REVUE LITTÉRAIRE.

NAPOLÉON ET MARIE-LOUISE,
SOUVENIRS HISTORIQUES DE M. LE BARON MENEVAL.[1]

Comme presque tous les Mémoires de cette époque héroïque, le livre de M. Meneval commence avec un bruit de fêtes, un retentissement de clairons, une vive et radieuse lueur de magnifiques espérances. Napoléon n’est encore que le général Bonaparte, mais il est déjà l’idole de la France. Il est en Égypte ; on le rappelle, on l’attend de jour en jour ; tous les yeux sont tournés vers la Méditerranée. L’Angleterre est là, guettant sa proie. L’amiral Brueïs et Massaredo, l’amiral espagnol, ont quarante-deux vaisseaux ; mais les Anglais en ont soixante, et ils ont de plus le prestige d’Aboukir. Si la lutte s’engage, le jeune capitaine qui avait rêvé l’empire d’Orient ira peut-être mourir sur quelque ponton. Véritablement, l’anxiété dut être grande et profonde.

Tout à coup, pendant que la flotte espagnole est encore à Carthagène, radoubant ses navires maltraités par la tempête, tandis que Brueïs attend des forces suffisantes pour tenter une lutte si hasardeuse, le Muiron et le Carrera quittent l’Égypte, longent pendant vingt-trois jours la côte africaine, et, après mille dangers, abordent en Corse. Jusque-là, et pendant la traversée qui restait encore, le destin de la France se jouait sur ces deux pauvres frégates, exposées à tous les périls, menacées par les élémens, proie facile pour les croiseurs britanniques. Entre Ajaccio et Fréjus, au coucher du soleil, on signala tout à coup une de leurs escadrilles, forte de quatorze voiles. L’amiral Gantheaume voulait retourner en Corse. — Non, s’écria Bonaparte, toutes voiles dehors, chaque homme à son poste, gouvernez nord-ouest. — Il était résolu, si les Anglais lui donnaient chasse, à se jeter dans une chaloupe et à fuir inaperçu. Toute la nuit se passa dans ces anxiétés. Le lendemain on vit les bâtimens anglais, rassurés par la coupe vénitienne des deux frégates, courir paisiblement des bordées. Quelques heures après, Bonaparte ressaisissait la terre de France.

M. Meneval, à cette époque, était déjà dans l’intimité de Louis et de Joseph Bonaparte. Le premier l’avait aidé à esquiver le service militaire, le second l’emmenait comme secrétaire au congrès de Lunéville, et le ramenait à Morfontaine. Là se trouvait réunie une société d’élite. Le comte de Cobenzl, le diplomate autrichien, y jouait des charades et des proverbes avec une gaieté qui faisait le charme de tous et une complaisance banale qui faisait le désespoir de Mme Joseph Bonaparte. Mme de Staël, avide de causeries, venait y chercher des auditeurs intelligens, et leur faisait lire les œuvres de son jeune protégé, M. de Châteaubriand. Casti composait son poème légèrement érotique, dont Andrieux s’amusait à traduire quelques épisodes ; Berthier organisait des chasses à courre ; Arnault, Roederer, Fontanes, Marmont, Mathieu de Montmorency, Boufflers, M. de Jaucourt, Stanislas Girardin, certes il y avait là de quoi récompenser l’hospitalité la plus gracieuse. Mme de Boufflers et les trois sœurs du premier consul animaient encore de leur esprit, de leur gaieté, de leurs graces, ce petit monde renaissant. Mme Élisa Bacciochi récompensait Fontanes des madrigaux italiens que le vieux Casti aiguisait en l’honneur de ses beaux yeux (baccio, occhi). Puis, à Morfontaine ou au Plessis-Chamant, chez Lucien, on jouait la comédie en grand, selon la mode perdue de cette époque, où chacun, se dédommageant des souffrances passées, semblait pour ainsi dire se ruer en joie. Lafond, Fleury, Dazincourt, Mlles Contat, Devienne et Mézeray, invités par les futurs monarques, semblaient venir tout à point dans ce temps de transition pour leur apprendre les belles manières de l’aristocratie, la grace et l’accent des cours.

