Napoléon le PetitOllendorftome 7 (p. 96-104).


ii
SUITE DES CRIMES.

Et voilà ce malfaiteur !

Et l’on ne t’applaudirait pas, ô Vérité, quand aux yeux de l’Europe, aux yeux du monde, en présence du peuple, à la face de Dieu, en attestant l’honneur, le serment, la foi, la religion, la sainteté de la vie humaine, le droit, la générosité de toutes les âmes, les mères, les femmes, les sœurs, la civilisation, la liberté, la République, la France, l’avenir, devant ses valets, son sénat et son conseil d’État, devant ses généraux, ses prêtres et ses agents de police, toi qui représentes le peuple, car le peuple, c’est la réalité ; toi qui représentes l’intelligence, car l’intelligence, c’est la lumière ; toi qui représentes l’humanité, car l’humanité c’est la raison ; au nom du peuple enchaîné, au nom de l’intelligence proscrite, au nom de l’humanité violée, devant ce tas d’esclaves qui ne peut ou qui n’ose dire un mot, tu soufflettes ce brigand de l’ordre !

Ah ! qu’un autre cherche des mots modérés. Oui, je suis net et dur, je suis sans pitié pour cet impitoyable, et je m’en fais gloire.

Poursuivons.

À ce que nous venons de raconter ajoutez tous les autres crimes sur lesquels nous aurons plus d’une occasion de revenir, et dont, si Dieu nous prête vie, nous raconterons l’histoire en détail. Ajoutez les incarcérations en masse avec des circonstances féroces, les prisons regorgeant[1], le séquestre[2] des biens des proscrits dans dix départements, notamment dans la Nièvre, dans l’Allier et dans les Basses-Alpes ; ajoutez la confiscation des biens d’Orléans avec le morceau donné au clergé, Schinderhannes faisait toujours la part du curé. Ajoutez les commissions mixtes et la commission dite de clémence[3] ; les conseils de guerre combinés avec les juges d’instruction et multipliant les abominations ; les exils par fournées, l’expulsion d’une partie de la France hors de France ; rien que pour un seul département, l’Hérault, trois mille deux cents bannis ou déportés ; ajoutez cette épouvantable proscription, comparable aux plus tragiques désolations de l’histoire, qui, pour tendance, pour opinion, pour dissidence honnête avec ce gouvernement, pour une parole d’homme libre dite même avant le 2 décembre, prend, saisit, appréhende, arrache le laboureur à son champ, l’ouvrier à son métier, le propriétaire à sa maison, le médecin à ses malades, le notaire à son étude, le conseiller général à ses administrés, le juge à son tribunal, le mari à sa femme, le frère à son frère, le père à ses enfants, l’enfant à ses parents, et marque d’une croix sinistre toutes les têtes depuis les plus hautes jusqu’aux plus obscures. Personne n’échappe. Un homme en haillons, la barbe longue, entre un matin dans ma chambre à Bruxelles : « J’arrive, dit-il ; j’ai fait la route à pied ; voilà deux jours que je n’ai mangé. » On lui donne du pain. Il mange. Je lui dis : — D’où venez-vous ? — De Limoges. — Pourquoi êtes-vous ici ? — Je ne sais pas ; on m’a chassé de chez nous. — Qu’est-ce que vous êtes ? — Je suis sabotier.

Ajoutez l’Afrique, ajoutez la Guyane, ajoutez les atrocités de Bertrand, les atrocités de Canrobert, les atrocités d’Espinasse, les atrocités de Martimprey ; les cargaisons de femmes expédiées par le général Guyon ; le représentant Miot traîné de casemate en casemate ; les baraques où l’on est cent cinquante, sous le soleil des tropiques, avec la promiscuité, avec l’ordure, avec la vermine, et où tous ces innocents, tous ces patriotes, tous ces honnêtes gens expirent, loin des leurs, dans la fièvre, dans la misère, dans l’horreur, dans le désespoir, se tordant les mains. Ajoutez tous ces malheureux livrés aux gendarmes, liés deux à deux, emmagasinés dans les faux ponts du Magellan, du Canada ou du Duguesclin ; jetés à Lambessa, jetés à Cayenne avec les forçats, sans savoir ce qu’on leur veut, sans pouvoir deviner ce qu’ils ont fait. Celui-ci, Alphonse Lambert, de l’Indre, arraché de son lit mourant ; cet autre, Patureau Francœur, vigneron, déporté parce que, dans son village, on avait voulu en faire un président de la République ; cet autre, Valette, charpentier à Châteauroux, déporté pour avoir, six mois avant le 2 décembre, un jour d’exécution capitale, refusé de dresser la guillotine.

