Narcisse (1858)
Calmann Lévy (p. 76-99).
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IV


Mademoiselle d’Estorade était, à son insu probablement, un peu moins mal habillée que la veille. Un léger châle de mousseline blanche cachait le corsage de sa vilaine robe noire, et jetait quelque ampleur sur sa jupe étriquée. Elle avait son grand chapeau de paille du fameux rendez-vous ; mais elle l’avait posé à côté d’elle, ainsi que son béguin plissé, à cause de la chaleur qui était accablante. Sa tête n’était donc couverte que du petit voile noir, à travers lequel on voyait l’or de sa chevelure, et même quelques grosses boucles de ces beaux cheveux, impitoyablement sacrifiés, qui moutonnaient sur sa nuque blanche et lui donnaient cet aspect enfantin dont j’avais été déjà frappé.

Elle vint à notre rencontre d’un air ému mais ouvert, et la manière dont elle nous tendit à la fois ses deux mains témoignait plus d’attendrissement que de crainte.

— Asseyez-vous là, dit-elle ; Dieu nous fournit les siéges de ce beau salon d’été. N’est-ce pas un endroit où l’on voudrait pouvoir rester, vivre de ses propres pensées, et mourir sans se rappeler que le monde existe ?… J’ai bien des choses à vous dire, mais reposez-vous d’abord. Le chemin a dû vous lasser beaucoup.

— Oh ! moi, un chasseur, répondit Narcisse en s’asseyant à une certaine distance d’elle, sur un rocher plat du rivage, je ne me fatigue pas pour si peu ! Mon camarade est un naturaliste, habitué à de plus hautes montagnes et à de plus mauvais chemins. Mais vous, demoiselle ! je n’aurais pas cru que vous vous souviendriez si bien de vos promenades d’autrefois !

— Vous pouvez dire nos promenades, reprit-elle ; car nous sommes venus bien des fois ici avec nos sœurs. Notre pauvre Louise aimait beaucoup cet endroit ; vous en souvenez-vous ?

— Pardieu ! si je m’en souviens ! répondit Narcisse en levant les épaules pour étouffer un soupir ; je ne suis pas si vieux que j’aie oublié tant de choses qui sont tristes, et pourtant bonnes à se remémorer. La perte de ceux qu’on aime, c’est bien dur ! mais l’oubli, c’est pire que tout !

Mademoiselle d’Estorade ne parut pas comprendre le reproche, ou, si elle le comprit, elle ne voulut pas s’en justifier. Je la sentais, vis-à-vis de nous, dans une position excessivement délicate. La limite entre la confiance reconnaissante qu’elle croyait nous devoir et la câlinerie coquette d’une femme qui craint d’être trahie, était une nuance bien fine pour être saisie par elle, ignorante du monde, ou livrée si longtemps à l’isolement du cloître. Un mot, un regard au delà ou en deçà de cette limite l’eussent rendue impertinente vis-à-vis de nous, ou lâche envers elle-même. Je remarquai, avec surprise, comme elle sut rester dans la mesure et dans la grâce, dans le charme pénétrant et dans la chaste dignité. Narcisse ne s’en rendit peut-être pas aussi bien compte ; mais il le sentit et en fut secrètement dominé.

Je reconnus bien vite que mademoiselle d’Estorade avait l’esprit fin et délié des natures craintives et souffreteuses ; mais ce n’était pas un esprit de bossue ; elle n’avait pas de fiel et ne raillait qu’avec une douceur d’intention non équivoque. J’avais eu déjà la grande occasion de voir quel courage moral elle pouvait trouver dans sa conscience, en dépit de la sauvage timidité de ses habitudes. Soit supériorité d’expérience, soit désintéressement d’affection, je n’étais pas aussi scandalisé que Narcisse de l’inclination pour l’artiste. J’étais donc si bien disposé à l’indulgence, que je me laissais aller à l’admiration.

Elle causa avec Narcisse quelques instants, lui demandant des nouvelles de la sœur qui lui restait et de ses neveux, les enfants de cette sœur, qu’elle n’avait jamais vus.