M. Meneval jouissait pleinement de cette existence brillante où les loisirs abondaient, où les distractions naissaient d’elles-mêmes au milieu de quelques affaires diplomatiques, lorsque les mécontentemens dont la conduite de M. de Bourienne était le sujet forcèrent le premier consul à lui chercher un remplaçant. Joseph Bonaparte offrit son secrétaire, qui fut accepté, à la grande terreur de ce dernier. Il fallut toute la bonne grace de Joséphine pour décider M. Meneval à s’aventurer dans une carrière dont il présageait à bon droit les difficultés. Il accepta cependant, et devint, à l’époque de la paix d’Amiens, attaché au premier consul. Tel fut du moins le titre que Bonaparte voulait lui voir prendre, se souciant peu d’avoir ce qu’on avait appelé jusqu’alors un secrétaire intime. Bourienne l’en avait dégoûté.

On a dit des héros qu’ils n’existaient point pour leurs intimes ; mais rien n’est moins propre à confirmer ce vieux proverbe que la lecture du livre de M. Meneval. Après trente ans, son admiration pour l’empereur est encore aussi vive qu’elle pouvait l’être au moment même où il assistait chaque jour à l’élaboration prodigieuse de cette intelligence sans pareille. Dans ce cabinet où il nous introduit, rien n’a choqué ses regards, rien n’a diminué son étonnement, rien n’a contrarié l’affection respectueuse qu’il ne tarda pas à ressentir pour son maître et celui de la France. Ce serait encore un étonnement pour nous que cette vénération complète, cette apologie constante et universelle, si nous n’avions d’autres exemples de cette merveilleuse faculté de séduction dont la nature et la fortune avaient investi le grand empereur. Si ce n’est au collége, il l’exerça partout : partout il réussit, nonobstant les aspérités d’une humeur ambitieuse, les caprices d’une nature expressive et difficilement domptée, à s’emparer des hommes, à les dominer selon ses besoins, à leur faire une religion du dévouement, une gloire et un bonheur de la plus complète servitude. Sur une moindre échelle, on trouve des hommes, mais surtout des femmes, investis de ce pouvoir, incompatible, quoi qu’on en dise, avec une entière franchise. M. Meneval serait peut-être bien étonné, si quelque démon malin lui prouvait qu’il a été l’objet des coquetteries de Napoléon ; cependant nous n’avons pas encore ouvert un seul de ces livres innombrables où l’intimité du grand homme est minutieusement décrite, sans garder cette impression très nette qu’il a joué, toute sa vie, une très longue et très fatigante comédie. Chacun connaît ses feintes fureurs ; mais la plupart de ceux qu’il a voulu s’attacher ont été dupes de ces feints épanchemens masqués de brusquerie et de familiarité. M. de Talleyrand et Fouché l’ont seuls déjoué, caressant ou colère, par leur imperturbable sang-froid, et le mépris, — singulier mot, mais plus vrai qu’on ne pense, — dans lequel ils tenaient ce masque imposant, cet acteur terrible et souverain.

MM. Meneval et Fain se conformèrent d’instinct au rôle qu’il leur avait assigné. Tous deux étaient modérés dans leur ambition, exacts et scrupuleux dans l’accomplissement de leur devoir, respectueux dans leur curiosité, discrets et retirés dans leur vie, « si retirés, dit quelque part l’empereur, qu’il est des chambellans qui, après avoir servi quatre ans au palais, ne les avaient jamais vus. »

Par là ils méritaient cette confiance qui n’était jamais sans réserve, et que Napoléon sentait quelquefois le besoin de mettre en quarantaine, le mot est de lui. Ce qu’il entendait par là, nous le voyons clairement dans le récit de l’espèce d’algarade qu’il fit à M. Meneval trois ans après son entrée au cabinet. Le travail était alors excessif. Le jeune secrétaire se dédommageait par quelques plaisirs de son assiduité forcée. C’étaient des bals à l’Opéra, où le premier consul allait lui-même, et où nous voyons qu’il surveillait les galantes équipées de son attaché. Ce furent ensuite des dîners chez Robert, le Véry de ce temps-là ; dîners de garçons, de banquiers surtout, et de femmes aimables. Observons en passant que la femme aimable n’existe plus, ni de nom ni même de fait. C’était une production du directoire, une race de transition, créée par la guerre et les dilapidations qu’elle entraîne. La femme aimable, à qui l’on disait : Belle dame ! a cessé d’exister quand les colonels pillards et les fournisseurs fripons ont pris leur retraite… Mais revenons.