Ajoutez la chasse aux hommes dans les villages, la battue de Viroy dans les montagnes de Lure, la battue de Pellion dans les bois de Clamecy avec quinze cents hommes ; l’ordre rétabli à Crest, deux mille insurgés, trois cents tués ; les colonnes mobiles partout ; quiconque se lève pour la loi, sabré et arquebusé ; celui-ci, Charles Sauvan, à Marseille, crie : vive la République ! un grenadier du 54e fait feu sur lui, la balle entre par les reins et sort par le ventre ; cet autre, Vincent, de Bourges, est adjoint de sa commune ; il proteste, comme magistrat, contre le coup d’État ; on le traque dans son village, il s’enfuit, on le poursuit, un cavalier lui abat deux doigts d’un coup de sabre, un autre lui fend la tête, il tombe ; on le transporte au fort d’Ivry avant de le panser ; c’est un vieillard de soixante-seize ans.

Ajoutez des faits comme ceux-ci : dans le Cher, le représentant Viguier est arrêté. Arrêté, pourquoi ? Parce qu’il est représentant, parce qu’il est inviolable, parce que le suffrage du peuple l’a fait sacré. On jette Viguier dans les prisons. Un jour, on lui permet de sortir une heure pour régler des affaires qui réclamaient impérieusement sa présence. Avant de sortir, deux gendarmes, le nommé Pierre Guérêt et le nommé Dubernelle, brigadier, s’emparent de Viguier ; le brigadier lui joint les deux mains l’une contre l’autre, de façon que les paumes se touchent, et lui lie étroitement les poignets avec une chaîne ; le bout de la chaîne pendait, le brigadier fait passer de force et à tours redoublés le bout de chaîne entre les deux mains de Viguier, au risque de lui briser les poignets par la pression. Les mains du prisonnier bleuissent et se gonflent. C’est la question que vous me donnez là, dit tranquillement Viguier. — Cachez vos mains, répond le gendarme en ricanant, si vous avez honte. — Misérable, reprend Viguier, celui de nous deux que cette chaîne déshonore, c’est toi. — Viguier traverse ainsi les rues de Bourges, qu’il habite depuis trente ans, entre deux gendarmes, levant les mains, montrant ses chaînes. Le représentant Viguier a soixante-dix ans.

Ajoutez les fusillades sommaires dans vingt départements : « Tout ce qui résiste », écrit le sieur Saint-Arnaud, ministre de la guerre, « doit être fusillé au nom de la société en légitime défense[4] ». « Six jours ont suffi pour écraser l’insurrection », mande le général Levaillant, commandant l’état de siège du Var. « J’ai fait de bonnes prises », mande de Saint-Etienne le commandant Viroy ; « j’ai fusillé sans désemparer huit individus ; je traque les chefs dans les bois ». À Bordeaux, le général Bourjoly enjoint aux chefs de colonnes mobiles de « faire fusiller sur-le-champ tous les individus pris les armes à la main ». À Forcalquier, c’est mieux encore ; la proclamation d’état de siège porte : « La ville de Forcalquier est en état de siège. Les citoyens n’ayant pas pris part aux événements de la journée et détenteurs d’armes sont sommés de les rendre sous peine d’être fusillés. » La colonne mobile de Pézenas arrive à Servian : un homme cherche à s’échapper d’une maison cernée, on le tue d’un coup de fusil. À Entrains, on fait quatre-vingts prisonniers ; un se sauve à la nage, on fait feu sur lui, une balle l’atteint, il disparaît sous l’eau ; on fusille les autres. À ces choses exécrables ajoutez ces choses infâmes : à Brioude, dans la Haute-Loire, un homme et une femme jetés en prison pour avoir labouré le champ d’un proscrit ; à Loriol, dans la Drôme, Astier, garde champêtre, condamné à vingt ans de travaux forcés pour avoir donné asile à des fugitifs ; ajoutez, et la plume tremble à écrire ceci, la peine de mort rétablie, la guillotine politique relevée, des sentences horribles ; les citoyens condamnés à la mort sur l’échafaud par les juges janissaires des conseils de guerre : à Clamecy, Millelot, Jouanin, Guillemot, Sabatier et Four ; à Lyon, Courty, Romegou, Bressieux, Faurile, Julien, Roustain et Garay, adjoint du maire de Cliousclat ; à Montpellier, dix-sept pour l’affaire de Bédarieux : Mercadier, Delpech, Denis, André, Barthez, Triadou, Pierre Carrière, Galzy, Calas dit le Vacher, Gardy, Jacques Pages, Michel Hercule, Mar, Vène, Frié, Malaterre, Beaumont, Pradal, les six derniers par bonheur contumaces, et à Montpellier encore quatre autres : Choumac, Vidal, Cadelard et Pagès. Quel est le crime de ces hommes ? Leur crime, c’est le vôtre, si vous êtes un bon citoyen, c’est le mien à moi qui écris ces lignes, c’est l’obéissance à l’article 110 de la Constitution, c’est la résistance armée à l’attentat de Louis Bonaparte ; et le conseil « ordonne que l’exécution aura lieu dans la forme ordinaire, sur une des places publiques de Béziers » pour les quatre derniers, et pour les dix-sept autres « sur une des places publiques de Bédarieux » ; le Moniteur l’annonce ; il est vrai que le Moniteur annonce en même temps que le service du dernier bal des Tuileries était fait par trois cents maîtres d’hôtel dans la tenue rigoureuse prescrite par le cérémonial de l’ancienne maison impériale.

