Naufrage de la frégate La Méduse/Préface


PRÉFACE.



Les annales de la marine n’offrent pas d’exemple d’un naufrage aussi terrible que celui de la frégate la Méduse. Deux infortunés, miraculeusement échappés à cette catastrophe, s’imposent la tâche pénible et délicate d’en retracer toutes les circonstances.

Ce fut au milieu des souffrances les plus cruelles que nous fîmes le serment de faire connaître au monde civilisé tous les détails de nos malheureuses aventures, si Dieu nous permettait de revoir encore une fois notre chère patrie. Nous croirions manquer à nous-mêmes et à nos concitoyens, en laissant plongés dans l’oubli des faits que le Public doit être avide de connaître. Tous les détails des événemens auxquels nous n’avons pu être présens, nous ont été communiqués par des personnes sûres, qui en ont garanti l’authenticité. Au reste, nous n’avancerons rien qui ne soit susceptible d’être prouvé.

Ici, nous entendons quelques voix nous demander à quel titre nous nous ingérons de faire connaître au Gouvernement des hommes coupables, peut-être, mais que leurs places, leurs grades, devaient faire traiter avec plus de ménagement. On est près de nous faire un crime d’avoir osé dire que des officiers de marine nous avaient abandonnés. Mais quel intérêt, dirons-nous à notre tour, ferait réclamer une fatale indulgence pour ceux qui ont manqué à leurs devoirs, tandis que la destruction de cent cinquante malheureux, livrés au sort le plus funeste, exciterait à peine un murmure d’improbation ? Sommes-nous encore aux temps où les hommes et les choses étaient sacrifiés aux caprices de la faveur ? Les ressources et les dignités de l’état sont-elles encore le patrimoine exclusif d’une classe privilégiée ? et est-il d’autres titres aux places et aux honneurs, que le mérite et les talens ?

Osons dire une vérité de plus, une vérité utile au ministre même. Il existe parmi les officiers de la marine un intraitable esprit de corps, un prétendu point d’honneur, aussi faux qu’impérieux, qui les porte à regarder comme une insulte faite à toute la marine, la révélation d’un coupable. Ce principe insoutenable, qui n’est utile qu’à la nullité, à l’intrigue, aux gens les moins dignes d’invoquer le mot d’honneur, a, pour l’état et le service public, les plus funestes conséquences. Par là, l’incapacité et la bassesse sont toujours couvertes d’un voile coupable qu’on ose vouloir rendre sacré ; par là, les faveurs de l’autorité s’égarent, au hasard, sur des gens qui lui imposent l’étrange loi de rester perpétuellement aveuglée sur leur compte. À l’abri de cette loi d’un silence officieux, secondé encore jusqu’ici par l’esclavage de la presse, des gens sans talent survivent à toutes les révolutions, traînent dans toutes les antichambres leur incapacité privilégiée, et bravant l’opinion publique, celle même de leurs camarades, premières victimes du sot et orgueilleux préjugé qui les abuse, se montrent d’autant plus âpres à enlever les faveurs et les honneurs, qu’ils sont moins habiles à s’en rendre dignes.

Nous croirons avoir bien mérité du Gouvernement, si notre Relation véridique peut lui faire sentir combien on a trompé sa confiance. Justes, d’ailleurs, et non passionnés, c’est avec une véritable satisfaction que nous ferons connaître ceux qui, par leur conduite dans notre naufrage, se sont acquis des titres à l’estime générale. D’autres se plaindront sans doute de la sévérité de notre langage accusateur ; mais les gens de bien nous approuveront. Si nous entendons dire que notre franchise a pu être utile à notre pays, un pareil succès nous servira à-la-fois de justification et de récompense.

Nous avons interrogé, pour les détails nautiques, plusieurs marins du bord même ; nous avouons cependant qu’en comparant leurs dépositions, nous avons remarqué qu’elles n’étaient pas toujours parfaitement concordantes ; mais nous nous sommes arrêtés aux faits qui avaient le plus de témoins en leur faveur. Nous serons quelquefois forcés de retracer des vérités cruelles ; d’ailleurs, elles ne s’adresseront qu’à ceux dont l’impéritie ou la pusillanimité a causé ces affreux événemens. Nous osons assurer que les nombreuses observations que nous avons recueillies donneront à notre ouvrage toute l’exactitude rigoureusement exigée dans une relation aussi intéressante.

Nous prévenons les lecteurs qu’il nous a été impossible de ne pas nous servir par fois du langage marin, ce qui donnera peut-être beaucoup de rudesse à notre narration ; mais nous attendons du Public, toujours indulgent, qu’il voudra bien l’être encore dans cette circonstance, pour deux infortunés qui n’ont d’autre prétention que celle de lui faire connaître la vérité, et non de lui donner un ouvrage supérieur. Du reste, comme nous soumettons, en quelque sorte, ces événemens au jugement des marins français, il a fallu nécessairement nous servir des termes techniques, pour les mettre à même de bien nous entendre.

Nous avons rapporté, dans le texte, les notes intéressantes de M. Brédif[1], ingénieur des mines, et l’un des naufragés de la Méduse.

On trouvera dans cette nouvelle édition,

1.o Les aventures des soixante-trois naufragés qui abordèrent au nord des Mottes d’Angel, et qui eurent à traverser cent lieues de désert ;

2.o Une foule de détails curieux ;

3.o Des anecdotes concernant le ministère de M. Dubouchage ;

4.o Le jugement de M. de Chaumareys ;

5.o Une pétition adressée aux deux Chambres par M. Corréard, à l’effet d’obtenir une nouvelle procédure ;

6.o Les procès de M. Corréard ;

7.o La liste des souscripteurs en faveur des naufragés de la Méduse ;

8.o L’ode de M. Brault, sur le naufrage de la Méduse ;

9.o La Relation des événemens arrivés le 28 février 1812, dans les mines de Beaujonc.


  1. Mort à Saint-Louis, trois jours après son retour d’une mission dont l’avait chargé le Gouvernement, pour l’intérieur de l’Afrique.