaubriand dirait que le Génie du calme en a fait sa demeure. Les Grésillons désignent cette retraite sous le vocable de Port-Saint-Nicolas, mais pour rien au monde ils n’y aventureraient leurs barques. Une sorte de prohibition mystérieuse les en tient éloignés. Une fée, croient-ils, habite là, celle-là même, je pense, qui a donné son nom à leur île et dont on voit encore, les nuits de lune, onduler le beau corps souple au bercement des houles endormies.


II. — A TRAVERS « LE GOLFE »

Que je sais donc de gré à l’Union régionaliste bretonne d’avoir fait figurer cette « Excursion sur le Golfe » dans son programme ! Le rendez-vous est à 6 heures précises du matin, sur la Rabine. Au petit jour, nous dévalons, par bandes, de la haute ville à travers les vieilles rues vannetaises, encore ensommeillées. L’aube, dans le pur ciel d’août, est d’une grâce toute mythologique ; elle se dévêt avec une langueur charmante, laisse tomber une à une ses mousselines argentées, tissées des brumes de la nuit.

Un steamer, mandé de Belle-Isle, nous attend à quai. On dirait, à première vue, quelque aviso de l’État. Tout l’avant est, en effet, couronné d’une guirlande de « Cols-bleus, » des adolescens, des enfans même, pour la plupart, que surveillent quatre ou cinq personnages galonnés. Serait-ce un détachement de l’École des Pupilles ou de l’Ecole des Mousses ? ... Mais non. Sur le rebord du béret on lit : « Colonie Maritime. » Et j’apprends que c’est l’Orphéon du Pénitencier de Belle-Isle, obligeamment mis par le directeur, M. Pérou, à la disposition de la caravane nautique. Heureuse pensée où chacun trouvera son compte : les jeunes détenus vont savourer les délices de quelques heures de vacances, et nous aurons, nous, de la musique sur la mer.

A la coupée du vapeur se tiennent les commissaires des fêtes, parmi lesquels M. Le Beau, le distingué rédacteur de l’Avenir du Morbihan, un journaliste, entre parenthèses, qui ne fait point mentir son enseigne. Car le Mor bihan, c’est-à-dire la « petite mer, » n’a pas de pèlerin plus passionné, ni de zélateur plus énergique.

— Je suis un fanatique du Golfe, me conte-t-il tandis que nous prenons place ; plus je le parcours, plus il m’enchante : Il n’a pas un recoin qui ne me soit familier, et, cependant, il m’est toujours nouveau : le revoir, pour moi, c’est le découvrir. N’est-ce pas à cela que se reconnaît le véritable amour ?

Et il ne l’aime pas seulement pour sa beauté, pour la ciselure, la délicate orfèvrerie de ses rivages, pour l’égrènement harmonieux de ses îles, pour les chatoyantes nuances de ses eaux et les irisations de ses courans ; il l’aime plus encore peut-être pour les élémens de prospérité qu’il renferme, pour l’activité féconde qu’on verrait naître sur ses bords, si l’on se donnait la peine de la provoquer. Cette « mer morte, » comme il l’appelle non sans tristesse, il suffirait de quelques capitaux sagement employés pour la transformer en une puissante source de vie, et c’est l’« avenir » que M. Le Beau, avec une persévérance que rien ne décourage, travaille depuis des années à rendre prochain.


I

La sirène du Solacroup a déchiré la grande paix ensoleillée du matin. La fanfare joue un air de marche et nous commençons à descendre vers l’embouchure de l’estuaire, entre des berges plates que prolongent, à droite, des lointains boisés ; à gauche, des étages de collines vaporeuses dominées, sur les confins de l’horizon, par la ligne imprécise des landes de Lanvaux. Nos hôtes ont songé à tout, même à nous munir d’un bréviaire de voyage contenant l’indication des lieux devant lesquels nous passons. Et c’est comme une volupté des lèvres de les murmurer à mi-voix, tous ces noms chantans : Larmor, Roguédaz, Aradon, Ilur… Cette haute flèche, plantée là-bas comme un gigantesque amer, c’est la tour de Séné ; les ardoises claires de la bourgade brillent comme des écailles de poissons d’argent. De la baie qui s’ouvre à côté, s’envolent journellement les barques sinagotes, tendant au vent qui souffle leurs deux carrés de toile brune, leurs deux ailes, inélégantes peut-être, mais solides et trapues. Des gens à part, ces Sinagots. Ils ont conservé des mœurs de lacustres, habitent, à vrai dire, le Golfe, dont leurs femmes fouillent les vases, tandis qu’ils en écument les eaux. En matière de pêche, ils en sont restés aux conceptions préhistoriques : ils ne connaissent ni règlemens, ni lois. La mer, pour eux, est à qui l’occupe. Ils la couvrent de leurs cinq cents bateaux et y règnent, en dépit des gardes-côtes, par droit de conquête. Ils exercent la piraterie avec ingénuité ; ils sont forbans par vocation. Ils n’ont, je crois, d’analogues en Bretagne que les fameux « gars de Kerlor, » dans la rade de Brest. D’ailleurs, marins intrépides et pêcheurs consommés. Comment ne le seraient-ils pas, à fréquenter cette petite méditerranée armoricaine, la plus capricieuse, la plus instable des mers, et où la nature semble avoir pris plaisir à concentrer toutes les espèces de péril aussi bien que toutes les formes de beauté ?