— Mais je ne veux pas vous retenir trop longtemps ici, nous dit-elle. J’ai des secrets à vous confier ; je me suis demandé si j’aurais le courage de vous raconter ma vie. J’ai reculé ; mais, décidée à tenir une promesse (je devrais dire une prière) faite spontanément et sous le coup d’une certaine exaltation, j’ai passé la nuit à écrire, et c’est quelques pages que je vous demande d’écouter. Je n’ai aucun talent de rédaction. Prenez seulement pour sincère le résumé que je vais vous lire.

— Demoiselle, s’écria Narcisse en la voyant tenir d’une main fort tremblante les feuillets qu’elle venait de prendre dans sa poche, si cela vous coûte, ne lisez pas ; nous n’avons pas besoin de savoir pour nous taire !

— Je n’en doute pas, monsieur Pardoux, reprit-elle ; mais je tiens à votre estime, et je dois aux principes religieux que j’ai proclamés par mes années de renoncement au monde, de ne pas laisser dans votre opinion une tache sur ma conduite.

— Eh ! mon Dieu, nous savons bien que vous ne pouvez rien avoir de mauvais à vous reprocher ; nous avons craint seulement une amitié dangereuse…

— Eh bien, s’il en est ainsi, reprit-elle, vous me donnerez un bon conseil.

Et elle essaya de lire ; mais elle était trop émue intérieurement. La voix lui manqua dès les premières lignes.

— Tenez, me dit mademoiselle d’Estorade, je suis oppressée et sottement timide. Mon écriture n’est pas difficile à lire. Voulez-vous bien vous en charger ?

Je pris le manuscrit et lus ce qui suit :

« J’ai peu connu mon père. Il était bon et rude. Ma mère le craignait et le chérissait. Elle était frêle et douce, charitable et sainte. Elle m’éleva dans une piété ardente, mais toujours elle me prêcha l’indulgence pour les autres. Ses derniers entretiens avec moi furent pour me recommander de me préserver des passions.

» — Je les ai connues pour mon malheur, dit-elle. J’ai été éprise et jalouse de ton père. Je lui ai, par là, causé des chagrins que j’eusse pu lui épargner, et qui ont peut-être hâté sa mort ; car il était irritable et supportait avec une impatience douloureuse mes pleurs et mes injustices. Quant à moi, le chagrin et le remords ont certainement hâté le cours de ma vie. Dieu me pardonnera, je l’ai tant prié ! Mais ma fin est endolorie, épouvantée par la crainte de ton avenir. Pauvre enfant qui as hérité de ma sensibilité et de mon manque de charmes, pourras-tu garder ton âme tranquille et tout entière à Dieu ?

» Je voulus promettre à ma pauvre mère de me faire religieuse. Ce n’était pas alors précisément mon goût. Je n’aimais pas le bruit, il est vrai, et je n’aspirais pas à un monde que je ne connaissais pas ; mais j’aimais la vie de campagne et la liberté. Cependant, j’eusse engagé tout mon avenir sur un mot, pour adoucir les dernières heures de ma mère bien-aimée. C’était là mon unique devoir.

» Ma sainte mère repoussa mon vœu.

» — Non, non, dit-elle, point de promesses à moi, ni à toi-même, je te le défends.

» Et, comme j’insistais sur ce qu’elle m’avait dit des souffrances et des aveuglements inséparables des affections humaines trop exclusives, elle ajouta :

» — Je te défends de prendre le voile, si tu dois le prendre, avant l’âge de trente ans. Pour se soustraire aux devoirs de la famille, il faut une vraie vocation, et tu ne l’as pas maintenant.

» Nous revînmes plusieurs fois sur ce sujet dans ses moments de calme. Dans ces moments-là, l’espoir de la conserver me donnait le courage de lui parler de moi-même. Elle m’apprit de moi, ainsi que du monde, des choses que j’ignorais.

