Napoléon le PetitOllendorftome 7 (p. 148-150).


ix
EN QUOI M. BONAPARTE S'EST TROMPÉ.

Ainsi donc, quels que soient vos chiffres, controuvés ou non, extorqués ou non, vrais ou faux, peu importe : ceux qui vivent l’œil fixé sur la justice disent et continueront de dire que le crime est le crime, que le parjure est le parjure, que la trahison est la trahison, que le meurtre est le meurtre, que le sang est le sang, que la boue est la boue, qu’un scélérat est un scélérat, et que tel qui croit copier en petit Napoléon copie en grand Lacenaire ; ils disent cela et ils le répéteront, malgré vos chiffres, attendu que sept millions cinq cent mille voix ne pèsent rien contre la conscience de l’honnête homme ; attendu que dix millions, que cent millions de voix, que l’unanimité même du genre humain scrutinant en masse ne compte pas devant cet atome, devant cette parcelle de Dieu, l’âme du juste ; attendu que le suffrage universel, qui a toute souveraineté sur les questions politiques, n’a pas de juridiction sur les questions morales.

J’écarte pour le moment, comme je le disais tout à l’heure, vos procédés de scrutin, les bandeaux sur les yeux, les bâillons dans les bouches, les canons sur les places publiques, les sabres tirés, les mouchards pullulant, le silence et la terreur conduisant le vote à l’urne comme le malfaiteur au poste ; j’écarte cela ; je suppose, je vous le répète, le suffrage universel vrai, libre, pur, réel, le suffrage universel souverain de lui-même, comme il doit être, les journaux dans toutes les mains, les hommes et les faits questionnés et approfondis, les affiches couvrant les murailles, la parole partout, la lumière partout ! Eh bien, à ce suffrage universel-là, soumettez-lui la paix et la guerre, l’effectif de l’armée, le crédit, le budget, l’assistance publique, la peine de mort, l’inamovibilité des juges, l’indissolubilité du mariage, le divorce, l’état civil et politique de la femme, la gratuité de l’enseignement, la constitution de la commune, les droits du travail, le salaire du clergé, le libre échange, les chemins de fer, la circulation, la colonisation, la fiscalité, tous les problèmes dont la solution n’entraîne pas son abdication, car le suffrage universel peut tout, hormis abdiquer ; soumettez-les-lui, il les résoudra, sans doute avec l’erreur possible, mais avec toute la somme de certitude que contient la souveraineté humaine ; il les résoudra magistralement. Maintenant essayez de lui faire trancher la question de savoir si Jean ou Pierre a bien ou mal fait de voler une pomme dans une métairie. Là il s’arrête. Là il avorte. Pourquoi ? Est-ce que cette question est plus basse ? Non, c’est qu'elle est plus haute. Tout ce qui constitue l’organisation propre des sociétés, que vous les considériez comme territoire, comme commune, comme état ou comme patrie, toute matière politique, financière, sociale, dépend du suffrage universel et lui obéit ; le plus petit atome de la moindre question morale le brave.

Le navire est à la merci de l’océan, l’étoile non.

On a dit de M. Leverrier et de vous, monsieur Bonaparte, que vous étiez les deux seuls hommes qui crussiez à votre étoile. Vous croyez à votre étoile en effet ; vous la cherchez au-dessus de votre tête. Eh bien, cette étoile que vous cherchez en dehors de vous, les autres hommes l’ont en eux-mêmes. Elle rayonne sous la voûte de leur crâne, elle les éclaire et les guide, elle leur fait voir les vrais contours de la vie, elle leur montre dans l’obscurité de la destinée humaine, le bien et le mal, le juste et l’injuste, le réel et le faux, l’ignominie et l’honneur, la droiture et la félonie, la vertu et le crime. Cette étoile, sans laquelle l’âme humaine n’est que nuit, c’est la vérité morale.

Cette lumière vous manquant, vous vous êtes trompé. Votre scrutin du 20 décembre n’est pour le penseur qu’une sorte de naïveté monstrueuse. Vous avez appliqué ce que vous appelez le « suffrage universel » à une question qui ne comportait pas le suffrage universel. Vous n’êtes pas un homme politique, vous êtes un malfaiteur. Ce qu’il y a à faire de vous ne regarde pas le suffrage universel.

Oui, naïveté. J’y insiste. Le bandit des Abruzzes, les mains à peine lavées et ayant encore du sang sous les ongles, va demander l’absolution au prêtre ; vous, vous avez demandé l’absolution au vote ; seulement vous avez oublié de vous confesser. Et en disant au vote : absous-moi, vous lui avez mis sur la tempe le canon de votre pistolet.

Ah ! malheureux désespéré ! Vous « absoudre », comme vous dites, cela est en dehors du pouvoir populaire, cela est en dehors du pouvoir humain.

Ecoutez :

Néron, qui avait inventé la société du Dix-Décembre, et qui, comme vous, l’employait à applaudir ses comédies et même, comme vous encore, ses tragédies, Néron, après avoir troué à coups de couteau le ventre de sa mère, aurait pu, lui aussi, convoquer son suffrage universel à lui, Néron, lequel ressemblait encore au vôtre en ce qu’il n’était pas non plus gêné par la licence de la presse ; Néron, pontife et empereur, entouré des juges et des prêtres prosternés devant lui, aurait pu, posant une de ses mains sanglantes sur le cadavre chaud de l’impératrice et levant l’autre vers le ciel, prendre tout l’olympe à témoin qu’il n’avait pas versé ce sang, et adjurer son suffrage universel de déclarer à la face des dieux et des hommes que lui, Néron, n’avait pas tué cette femme ; son suffrage universel, fonctionnant à peu près comme le vôtre, dans la même lumière et dans la même liberté, aurait pu affirmer par sept millions cinq cent mille voix que le divin césar Néron, pontife et empereur, n’avait fait aucun mal à cette femme qui était morte ; sachez cela, monsieur, Néron n’aurait pas été « absous » ; il eût suffi qu’une voix, une seule voix sur la terre, la plus humble et la plus obscure, s’élevât au milieu de cette nuit profonde de l’empire romain et criât dans les ténèbres : Néron est un parricide ! pour que l’écho, l’éternel écho de la conscience humaine, répétât à jamais, de peuple en peuple et de siècle en siècle : Néron a tué sa mère !

Eh bien ! cette voix qui proteste dans l’ombre, c’est la mienne. Je crie aujourd’hui, et, n’en doutez pas, la conscience universelle de l’humanité redit avec moi : Louis Bonaparte a assassiné la France ! Louis Bonaparte a tué sa mère !