L’antique légende de Protée devient ici une réalité vivante. Nous n’avons pas plutôt franchi les rapides de Conleau, que nous entrons en pleine fantasmagorie. A chaque tour d’hélice, pour ainsi parler, nous voyons apparaître les mêmes choses sous quatre et cinq visages différens. Les images se construisent et se défont avec une prestesse qui tient du prodige. Quelle baguette merveilleuse fait naître et s’évanouir de la sorte cette série incessante de créations instantanées que d’autres, tout à coup, remplacent ? Les îles ont l’air de s’animer, d’évoluer, de voguer vers nous comme un chœur de Cyclades vagabondes. D’aucunes évoquent à l’esprit les îles flottantes du Meschacébé de Chateaubriand : elles ne sont point fleuries, comme leurs sœurs du Nouveau monde, de nénuphars et de pistias ; mais les bois de pins qui les couronnent répandent jusque dans la mer leurs chevelures embaumées. Tout cela, par cette calme journée d’août, est d’une grâce incomparable. Les écueils eux-mêmes font penser à des Néréides qui fendraient l’eau d’un geste charmant. Mais, à la force, à la vitesse des courans qui veinent de leurs marbrures entrecroisées la chatoyante surface du Golfe, on ne laisse pas de pressentir de quelles violences soudaines il est capable, pour peu qu’un caprice des élémens réveille les formidables puissances de destruction endormies dans ses profondeurs. Il n’est pas un de ces champs d’ondes lisses, pas un de ces larges miroirs rayonnans qui ne recouvre quelque cimetière de barques mortes et d’équipages sombres. On me montre du doigt une toison d’écume blanche frisottant sur l’eau bleue, presque à l’entrée du goulet, et l’on me dit :

— C’est le « Mouton ! »

Ne vous fiez pas à ce nom idyllique. Il a dévoré des milliers d’existences humaines, cet agneau, et l’on cite encore des formules d’incantation que les Arzonnaises lui adressaient, comme à une espèce de licorne sanguinaire, pour conjurer ses maléfices.

Devant Locmariaker, nous stoppons. C’est le moins que nous allions saluer dans la lande où il gît, séparé en quatre tronçons, le patriarche des mégalithes, le roi foudroyé des menhirs. Mais l’accostage est loin d’être facile. Locmariaker, en effet, obstrué par les vases, ne devient un port accessible qu’à marée haute.

— Vous saisissez ici une preuve, entre mille, de l’incurie que je vous signalais, nous fait observer M. Le Beau.

Et certes, il serait fort simple et, somme toute, peu coûteux d’ouvrir dans cette bourbe un chenal navigable jusqu’au môle. L’étonnant, c’est qu’on ne s’en soit pas encore avisé et qu’on laisse péricliter un havre, autrefois sans égal dans l’histoire de nos fastes maritimes, s’il est vrai, comme l’affirment les archéologues, que l’antique Dariorigum s’éleva sur ses bords et qu’il fut témoin du formidable choc des prames vénètes contre les vaisseaux latins... Nous finissons, quant à nous, par y atterrir dans des « plates, » non sans avoir failli nous échouer plus d’une fois. Et, naturellement, c’est par le nom de César que nous sommes accueillis. Son ombre plane sur toute cette contrée. Du haut de cette butte, il surveilla, plein d’angoisses, les péripéties du combat ; vainqueur, il se reposa de ses appréhensions et de ses fatigues, sous la table de ce dolmen. Cette fillette en haillons, qui paît son troupeau dans la dune, vous parle de lui comme si elle l’avait connu. Ne soyez pas trop surpris, si l’on vous conte que c’est lui encore qui fit mettre en pièces le menhir de Mané-Hroëk. La colossale statue du géant de pierre offusquait, paraît-il, le chétif imperator.