Les dîners de son secrétaire déplurent à l’empereur. Il accusa le cher Menevalot de bien vivre avec ses ennemis ; et bien que celui-ci se fût gravement et sincèrement disculpé, de notables changemens dans les façons du maître l’avertirent qu’on désirait le trouver en faute. L’empereur s’arrangeait pour le devancer dans le cabinet ; il le faisait demander aux heures où, d’ordinaire, il avait jusque-là toléré ses absences. Puis, enfin, un paquet, expédié par M. Meneval, n’ayant pas été remis, la scène qui se préparait fut jouée. Ce fut une vive sortie sur l’abandon où le cabinet était laissé, le défaut de surveillance, les absences continuelles, la dépêche importante égarée par la faute du secrétaire ; tout cela d’un ton très animé, avec une colère évidemment préméditée et des paroles tellement hâtées, qu’elles ne laissaient pas le temps de la plus brève justification. Sur ce l’empereur sortit et ne reparut plus.

Le soir, en présence du ministre secrétaire-d’état, la seconde partie de la scène fut jouée, mais sur un autre ton. L’empereur, cette fois, était calme, composé, paternel. Il invoquait les droits que lui donnaient une confiance entière, jusque-là témoignée à M. Meneval, les devoirs contractés par celui-ci, l’honneur attaché à les bien remplir, les projets qu’on avait conçus pour son avancement… tout cela sur un ton de bienveillance tel, que la froideur dont M. Meneval s’était armé tout d’abord fit bientôt place à une vive émotion. L’effet voulu se trouvait produit. M. Meneval assure, du reste, que cette querelle ne se renouvela plus ; mais il oublie de nous dire si ses dîners continuèrent.

Nous avons voulu donner une idée aussi exacte que possible des antécédens de M. Meneval et des rapports établis entre lui et son souverain. Maintenant il faut le suivre sur le terrain historique dans lequel il semble avoir voulu circonscrire son travail actuel.

C’est une chronique étrange en vérité, c’est un des plus fabuleux épisodes de cette fabuleuse épopée, que le mariage de Napoléon et de Marie-Louise. On l’écrirait aisément, au début du moins, en vers pareils à ceux des Niebelungen. D’un côté, ce champion redoutable qui jette ses défis aux quatre points cardinaux de l’univers, cette espèce d’Etzel indompté, de Siegfried invulnérable ; de l’autre, cette blonde jeune fille, qu’on sacrifie aux intérêts politiques en pleurant sur elle comme sur une hostie dévouée, et qui vient, effarouchée, tremblante, tomber en pleurant, elle aussi, son propre deuil, dans les bras de l’impatient capitaine.

Son arrivée eut quelque chose de poétique et de violent qui dut la confirmer dans ses prévisions sinistres. Toute jeune, en jouant avec les archiducs ses frères, elle avait rangé en bataille des soldats à figures terribles, dont le plus grand, le plus noir et le plus laid représentait naturellement le chef de ces grandes armées si fatales à la puissance impériale. Plus d’une fois, pour venger les désastres dont le contre-coup arrivait jusqu’à eux, ces pauvres enfans avaient mutilé ou percé d’épingles cette image abhorrée. Pour eux, Napoléon était véritablement l’ogre de Corse, le Malbrouck ou le Jean de Vert des chansons populaires. Ces impressions n’étaient point effacées de son esprit timide. Et comment aurait-elle douté d’elles, en voyant les bons Viennois, émus et révoltés, se jeter au-devant de son carrosse pour empêcher leur empereur de livrer sa fille au redoutable meneur d’hommes qui l’attendait dans son fantastique palais ?

Or, voici qu’à la tombée de la nuit, par un temps affreux, — les éclairs brillaient, la pluie tombait à flots, — une calèche sans armes arrête le cortége de la jeune impératrice. Un homme en descend, dans le costume simple et sévère du soldat en campagne. Il s’avance sans mot dire et sans être reconnu jusqu’à la portière. Un écuyer le nomme. C’est l’empereur. Il s’élance à côté de sa fiancée. La voiture repart au galop. Tout était convenu, réglé autrement. Il y avait à Soissons des tentes disposées pour la première entrevue. Léger, le tailleur à la mode, avait préparé un habit de noces orné d’une broderie. La princesse Pauline avait prescrit la cravate blanche comme étant de rigueur. L’impératrice devait s’incliner devant un carreau ; l’empereur la relèverait en la serrant dans ses bras. Au lieu de ces cérémonies, de cette étiquette, ce que nous venons de voir : une surprise, un coup d’autorité, une bravade, une sorte de rapt.

