Narcisse (1858)
Calmann Lévy (p. 1-26).
II  ►


I


Quand, pour la première fois, en 1846, je fus envoyé à la Faille-sur-Gouvre, la ville était malpropre, comme la plupart des villes de France, laide en ce sens qu’à l’exemple général du temps, on s’était acharné à l’embellir sans goût, et à détruire sans discernement ses vieux édifices ; mais elle était bien située au bord d’un plantureux ravin, et le faubourg offrait encore des rues tortueuses, grimpantes, d’un effet original, et des groupes d’anciennes constructions assez pittoresques.

Quand le destin m’y amena, je mis pied à terre avant d’arriver, et, m’étant enquis du nom de l’hôtel où le conducteur de la diligence déposerait mon bagage, j’entrai seul et pédestrement dans la ville.

J’avais une lettre de recommandation, une seule, et pour cause. Je ne m’occupai pas de mon gîte ; je demandai la place de la Comédie (vieux style), on dit aujourd’hui la place de la Maison-de-Ville, bien que le théâtre, la mairie et le tribunal vivent encore en bonne intelligence sous le même toit.

— C’est toujours tout droit, répondit-on.

Et, en effet, je me trouvai, au bout d’une longue rue, sur la place en question. Elle n’était pas grande : la maison de ville au fond, une maison bourgeoise à droite, un café à gauche. C’est à ce café que j’avais affaire.

Un grand et gros homme blond, jeune, d’une belle figure, agréable et douce, allait et venait d’une table à l’autre, tutoyant la plupart des consommateurs de son âge, tutoyé par ceux qui paraissaient avoir atteint la cinquantaine. Je demandai à la servante, qui m’indiquait une table vacante, où était le propriétaire de l’établissement, M. Narcisse Pardoux. J’avais à dessein prononcé son nom en le regardant. Il m’entendit malgré le grand bruit qui se faisait dans le billard, dont les portes ouvertes envoyaient jusqu’à nous d’épais nuages de fumée de pipe, et, sans paraître se distraire de ses nombreux consommateurs, il vint à moi et me dit en se penchant :

— Êtes-vous M. E…, de la part de M. T… ?

À quoi je répondis à voix basse :

— Je suis M. E… et je vous apporte une lettre de M. T…

— C’est bien, reprit-il.

Et, appelant Jeannette :

— Conduisez monsieur au jardin, lui dit-il tout bas.

Je suivis Jeannette, qui me fit traverser une petite rue derrière la maison. Elle poussa une porte et se retira en disant :

— M. Narcisse va venir.

J’étais entré dans un jardin bien fleuri et bien tenu. Il y avait, à gauche, une sorte de boulingrin planté d’arbustes, et surmonté d’un kiosque qui semblait approprié au même usage que le café d’où je sortais.

M. Pardoux vint me rejoindre presque aussitôt et me fit monter dans ce kiosque, sorte de tente couverte en zinc, où Jeannette nous apporta de la bière, des cigares et quelques liqueurs à choisir.

Je dirai très-succinctement le but de mon voyage dans cette ville, où je ne connaissais pas une âme. J’étais chargé, par le directeur d’une association de capitalistes sérieux, de faire des études sur la localité, en vue de l’établissement d’une exploitation industrielle d’une assez grande importance. M. Pardoux avait eu et suggéré cette idée, qui avait été traitée de rêve par les indigènes. Il s’était adressé à l’homme de progrès et d’intelligence dont je lui remettais la lettre. On m’envoyait vers lui pour qu’il me mît à même d’examiner son projet et d’en vérifier les chances de succès.

Il me les exposa avec beaucoup de logique et de clarté. Je reconnus vite en lui l’homme sans culture, mais doué du génie du bon sens, qui avait écrit plusieurs lettres remarquables à M. T…, mon directeur et mon ami, et, comme je me montrai disposé à le croire et à commencer mes études avec confiance, le bon Pardoux se livra à une joie enthousiaste.

— Enfin ! s’écria-t-il, voilà cinq ans que je m’époumone à dire à tous les gros bonnets de pays qu’il y a pour eux et pour les pauvres, une fortune dans mon idée. Et ils ne font que lever les épaules en répondant toujours :

» — Ça coûterait trop cher à établir !