» — Pour être aimée de l’homme à qui l’on donne sa vie, me dit-elle, il ne suffit malheureusement pas de l’aimer de toute son âme, il faut encore lui plaire. Les hommes nous demandent plutôt des agréments que des vertus. Eh bien, ma fille, ces agréments que je n’ai jamais possédés, la nature ne te les a pas donnés. Comme moi, tu es mince, pâle, sans tournure, sans grâce, sans aptitude de coquetterie. Ta taille se voûte même plus tôt que n’a fait la mienne, et nos parents de Touraine, quand ils me voient de loin en loin, me disent : « Prenez-y garde, elle pourrait bien devenir bossue. » Si cela t’arrive, ma pauvre enfant, il ne faudra pas songer au mariage. Tu es, par moi, le dernier rejeton d’une race dégénérée physiquement. Mon père et ma grand’mère étaient valétudinaires, et ils sont morts jeunes comme je meurs. Dieu te permettrait alors de te consacrer à lui sans partage, et là, ma fille, tu trouverais certainement le vrai bonheur. Mais retiens bien ceci, qu’il faut être plus qu’en âge de raison pour contracter un hyménée si ambitieux et si sublime avec la divine sainteté.

» Je n’éprouvai aucun chagrin d’apprendre que j’étais ainsi disgraciée. Au contraire, ma mère, en me dévoilant les douleurs cachées et les humiliations intérieures de sa vie conjugale, m’avait inspiré un tel effroi de l’affection non partagée dans le mariage, que j’aspirai dès lors, sinon au cloître, du moins à la solitude, et j’étais, en quelque sorte, satisfaite de me dire :

» — Eh bien, puisque je suis ou dois être contrefaite, n’est-ce pas tant mieux pour moi ? Je ne me ferai pas de vaines illusions, et, sans espoir possible d’être aimée, je n’aimerai jamais que celui qui ne prise et ne récompense que la beauté de l’âme.

» Ce n’est pas ici le lieu de dire quel coup me porta la mort de ma mère. Je ne le pourrais pas, d’ailleurs. Je n’avais aimé exclusivement qu’elle au monde. Depuis longtemps, je la voyais dépérir, et je me faisais l’illusion que ma tendresse et mes soins prolongeraient sa vie. Je restai seule sur la terre. Une excellente amie d’enfance, Louise Pardoux, songea bien à venir habiter avec moi ; mais nous étions trop jeunes pour rester ainsi, sans chaperon, à la campagne. Sa sœur, que j’aimais aussi, allait se marier. Une de mes tantes, qui était bonne et riche, m’emmena en Touraine, dans une très-belle propriété, où elle voyait du monde.

» J’avais dix-huit ans, et tout, dans ce brillant monde, était nouveau pour moi. Mes cousines étaient belles et recherchées ; je ne sentis point de jalousie contre elles, mais je sentis bien mon infériorité, et, tout en les aimant sans effort, je m’attachai de plus en plus à l’idée du célibat.

» Dans notre voisinage, un riche propriétaire, nommé M. Gerbier, avait une belle résidence, et les deux familles se voyaient souvent. Alban était le second fils de M. Gerbier. Il était élégant, froid, rêveur. Mes cousines l’appelaient le beau dédaigneux. Cependant, on remarqua vite qu’avec moi seule il se départait de son humeur farouche. Il causait avec moi et semblait éprouver de la sympathie pour la boscotte ; c’est ainsi que m’appelait ma tante pour me taquiner et me forcer, disait-elle, à me tenir droite, chose qui m’était impossible, je n’osais pas trop l’avouer.

» Alban avait cette voix magnifique que vous savez, et, sans avoir étudié sérieusement la musique, il chantait à ravir. On l’admirait beaucoup dans son entourage et dans le nôtre. Quand il voulait bien chanter, on lui pardonnait sa mélancolie et sa froideur.

» Je l’accompagnais souvent au piano, et, pour le décider à se faire entendre (car il y faisait beaucoup de façons), j’avais quelquefois sur lui une certaine influence. J’avais l’air de pouvoir, seule, lui donner confiance dans son talent, qu’il affectait de dédaigner comme le reste. On remarqua notre bonne entente et on en plaisanta dans la famille. Je répondis ce qui était vrai : Alban n’était certes pas indifférent à l’effet qu’il pouvait produire sur les autres femmes ; s’il était à l’aise avec moi seule, c’est parce que j’étais absolument sans conséquence.

» À cette époque, je n’étais pas riche. Mes parents m’avaient laissé cette terre d’Estorade, qui est vaste, mais dont, grâce à ces beaux rochers que j’aimais tant et que j’aime toujours, le produit était mince. Ma pauvre personne ne faisait donc pas illusion aux chercheurs de mariage, et nul ne pouvait penser sérieusement que le fier Alban s’était épris de moi.

