Napoléon et la conquête du monde/I/40

H.-L. Delloye (p. 174-180).

CHAPITRE XL.

RÉVISION DE LA LÉGISLATION.



La France était alors (1819) florissante au plus haut degré, riche, peuplée, heureuse. Le système général des routes et des canaux complété ; des monuments, des ponts, des édifices publics construits avec la plus grande magnificence ; une administration forte, protectrice des citoyens et de leur fortune ; au-dessus de tout cela, une gloire incroyable, telle était la France, et à un degré moindre, les pays dépendant de l’empire.

Les lois étaient aussi admirables que le reste. Jeunes encore, elles avaient l’énergie de la jeunesse, et l’autorité des lois anciennes. C’était un des plus beaux résultats de cette révolution injugeable, qui, comme un géant placé entre l’ordre ancien et le monde nouveau, avait les pieds dans le sang et la tête dans le ciel. Tout le droit était renouvelé. Des monuments de sagesse avaient été élevés par des hommes souvent en délire, et quand Napoléon était revenu d’Égypte et avait pris la France, il avait agrandi et complété, sur tous les points, la législation, et pour couronner l’édifice, donné des codes.

Et quand il eut vu son œuvre, il ne se reposa pas.

Il n’avait pas cette fierté jalouse qui pense que la chose faite ne peut être perfectionnée ; au contraire, des lois successives vinrent utilement corriger ces codes eux-mêmes. Ainsi, ceux des intérêts civils virent plus d’une fois modifier quelques-uns de leurs principes, et les codes criminels leur excessive sévérité.

Au mois de février 1818, il fit publier une édition nouvelle où avaient été fondues toutes ces améliorations.

Mais il fit plus encore, car il n’ignorait pas que cette législation nouvelle, depuis 1789, n’était pas le droit tout entier de la France, et qu’il y avait encore, dans les anciennes lois françaises, des matériaux importants et des restes sacrés qu’on ne devait point regarder comme anéantis. Il voulut donc relier ces vieilles traditions législatives aux lois nouvelles, et ramener à lui, pour ainsi dire, tout le passé de l’ancienne France, afin de tout fondre dans son œuvre unique, et afin que les peuples de son temps n’eussent plus à rejeter les regards en arrière pour y chercher autre chose que des souvenirs inertes et de la vieille histoire.

Napoléon l’avait dit : « Il faut que tout en France date de moi » ; et il en était venu à ce point de force, qu’il pouvait ainsi comprimer le passé et le refouler devant lui à ses pieds.

Pour arriver à ce grand résultat, il s’entoura des plus illustres jurisconsultes de France et d’Allemagne. Il leur attribua un pouvoir voisin de la puissance législative elle-même ; et avec cette haute délégation, il mit dans leurs mains l’entière disposition des archives de l’état et des bibliothèques de l’Europe.

Cette commission, ainsi instituée, prit le nom de conseil supérieur de révision des lois, et sa mission était de recueillir et de réviser toutes les parties de la législation française, depuis les premiers temps de la monarchie jusqu’à nos jours.

Le conseil supérieur de révision fut divisé en deux sections principales.

La première fut chargée de réunir en un corps complet toutes les lois anciennes, ainsi que les capitulaires, ordonnances, établissements, édits et déclarations jusqu’à l’année 1789.

Après avoir achevé cette première collection chronologique, qui n’était qu’un travail de haute compilation historique et une préparation à l’œuvre réformatrice, les membres de cette section choisirent dans ces matériaux les lois encore en vigueur, ils les classèrent et les rédigèrent dans des codes spéciaux, qui par l’habile harmonie de ce beau travail vinrent se coordonner avec les codes déjà existants, et les compléter de toute la force restée encore à cette vieille législation.

Par un troisième travail, la même section prépara un décret d’abrogation de toutes les lois qui n’étaient pas rappelées dans ces codes spéciaux, afin que, reconnues inutiles à la vie civile et politique, ces ruines du temps passé cessassent d’en gêner la marche, pour passer désormais à l’état d’histoire.

La seconde section exécuta sur des bases analogues les mêmes travaux pour les lois, arrêtés, décrets et décisions rendus depuis 1789, afin de balayer également les débris inutiles et rétablir au milieu de la confusion de ces lois innombrables les droits de l’ordre et de la clarté.

Quatre années suffirent à l’achèvement de ce grand travail digne de Napoléon et des hommes supérieurs à qui il l’avait confié. Les deux grandes collections chronologiques, du Ve siècle à 1789, et de 1789 à 1820, furent publiées à part, plutôt encore comme des documents d’histoire, que comme une œuvre de législation.

Mais il n’en fut pas de même de la réunion de ces décrets spéciaux qui furent immédiatement soumis à la sanction des deux corps législatifs et promulgués dans leur ensemble au mois de février 1824, sous le titre de Corps général des lois françaises. La première édition, en dix volumes in-4o, sortit à cette époque des presses de l’imprimerie impériale, et devint le droit français.

Ainsi la France eut son Digeste et son Justinien.

L’accomplissement de cette œuvre avait donné la plus haute impulsion aux études philosophiques et historiques du droit, et tandis que Napoléon donnait ainsi cette magnifique et lumineuse législation, de toutes parts, en France, en Allemagne, en Angleterre et même en Italie, se préparaient de grands travaux sur ces matières.

C’était en vain que l’archichancelier Cambacérès avait dit spirituellement à l’un de ses collaborateurs, lors de la promulgation des premiers codes : « Nous avons tué le droit romain. » Le droit romain n’était pas mort, il revivait dans les études des savants jurisconsultes ; ceux-ci en creusaient la profondeur, et en découvraient les sources. Ils allaient aussi fouiller les entrailles des histoires du moyen-âge pour y chercher les législations de ces temps ; ils allaient retrouver dans les nations étrangères les lois qui y avaient été apportées par les conquêtes. Les lois normandes étaient étudiées en Angleterre. Les anciennes coutumes françaises, si curieusement explorées, l’étaient dans les îles anglo-normandes ou dans les contrées de l’Amérique où elles subsistaient encore, et les lois allemandes et saxonnes, transportées à leur tour dans l’Angleterre et dans le midi de l’Europe, étaient interrogées dans leurs nouvelles patries. Alors paraissaient à la fois : en Allemagne, les Essais sur les anciennes lois romaines, par Niebhür, l’Histoire de la législation grecque, par Gans, l’Histoire des lois dans l’antiquité, par Herder, les Vues sur le droit romain, par Savigny ; en Angleterre, le magnifique ouvrage de M. Brougham, intitulé : La concordance générale des lois de l’Europe, et en France, l’Histoire des lois françaises, par M. Troplong, jurisconsulte qui sait l’histoire, La science des lois, par M. Dupin, l’Essai sur les lois commerciales au moyen-âge, par M. Pardessus, et les travaux de M. Thierry sur les établissements législatifs des barbares.

Deux autres ouvrages se rattachent encore et par leur nature et par leur date à ceux-ci.

L’étonnant livre des Considérations sur la constitution française, par M. de Maistre, livre que Napoléon fit saisir et brûler, et l’Histoire de France par les lois et les monuments, par M. Guizot, œuvre toute nouvelle où la vérité historique s’appuyait à chaque pas sur les chartes, les monuments, les médailles, les lois, et en général tous les actes contemporains qui jetaient sur les faits une lumière et une autorité incontestables.