Napoléon et la conquête du monde/II/26

H.-L. Delloye (p. 396-401).

CHAPITRE XXVI.

VOYAGE DE L’EMPEREUR.



À la fin de l’année 1826, Napoléon quitta Paris, et conçut le projet de visiter les quatre capitales de son empire, Rome, Constantinople, Amsterdam et Londres.

Il alla d’abord à Rome. Près de Gênes, on lui fit remarquer, entre cette ville et Livourne, sur une côte escarpée, un rocher qui s’avance dans la mer, et sert de point de vue aux navires de ces deux villes.

Les anciens avaient eu, disait-on, l’intention d’en faire un colosse qui eût été aperçu des distances les plus éloignées.

Michel-Ange avait été saisi de la même pensée.

Enfin, pendant l’expédition d’Asie, cette pensée, toujours reproduite, avait eu un commencement d’exécution, mais l’entreprise bien autrement extraordinaire du Ténériffe avait fait abandonner et oublier celle-ci. La partie supérieure du rocher avait seule été sculptée, et le reste avait conservé sa forme naturelle.

L’empereur examina avec intérêt ce monument, mais il défendit impérieusement de l’achever.

Rome, depuis le premier voyage de 1816, avait repris sa grandeur d’autrefois ; assainie, repeuplée, redevenue vivante, elle comptait alors plus de cinq cent mille âmes ; les habitations reconquéraient les espaces laissés déserts dans son enceinte immense, et ces constructions nouvelles occasionant des fouilles continuelles, révélaient les antiquités les plus curieuses, faisaient reparaître des monuments admirables.

Le pape, oncle de l’empereur, l’attendait à la porte du Peuple avec toute la population de Rome. On remarqua l’accueil que se firent ces deux hautes puissances ; tous deux s’embrassèrent cordialement, et la vieille étiquette du saint-siége fut oubliée devant le souverain de l’ancien monde.

Après avoir demeuré quelques semaines à Rome, Napoléon alla à Ancône, d’où il s’embarqua pour Venise. En voyant cette reine des mers, aujourd’hui découronnée et esclave, il la prit en pitié, et fut ému de sa misère ; il se rappela comme un remords que c’était lui qui, à la fin du siècle dernier, étant général, avait terminé la longue existence de cette noble république, et tué d’un seul coup son commerce, sa puissance et sa vie. Il exprima hautement sa pensée de lui restituer sa grandeur, et comme sa compassion allait toujours de front avec sa politique, il voulut, en restituant à cette ville des mers quelques-uns de ses anciens privilèges, lui rappeler le commerce de la Méditerranée, et refonder sur ce point un des ports les plus importants de la monarchie française.

De Venise il alla à Constantinople.

C’était un spectacle à confondre la pensée que celui de cette capitale, depuis que les Turcs, emmenant avec eux leur culte et leurs usages, l’avaient abandonnée. C’était alors une ville chrétienne. Sainte-Sophie était redevenue la cathédrale ; il y avait un préfet de Constantinople, quatre maires et des administrateurs comme dans le reste de l’Europe ; un grand nombre de familles françaises y avaient établi leur résidence, et déjà la langue française y était devenue la langue usuelle. On ne pouvait sans surprise songer à ce qu’était cette ville douze années auparavant, lorsque le despotisme turc la possédait, en contemplant ce qu’elle était maintenant depuis que la civilisation impériale, succédant à tant de barbarie, l’avait changée et refondue. En ce moment le Théâtre-Italien y donnait les représentations les plus brillantes. Lablache, Rubini, Davide, Tamburini et Mmes Sontag, Malibran, Pasta et Mainvielle-Fodor, y chantaient avec un succès extraordinaire le magnifique opéra la Napoleone de Rossini et l’Asia liberata de Meyerberr. L’empereur assista plusieurs fois à ces représentations.

Sur les ruines de l’Eski-Seraï, dans l’intérieur de la ville, M. Scribe avait fait construire un vaste théâtre qu’il dirigeait, et où il faisait jouer ses opéras-comiques et ses vaudevilles. Ce genre de spectacle, déjà acclimaté dans l’Orient, y obtenait un grand succès.

Pendant son séjour à Constantinople, l’empereur posa la première pierre d’une Bourse et d’une cour impériale ; ces deux monuments furent construits en face l’un de l’autre, sur la grande place de l’Al-Meidan.

Ce séjour fut encore signalé par une découverte des plus importantes. Lors de la prise de Constantinople, le trésor du sérail avait bien été trouvé, mais on avait été surpris de la médiocrité des choses qui y avaient été laissées, et l’on supposait avec quelque raison que les Turcs, vaincus, avaient pris leurs mesures pour faire disparaître à temps et enlever la plus grande partie de leurs richesses.

Ce fut Napoléon, lui-même, qui résolut ce problême. Étonné de la construction singulière de la partie du sérail appelée le trésor, il en ordonna la démolition, et lorsque le sol déblayé de ces bâtiments eut été fouillé, on aperçut à quelques pieds de profondeur des escaliers de marbre qui apparurent pour la première fois, et conduisaient dans des galeries souterraines également revêtues de marbre et ornées d’une multitude de lampes d’argent, depuis plus de dix années éteintes. Au milieu de ces galeries s’élevaient les meubles et les buffets renfermant les immenses trésors de toute nature acquis et accumulés par les mahométans depuis le commencement de leur monarchie. On restait frappé d’admiration devant cette quantité prodigieuse de richesses de tous les âges. L’inventaire seul a lui-même quelque chose de fantastique, comme les merveilles des contes de l’Orient. Et si l’empereur éprouva quelque joie à cette découverte, elle ne put se comparer à celle des savants de l’Europe lorsqu’ils apprirent que là se retrouvaient, intacts et merveilleusement conservés, les manuscrits de ces grands auteurs de l’antiquité, crus perdus pour toujours, et sans espoir de les retrouver jamais. Parmi les découvertes les plus importantes on compte en première ligne celle des poèmes d’Orphée et des comédies de Ménandre, les histoires de Sanchoniaton et de Trogue-Pompée, l’histoire de Salluste, et la collection complète des poèmes de Varius, ami de Virgile.

Après cette découverte, et après avoir fait réparer quelques-uns des aquéducs de cette ville et surtout l’aquéduc de Justinien, presque entièrement ruiné, l’empereur quitta Constantinople, au mois d’avril 1827, et, suivant la route militaire, revint avec rapidité à Paris, qu’il ne fit que traverser, pour aller à Londres et de là à Amsterdam. Ces deux villes n’avaient rien perdu de leur grandeur, mais elles n’offrirent rien de nouveau à ses regards et à sa politique.

Napoléon était de retour de cette grande visite faite à ses capitales au mois de juin de la même année 1827.