» Comme, tout au contraire, il songeait à épouser une de mes cousines et que l’on s’en doutait bien, les plaisanteries dont j’étais l’objet n’avaient rien d’amer, et j’en riais comme les autres.

» Malgré cette velléité d’hyménée, Alban n’était décidé à rien. Un jour que nous causions ensemble dans un coin du salon plein de monde, je le confessai, ou plutôt je le pénétrai. Ce talent de chanteur, cette belle voix dont il paraissait faire si peu de cas, c’était là l’orgueil, le rêve, la passion de sa vie. Il avait alors vingt-deux ans. Il avait fini toutes ses études, et son père le pressait d’embrasser un état. Il les critiquait et les méprisait tous. La musique était la seule chose qu’il crût digne de lui. Il parlait si vivement de l’art et de ce qu’il appelait l’artiste (c’était pour lui comme qui eût dit l’homme, le seul être digne de ce nom), que l’on remarqua l’émotion de son regard, et comme sa langue se déliait en me parlant.

» Moi, je ne m’étonnais pas de son enthousiasme pour la musique, que j’ai toujours aimée passionnément. Mais je l’exhortais à ne pas contrarier le vœu de sa famille pour une satisfaction toute personnelle, lorsque ma tante vint nous interrompre avec quelque dépit. L’excellente femme n’avait pas de jalousie pour ses filles ; elle croyait, de bonne foi, qu’Alban se faisait un jeu de me monter la tête pour se moquer de moi. Elle s’y prit maladroitement, et les quelques mots qu’elle lui dit pour lui reprocher son assiduité auprès d’une seule personne de sa famille furent entendus et mal interprétés. Alban lui-même s’y trompa. Il crut qu’on cherchait à l’engager, à le compromettre vis-à-vis de moi… Il répondit sèchement, sortit au bout d’un instant, et partit pour Paris le lendemain.

» Il s’y jeta dans la vie d’artiste, y mangea son avoir (l’héritage de sa mère), demanda ensuite ma cousine en mariage, fut refusé et perdu de vue entièrement par ma famille.

» Quant à moi, l’incident n’avait nullement troublé mon repos. Je me laissais toujours de bonne grâce plaisanter sur mon amitié mystérieuse pour Alban Gerbier. Cette amitié n’existait ni dans son cœur ni dans le mien ; je pouvais donc en rire.

» Je passai trois ans en Touraine, et, sur ces trois ans, deux hivers de trois mois à Paris. Je vis donc réellement le monde, et je dois dire que je ne le pris point en haine comme je m’y étais attendue. Je ne m’y jetais pas tout entière, comme mes cousines ; je n’allais pas au bal, et, en fait de spectacles, j’allais seulement aux Italiens. Je sortais peu ; j’étais souffrante fort souvent. La vie de Paris, et même celle de la campagne en Touraine, ne convenaient pas à ma santé. J’avais été élevée en montagnarde, assez pauvrement, et ce rude exercice, auquel nous sommes forcés ici, faute de chemins et de voitures, avait servi à me préserver des effets d’une constitution délicate. La vie en carrosse, comme je l’appelais, dans un air moins vif et moins pur que celui d’ici, me rendit si chétive que l’on craignit pour ma poitrine. Je contractai un aspect cacochyme, et j’y gagnai de ne prendre du monde et des plaisirs que ce qu’il me plaisait d’en prendre.

» J’aimais les relations douces, amicales, et je dois, je peux le dire, la conversation des hommes distingués. Je ne m’y mêlais guère, je n’étais pas de force ; mais j’écoutais et j’apprenais à penser et à raisonner. D’ailleurs, je me sentais plus à l’aise avec eux qu’avec les femmes. Celles-ci affectaient trop de me plaindre, et je n’avais pas besoin de cette continuelle pitié, moi qui prenais si bien mon parti d’avoir un rôle à part dans la vie, et de ne rivaliser sur aucun point avec elles. Les hommes me paraissaient et m’ont toujours paru plus indulgents ou plus délicats dans leur compassion. Du moment qu’on ne leur demande que de l’estime et de la sympathie sans avoir la moindre idée de leur plaire, ils portent, dans ce genre de relations, une franchise et un sentiment de véritable protection que l’on ne rencontre pas toujours chez les femmes.