C’est, on s’en souvient, ce menhir monumental que l’amiral Réveillera souhaita tout récemment de reconstituer et de faire dresser en plein Paris, dans le Paris de l’Exposition, comme le symbole impérissable de l’éternité du génie celtique. Les gazettes s’émurent, les unes pour applaudir au projet, les autres pour s’en gausser ; il y en eut même qui s’indignèrent. En fin de compte, force fut à l’amiral de se retirer sous la tente, avec son rêve ; et l’immense granit déchu continua de joncher de ses ossemens épars la lande de Locmariaker où ils fournissent aux moutons un peu d’ombre, aux poètes un thème à méditations grandiloquentes, aux touristes sans lettres un rempart naturel qui leur permet de déjeuner sur l’herbe, à l’abri du vent.

— Pensez donc ! me confie un indigène, il est notre richesse, ce menhir ! Sans lui, sans César et sans nos huîtrières, qu’est-ce que nous deviendrions ?


II

Le large, maintenant, Houad, Houadic, les deux îles jumelles, s’estompent en une fumée flottante vers le sud. Le phare de la Teignouse monte, au loin, sa faction solitaire sur un récif à mine inhospitalière et maussade, bien digne de son nom hargneux. La mer, autour de nous, irradie. La côte vannetaise n’est plus qu’un trait imperceptible dans le poudroiement doré de l’horizon septentrional. Nous faisons cap sur Port-Haliguen. Comme nous en approchons, voici grandir sur la splendeur des eaux une vision presque irréelle de navire, qui éveille en nous un monde de réminiscences classiques, nous donne, un instant, l’illusion que nous croisons quelque somptueuse galère paralienne, attendant de se mettre en marche vers Délos.

Qu’est-ce que cela peut bien être ? ... Les marins du Solacroup ne se le sont pas demandé deux fois. Cette mâture élancée, ces hautes vergues où les voiles carguées font l’effet d’une suspension de blanches draperies, ces hunes aériennes, cette profusion d’échelles, de câbles, de cordages, tout ce gréement, enfin, si harmonieux et si compliqué tout ensemble, il n’y a plus en France qu’une frégate à qui ce signalement convienne. Des vivats éclatent à notre bord, tandis que, des haubans de la Melpomène, des nuées de gabiers bretons nous renvoient, dans tous les dialectes de la péninsule, notre salut.

Le programme de la fête veut que nous touchions à Quiberon. J’avais visité naguère, un jour d’hiver, sous la pluie, cette loque de terre décharnée. Au sortir des landes de Plouharnel et de Carnac, désolées sans doute, mais que peuplent du moins leurs énigmatiques processions de pierres, cette longue côte sournoise, aplatie et comme rampante, m’était apparue d’une sauvagerie sinistre, dénuée de toute poésie et de toute grandeur. Il en est de certains paysages comme de certaines physionomies qui semblent marquées, par avance, pour quelque atroce fatalité. L’échine basse de Quiberon dut appeler de tout temps les débarquemens furtifs et sans gloire. Il y a comme une harmonie préétablie entre cette terre et le cauchemar historique qui pèse sur elle.

J’en reçus, dès l’abord, une impression de malaise qui, dans la suite de la journée, ne fit que s’accroître. J’avais en poche quelques mots de recommandation pour un pêcheur aisé dont l’aide, m’assurait-on, me faciliterait les moyens de faire une connaissance immédiate avec la contrée. Ma chambre retenue à l’hôtel, je me mis en quête de ce brave homme.

— Les Falc’her ? m’avaient répondu des gamins, en me montrant l’occident, d’un geste vague. C’est là-bas dans la « falaise. »

Je pris le premier chemin qui s’offrait dans cette direction. Une pluie fine, couleur de cendre, que les grands souffles du large chassaient en tourbillons de poussière d’eau, enveloppait toutes choses comme des plis détrempés d’un crêpe. J’allais devant moi au petit bonheur. La sente que je suivais, flanquée à droite et à gauche de murets croulans, décrivait les zigzags les plus fantaisistes et, à tout moment, menaçait de me fausser compagnie, de me planter là, en détresse, au milieu de l’immense pays noyé. Deux ou trois fois, une plainte plus sourde, plus continue que celle du vent, m’avertit que je côtoyais le rivage. Une énorme masse rectiligne surgit soudain du brouillard. J’étais au pied du fort Penthièvre. J’interrogeai le soldat de garde. Il m’apprit que je tournais le dos au point que je désirais atteindre.