» Eh bien, je le savais, moi qui n’en ai pas appris plus long qu’eux tous, que la science réduirait les dépenses à cent pour cent au-dessous de ce qu’ils imaginent ; et, comme je suis sûr de n’avoir calculé les profits certains qu’au minimum, comme vous allez, sans prévention et tranquillement, vous en convaincre en très-peu de temps, je peux dire enfin que notre petit pays va devenir un des plus aisés et des plus utiles de la France, au lieu de croupir dans la paresse et la misère. Oui, oui, je vas le leur dire, à ces beaux esprits…

— Un moment ! repris-je en arrêtant le bon jeune homme. Si vous voulez que votre idée aboutisse, il y faut le secret le plus absolu pendant quelques mois.

— Pourquoi ça ? Vous craignez la concurrence ? Ah ! bah ! il n’y a pas de risque ! Ils sont trop poltrons de leur argent pour risquer un sou avant de voir le succès ; alors ils regretteront leur incrédulité, mais il sera trop tard !

— Permettez, lui dis-je, nous avons l’expérience des entreprises ; quelle que soit la couardise des habitants, dès que le bruit d’un établissement soutenu par des capitaux se répandra dans l’air du pays, tous ces gens qui raillent aujourd’hui continueront de railler, et même ils railleront davantage, voulant se tromper les uns les autres pour avoir chacun le monopole d’une fortune à faire. Et chacun d’eux agira en secret pour obtenir du gouvernement le privilège de l’exploitation. C’est à vous de savoir si vous voulez que quelqu’un d’eux en profite ; alors je me retire, et leur laisse le soin d’étudier eux-mêmes la question, s’ils en sont capables.

— Il n’y en a pas un ! Ce sont des ânes ! Et trop avares pour dire à un savant comme vous : « Travaillez à notre compte ! »

— Alors, comme de mon côté je ne consentirais, à aucun prix, à les servir, taisez-vous et laissez-moi faire. Votre but n’a jamais été d’enrichir monsieur tel ou tel de cette ville ou des environs ?

— Non, certes ! c’est en vue du pauvre monde que je rêve une industrie chez nous. Et puis l’amour du clocher, l’amour-propre si vous voulez ! Je serais fier et content de voir nos rues bien pavées et éclairées au gaz, nos campagnes assainies, nos rues plus passagères, notre nom moins inconnu du reste de la France.

— Vous aurez tout cela si votre idée est réalisable ; quant à vous, en particulier, je suis chargé de vous demander quel prix vous attribuez à votre initiative, et à souscrire à vos désirs sans conteste, en cas de succès.

— Quoi ? que voulez-vous dire ? me payer ?

— Vous donner une part dans les profits : c’est trop juste !

— Je ne veux rien ! s’écria Narcisse Pardoux avec l’accent de l’enthousiasme. Moi, vendre mon idée ? Jamais ! C’est une idée qui m’a été transmise par mon pauvre père. C’est Dieu qui la lui avait envoyée. Je crois honorer sa mémoire en faisant le bien. Si ça réussit, je serai bien assez récompensé !

Et, comme j’insistais, il ajouta :

— Eh ! mon cher monsieur, sans faire le grand homme et le romanesque, je peux et dois refuser. Voyez : si le pays entre en prospérité, mon établissement, qui ne va déjà pas trop mal, ira vingt fois, cent fois mieux, et ce serait alors à moi d’offrir un payement ou un cadeau à ceux qui auront mis les choses sur ce pied-là.

Il n’en voulut pas démordre. Il y avait en lui une candeur et en même temps une solidité de caractère qui me gagnèrent le cœur. J’étais heureux de rencontrer cette belle nature dans un milieu où le désintéressement et le dévouement sont rares. Je ne me sentais plus triste et seul dans ce pays inconnu. J’avais un ami.

Nous convînmes de nos faits. Il s’agissait pour moi de passer quelques jours dans la ville, de m’éloigner ensuite pour parcourir tous les environs, de revenir mettre mon travail en ordre, enfin, de rester, au besoin, quelques semaines dans ce pays, et de n’éveiller les soupçons d’aucun habitant sur le but de mon séjour et de mes courses.

Quelque chose que je fisse, je devais certainement devenir vite un objet de curiosité, peut-être d’inquiétude ; mais, cela étant inévitable, je ne pouvais que donner le change en me posant en voyageur naturaliste, en me liant avec très-peu de personnes, et en usant, s’il le fallait absolument, de quelque dissimulation. Ma conscience ne s’en alarmait pas : j’avais un but honorable et utile. Le plus embarrassant, c’était de ne pas étaler aux regards un certain matériel d’instruments qui devait m’être expédié de Paris pour mes expériences.