» Cependant, quand j’eus atteint ma majorité, je pris, brusquement en apparence, le parti de revenir dans ma province et de m’ensevelir dans la retraite. Ce fut une grande surprise pour ma tante, car je venais d’hériter d’un vieux parrain qui m’avait prise en affection et qui me laissait trente mille livres de rente en biens-fonds. Dès lors, j’étais très-mariable, je n’étais plus boscotte, j’avais même une figure agréable, et les partis se présentaient. Je n’avais qu’à choisir.

» Mais j’avais fait mes réflexions durant ces trois années. J’avais pris assez d’expérience et de jugement pour comprendre que, si je n’avais plu à personne dans ma pauvreté, je ne pouvais avoir acquis, par le fait d’un testament imprévu, le don de charmer les yeux. J’avais assez de la vie oisive et facile ; ma santé s’y perdait, et mon âme n’y trouvait qu’un sentiment sans grandeur et sans vrai profit. J’étais restée, sans qu’il y parût beaucoup, aussi pieuse que ma mère m’avait faite ; j’avais besoin d’enthousiasme et de dévouement. Les circonstances et le commerce du monde avaient retardé, mais non attiédi l’élan de ma foi. Riche, j’avais d’ailleurs des devoirs nouveaux. Je voulais me consacrer au soulagement des malheureux, et particulièrement à l’éducation des enfants pauvres : j’adore les enfants ! Je devais, je voulus servir de mère à des orphelins.

» Il y eut un grand combat dans ma famille pour me retenir. Je ne cédai point. Je vins ici revoir ces lieux tout parfumés du souvenir de ma mère ; puis je m’occupai de la fondation de l’établissement que je dirige, et, jusqu’à ce jour, j’y ai donné tous mes soins… »

— Et vous y avez trouvé le bonheur ? dit Narcisse à mademoiselle d’Estorade, en interrompant, malgré lui, ma lecture.

— Le bonheur, n’est-ce pas ce que je cherchais ? répondit-elle avec douceur et tranquillité. Il s’agissait, non pas de me satisfaire, mais de m’utiliser.

Elle me fit signe de poursuivre, mais en se détournant un peu, comme si ce qui allait suivre eût dû lui causer quelque confusion.

Je repris son récit :

« Je menais depuis six ans cette vie régulière, sans vouloir m’asservir à la profession religieuse, et sans vouloir même y songer avant l’âge que ma mère avait fixé pour ma liberté sur ce point, lorsque, l’année dernière, comme j’étais venue à Estorade pour renouveler le bail de mes vieux fermiers, je fus surprise par une rencontre imprévue.

» La soirée s’avançait, et j’étais seule au château, dans ma chambre, perdue dans la contemplation d’un beau ciel d’orage. Le tonnerre grondait et la pluie commençait à tomber, lorsque j’entendis une admirable voix d’homme chanter, sous le balcon, le passage du Comte Ory :

Dame de beauté,
Donnez-nous de grâce
L’hospitalité !

» J’ai toujours été enjouée, jamais prude, et, sans songer à reconnaître la voix d’Alban Gerbier, après huit ou neuf ans d’oubli complet, je me mis à rire, en me penchant sur le balcon, pour faire voir au chanteur imprudent la figure et la taille de celle qu’il appelait dame de beauté.

» Il trouva alors dans sa mémoire ou il improvisa un autre fragment musical pour me dire qu’il s’était égaré à la promenade, que la nuit s’annonçait bien mauvaise, et qu’il demandait un abri. Je lui envoyai le père Bondois, mon portier à la ville, mon écuyer à la campagne. On le conduisit chez le fermier, qui l’hébergea, et où il apprit qui j’étais, car nous ne nous étions reconnus ni l’un ni l’autre.

» Je ne le vis pas avant le lendemain matin. Il demanda à me parler au moment où je remontais en voiture pour retourner à mon couvent.