Et le soir même, après un souper à trois, — la reine de Naples en était, — une prise de possession comme celle de Marie de Médicis par Henri IV. Mais Henri IV était-il une autorité en fait de galanterie délicate ?

Les rapprochemens ne manqueraient point, au surplus, si l’on voulait pousser plus loin le parallèle. Les deux épouses divorcées, — Marguerite et Joséphine, — se ressemblaient à beaucoup d’égards ; nous sommes dispensés de dire lesquels. De plus, entre Marie de Médicis et Marie-Louise, on pourrait encore, par malheur pour cette dernière, établir plus d’une comparaison ; mais, puisque M. Meneval ne l’a point fait, pourquoi nous montrer plus sévère que lui ?

Nous devons le dire, sa réserve au sujet de Marie-Louise, pleine de goût d’ailleurs, et parfaitement honorable pour le caractère de l’écrivain, a bien quelques inconvéniens pour le lecteur. Celui-ci est mis en demeure de trop deviner dans ces discrètes peintures de l’intérieur des Tuileries. L’empereur semblait heureux, dit timidement notre historien : d’où nous sommes tenté de conclure qu’il ne l’était pas. Il était affable et affectueux avec l’impératrice ; il l’amusait par des propos enjoués quand il la trouvait sérieuse, et déconcertait sa réserve par de bonnes et franches embrassades. Ce sérieux, cette réserve, nous inquiètent. Qu’y avait-il là-dessous ? Dédain du soldat parvenu, mouvement de fille bien née ? M. Meneval dit positivement le contraire. Absence de sympathie, défaut d’accord dans l’esprit et le caractère, invincible timidité, froideur naturelle ? On ne sait trop que penser après avoir lu, si ce n’est que Marie-Louise avait toutes les qualités purement négatives de son âge et de son sexe : une grande défiance d’elle-même, la peur bien enracinée de l’esprit français, un grand goût pour la solitude, nul besoin de confiance ou d’abandon, nul penchant, même avec ses plus intimes serviteurs, à la familiarité confiante que peuvent légitimement rechercher les princes.

Elle passait les heures libres de sa journée à prendre des leçons de musique ou de peinture, ou bien près de son fils, occupée à des travaux d’aiguille. Elle était économe, et charmait l’empereur, peu fait à de pareils scrupules, par sa retenue en matière de toilette. Elle devait n’y rien perdre, il est vrai, si nous en jugeons par l’histoire de cette parure en rubis qui devait coûter 46,000 francs et qu’elle rendit au joaillier, la trouvant trop chère. L’empereur l’apprit, et en commanda une toute pareille, mais du prix de 400,000 francs.

En revenant sur ces quatre ans, il est difficile d’apprécier la part que Marie-Louise avait pu faire à son époux dans des affections à peine exprimées. Quant au reste des personnes à qui elle pouvait témoigner une flatteuse préférence, il semble qu’elle ait seulement distingué la duchesse de Montebello, cette beauté froide, rigide, que l’empereur avait présentée à Marie-Louise en lui disant : « Je vous donne une véritable dame d’honneur.

À l’occasion de la visite que l’impératrice fit à Dresde lorsque Napoléon allait se mettre à la tête de la grande armée, M. Meneval, oubliant cette fois sa réserve habituelle, nous livre avec une amertume mal déguisée le rapprochement que voici : « Il se trouvait, à la suite de l’empereur d’Autriche, en qualité de chambellan, un personnage déjà illustré par des commandemens militaires et par des missions diplomatiques, mais inaperçu dans cette foule royale et princière : c’était le général comte Neipperg. Là l’impératrice le vit pour la première fois, sans le remarquer, en se rendant avec l’empereur à la salle de spectacle ; elle lui adressa quelques mots, parce qu’il se trouvait sur son passage… »

Le 29 mai, l’empereur quitta Dresde. Le 18 décembre, il rentrait à l’improviste dans son palais des Tuileries. La campagne de Russie était entre ces deux dates. Il n’avait pas fallu plus de six mois pour dévorer cette grande armée de cinq cent mille hommes qu’il avait menée jusqu’à Moscou.

