Napoléon le PetitOllendorftome 7 (p. 165-167).


LIVRE HUITIÈME.
LE PROGRÈS INCLUS DANS LE COUP D'ÉTAT.


i
LA QUANTITÉ DE BIEN QUE CONTIENT LE MAL.

Parmi nous, démocrates, l’événement du 2 décembre a frappé de stupeur beaucoup d’esprits sincères. Il a déconcerté ceux-ci, découragé ceux-là, consterné plusieurs. J’en ai vu qui s’écriaient : Finis Poloniœ ! Quant à moi, puisque à de certains moments il faut dire Je, et parler devant l’histoire comme un témoin, je le proclame, j’ai vu cet événement sans trouble. Je dis plus, il y a des moments où, en présence du Deux-Décembre, je me déclare satisfait.

Quand je parviens à m’abstraire du présent, quand il m’arrive de pouvoir détourner mes yeux un instant de tous ces crimes, de tout ce sang versé, de toutes ces victimes, de tous ces proscrits, de ces pontons où l’on râle, de ces affreux bagnes de Lambessa et de Cayenne où l’on meurt vite, de cet exil où l’on meurt lentement, de ce vote, de ce serment, de cette immense tache de honte faite à la France et qui va s’élargissant tous les jours ; quand, oubliant pour quelques minutes ces douloureuses pensées, obsession habituelle de mon esprit, je parviens à me renfermer dans la froideur sévère de l’homme politique, et à ne plus considérer le fait, mais les conséquences du fait ; alors, parmi beaucoup de résultats désastreux sans doute, des progrès réels, considérables, énormes, m’apparaissent, et dans ce moment-là, si je suis toujours de ceux que le Deux-Décembre indigne, je ne suis plus de ceux qu’il afflige.

L’œil fixé sur de certains côtés de l’avenir, j’en viens à me dire : l’acte est infâme, mais le fait est bon. On a essayé d’expliquer l’inexplicable victoire du coup d’État de cent façons : — l’équilibre s’est fait entre les diverses résistances possibles et elles se sont neutralisées les unes par les autres ; — le peuple a eu peur de la bourgeoisie ; la bourgeoisie a eu peur du peuple ; — les faubourgs ont hésité devant la restauration de la majorité, craignant, à tort du reste, que leur victoire ne ramenât au pouvoir cette droite si profondément impopulaire ; les boutiquiers ont reculé devant la République rouge ; — le peuple n’a pas compris ; les classes moyennes ont tergiversé ; — les uns ont dit : qui allons-nous faire entrer dans le palais législatif ? les autres ont dit : qui allons-nous voir à l’hôtel de ville ? — enfin la rude répression de juin 1848, l’insurrection écrasée à coups de canon, les carrières, les casemates, les transportations, souvenir vivant et terrible ; — et puis : — Si l’on avait pu battre le rappel ! — Si une seule légion était sortie ! — Si M. Sibour avait été M. Affre et s’était jeté au-devant des balles des prétoriens ! — Si la Haute Cour ne s’était pas laissé chasser par un caporal ! — Si les juges avaient fait comme les représentants, et si l’on avait vu les robes rouges dans les barricades comme on y a vu les écharpes ! — Si une seule arrestation avait manqué ! — Si un régiment avait hésité ! Si le massacre du boulevard n’avait pas eu lieu ou avait mal tourné pour Louis Bonaparte ! etc., etc. — Tout cela est vrai, et pourtant c’est ce qui a été qui devait être. Redisons-le, sous cette victoire monstrueuse et à son ombre, un immense et définitif progrès s’accomplit. Le 2 décembre a réussi, parce qu’à plus d’un point de vue, je le répète, il était bon, peut-être, qu’il réussît. Toutes les explications sont justes, et toutes les explications sont vaines. La main invisible est mêlée à tout cela. Louis Bonaparte a commis le crime ; la providence a fait l’événement.

Il était nécessaire en effet que l’ordre arrivât au bout de sa logique. Il était nécessaire qu’on sût bien, et qu’on sût à jamais, que, dans la bouche des hommes du passé, ce mot, Ordre, signifie : faux serment, parjure, pillage des deniers publics, guerre civile, conseils de guerre, confiscation, séquestration, déportation, transportation, proscription, fusillades, police, censure, déshonneur de l’armée, négation du peuple, abaissement de la France, sénat muet, tribune à terre, presse supprimée, guillotine politique, égorgement de la liberté, étranglement du droit, viol des lois, souveraineté du sabre, massacre, trahison, guet-apens. Le spectacle qu’on a sous les yeux est un spectacle utile. Ce qu’on voit en France depuis le 2 décembre, c’est l’orgie de l’ordre.

Oui, la Providence est dans cet événement. Songez encore à ceci : depuis cinquante ans la République et l’empire emplissaient les imaginations, l’une de son reflet de terreur, l’autre de son reflet de gloire. De la République on ne voyait que 1793, c’est-à-dire les formidables nécessités révolutionnaires, la fournaise ; de l’empire on ne voyait qu’Austerlitz. De là un préjugé contre la République et un prestige pour l’empire. Or quel est l’avenir de la France ? est ce l’empire ? Non c’est la République.

Il fallait renverser cette situation, supprimer le prestige pour ce qui ne peut revivre et supprimer le préjugé contre ce qui doit être ; la Providence l'a fait. Elle a détruit ces deux mirages. Février est venu et a ôté à la République la terreur ; Louis Bonaparte est venu et a ôté à l’empire le prestige. Désormais 1848, la fraternité, se superpose à 1793, la terreur ; Napoléon-le-Petit se superpose à Napoléon-le-Grand. Les deux grandes choses, dont l’une effrayait et dont l’autre éblouissait, reculent d’un plan. On n’aperçoit plus 93 qu’à travers sa justification, et Napoléon qu’à travers sa caricature ; la folle peur de guillotine se dissipe, la vaine popularité impériale s’évanouit. Grâce à 1848, la République n’épouvante plus ; grâce à Louis Bonaparte, l’empire ne fascine plus. L’avenir est devenu possible. Ce sont là les secrets de Dieu.

Et puis, le mot république ne suffit pas ; c’est la chose république qu’il faut. Eh bien ! nous aurons la chose avec le mot. Développons ceci.