À moins qu’un universel cri d’horreur n’arrête à temps cet homme, toutes ces têtes tomberont.

À l’heure où nous écrivons ceci, voici ce qui vient de se passer à Belley :

Un homme de Bugez près Belley, un ouvrier nommé Charlet, avait ardemment soutenu, au 10 décembre 1848, la candidature de Louis Bonaparte. Il avait distribué des bulletins, appuyé, propagé, colporté ; l’élection fut pour lui un triomphe ; il espérait en Louis-Napoléon, il prenait au sérieux les écrits socialistes de l’homme de Ham et ses programmes « humanitaires » et républicains ; au 10 décembre il y a eu beaucoup de ces dupes honnêtes ; ce sont aujourd’hui les plus indignés. Quand Louis Bonaparte fut au pouvoir, quand on vit l’homme à l’œuvre, les illusions s’évanouirent. Charlet, homme d’intelligence, fut un de ceux dont la probité républicaine se révolta, et peu à peu, à mesure que Louis Bonaparte s’enfonçait plus avant dans la réaction, Charlet se détachait de lui ; il passa ainsi de l’adhésion la plus confiante à l’opposition la plus loyale et la plus vive. C’est l’histoire de beaucoup d’autres nobles cœurs.

Au 2 décembre, Charlet n’hésita pas. En présence de tous les attentats réunis dans l’acte infâme de Louis Bonaparte, Charlet sentit la loi remuer en lui ; il se dit qu’il devait être d’autant plus sévère qu’il était un de ceux dont la confiance avait été le plus trahie. Il comprit clairement qu’il n’y avait plus qu’un devoir pour le citoyen, un devoir étroit et qui se confondait avec le droit, défendre la République, défendre la Constitution, et résister par tous les moyens à l’homme que la gauche, et son crime plus encore que la gauche, venait de mettre hors la loi. Les réfugiés de Suisse passèrent la frontière en armes, traversèrent le Rhône près d’Anglefort et entrèrent dans le département de l’Ain. Charlet se joignit à eux.

À Seyssel, la petite troupe rencontra les douaniers. Les douaniers, complices volontaires ou égarés du coup d’État, voulurent s’opposer à leur passage. Un engagement eut lieu, un douanier fut tué, Charlet fut pris. Le coup d’État traduisit Charlet devant un conseil de guerre. On l’accusait de la mort du douanier qui, après tout, n’était qu’un fait de combat. Dans tous les cas, Charlet était étranger à cette mort ; le douanier était tombé percé d’une balle, et Charlet n’avait d’autre arme qu’une lime aiguisée. Charlet ne reconnut pas pour un tribunal le groupe d’hommes qui prétendait le juger. Il leur dit : — Vous n’êtes pas des juges ; où est la loi ? la loi est de mon côté. Il refusa de répondre.

Interrogé sur le fait du douanier tué, il eût pu tout éclaircir d’un mot ; mais descendre à une explication, c’eût été accepter dans une certaine mesure ce tribunal. Il ne voulut pas ; il garda le silence.

Ces hommes le condamnèrent à mort « selon la forme ordinaire des exécutions criminelles ».