M. Meneval avait eu sa part des désastres de la campagne, et sa santé, gravement compromise, ne lui permettait plus de continuer le rude service qu’il avait fait jusqu’alors auprès de l’empereur. Aussi fut-il placé en convalescence auprès de Marie-Louise, quand la régence fut organisée. Il avait le titre de secrétaire des commandemens, et, dans l’ordre de service rédigé à cette occasion, c’est à lui que revient le soin de mettre en rapport, au sujet de toute affaire secrète, les ministres et l’impératrice régente.

Il assista, revêtu de ces fonctions confidentielles, à la décomposition intérieure de ce pouvoir si fortement concentré, sous lequel se débattaient en vain toutes les oligarchies européennes, depuis plus de quinze ans. Le tableau qu’il en donne frappe l’esprit de la même stupeur dont semblait atteint chacun des hommes en qui l’empereur avait placé sa confiance. Partout où il n’est pas, la volonté manque, l’irrésolution domine. Marie-Louise n’était pas faite, il le savait de reste, pour le suppléer ; mais elle ne trouvait aucun secours dans les conseillers dont il l’avait entourée. Tandis qu’enfermée dans son appartement, elle préparait de la charpie pour les blessés, le sénat s’agitait, et les membres du conseil privé ne voyaient de remède que dans la paix à tout prix.

Vint enfin le moment de prendre une grande résolution : celle de quitter Paris, dont les armées alliées se rapprochaient chaque jour. L’empereur avait écrit de prendre ce parti, si toute résistance était impossible. La majorité du conseil privé, se rendant aux raisons développées avec énergie par Boulay de la Meurthe, croyait la présence de l’impératrice indispensable pour soutenir le courage et la résistance des Parisiens. Ce fut alors à qui éloignerait de soi la responsabilité du parti à prendre. Le roi Joseph et l’archi-chancelier demandaient une décision à l’impératrice. L’impératrice ne voulait donner un ordre émané d’elle, et contraire à la volonté conditionnelle de l’empereur, sans avoir leur avis en forme et signé. Ils ne voulurent jamais accepter une responsabilité aussi grande.

On sait ce qui arriva : le départ pour Blois, la résistance prophétique du roi de Rome qui ne voulait pas quitter sa maison, les défections honteuses, les nobles dévouemens qui marquèrent cette époque remplie d’évènemens et de combinaisons où le hasard prit une si grande part. Le rôle de l’impératrice fut nul. Bien d’autres à sa place auraient tenté quelque démarche, obéi à quelque sentiment, tenu compte de quelques-uns de ces grands devoirs auxquels, dans le naufrage d’une destinée, il est beau de rattacher l’esquif battu des vagues. Marie-Louise ne comprit jamais son rôle. Jamais elle ne se plaça, pour se juger elle-même, à ces hauteurs où le cœur nous transporte sans peine quand il est noblement ému. Elle ne sut que pleurer, supplier son père, attendre de quelque horizon inconnu le souffle auquel il faudrait obéir. Elle n’eut qu’un moment d’énergie, et ce fut pour résister aux frères de l’empereur, qui voulaient, suivant la lettre de leurs instructions, l’emmener au-delà de la Loire. C’était retrouver bien mal à-propos un mouvement de courage. Encore le puisa-t-elle dans la crainte des hasards et des fatigues qu’elle allait courir en quittant Blois.

Trois heures après la scène dont nous parlons, et dont le scandale est historique, un commissaire russe venait, sans autre cérémonie, s’assurer de l’impératrice et du roi de Rome.

C’est le moment où Marie-Louise disparaît pour ainsi dire de la scène du monde. Le diadème impérial tombe de son front, on voit tout à coup s’effacer la pâle figure sur laquelle il jetait quelque éclat. Aussi peut-on accepter comme de vraies révélations tout ce que M. Meneval nous apprend des évènemens qui suivirent. Nous voyons l’empereur insister dans toutes ses notes pour que Marie-Louise l’accompagne à l’île d’Elbe, Corvisart, — l’avis de Covisart venait bien à point, — s’y opposer au contraire de la manière la plus formelle ; M. de Metternich insister pour qu’avant toute détermination ultérieure l’impératrice fasse un voyage en Autriche. Il va sans dire que ce dernier avis prévalut. Mais ce qui est certain, c’est qu’il ne rencontra aucune résistance apparente dans la volonté de Marie-Louise. Seulement elle eut, après sa résolution prise, quelques accès de mélancolie et quelques larmes précieusement recueillies par son respectueux et bienveillant secrétaire. Il relève par exemple, et à bon droit, comme une inconvenance et un oubli des égards dus à sa maîtresse, les visites successives qu’elle reçut de l’empereur Alexandre et du roi de Prusse.