— Vous serez mal à l’hôtel, me dit mon nouvel ami. Vous pouvez louer dans une maison particulière ; mais ce sera annoncer que vous voulez séjourner, et la curiosité vous assiégera. Tenez, voici ce que je vous propose : Louez une chambre pour la nuit à l’auberge, et venez passer ici vos journées de travail sédentaire. Je vous abandonne la jouissance exclusive de ce jardin, dont vous aurez les clefs, et où personne ne mettra les pieds en votre absence. Vous installerez vos instruments dans ce kiosque ; il est assez vaste, et, caché comme il l’est dans les arbres, nul ne peut voir ce qui s’y passe. Je me charge de vous y nourrir.

— C’est fort bien ; mais que dira-t-on ? Vos pratiques n’ont-elles pas coutume de venir ici ?

— Non ! je prête quelquefois le kiosque à des amis intimes pour de petites réunions particulières ; mais c’est rare, et je saurai trouver des prétextes pour le leur refuser. Je dirai que j’y ai déposé des marchandises, qu’il est en réparation, que sais-je ? nous trouverons bien.

J’acceptai, et il me prit par le bras pour me faire examiner l’heureuse situation du jardin.

C’était un carré long, peu large, et assez profond. Le tertre en occupait la première moitié et n’y laissait de place qu’à une allée droite, bordée de beaux rosiers fleuris, qui conduisait à l’autre moitié, unie et dessinée en parterre. Le tertre et le kiosque étaient adossés à un vaste pignon sombre et nu : c’était le derrière du théâtre. Un revêtement de pierre de taille séparait le reste de notre parterre du jardin de la maison de ville. Je grimpai sur une brouette et vis que, le sol de ce jardin étant un peu plus bas que celui du jardin Pardoux, je pouvais voir, si j’en avais la fantaisie, sans être vu, à moins que l’on ne prît la peine d’apporter une échelle.

Le fond de mon jardin s’ouvrait librement sur une terrasse solidement construite, d’une dizaine de mètres d’élévation. À droite et à gauche s’étendait, à peu près sur le même alignement, une zone de jardins d’agrément ou de rapport.

Au bas de ce petit rempart, de vastes prairies descendaient, en pente rapide, jusqu’à la Gouvre, joli ruisseau bordé de beaux arbres. Puis le terrain, herbu et cultivé, se relevait jusqu’à l’horizon, très-rapproché, mais découpé par des massifs de verdure et de jolis enclos rustiques. J’avais donc là les yeux en pleine campagne ; pas d’habitations ni de chemins au-dessous de moi ; un beau silence, absence complète de passants curieux ou d’enfants tapageurs.

— Le pré là-dessous est à moi, me dit mon hôte. Il est bien clos : vous n’y verrez jamais que ma vache, qui se garde toute seule. Maintenant, par ici, ajouta-t-il en me montrant la gauche du parterre, vous n’êtes séparé du voisinage que par cette longue petite barrière en treillage ; mais c’est tout ce qu’il faut. Personne ne vient jamais dans cette partie du couvent.

— C’est donc là un couvent ? lui dis-je en regardant le toit en ressaut très-bas, couvert d’ardoises rongées de mousse, d’une construction voisine dont les volets vermoulus étaient fermés, et que dépassaient quelques clochetons d’ardoise neuve, partant de plans plus éloignés.

— C’est un couvent de filles, s’il vous plaît, répondit le cafetier. Elles sont cinq là-dedans, quatre nonnes qu’on appelle des sœurs bleues, et la pauvre mademoiselle d’Estorade… Quand je dis pauvre, c’est parce qu’on plaint toujours une vieille fille ; car, du reste, elle a une belle fortune, et c’est elle qui a fait restaurer ce vieux petit couvent, et qui y entretient une école gratuite d’orphelines. Elle vit là dans la haute dévotion ; tout son bien passe en charités. On ne la voit plus jamais. Je crois qu’elle a, ou qu’elle doit prononcer des vœux… Moi, ça m’est égal, quoique je lui en veuille un peu de n’avoir pas consenti à me vendre ce bout de jardin, qui aurait élargi convenablement le mien, et dont elle ne sait que faire ; car le couvent possède, derrière ce gros mur qui forme le carré, du côté de la terrasse, un enclos superbe. C’est donc pour cette pauvre petite bande de terre que vous voyez là, qui ne lui sert à rien, puisqu’on y laisse pousser les orties et les mauves sauvages, qu’elle s’est obstinée à me contrarier. On dit que les dévotes sont têtues ! je le vois de reste.

— Mais ne trouvez-vous pas, cependant, que votre jardin, élargi de cette bande de terre, et allant toucher jusqu’aux fenêtres de ces bonnes recluses, eût pu devenir fort gênant pour elles ?