La condamnation prononcée, on sembla l’oublier ; les jours, les semaines, les mois s’écoulaient. De toutes parts, dans la prison, on disait à Charlet : Vous êtes sauvé.

Le 29 juin, au point du jour, la ville de Belley vit une chose lugubre. L’échafaud était sorti de terre pendant la nuit et se dressait au milieu de la place publique.

Les habitants s’abordaient tout pâles et s’interrogeaient : Avez-vous vu ce qui est dans la place ? — Oui. — Pour qui ?

C’était pour Charlet.

La sentence de mort avait été déférée à M. Bonaparte ; elle avait longtemps dormi à l’Elysée ; on avait d’autres affaires ; mais un beau matin, après sept mois, personne ne songeant plus ni à l’engagement de Seyssel, ni au douanier tué, ni à Charlet, M. Bonaparte, ayant besoin probablement de mettre quelque chose entre la fête du 10 mai et la fête du 15 août, avait signé l’ordre d’exécution.

Le 29 juin donc, il y a quelques jours à peine, Charlet fut extrait de sa prison. On lui dit qu’il allait mourir. Il resta calme. Un homme qui est avec la justice ne craint pas la mort, car il sent qu’il y a deux choses en lui, l’une, son corps, qu’on peut tuer, l’autre, la justice, à laquelle on ne lie pas les bras et dont la tête ne tombe pas sous le couteau.

On voulut faire monter Charlet en charrette. — Non, dit-il aux gendarmes, j’irai à pied, je puis marcher, je n’ai pas peur.

La foule était grande sur son passage. Tout le monde le connaissait dans la ville et l’aimait ; ses amis cherchaient son regard. Charlet, les bras attachés derrière le dos, saluait de la tête à droite et à gauche. — Adieu, Jacques ! adieu, Pierre ! disait-il, et il souriait. — Adieu, Charlet, répondaient-ils, et tous pleuraient. La gendarmerie et la troupe de ligne entouraient l’échafaud. Il y monta d’un pas lent et ferme. Quand on le vit debout sur l’échafaud, la foule eut un long frémissement ; les femmes jetaient des cris, les hommes crispaient le poing.

Pendant qu’on le bouclait sur la bascule, il regarda le couperet et dit : — Quand je pense que j’ai été bonapartiste ! Puis, levant les yeux au ciel, il cria : Vive la République !

Un moment après sa tête tombait.

Ce fut un deuil dans Belley et dans tous les villages de l’Ain. — Comment est-il mort ? demandait-on. — Bravement. — Dieu soit loué !

C’est de cette façon qu’un homme vient d’être tué.

La pensée succombe et s’abîme dans l’horreur en présence d’un fait si monstrueux.

Ce crime ajouté aux autres crimes les achève et les scelle d’une sorte de sceau sinistre.

C’est plus que le complément, c’est le couronnement.

On sent que M. Bonaparte doit être content. Faire fusiller la nuit, dans l’obscurité, dans la solitude, au Champ de Mars, sous les arches des ponts, derrière un mur désert, n’importe qui, au hasard, pêle-mêle, des inconnus, des ombres, dont on ne sait pas même le chiffre, faire tuer des anonymes par des anonymes, et que tout cela s’en aille dans les ténèbres, dans le néant, dans l’oubli, en somme, c’est peu satisfaisant pour l’amour-propre ; on a l’air de se cacher et vraiment on se cache en effet ; c’est médiocre. Les gens à scrupules ont le droit de vous dire : Vous voyez bien que vous avez peur ; vous n’oseriez faire ces choses-là en public ; vous reculez devant vos propres actes. Et, dans une certaine mesure, ils semblent avoir raison. Arquebuser les gens la nuit, c’est une violation de toutes les lois divines et humaines, mais ce n’est pas assez insolent. On ne se sent pas triomphant après. Quelque chose de mieux est possible.