Et me voilà de recommencer à rebours un bon tiers du trajet parcouru. Au terme de cette décevante pérégrination m’attendait une bien autre aventure.

Lorsque je fus, en effet, pour franchir le courtil sablonneux qui donnait accès au seuil des Falc’her, je ne fus pas peu surpris d’apercevoir des chandelles allumées derrière les rideaux des vitres, quoiqu’il fît encore jour. Je heurtai à la porte. Une jeune fille aux yeux rougis de larmes vint m’ouvrir.

— Samuel Falc’her, s’il vous plaît ?

— C’est ici, monsieur, me répondit-elle en breton.

Je me trouvai dans la cuisine toute pleine de gens agenouillés. Une vieille, près de l’âtre, récitait les prières des agonisans. Dans un retrait, contre la fenêtre, sur la table drapée de blanc en guise de lit funéraire, reposait un homme d’une cinquantaine d’années, une figure énergique de marin, aux traits de parchemin durci, immobilisés, pétrifiés par la mort. Penché sur lui, un barbier achevait sa toilette d’éternité. On entendait grincer le fer du rasoir. J’embrassai la scène d’un coup d’œil rapide. Un douanier, venu en voisin « pour jeter de l’eau bénite, » sortait : je profitai de ce que ma présence n’eût pas encore été remarquée, pour m’esquiver avec lui.

— Le trépassé, serait-ce le maître de la maison ? demandai-je.

— Lui-même... Un coup de sang... Il rentrait de pêche. En mettant le pied sur le môle, il s’est abattu comme un bœuf.

Je m’en revins avec le douanier jusqu’à la bourgade. Sans lui, je crois bien, je n’aurais jamais su regagner mon gîte. Toute la nuit, le vent souffla en tourmente. Dans les intervalles d’accalmie, je m’imaginais ouïr des appels, des rumeurs de foule, bientôt évanouis, perdus dans le râle effrayant de la mer. Je m’enfuis à l’aube, dans la stupeur du crépuscule matinal, sous un ciel livide, un ciel tragique, dévasté comme un champ de carnage...

C’est un Quiberon d’été qui s’exhibe aujourd’hui à notre vue. Nous nous y acheminons par une route poudreuse, jalonnée de villas trop neuves qui sentent le campement, le logis de passage, et dont les architectures de banlieue parisienne détonnent sur ce sol âpre, dans cette espèce de Bretagne pétrée, plus morne encore peut-être sous les ardeurs du soleil d'août que sous la tombée lugubre de l’embrun de novembre. Un casino nous envoie des musiques tapageuses et des chants de cabaret montmartrois. Des baigneurs, des baigneuses, promènent, à travers l’aridité des landes et des sables, leurs costumes multicolores, leur désœuvrement et leurs journaux. Mais que tous ces bruits, tous ces spectacles de la vie civilisée semblent donc ici déplacés et piteux ! Loin d’animer la solitude, ils la font paraître plus vide, plus sauvage, plus abandonnée.

La lumière darde, implacable. Elle flagelle la presqu’île de ses feux irrités ; elle s’acharne, dirait-on, à en exagérer toutes les tares, toutes les lèpres. Entre les clôtures de pierres sèches, se meurt une végétation malade dans une terre appauvrie. C’est la même tristesse accablante qu’à mon premier voyage : seulement, au lieu d’un désert de boue, c’est un désert calciné.

Aussi, quel allégement de retrouver la mer, la brise, et d’en- tendre courir à nouveau le sonore frémissement des eaux du Golfe dans le sillage du Solacroup !


III

Nous n’avons fait, à l’aller, que contourner les îles morbihannaises, dont le nombre, s’il faut en croire les riverains, égale celui des jours de l’année ; mais le retour comporte une escale dans l’une d’elles, et il va sans dire que l’on n’a pas choisi la moins attrayante.

Les Français l’appellent l’Ile aux Moines. Des religieux en furent, paraît-il, les premiers colons. Elle est digne d’avoir été visitée par saint Brandan et par les dix-sept compagnons qu’il entraînait à sa suite sur les mers ; car c’est vraiment une de ces terres de promission célébrées dans les anciennes odyssées celtiques, où il suffisait, au dire de nos pères, d’avoir séjourné quelques heures pour que les vêtemens en restassent parfumés à jamais.