— Non ! puisque mon jardin n’est pas public, et que, d’ailleurs, cette partie des bâtiments du couvent n’est ni réparée ni habitée. Quand je vous dis que ces dévotes… Mais laissons-les tranquilles. Je ne veux pas m’en chagriner ; au contraire, je m’en réjouis à présent, puisque vous avez besoin de solitude, et que cette disposition du terrain est cause que je n’ai pu faire de mon jardin, trop étroit, une salle de danse pour les bals d’été. Il est donc libre, et il est à vous !…

Quelques jours après, j’étais installé dans le kiosque, qui avait pris, entre Pardoux et moi, le titre de cabinet de travail, vu qu’il m’en offrait toutes les aises. Il était propre, frais et parfaitement solitaire. J’y passais mes soirées, après avoir couru les alentours de la ville tout le matin, et souvent l’après-midi. Quand j’avais rapporté et mis là mes échantillons, je n’avais plus que l’étroite ruelle à traverser pour aller prendre mes repas dans une chambre particulière du café, avec mon brave Pardoux, qui s’attachait à moi autant que je m’attachais à lui, et qui, peu à peu, découvrait ce qu’il appelait des trucs pour faciliter la liberté de mes démarches et assurer le mystère de ma retraite.

En somme, rien n’était plus simple que de venir, soir et matin, manger avec lui dans une chambrette isolée, donnant sur la ruelle. Au-dessous était une porte dérobée, en regard de celle du jardin. Mon ami n’avait pas de famille : il avait perdu sa mère et son vieux père, dont il ne parlait qu’avec de grosses larmes dans les yeux, et qui, certes, devaient avoir été gens de bien, pour avoir formé un tel fils. La vieille Jeannette était une fille très-fidèle et très-sûre, chargée de son service personnel. La ruelle, qui s’enfonçait vers le couvent, entre des murs de jardin, était aussi déserte que la place de la Comédie et la façade du café étaient bruyantes et animées. Il était bien rare que quelqu’un nous vît entrer dans le jardin ; et que pouvait-on trouver d’étrange à nous voir chercher là un peu de fraîcheur et de silence en fumant nos cigares ?

Narcisse n’y restait qu’un instant. Actif et riant, toujours occupé de sa nombreuse clientèle, dont il stimulait la dépense par une confiance sans bornes et une habile générosité envers les boute-en-train insolvables, il ne s’asseyait que pour manger, ou plutôt pour me regarder manger ; car il ne vivait que de bière et de café. Il se couchait à deux heures du matin ; à six, il était debout, surveillant les préparatifs de sa journée de débit, qui commençait à neuf heures. Cette vie fatigante ne le préservait pas d’être gras comme un Flamand ; mais, ce qui est plus surprenant, cet embonpoint lymphatique ne l’empêchait pas d’avoir l’esprit et le cœur aussi actifs que le corps.

J’avais commencé mes études. Chaque pas, chaque observation, comme chaque essai scientifique, me conduisaient à penser que Narcisse Pardoux ne s’était pas trompé dans ses appréciations instinctives. Un jour, je lui annonçai avec joie une presque certitude. Je venais de faire un voyage de quarante-huit heures dans les environs. Notre dîner, qui ne durait jamais plus de vingt minutes, se prolongea un peu plus que de coutume. On l’appela ; je passai dans ma petite Thébaïde, et, comme j’avais beaucoup marché, je me permis d’aller respirer le frais sur la terrasse, au fond du parterre, avant de m’enfermer dans mon cabinet de travail.

On était à la fin d’août. Les jours baissaient rapidement, mais les soirées étaient chaudes et sèches. Le ciel, un peu orageux, était, en ce moment, comme un marbre précieux tout veiné d’or sombre et de pourpre enfumée. Ses reflets étaient déjà éteints sur le paysage, et il était encore éblouissant à regarder. Deux jeunes tilleuls ronds et trapus, qui ombrageaient la terrasse, se remplirent de noctuelles et de sphinx bourdonnants, que chassaient, de temps en temps, de légères brises courant comme en spirales dans le feuillage. Les fleurs du parterre, luxuriant dans cette arrière-saison, exhalaient des parfums si exquis, que je me trouvai barbare et brutal de fumer du tabac au milieu de ces purs aromes. Je jetai mon cigare et m’enivrai de la splendeur de cette belle soirée.