Le grand jour, la place publique, l’échafaud légal, l’appareil régulier de la vindicte sociale, livrer des innocents à cela, les faire périr de cette manière, ah ! c’est différent ; parlez-moi de ceci ! Commettre un meurtre en plein midi au beau milieu de la ville, au moyen d’une machine appelée tribunal ou conseil de guerre, au moyen d’une autre machine lentement bâtie par un charpentier, ajustée, emboîtée, vissée et graissée à loisir ; dire : ce sera pour telle heure ; apporter deux corbeilles et dire : ceci sera pour le corps et ceci sera pour la tête ; l’heure venue, amener la victime liée de cordes, assistée d’un prêtre, procéder au meurtre avec calme, charger un greffier d’en dresser procès-verbal, entourer le meurtre de gendarmes le sabre nu, de telle sorte que le peuple qui est là frissonne et ne sache plus ce qu’il voit, et doute si ces hommes en uniforme sont une brigade de gendarmerie ou une bande de brigands, et se demande, en regardant l’homme qui lâche le couperet, si c’est le bourreau et si ce n’est pas plutôt un assassin ! voilà qui est hardi et ferme, voilà une parodie du fait légal bien effrontée et bien tentante et qui vaut la peine d’être exécutée ; voilà un large et splendide soufflet sur la joue de la justice. À la bonne heure !

Faire cela sept mois après la lutte, froidement, inutilement, comme un oubli qu’on répare, comme un devoir qu’on accomplit, c’est effrayant, c’est complet ; on a un air d’être dans son droit qui déconcerte les consciences et qui fait frémir les honnêtes gens.

Rapprochement terrible et qui contient toute la situation : Voici deux hommes, un ouvrier et un prince. Le prince commet un crime, il entre aux Tuileries ; l’ouvrier fait son devoir, il monte sur l’échafaud. Et qui est-ce qui dresse l’échafaud de l’ouvrier ? C’est le prince.

Oui, cet homme qui, s’il eût été vaincu en décembre, n’eût échappé à la peine de mort que par l’omnipotence du progrès et par une extension, à coup sûr trop généreuse, du principe de l’inviolabilité de la vie humaine, cet homme, ce Louis Bonaparte, ce prince qui transporte les façons de faire de Poulmann et de Soufflard dans la politique, c’est lui qui rebâtit l’échafaud ! et il ne tremble pas ! et il ne pâlit pas ! il ne sent pas que c’est là une échelle fatale, qu’on est maître de ne point la relever, mais qu’une fois relevée on n’est plus maître de la renverser, et que celui qui la dresse pour autrui la retrouve plus tard pour lui-même. Elle le reconnaît et lui dit : tu m’as mise là : je t’ai attendu.

Non, cet homme ne raisonne pas ; il a des besoins, il a des caprices, il faut qu’il les satisfasse. Ce sont des envies de dictateur. La toute-puissance serait fade si on ne l’assaisonnait de cette façon. Allons, coupez la tête à Charlet et aux autres. M. Bonaparte est prince-président de la République française ; M. Bonaparte a seize millions par an, quarante-quatre mille francs par jour, vingt-quatre cuisiniers pour son service personnel et autant d’aides de camp ; il a droit de chasse aux étangs de Saclay et de Saint-Quentin, aux forêts de Laigne, d’Ourscamp et de Carlemont, aux bois de Champagne et de Barbeau ; il a les Tuileries, le Louvre, l’Élysée, Rambouillet, Saint-Cloud, Versailles, Compiègne ; il a sa loge impériale à tous les spectacles, fête et gala et musique tous les jours, le sourire de M. Sibour et le bras de Mme  la marquise de Douglas pour entrer au bal, tout cela ne lui suffit pas ; il lui faut encore cette guillotine. Il lui faut quelques-uns de ces paniers rouges parmi les paniers de vin de Champagne.

Oh ! cachons nos visages de nos deux mains ! Cet homme, ce hideux boucher du droit et de la justice, avait encore le tablier sur le ventre et les mains dans les entrailles fumantes de la Constitution et les pieds dans le sang de toutes les lois égorgées, quand vous, juges, quand vous, magistrats, hommes des lois, hommes du droit !… – Mais je m’arrête ; je vous retrouverai plus tard, avec vos robes noires et vos robes rouges, avec vos robes couleur d’encre et vos robes couleur de sang, et je les retrouverai aussi, je les ai déjà châtiés et je les châtierai encore, ces autres, vos chefs, ces juristes souteneurs du guet-apens, ces prostitués, ce Baroche, ce Suin, ce Royer, ce Mongis, ce Rouher, ce Troplong, déserteurs des lois, tous ces noms qui n’expriment plus autre chose que la quantité de mépris possible à l’homme !