On me conte sur elle des légendes exquises, pendant que je regarde sa forme encore lointaine se détacher peu à peu de l’archipel qui lui fait escorte. La tradition veut qu’elle ait été reliée jadis à l’Ile d’Arz par une chaussée dont on explique ainsi la disparition. Il y avait à l’Ile d’Arz un jeune homme de haute lignée qui s’était épris d’une fille de pêcheur. Elle était belle et chantait à voix merveilleuse, « à voix de seraine, » comme parlent les vieux poètes, et elle avait si bien ensorcelé le jouvenceau qu’il se mourait du désir d’en faire sa femme. Les parens de celui-ci, pour le préserver de cette mésalliance, eurent recours au moyen le plus énergique : ils l’enfermèrent au couvent de l’Ile aux Moines, aimant mieux le donner à Dieu que de le voir à une fille de basse espèce. Mais la pêcheuse, sous prétexte de faner du goémon ou de ramasser des palourdes, venait chanter jusque sous les fenêtres de l’abbaye, et nulle muraille n’était assez épaisse pour empêcher sa troublante cantilène d’arriver jusqu’au reclus, en qui elle réveillait, au grand scandale des autres moines, toutes les fureurs et toutes les mélancolies de la passion contrariée.

C’était une hantise, une possession. Ni prières, ni conjurations n’y faisaient. Alors, le Père abbé se résolut d’employer les voies extraordinaires : il invoqua, par des oraisons appropriées, les Puissances destructrices du Golfe. Le résultat ne se fit pas attendre. Le matin suivant, quand la pêcheuse voulut gagner l’Ile aux Moines pour s’y livrer à ses exercices quotidiens, au lieu de la chaussée qu’elle avait coutume de prendre, elle trouva devant elle une barrière de flots écumans. La mer, dans la nuit, avait rompu l’isthme. La malheureuse, de désespoir, s’y précipita, Hellé bretonne de cet autre Hellespont. Sa plainte d’amour, toutefois, ne s’éteignit point avec elle. Le passeur qui fait le service de l’Ile d’Arz au havre de Kerné, dans « la Grande Terre, » vous affirmera qu’aux soirs de calme, il s’est souvent oublié, la rame suspendue, à écouter les sons délicieusement tristes d’une voix de femme, qui semblaient monter du fond des eaux.

L’histoire ne dit pas si le jeune moine se consola de survivre à celle qu’il aimait. L’aventure, en tout cas, ne porta point bonheur à la congrégation. Poursuivis peut-être par la rancune de la « Sirène, » ses membres se dispersèrent. Bientôt, on ne se souvint pas plus d’eux que s’ils n’eussent jamais existé. De l’établissement considérable qu’ils avaient fondé, il ne reste plus trace ; les siècles en ont effacé jusqu’aux ruines. L’île a même rejeté l’appellation qu’elle tenait d’eux et repris son nom primitif, son nom gracieux d’IZÉNA.

Elle achève de se dessiner à notre vue, couchée, les bras en croix, sur le satin mouvant du Golfe. Des bouquets de pins parasols éventent son front de leurs panaches frémissans. Elle a l’air de dormir en une pose charmante de langueur et d’abandon. Les accens de notre fanfare la réveillent, car nous nous avançons vers elle en musique, avec la solennité d’une théorie de pèlerins de la mer abordant une terre sacrée. Et soudain la voici qui s’anime et qui nous sourit. Du creux fleuri de ses vallons et du faîte onduleux de ses collines, elle délègue à notre rencontre ses vieillards et ses jeunes filles. Quant à ses jeunes hommes, ils courent le monde, épars sur tous les océans. Marins de l’État ou du long cours, les ailes ne leur ont pas plutôt poussé qu’ils s’envolent. Que s’ils reparaissent de temps à autre dans l’île natale, ce n’est que pour y construire un nid, épouser en hâte, et repartir.

— Leur troupe fugitive, me dit un ancêtre, ne perche parmi nous que comme les goélands.

A mesure que nous débarquons, le maire, un vénérable chef de clan, nous souhaite la bienvenue à la manière antique. Sa parole, son geste sont d’une gravité, d’une douceur et d’une noblesse toutes patriarcales. Derrière les « anciens » qui l’accompagnent, s’étagent en groupes harmonieux, semblables à des corbeilles de fleurs éclatantes, les îliennes ou, comme on s’exprime ici, les « îloises...» Un vieux maître au cabotage trégorrois, dont les récits ont enchanté mon enfance, ne parlait jamais des filles de l’Ile aux Moines sans qu’une sorte de béatitude extatique se répandît sur ses traits. Il n’avait fait relâche dans leur pays qu’une seule fois, il y avait de cela plus de trente ans, mais l’impression qu’elles lui avaient laissée demeurait dans sa mémoire de routier des côtes aussi vive, aussi fraîche, aussi enthousiaste qu’au premier jour. Il ne trouvait pas d’images assez brillantes pour les peindre.

