Napoléon et la conquête du monde/II/25

H.-L. Delloye (p. 390-395).

CHAPITRE XXV.

SÉANCE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES.



Le lundi 23 octobre 1826, l’académie des sciences était assemblée en l’une de ses séances ordinaires. Geoffroy Saint-Hilaire était président ; le comte Humphrey-Davy vice-président, et Cuvier et Delambre, secrétaires perpétuels, étaient au bureau. M. Ampère occupait en ce moment la tribune, où il lisait un mémoire du plus haut intérêt sur son admirable théorie des courants électriques. L’académie était absorbée dans l’attention que commandait ce travail d’une des plus hautes intelligences de nôtre âge, lorsque tout-à-coup un murmure se répandit dans l’assemblée, une agitation extraordinaire saisit tous les membres à l’arrivée d’un étranger, qui, vêtu d’un habit noir et décoré de l’ordre de la Légion d’Honneur, parut à la porte de la salle, entra mystérieusement, fit un geste de silence qui arrêta tout-à-coup ce murmure, et, s’étant approché d’une table, trouva un fauteuil vide, et y prit place.

Cependant M. Ampère, cet homme de génie dans lequel il y avait autant du Leibnitz que du Lafontaine, et dont l’extrême distraction est aussi connue que la haute intelligence, n’avait pas remarqué ce mouvement, bientôt diminué par l’intérêt même de sa lecture, et sans doute aussi par le soin qu’avait mis à le calmer l’inconnu qui venait d’arriver.

Le mémoire lu, M. Ampère le remit sur le bureau de l’académie, et recueillit de toutes parts les témoignages d’admiration que ce beau travail méritait si bien.

Ces témoignages avaient retenu pendant quelques minutes l’honorable académicien, qui ne retourna que plus tard à sa place.

Mais quel ne fut pas son étonnement de voir son fauteuil occupé par cet étranger qu’il ne connaissait pas ! M. Ampère, un peu piqué, tournait avec une sorte de gêne autour de ce fauteuil dont on s’était emparé ; il toussait avec embarras et affectation, et cherchait avec cette urbanité naïve, qui était une de ses manières, à faire deviner à l’usurpateur la nécessité de quitter le siège usurpé ; mais soit qu’on ne le comprît pas, ou qu’on ne voulût pas le comprendre, l’inconnu restait à cette place.

M. Ampère, s’enhardissant de plus en plus, commençait à murmurer plus distinctement ; il disait à ses voisins d’une façon détournée, mais assez claire pour que l’inconnu pût le comprendre, qu’il était étrange que l’on prît ainsi une place sans autres formes ; et comme il rencontrait partout un sourire silencieux, il éprouva un véritable mécontentement, et dit à haute voix à M. Geoffroy Saint-Hilaire :

— « Monsieur le président, je dois vous faire remarquer qu’une personne étrangère à l’académie occupe un de nos sièges, et a pris place parmi nous. »

Cette déclaration occasiona une grande rumeur ; et M. Geoffroy Saint-Hilaire répondit à M. Ampère :

— « Vous êtes dans l’erreur, monsieur ; cette personne à laquelle vous faites allusion est un membre de l’académie des sciences.

— « Depuis quand ? dit M. Ampère fort étonné.

— « Depuis le 5 nivôse an VI, répondit l’étranger.

— « Et dans quelle section, s’il vous plaît ? reprit M. Ampère avec une certaine ironie.

— « Dans la section de mécanique, mon savant collègue, répondit en souriant l’étranger.

— « Cela est un peu fort, » ajouta M. Ampère, et prenant un Annuaire de l’Institut qui se trouvait là, il l’ouvrit avec vivacité, et y lut à cette date le nom de Napoléon Bonaparte, membre de l’académie des sciences, nommé dans la section de mécanique, le 5 nivôse an VI.

C’était l’empereur qui venait de la hauteur de son rang courber sa tête sous le niveau de la science.

M. Ampère, fort troublé, se confondait en excuses ; il avait une vue fort affaiblie, il ne reconnaissait pas l’empereur…

— « Voilà l’inconvénient, monsieur, lui dit le souverain, qu’il y a à ne pas connaître ses collègues ; je ne vous vois jamais aux Tuileries : nous vous forcerons bien d’y venir. »

Ces paroles, dites avec une extrême bienveillance, rassurèrent l’illustre géomètre, et ayant trouvé un autre fauteuil vide, il alla s’y asseoir sans autre réclamation.

M. Geoffroy Saint-Hilaire demanda à l’empereur s’il permettait la continuation de la séance.

— « Sans doute, dit Napoléon ; il n’y a rien de nouveau : l’assemblée est plus complète, voilà tout. »

M. le comte de La place parut à la tribune, et lut un mémoire que Napoléon parut écouter avec un vif intérêt.

Un ingénieur étranger à l’académie succéda à M. de Laplace, il lut un discours sur les ponts souterrains construits sous les lits des fleuves. M. Brunel racontait les merveilleux travaux qu’il venait d’achever à Londres.

Après cette lecture, le président de l’académie eut à nommer une commission, pour faire un rapport sur ce mémoire.

L’académie éprouva une profonde surprise quand M. Geoffroy Saint-Hilaire dit à haute voix :

— « Je nomme membres de la commission qui examinera le travail de M. Brunel, S. M. l’empereur, MM. Monge et Poisson. »

Tous les yeux se tournèrent vers l’empereur, qui, se levant à demi, dit qu’il acceptait cette mission avec plaisir.

Cette séance mémorable fut alors levée. L’empereur demeura quelques instants au milieu de ces savants illustres qui l’entouraient de leur reconnaissance et de leurs hommages. Il s’entretint avec quelques-uns des matières les plus sublimes des sciences, puis il remonta en voiture, et retourna au château.