Et s’il n’a pas scié ses victimes entre deux planches comme Christiern II, s’il n’a pas enfoui les gens en vie comme Lndovic-le-Maure, s’il n’a pas bâti les murs de son palais avec des hommes vivants et des pierres comme Timour-Beig, qui naquit, dit la légende, les mains fermées et pleines de sang ; s’il n’a pas ouvert le ventre aux femmes grosses comme César, duc de Valentinois, s’il n’a pas estrapadé les femmes par les seins, testibusque viros, comme Ferdinand de Tolède ; s’il n’a pas roué vif, brûlé vif, bouilli vif, écorché vif, crucifié, empalé, écartelé, ne vous en prenez pas à lui, ce n’est pas sa faute ; c’est que le siècle s’y refuse obstinément. Il a fait tout ce qui était humainement ou inhumainement possible. Le dix-neuvième siècle, siècle de douceur, siècle de décadence, comme disent les absolutistes et les papistes, étant donné, Louis Bonaparte a égalé en férocité ses contemporains Haynau, Radetzky, Filangieri, Schwartzenberg et Ferdinand de Naples, et les a dépassés même. Mérite rare, et dont il faut lui tenir compte comme d’une difficulté de plus : la scène s’est passée en France. Rendons-lui cette justice, au temps où nous sommes, Ludovic Sforce, le Valentinois, le duc d’Albe, Timour et Christiern II n’auraient rien fait de plus que Louis Bonaparte ; dans leur époque, il eût fait tout ce qu’ils ont fait ; dans la nôtre, au moment de construire et de dresser les gibets, les roues, les chevalets, les grues à estrapades, les tours vivantes, les croix et les bûchers, ils se seraient arrêtés comme lui, malgré eux et à leur insu, devant la résistance secrète et invincible du milieu moral, devant la force invisible du progrès accompli, devant le formidable et mystérieux refus de tout un siècle qui se lève, au nord, au midi, à l’orient, à l’occident, autour des tyrans, et qui leur dit non !


  1. Le Bulletin des lois publie le décret suivant en date du 27 mars :

    « Vu la loi du 10 mai 1838, qui classe les dépenses ordinaires des prisons départementales parmi celles qui doivent être inscrites aux budgets départementaux ; « Considérant que tel n’est pas le caractère des dépenses occasionnées par les arrestations qui ont eu lieu à la suite des événements de décembre ;

    « Considérant que les faits en raison desquels ces arrestations se sont multipliées se rattachaient à un complot contre la sûreté de l’État, dont la répression importait à la société tout entière, et que dès lors il est juste de faire acquitter par le trésor public l’excédent de dépenses qui est résulté de l’accroissement extraordinaire de la population des prisons, décrète :

    « Il est ouvert au ministère de l’intérieur, sur les fonds de l’exercice 1851, un crédit extraordinaire de 250 000 francs, applicable au payement des dépenses résultant des arrestations opérées à la suite des événements de décembre. »

  2. « Digne, le 5 janvier 1852 : « Le colonel commandant l’état de siège dans le département des Basses Alpes, « Arrête : « Dans le délai de dix jours, les biens des inculpés en fuite seront séquestrés et administrés par le directeur des domaines du département des Basses-Alpes, conformément aux lois civiles et militaires, etc.
    « Fririon. »

    On pourrait citer dix arrêtés semblables des commandants d’état de siège. Le premier de ces malfaiteurs qui a commis ce crime de confiscation des biens et qui a donné l’exemple de ce genre d’arrêtés s’appelle Eynard. Il est général. Dès le 18 décembre il mettait sous le séquestre les biens d’un certain nombre de citoyens de Moulins, « parce que, dit-il avec cynisme, l’instruction commencée ne laisse aucun doute sur la part qu’ils ont prise à l’insurrection et aux pillages du département de l’Allier ».

  3. Le chiffre des condamnations intégralement maintenues (il s’agit en majeure partie de transportations) se trouvait, à la date des rapports, arrêté de la manière suivante :
    Par M. Canrobert............…......................…...….......….......… 3876
    Par M. Espinasse............…..........................….......….......… 3625
    Par M. Quentin-Bauchart............…..........................….........… 1634
    Total….............................………...…................…............... 9135
  4. Voici, telle qu’elle est au Moniteur, cette dépêche odieuse  :

    « Toute insurrection armée a cessé à Paris par une répression vigoureuse. La même énergie aura les même effets partout.

    « Des bandes qui apportent le pillage, le viol et l’incendie, se mettent hors des lois. Avec elles on ne parlemente pas, on ne fait pas de sommation : on les attaque, on les disperse.

    « Tout ce qui résiste doit être FUSILLÉ au nom de la société en légitime défense. »