» Il se nomma et me fit connaître sa position précaire, que j’ignorais entièrement. Il s’appelait depuis longtemps Albany, il avait eu quelques succès dans les grandes villes et même à Paris ; mais il n’avait, en somme, rencontré que fort peu la gloire, et pas du tout la fortune. Je le plaignis et l’exhortai à retourner auprès de son père. Il me promit de le faire, sinon avec la résolution de renoncer à la vie d’artiste, du moins avec la ferme intention, disait-il, de reconquérir l’affection qu’il avait froissée. Mais, pour effectuer ce projet, il lui fallait passer quelques jours à la Faille pour remplir l’engagement d’y chanter, et avoir de quoi faire le voyage de Touraine.

» Je lui offris de lui prêter la somme nécessaire. Il refusa avec sa hauteur accoutumée.

» — Dès lors, lui dis-je, notre entrevue était inutile. J’ai choisi une position qui me fait un devoir d’obliger tous ceux qui réclament mon dévouement, et même d’aller au-devant des besoins de ceux qui, comme vous, sont trop fiers pour le réclamer. Si je ne puis rien pour vous, permettez que je vous quitte : mon temps ne m’appartient pas.

» Je fus un mois sans le revoir et sans entendre parler de lui, bien qu’il chantât au théâtre de la ville, et que les répétitions des chœurs d’opéra vinssent quelquefois se mêler, comme un bizarre et infidèle écho, aux chants de nos religieuses dans la chapelle.

» Un matin, je reçus la visite du docteur Fourchois. C’est un très-excellent homme, peu riche, qui s’adresse souvent à moi pour ses malades indigents. Je le connais depuis mon enfance. Cette fois, il me demandait des secours pour un pauvre chanteur que la troupe de passage avait été forcée de laisser à la Faille, où il avait été pris d’une fluxion de poitrine assez grave. Ce jeune homme laborieux, mais imprévoyant, manquait de tout, et, grâce à la méfiance des bourgeois et des artisans de petite ville pour tout ce qui s’intitule artiste, il était littéralement abandonné, presque mourant, sur un grabat.

» Je lui envoyai une garde, des médicaments, du linge, enfin tout ce qui lui était nécessaire, en priant toutefois le docteur de n’en rien dire. Que de lazzis n’eût-on pas faits dans la ville, en apprenant qu’une abbesse (on s’amuse à m’appeler ainsi quelquefois) s’occupait de secourir et de faire soigner un comédien !

» Le docteur fut discret ; mais Albany se préoccupa beaucoup, lorsqu’il fut guéri, d’une petite somme que j’avais fait glisser dans son tiroir, pour le mettre à même de retourner chez ses parents, et il arracha au docteur l’aveu de la part que j’avais prise à sa situation. Il me fit demander alors la permission de venir me remercier et de me signer un billet avant son départ. J’espérais lui être utile en le maintenant dans ses bonnes résolutions, et je le reçus au parloir.

» Il était si changé et si faible encore, qu’il me fit peine. Il se montra plus reconnaissant de mes services qu’il n’était nécessaire, surtout envers moi, dont le devoir est d’agir comme je fais, et qui ne lui avais témoigné rien de particulier dans mon intérêt pour sa détresse. Il fut plus expansif et plus affectueux que je ne l’avais connu autrefois. Son esprit avait beaucoup gagné, et, bien qu’il n’eût pas dû voir toujours très-bonne compagnie dans sa vie errante, ses bonnes manières n’avaient rien perdu. Assez pauvrement habillé et les traits ravagés par la fièvre, il était toujours, ou du moins je croyais retrouver en lui l’élégant rêveur et le beau mélancolique d’autrefois.

» Il me remercia avec une certaine effusion ; il avait vu de près une mort affreuse, la mort au sein de la misère et de l’abandon. Sa fierté était ébranlée. Il écouta mes remontrances, me jura d’aller implorer le pardon de son père, et me demanda la permission de m’écrire pour me faire part et me bénir encore du bonheur que, grâce à moi, disait-il, il allait enfin trouver dans l’accomplissement de ses devoirs et la tendresse de sa famille. Il voulait aussi, dès qu’il serait chez lui, me renvoyer l’argent que je lui prêtais. Je dus y consentir pour ne pas froisser sa délicatesse.