La campagne était muette, et la ville aussi, du côté de la place, circonstance dont je ne songeai pas à m’étonner. De temps en temps seulement, j’entendais un vague murmure et des sons d’instruments, comme si une porte, ouverte par moments, eût donné passage au bruit d’un bal dans quelque maison voisine. Quoi que ce fût, cela se passait envers moi si discrètement, que j’admirai de nouveau l’isolement de ma retraite au cœur de la ville.

Je m’étais assis sur le cordon de pierres plates de la terrasse, le dos appuyé contre le pilastre qui terminait le massif de maçonnerie entre mon parterre et le jardin de la maison de ville. Tout à coup j’entendis parler si près de moi, que je me retournai comme pour répondre à une question qui semblait m’être adressée :

— Eh bien, qu’est-ce que tu fais là ?

Mais je ne vis près de moi que la pierre de taille, et, au-dessus de moi, que l’épais ombrage des tilleuls de la maison de ville, qui semblaient s’étendre vers ceux de Narcisse Pardoux, comme pour les caresser en bons voisins de même âge.

Cependant la voix reprit :

— Oh ! tu as beau ne pas répondre, je vois bien que c’est toi qui es là ! Je ne suis pas encore aveugle, et ton chapeau à plumes blanches… Tiens, je te le jette en bas de la terrasse, si tu ne réponds pas !

C’était une voix de femme, une voix jeune, rendue très-jeune et très-âpre par un accent de colère. Comme je n’avais sur la tête aucune espèce de chapeau, et encore moins de chapeau à plumes blanches ; comme, d’ailleurs il était impossible que l’on me vît du jardin voisin, qui était plus bas de niveau, j’écoutai comment répondrait le personnage interpellé, lequel, apparemment, n’était séparé de moi que par l’épaisseur du pilastre.

À ma grande surprise, ce fut une voix d’homme qui reprit :

— Voyons, folle, est-ce que je me cache ? Veux-tu bien me rendre mon chapeau ? Après ça, jette-le si tu veux, il n’est pas à moi !

— C’est donc ça qu’il te va si mal ! Mais pourquoi essayais-tu de grimper par là ?

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Es-tu jalouse d’un mur ?

— Non, mais de ce qu’il y a derrière. Oh ! ne ris pas ! tu m’exaspères ! C’est la seconde fois que je te surprends à essayer de regarder par là. Tu as par là quelque rendez-vous, sous mon nez ! Eh bien, je saurai ce qui en est !

— Tu veux passer par la terrasse malgré le pilier ? Voyons, descends de là ! Veux-tu bien… Le diable m’emporte, tu es folle !

— Qu’est-ce que ça me fait de me tuer, si tu me trompes ?

J’entendis un bruit léger et comme une sorte de lutte qui se termina par un baiser. L’homme emportait la femme, qui sans doute avait grimpé sur la balustrade, tentative périlleuse et inutile pour pénétrer par là dans mon enclos. Un baiser venait de terminer le débat. Une voix enrouée cria :

— Mademoiselle Julia, votre entrée !…

Et mademoiselle Julia répondit :

— On y va !

Je savais désormais que j’avais pour voisins des comédiens ambulants en train de représenter. Je compris les sons d’orchestre que j’entendais par intervalles ; je me rappelai la disposition du jardin de la maison de ville, lequel déployait ses massifs de verdure et ses tapis de gazon sur la façade intérieure, celle opposée à la place ; après quoi, il se prolongeait derrière le théâtre, qui formait le coin de l’édifice, et il s’y terminait en un berceau de charmille où les acteurs se tenaient quand ils n’étaient pas forcément dans les coulisses. Hiver comme été, ils n’avaient pas d’autre foyer que cette tonnelle ouverte aux quatre vents du ciel. Narcisse Pardoux m’avait promené là un matin, en m’expliquant toutes choses, et comme quoi l’on voyait parfois, le jour, dans ce jardin, un avocat ou un avoué en toque et en robe s’échapper entre deux audiences pour venir sous la tonnelle causer avec les comédiens en répétition, ou s’asseoir non loin d’eux, sur un banc, avec un client agité que l’on feignait d’écouter, tout en lorgnant les comédiennes.

Quand mon esprit eut reconstruit le souvenir de cette localité, je m’expliquai aussi comment les voix m’arrivaient si distinctes, et comme qui dirait dans l’oreille. La rampe des deux jardins mitoyens était sur le même alignement, et le pilastre avancé, qui interceptait la vue, n’empêchait pas le son de passer chez le voisin. Aussi me fut-il impossible de perdre un mot de ce qui va suivre :

— Dites donc, monsieur Albany, murmura la voix éraillée, elle a raison, mademoiselle Julia ; vous avez par là une amourette !