— Figure-toi les princesses des contes, me disait-il, avec quelque chose de plus fier encore, une démarche plus souple et plus de beauté.

Tout n’était pas illusion et mirage dans ces effusions dithyrambiques du vieux caboteur. Les îloises ont vraiment un charme qui n’est qu’à elles. Qui ne les a point contemplées, ces patriciennes de la mer, ignore les exemplaires les plus parfaits de notre race. Elles ont je ne sais quelle élégance archaïque ; elles font songer aux « dames courtoises »> tant célébrées dans les antiques lais bretons :


Le corps gent et basse la hanche,
Le col plus blanc que neige blanche...


On a le sentiment qu’elles appartiennent à une autre forme de civilisation, qu’elles sont les héritières d’un long passé, d’une mystérieuse floraison de poésie et de rêve. Elles sont venues au-devant de nous en leurs atours des dimanches, et c’est merveille de voir avec quel art tout naturel et tout spontané la grâce du costume se marie à la grâce de la personne. La coiffe de fine dentelle, aussi légère qu’une résille, encercle le front comme d’un diadème. Le buste se drape dans un châle étroit qui n’engonce point la taille, ainsi qu’en Trégor, mais plutôt la dégage en se modelant sur ses contours. La robe, de nuance claire, laisse, par l’ample évasement des manches, apercevoir jusqu’au coude la blancheur fuselée des bras. Car ces îliennes-ci sont d’une caste à part. Elle ne vivent point, comme leurs sœurs des autres îles, courbées sur le « sillon » patrimonial. Les besognes serviles ne sont point leur fait. Pour tout ce qui regarde les cultures, elles s’en remettent à la race inférieure des « terriens, » mercenaires agricoles, gagés sur le continent, lesquels émigrent à époques fixes, tantôt d’Aradon, tantôt de Rhuys, et sont à l’indolente Izéna ce que les Lucquois sont à la Corse. Je demande à la toute jeune femme d’un capitaine long-courrier :

— A quoi se passe votre temps, en l’absence de votre mari ?

— A l’attendre, m’est-il répondu.

Et il semble bien, en effet, qu’elles ne se conçoivent, pour la plupart, d’autre fonction que de veiller sur l’âtre désert, d’entretenir la Vesta domestique et de perpétuer intact le beau sang de leurs aïeux.


IV

Notre cortège s’ébranle vers Lômiquel, le chef-lieu de l’île, aux sons aigrelets d’une cornemuse. La route traverse le pays le plus varié, le plus changeant, entre des pelages dorés de collines, mouchetés de vertes oasis. Partout des maisons d’autrefois, de vieilles gentilhommières à tourelles basses et à pignons pointus, fleuries jusque sur leurs toits d’ombilics, d’étoiles des grèves, de lichens, et dont les cheminées, soigneusement crépies à la chaux, resplendissent comme de blancs amers, dans le soleil. Des murs en pierres de taille entourent ces espèces de bastides bretonnes ; par le porche cintré, l’œil plonge dans une cour solitaire, un patio plein de silence et de fraîcheur, qu’ombragent des arbres bibliques, des figuiers et même des sycomores.

Comme je m’arrête pour lire une inscription commémorative sculptée dans le linteau d’une porte, une matrone en deuil me prie d’entrer.

— Vous ne pouvez moins faire, monsieur, par cette chaleur, que d’accepter un coup de vin de Sarzeau.

Elle m’introduit dans une pièce aux boiseries peintes, sorte de salon rustique et de musée des souvenirs. Les parois sont ornées de photographies au daguerréotype où achèvent de s’effacer des traits de marins disparus. Sur les étagères d’angle trône un monde, pieusement épousseté, de choses exotiques, coffrets de laque, éventails d’ivoire, figurines japonaises ou chinoises, petits bouddhas de jaspe vert, pareils à des rainettes accroupies et ventrues. Et c’est encore, de-ci de-là, une profusion de plantes et de bêtes marines, des «raisins des Tropiques » cueillis durant la traversée des Sargasses, des ailes de poissons volans, aussi transparentes qu’une lame de mica, des conques enfin, d’énormes conques, roses comme des chairs d’enfant, et restées bruissantes, dirait-on, de la rumeur des alizés, au large des mers australes. Les meubles eux-mêmes racontent des navigations lointaines, les odyssées des pères et des fils aux pays du palissandre, de l’ébène et du bois de santal...