» Au bout d’un mois, je reçus de lui une lettre datée de Toulouse. Il avait été forcé, disait-il, d’y aller chanter pour satisfaire à une dette d’honneur qu’il n’avait pas voulu m’avouer, dans la crainte que je voulusse ne la payer. Il comptait partir pour la Touraine au mois de janvier.

» Je ne crus pas devoir lui répondre. Je me méfiais de sa parole. Je croyais qu’il ne cherchait que des prétextes pour y manquer.

» Il m’écrivit, au 1er  janvier, qu’il partait le lendemain. Sa lettre était pleine d’affection, de gratitude et de tous les meilleurs sentiments. Il faisait un retour sur le passé pour me rappeler la sympathie que l’on nous attribuait autrefois l’un pour l’autre, et qui, de sa part, était vive et sincère. « Vous avez peut-être, à cette époque, » disait-il, « trouvé mon brusque départ peu affectueux. C’est la faute de votre tante, qui me reprochait de prétendre à vous plaire. Hélas ! je ne visais pas si haut ! Je savais fort bien que vous formiez dès lors l’unique vœu de vous retirer du monde, comme vous l’avez fait depuis. Votre caractère me semblait tellement supérieur à tout ce qui vous entourait et à moi-même, que j’eusse à peine osé aspirer à une amitié fraternelle. Est-il trop tard pour que j’y aspire encore ? Mes erreurs et mes fautes m’en ont-elles rendu indigne ? Le ciel sait pourtant que je n’ai rien à me reprocher contre l’honneur, et que j’ai été aux prises avec des circonstances auxquelles peu de consciences résistent. Je suis un homme éprouvé, et j’ose dire invulnérable. Rendez-moi donc cette confiance et cette estime que vous m’accordiez autrefois. Donnez-moi de vos nouvelles, ou, si c’est trop de bonheur et de consolation pour moi, lisez du moins mes lettres. Ce sont celles d’un homme qui n’oubliera jamais l’attachement et le respect qu’il vous doit. »

» Il m’écrivit d’autres lettres sur ce ton ; mais, plutôt que de les transcrire par fragments, j’en mettrai l’original sous les yeux des personnes qui doivent me lire… »

— Dois-je en donner lecture ? demandai-je à mademoiselle d’Estorade.

— Non, dit-elle en se levant ; ce serait vous fatiguer inutilement pour moi qui les ai lues et relues. Veuillez les lire des yeux avec M. Pardoux, je désire que vous vous formiez une opinion sur celui qui les a écrites, et que vous ne l’accusiez pas d’avoir voulu exploiter mon cœur et ma bourse, car cela n’est pas.

Elle s’éloigna un peu de nous et alla s’asseoir dans les rochers, au-dessus de la prairie, mais sans nous perdre de vue.

Je lus avec Narcisse les lettres d’Albany.

Elles étaient d’un esprit cultivé et d’un homme intelligent. Le ton de familiarité amicale qu’il y prenait parfois eût pu sembler déplacé envers une personne qui, de son propre aveu, ne lui avait répondu que rarement et avec beaucoup de mesure et de retenue ; mais l’enthousiasme de respect et de vénération qu’il affichait pour sa bonne sainte, son ange gardien, sa douce madone, était un correctif dont mademoiselle d’Estorade avait pu ne pas se défier. Il avait écrit une douzaine de ces lettres singulières, dont le but n’était pas facile à pénétrer. Il y en avait d’assez éloquentes, toutes étaient spirituelles, tantôt enjouées, tantôt mélancoliques. La dernière était triste et attestait, par certains airs de reproche, que mademoiselle d’Estorade ne s’intéressait à lui que comme une sœur de charité à un malade.

Le caractère que je lui avais attribué en causant avec lui se révélait clairement dans ces lettres. Un orgueil déplacé, exagéré, lui faisait, à chaque pas, perdre le bon chemin. Il s’en allait à reculons dans sa carrière, se plaignant de tout le monde, dénigrant toutes les occasions qu’il avait manquées, et ne voyant rien qui fût digne de lui ou de ses regrets. Mille projets vagues et fantasques se croisaient dans sa cervelle. Il se croyait certain de passionner l’Italie ; mais le goût était perdu en Italie, et il craignait de s’y amoindrir. Il avait des velléités de fortune immense en Amérique ; mais les Américains étaient incapables d’apprécier un artiste qui ne voulait pas faire de puffs et de réclames, et il reculait devant la nécessité de se mettre dans les mains d’un exhibiteur.