— Avec qui, perruquier, je vous prie ? répondit d’un ton dédaigneux la voix pleine et sonore de l’acteur.

— Dame ! avec qui ?… Ça ne peut être qu’avec la servante à Narcisse.

— Qui, Narcisse ? Ah ! oui, le maître du café ! Il a donc des servantes ?

— Et des gentilles ! Vous ne les avez pas reluquées ?

— Je ne regarde pas les servantes.

— Oh ! vous êtes bien fier ! En ce cas, vous lorgnez le couvent ! C’est du temps perdu, allez ! Le bon Dieu vous fera du tort ; et, d’ailleurs, elles sont toutes vieilles et laides, là-dedans ! Vous allez fumer avant de chanter ? Vous ne craignez pas que ça ne vous empêche ?…

— Au contraire !

La conversation s’éloigna ; mais, l’incident m’ayant distrait de mes rêveries et de mon travail, j’eus la curiosité d’aller voir la tournure de ces acteurs dont j’avais surpris la querelle de ménage. Je fermai avec soin mon cabinet et mon jardin, et j’allai prendre un billet de galerie à la porte extérieure du théâtre.

Ce théâtre était l’ancien réfectoire des Carmes, dont la maison de ville avait été le couvent. La façade, modernisée et badigeonnée, ne laissait plus soupçonner l’ancien édifice ; mais, dans l’intérieur, de précieux vestiges étaient restés intacts. La porte de la salle de spectacle était une ogive finement historiée, et, dans la salle même, quelques restes d’arceaux en relief et des figures symboliques étaient mal dissimulés sous la décoration des loges et des galeries.

Cette salle était sombre et mal disposée pour les spectateurs ; mais sa coupe avait du style, et ses voûtes élevées prêtaient à la sonorité. Je ne fus donc pas étonné d’y entendre chanter l’opéra-comique. Ce favorable local devait être connu des troupes nomades qui, en se rendant d’une grande ville à une autre, cherchaient, en donnant quelques représentations dans les petits endroits, à payer au moins leurs frais de voyage. Il y avait assez de monde, des bourgeoises en grande toilette aux premières places, un parterre d’ouvriers en blouse et en casquette ; des dames de la seconde et de la troisième société à l’amphithéâtre et aux galeries : jeunes femmes et demoiselles aussi élégantes que celles de la vieille bourgeoisie, mais accompagnées de mères et de tantes en petits bonnets plissés comme ceux des artisanes. Dans cette classe, on ne se permettait pas le bouquet et l’éventail, attributs privilégiés de la première société.

On représentait la Dame blanche avec assez d’ensemble. L’orchestre, composé en partie des amateurs de la ville, était un peu pâle, mais assez correct d’exécution. Les chanteurs manquaient de voix et de prestance, ce qui expliquait que Paris ne les eût pas recrutés ; mais la plupart savaient leur métier, et, soit que je fusse disposé à l’indulgence, m’étant attendu à quelque chose de pire, soit que cette aimable et charmante musique puisse se passer d’interprètes de premier ordre, j’écoutai avec plaisir, et je renforçai même les applaudissements assez parcimonieux de l’assistance.

Il est beaucoup de petites et même de grandes villes de province où l’on n’applaudit jamais au théâtre. C’est un signe infaillible d’inintelligence, car il n’est si pauvre troupe et si maigre spectacle où il ne se trouve quelque situation convenablement rendue, ou quelque sujet relativement supérieur. D’ailleurs, l’intérêt bien entendu du spectateur est d’encourager les artistes qu’il vient voir pour son argent. Les bravos donnent de l’entrain et du nerf au comédien ; le silence le glace et le paralyse.

Mais le public de certaines provinces se compose de deux classes d’amateurs : l’une qui a fréquenté la capitale et qui rougirait d’approuver ailleurs quelque chose ; l’autre qui n’est jamais sortie de son département et qui prendrait volontiers plaisir au spectacle, mais qui craint d’être raillée par les connaisseurs.

Cependant cette salle timide parut se réveiller et s’enhardir lorsque mademoiselle Julia parut. Je reconnus sa voix dès les premiers mots qu’elle prononça, bien que cette voix, fort belle par elle-même, n’eût plus l’accent d’aigreur et de vulgarité qui me l’avait gâtée, un quart d’heure auparavant.