Cependant que j’exprime à mon hôtesse le ravissement dont j’ai été transporté, dès mes premiers pas dans l’île, elle hoche la tête doucement :

— Une « Ile fortunée, » certes. Nulle autre n’a, plus qu’Izéna, mérité ce titre. Elle le justifiait encore, il y a trente ans. C’était bien la « Perle du Golfe, » comme la définissait un de nos meilleurs poètes de langue vannetaise, l’abbé Joubioux. Hélas ! monsieur, la perle, depuis lors, a perdu ce qui faisait son éclat. Vous êtes émerveillé, dites-vous, de cet air d’aisance, de luxe même, que tout respire ici, les gens et les choses. Un temps fut, où cette prospérité fut réelle. Mais il ne nous en reste plus que l’ombre. Nous tâchons sans doute de sauvegarder les apparences. On a sa fierté. On ne se résigne point à déchoir. Un passant, un étranger peut s’y méprendre. Mais, au fond de plus d’une demeure riante, si vous saviez que de misères cachées ! ... Nous mourons d’un mal sans remède. Le règne de la vapeur nous a tués. Jadis, il n’était point, parmi nous, une famille qui n’eût à elle sa goélette, son brick ou son trois-mâts. Le pavillon de l’Ile aux Moines était connu sur toutes les côtes. La veille des départs en campagne, on rompait un pain bénit : les maris en emportaient une moitié, les femmes conservaient l’autre. C’était le pain du souvenir. Nous avions foi dans ce symbole. Il nous ramenait nos absens sains et saufs et, avec eux, la joie, le bien-être, la richesse. Aujourd’hui, tout cela n’est plus. Pour revoir la flotte d’Izéna, il nous faut maintenant fermer les yeux : elle ne déploie dorénavant ses voiles que dans nos rêves. Elle a été vendue à l’encan ou débitée comme bois à feu. Pour nos jeunes gens, ceux d’entre eux qui naviguent encore se vouent au service de l’Etat, de sorte qu’ils s’en vont pour jamais. Rarement ils nous reviennent. Ils se font leurs habitudes dans les ports où ils sont attachés, épousent des Brestoises, voire des Toulonnaises. Et, pendant ce temps, nos jeunes filles, condamnées à une vie sans amour, réduites à pleurer leur beauté inutile, fredonnent désespérément le long des grèves, ce refrain qui fit danser leurs aïeules :


Goélands, Goélands,
Ramenez-nous nos amans !


Quand l’îloise se lève pour me reconduire, il me semble qu’en ses longs vêtemens noirs, c’est tout le passé de sa race dont elle porte le deuil. Pour dissiper l’impression de mélancolie que m’ont produite ses paroles, ce n’est pas trop de la lumière et de l’allégresse du dehors.

Au pied d’un moulin à vent, crénelé comme un donjon, et qui emplit la lande du froissement sonore de ses toiles, un « farinier » couché dans l’herbe m’indique du doigt la direction suivie par mes compagnons. Je les rejoins à temps pour visiter avec eux l’enceinte celtique de Kergonan. En nulle autre région peut-être, pas même à Carnac, au tomber du crépuscule, je n’ai été touché davantage de la muette éloquence de ces vieilles pierres sacrées. Elles forment ici un cercle imposant, ont vraiment l’air, sur ce haut lieu, d’une assemblée d’idoles barbares, figées là dans un conciliabule éternel. Il ne m’étonne point qu’on les ait entendues, comme on le raconte, deviser entre elles, à la lune, d’événemens plus anciens que les âges et se donner les unes aux autres des noms qu’il n’y a pas de mémoire humaine à pouvoir retenir. S’il prenait jamais fantaisie aux Bretons armoricains de restaurer chez eux les tournois bardiques, à l’exemple de leurs congénères de Galles, ils ne seraient pas, comme ceux-ci, dans la nécessité de créer une lice de menhirs artificiels : le cromlech de l’Ile aux Moines leur fournirait un incomparable, un authentique « champ de Gorsedd. »

Au moment où nous y pénétrons, la barbe de lierre d’un des menhirs se soulève et nous découvre, accroupi sur le sol, un informe tronçon d’humanité dont on dirait plutôt, à première vue, quelque crapaud monstrueux, contemporain de l’érection du cromlech.