Il trouvait tous les projets admirables au premier abord, et annonçait des combinaisons excellentes qui se changeaient en déceptions avant le moindre commencement d’exécution. Il démolissait alors avec beaucoup d’esprit et de jugement l’édifice que ses illusions avaient élevé avec enthousiasme. Mais, à force d’ébaucher et d’effacer le tableau de son avenir, il restait devant une toile blanche. Ces réflexions qu’il recommençait à faire, après les avoir ressassées pendant dix ans, avaient pu paraître nouvelles à mademoiselle d’Estorade. Pour moi, elles me semblèrent de tristes redites d’un thème usé. La vie de ce jeune homme était manquée. Il était trop tard pour qu’il s’arrachât à cette habitude de courir la bohème, dont il parlait avec mépris comme d’un pis aller où le rejetaient l’injustice et l’ignorance d’autrui, mais où, pour son malheur, il se plaisait à son propre insu, par la seule raison qu’il s’y trouvait dans des conditions où il pouvait primer son entourage. C’est là le secret de beaucoup d’existences d’artistes de province, et ce serait, en somme, un assez bon secret, s’ils en prenaient bravement leur parti ; mais bien peu le prennent et acceptent sans aigreur une position secondaire. Presque tous se disent et se croient méconnus. Malgré tout son esprit, Albany ne faisait point exception et donnait en plein dans ce travers ridicule.

La plupart des lettres que nous lisions avaient été écrites chez son frère, en Touraine. Il racontait y avoir été accueilli avec douceur et bonté. Mais on n’avait pas tué le veau gras pour son retour. On s’était également abstenu de transports de joie et de reproches inutiles. Il s’était laissé conseiller d’abandonner l’art et de se faire une petite position industrielle ou administrative ; mais il n’avait voulu s’engager à rien, et il parlait de sa famille en termes convenables, il est vrai, mais avec un fond de tristesse qui frisait l’amertume et le dépit. S’il n’était rien et ne savait rien être, c’était toujours parce que les autres ne l’avaient pas assez aidé. Du reste, il montrait de la délicatesse, et s’irritait presque des nouvelles offres de service que paraissait lui avoir faites mademoiselle d’Estorade.

— Qu’est-ce que tout cela ? me dit Narcisse quand nous eûmes fini de lire. Je vois bien que ce garçon est un douillet qui craint d’écorcher ses mains blanches au travail utile. Je le savais de reste ! Mais pourquoi, lui qui n’aime que lui-même, qui ne demande aux femmes que du plaisir, aux hommes que des applaudissements, qui, enfin, n’a jamais connu ni l’amitié ni l’amour, fait-il un si grand étalage de sentiments tendres et honnêtes pour mademoiselle d’Estorade ? Ce n’est pas de la vraie reconnaissance ; il est ingrat comme trente chats ; je le sais, moi qui l’ai obligé maintes fois ! Est-ce un calcul pour l’avenir ? Veut-il lui montrer du désintéressement et de l’orgueil, pour mieux la plumer ensuite ?

— Ce serait possible, répondis-je ; pourtant, je ne le crois pas, et vous-même, vous n’avez rien de trop sérieux à lui reprocher ?

— C’est vrai ! Eh bien, alors ?

— Eh bien, alors, ou il est amoureux de sa bienfaitrice, ou il y a, dans un coin de ce cœur sec, une certaine faculté de comprendre et de chérir une nature d’élite. Peut-être encore l’orgueil d’inspirer de l’intérêt à une personne si haut placée dans l’estime publique y trouve-t-il son compte. Il n’a pas été gâté, probablement de ce côté-là, depuis dix ans de mauvaise compagnie !

— Bah ! bah ! dit Narcisse repoussant les lettres avec humeur, il songe à l’épouser, et, quand il vous a dit qu’elle était trop horrible, il cachait son jeu ! Je gage que sa fortune le tente, et que…

— Attendez, mon ami, lui dis-je, nous allons peut-être savoir à quoi nous en tenir ; voici mademoiselle d’Estorade qui revient vers nous.