Julia était, en scène, une fort jolie personne ; sa taille surtout était remarquable. Elle avait de la grâce, une agilité dont elle faisait un peu abus, et un aplomb qui justifiait son succès un peu plus que ne faisait son talent. Elle avait ce qu’on appelle de grands moyens, mais peu de méthode, et il ne fallait pas l’examiner longtemps pour reconnaître en elle une créature bien douée, à qui manquait ce que l’on pourrait appeler la cheville ouvrière de l’âme, la conscience. Partant, point de persévérance, point de travail sérieux, trop de facilité à se contenter elle-même, à prendre pour argent comptant les encouragements d’un public vulgaire, qu’éblouissaient ses brillants regards et ses traits de chant audacieux et hasardés.

Comme, à tout prendre, c’était une petite étoile au milieu de cette troupe modeste, je ne m’occupai pas à la dénigrer, et je laissai mon voisin s’entretenir d’elle avec feu. C’était un vieux médecin qui n’était jamais retourné à Paris depuis qu’il avait reçu son diplôme, au commencement du siècle. Il avait donc eu le temps d’oublier un peu Elleviou et madame Gavaudan, et il ne se gênait pas pour comparer Julia à ce qu’il avait entendu de plus fort dans sa jeunesse. Il parlait haut pour être entendu de ses voisins, bonnes gens qui ne demandaient qu’à le croire sur parole ; mais, avec moi, il fut gêné, ne me connaissant pas, et craignant d’avoir affaire à un homme plus fort que lui en musique.

— Monsieur est-il satisfait ? se hasarda-t-il à me dire dans l’entr’acte. Monsieur a sans doute fréquenté l’Opéra de Paris ? Monsieur est étranger ? C’est du moins la première fois qu’il vient dans notre ville ? Il ne doit pas la trouver bien belle ? C’est un petit pays où l’on ne cultive guère les beaux-arts !

Je répondis à toutes ces questions de manière à contenter son amour-propre de citadin de la Faille-sur-Gouvre et de connaisseur en musique. Pourtant, comme, sans critiquer Julia, je ne pouvais la louer avec un transport égal au sien, il reprit :

— Elle a beaucoup perdu depuis un an. Elle vint ici l’an dernier, et c’était alors une chanteuse bien étonnante pour son âge, car elle n’avait que dix-huit ans. À présent, elle a moins d’étendue dans la voix, et, quand on la voit au jour, sans rouge et sans blanc, on est désappointé. Elle n’a plus sa fraîcheur, et même je crains pour sa poitrine. C’est moi qu’elle consulte. Je lui ai conseillé de quitter le théâtre pour un ou deux ans. Mais elle ne veut pas entendre parler de se ménager.

— Vous eussiez mieux fait, dit alors au docteur Fourchois un petit avoué à lunettes vertes, de lui conseiller de quitter son amant. C’est lui qui la tue ; elle en est folle, et il paraît qu’il la maltraite beaucoup.

— Il paraît… il paraît ! répondit assez judicieusement le docteur ; dans ce pays-ci, quand on a dit : Il paraît, on croit avoir prouvé quelque chose !

— Dame ! on me l’a dit, reprit l’avoué.

— On vous a trompé ! Je connais Albany ; c’est aussi la seconde fois qu’il vient chez nous. C’est un brave garçon, un peu mauvais sujet ; que voulez-vous ! un artiste ! mais incapable de maltraiter une femme.

— Il ne paraîtra donc pas ce soir, cet Albany ? demandai-je au docteur.

— Non, répondit le bonhomme. Il a très-bien chanté dans la première pièce. Il ne chantera plus aujourd’hui.

— Aussi, reprit l’avoué médisant, Julia est bien inquiète, allez ! Je suis sûr qu’elle ne pense pas à un mot de ce qu’elle chante, et que, dans l’entr’acte, elle se démène comme un diable pour savoir où il est, et ce qu’il fait.

— Que savez-vous, dit le docteur en levant les épaules, s’il n’est pas dans la loge des actrices, auprès d’elle ?

— Après ça, je n’en sais rien, reprit l’avoué ; mais vous aurez beau dire, c’est un fameux libertin, votre Albany ! C’est dommage qu’il s’abîme comme ça. C’est un grand artiste, celui-là !

Et, s’adressant à moi :

— Monsieur n’est pas sans la connaître ?

— Pardonnez-moi, je ne le connais pas.

— Ah ! je voyais bien que monsieur n’était pas d’ici. Monsieur est étranger ?

— Non, monsieur, je suis Français.

— Oh ! je le vois bien ! Je voulais dire : monsieur est de Paris ?

— Non, monsieur, répondis-je en prenant mon chapeau.

Et je me dérobai aux questions.