— Serait-ce le génie familier, le gnome gardien de ces pierres fées ? demandons-nous, non sans surprise.

On nous répond :

— C’est le tailleur Pico.

Déjeté, incomplet, avec des moignons en guise de jambes, il n’a conservé d’intacts que les bras et la tête. Mais elle est singulièrement expressive, cette tête où toute la vie, à l’étroit dans le corps, semble s’être réfugiée. Encadré de boucles grisonnantes, le visage est d’une beauté douloureuse et quasi tragique, avec laquelle contrastent la douceur, le velouté caressant des yeux, embrumés comme d’une flottante vapeur de songe. Je parlais tout à l’heure de tournois bardiques : Augustin Pico est le barde d’Izéna. Aède et rhapsode tout ensemble, il ne chante pas seulement ses inspirations personnelles, mais celles aussi des Homérides locaux qui l’ont précédé, au cours des siècles, et dont il se tient pour le légataire pieux, en même temps que le continuateur. Toute la somme poétique de l’île vit, emmagasinée dans sa mémoire. Par là, ce gnome est bien le gardien d’un trésor. Par là également s’explique l’espèce de vénération que les insulaires lui témoignent. Ce sans famille est de toutes les fêtes, de toutes les solennités familiales. Pas de baptême ni de noces où il ne soit invité. C’est lui qui s’avance en tête du cortège et qui rythme la marche en chantant, balancé entre ses deux piquets de bois ; lui encore qui, dans les veillées funéraires, improvise, au chevet du lit de parade, la mélopée d’usage en l’honneur du mort. Averti de notre venue, il s’est mis en frais pour nous et, d’une voix chaude, au timbre mordant, il entonne, en une sorte de psaume tantôt lent et tantôt fougueux, l’éloge de son île, « l’île des îles, pur joyau de la mer profonde, terre unique dont on ne saurait dire quel est son plus beau fleuron : la grâce fière de ses filles ou l’intrépidité de ses gars ! ... »

— Si nous l’emmenions ! propose quelqu’un de la bande.

Il est entendu qu’il nous accompagnera jusqu’à Vannes ; et, juché sur ses béquilles, la figure tout illuminée d’aise, il dévale à notre suite vers Lômiquel.


V

Attablés dans une spacieuse cour d’auberge, parmi des bosquets de lauriers et d’hortensias géans, nous avons goûté un far national, apprêté à notre intention, tandis que, sur la place du bourg, les îloises, pour nous donner le spectacle d’une de leurs danses, déroulaient autour de la fontaine publique une farandole un peu traînante, mais d’un mouvement très noble, très chaste et presque religieux. Déjà les façades blanches des maisons se teintent de mauve, aux approches du soir. Un strident coup de sifflet retentit. C’est le Solacroup qui nous jette le signal du départ, de l’arrachement. Quelques minutes à peine nous séparent de Port-Hério, où il est au mouillage. Pour allonger le trajet, nous nous attardons à cueillir des asphodèles, dont les douves du chemin sont tapissées. Les jeunes filles, les enfans nous en offrent des gerbes ou les sèment par poignées sous nos pas. Toute la population s’est rendue sur la cale, et, pour gagner le steamer, à l’extrémité du musoir, il nous faut fendre ses rangs pressés. Les coiffes claires, les châles et les tabliers aux mille cou leurs forment comme un jardin de féerie sur la mer magnifique. Massés à l’arrière du Solacroup qui achève de virer de bord, nous saluons la foule et l’île entière d’un long adieu. Une clameur immense, des chapeaux qu’on lève, des mouchoirs, des ombrelles qu’on agite, nous répondent. Et c’est, en vérité, un instant inoubliable, auquel le déclin de ce beau jour d’été prête je ne sais quoi de plus solennel encore et de plus émouvant.

Nous sommes déjà sortis du dédale de l’archipel, qu’Izéna continue de nous apparaître au loin, comme dans une gloire, baignée par les dernières flammes du couchant d’une magique lumière d’apothéose ; et, quand, à son tour, elle s’est évaporée dans l’ombre violette du crépuscule, les chants du tailleur à mine de Korrigan sont là pour nous restituer son image, pendant que l’âme apaisée du Golfe s’exhale, dirait-on, vers les étoiles en un vague soupir éolien, infiniment voluptueux et doux.


ANATOLE LE BRAZ.