Il était dix heures, et j’avais à travailler. Je retournai à mon jardin, tandis qu’un sous-employé de la mairie et du théâtre faisait le tour de la place et allait jusque dans les rues voisines, sonnant une grosse clochette pour avertir de la fin de l’entr’acte les promeneurs et les gens attablés dans les cafés et guinguettes d’alentour. Dans le même moment, la cloche du couvent sonnait la prière du soir.

Comme je venais de fermer sans bruit derrière moi la porte du jardin, et que j’allais monter le sentier ombragé du pavillon, il me sembla voir, aux pâles clartés de la lune, voilée des mêmes nuées d’orage qui avaient empourpré le couchant, et dont maintenant les contours sombres s’irisaient aux reflets de l’astre mélancolique, un personnage assez grand qui traversait le fond du parterre, et dont la silhouette se dessinait sur le fond ouvert en terrasse au-dessus du petit ravin. Je pensai d’abord que c’était Narcisse Pardoux qui m’attendait là, comme il faisait quelquefois pour m’offrir des rafraîchissements, dont j’étais d’autant plus sobre qu’il refusait obstinément de me les laisser payer.

Mais, en approchant, je vis clairement que l’envahisseur de ma solitude était moins grand et surtout moins gros que mon ami le cafetier. Dès lors, je me tins sur mes gardes, et, marchant sur la bordure de gazon, dans l’ombre des lilas, je pus, sans qu’il remarquât ma présence, me glisser dans un petit massif d’où il m’était facile de l’observer d’assez près.

Il s’était approché de la palissade, et il furetait dans le chèvrefeuille à grappes rouges, qui courait en festons sur ce léger treillage.

Je pensai d’abord que c’était quelque entomologiste, à l’affût des sphinx et des noctuelles qui abondaient dans le désert : c’est ainsi que Narcisse appelait le petit terrain inculte dont il voyait avec humeur les grandes herbes folles se dresser à côté de ses plates-bandes fleuries. Mais l’inconnu ne se livra à aucune espèce de chasse. Il me sembla l’entendre froisser un papier ; après quoi, il se retira sans trop de précautions, faisant crier le sable sous ses pieds, et même rallumant son cigare, en homme qui ne se méfie ou ne se soucie de rien. À la rapide lueur de son allumette, je distinguai une très-belle figure brune qui annonçait une trentaine d’années.

Quand il eut traversé la terrasse, il jeta adroitement une corde sur le haut du pilastre, serra dans ses dents son cigare allumé, et, grimpant sur le rebord de la balustrade, il franchit le pilier, en dehors, le long du précipice, avec une adresse et une tranquillité qui annonçaient une grande pratique de la gymnastique.

Je ne me rendis pas compte tout de suite de la manière dont il avait opéré son invasion et son évasion. Je crus qu’il avait sauté dans le ravin. Je courus regarder, et, au petit bruit que faisait la corde en glissant le long du pilier, je m’assurai que mon homme était passé sain et sauf dans la tonnelle des comédiens, et qu’il retirait tranquillement sa corde pour s’en servir une autre fois. Je l’entendis siffler le motif du chœur des montagnards de la Dame blanche, que l’on chantait peut-être en ce moment sur la scène ; puis ses pas se perdirent dans le jardin de la maison de ville. Ce devait être là le beau chanteur Albany, qu’une heure auparavant, la jalouse Julia soupçonnait de vouloir courir par-dessus mon mur à une aventure amoureuse.

Comme j’étais curieux de ce qu’il était venu chercher dans ma retraite, je retournai à la palissade et fouillai le feuillage, à l’endroit où je l’avais vu fureter. Je n’eus pas de peine à y trouver un papier plié et chiffonné qui pouvait, à la rigueur, paraître apporté là par le vent. À mon tour, j’enflammai une allumette. Ce billet n’était pas cacheté et ne portait aucune adresse. Il contenait ce peu de mots :

« Demain jeudi, à six heures du matin, ici. Y viendrez-vous ?

 » Votre dévoué,
 » Fra Diavolo. »

J’attendis, en me cachant dans le massif, pour voir si quelqu’un du dehors viendrait prendre le billet. Je l’avais replacé au même endroit où il avait été déposé. Au bout d’un quart d’heure, personne n’ayant paru, je me dis qu’après tout ce n’étaient pas là mes affaires. J’allai travailler une heure. Vers minuit, avant de me retirer, j’allai regarder encore : le billet n’y était plus. Je n’avais pas entendu le moindre bruit. Il est vrai qu’absorbé par mon travail, je n’avais pas eu l’oreille bien attentive.