Son sort une fois décidé, Marie-Louise avait hâte, nous le concevons, de quitter le sol français. Ce fut dans les rians paysages de la Suisse qu’elle alla porter sa première tristesse, dirons-nous ses derniers remords. Elle éprouvait en effet quelques regrets de n’avoir point rejoint Napoléon à Fontainebleau. Néanmoins, comme nous le dit M. Meneval, elle se promena sur le lac de Zurich, et « jouit des beautés qui abondent dans ces contrées favorisées de la nature. » D’autres distractions non moins légitimes firent plus loin trêve à sa douleur : à Waldsee, par exemple, où le prince lui présenta sa femme grosse de son dix-septième enfant, et sa fille, chanoinesse du chapitre de Salzbourg.

Elle s’acheminait ainsi vers Schœnbrunn, au milieu des acclamations stupides du peuple allemand, qui semblait l’envisager comme quelque froide statue enlevée naguère au musée impérial, et reconquise par la victoire. Ils oubliaient, les honnêtes Tyroliens, que pour revoir la Gloriette, — le Trianon du Versailles autrichien, — Marie-Louise avait dû perdre le plus beau trône que femme ait partagé depuis l’obscure épouse de Charlemagne. À cet égard du reste, ils pensaient ce qu’elle sembla penser depuis, et sa mémoire fut de bien peu moins courte que leur intelligence.

Cependant une des personnes qui l’entouraient, — une seule il est vrai, — lui rappelait quelquefois les devoirs de sa position. C’était sa grand’mère, la fille de Marie-Thérèse, la sœur de Marie-Antoinette, l’ex-reine de Naples, alors reine de Sicile, la fameuse Caroline enfin. Celle-là comprenait ce qu’il convenait de faire quand on avait été, quand on était encore impératrice. Ennemie déclarée de Napoléon tant qu’il avait été grand et puissant contre elle, maintenant elle lui rendait justice, elle oubliait ses griefs, elle s’indignait des manœuvres employées pour arracher Marie-Louise à ce glorieux hymen qui l’avait placée si haut. Ô bizarre enchaînement des destinées, contraste plus bizarre encore des positions et des sentimens ! la reine dix fois adultère, l’épouse infidèle et flétrie, s’efforçait de ramener à son devoir la femme irréprochable de César, celle qui jamais n’avait été soupçonnée. Il fallait, selon Caroline, que Marie-Louise employât tous les moyens humainement praticables pour rejoindre l’empereur, que, si on la retenait prisonnière, eh bien ! elle attachât les draps de son lit à la fenêtre et s’échappât déguisée. « Voilà ce que je ferais, ajoutait Caroline ; quand on est mariée, c’est pour la vie ! » — Qui aurait attendu d’elle cette leçon de vertu conjugale ?

Si Marie-Louise n’écouta point des conseils qui contrariaient toutes ses idées d’obéissance filiale et de décorum princier, il paraît du moins qu’elle accorda quelques regrets sincères à la France et à l’empereur. M. Meneval le laisse entendre, et nous sommes heureux de le croire, car ce serait un enseignement trop cruel, une désillusion trop complète que de voir entièrement méconnus par cette timide et glaciale fille des Hapsbourg le rôle éclatant et l’époux merveilleux que le destin lui avait un instant donnés.

Les lettres de Porto Ferraio ne manquaient pas. L’empereur écrivait ou faisait écrire à M. Meneval pour dissuader Marie-Louise d’aller aux eaux d’Aix en Savoie, qu’il savait lui avoir été prescrites. Il la voulait en Toscane, moins près de la France, qui ne devait pas voir, pensait-il, cette ruine vivante, moins exposée à l’insulte, plus rapprochée de Parme, où elle allait régner encore, et de son fils, dont elle ne devait pas se séparer. Mais Napoléon n’était plus obéi, même de Marie-Louise, et, sans tenir compte de sa volonté, elle allait en Savoie, où devait d’abord l’accompagner le prince Nicolas Esterhazy, désigné par l’empereur François. Plus tard, M. de Metternich modifia ce choix et choisit un homme plus disposé au rôle qui devenait nécessaire : M. de Neipperg, qui commandait une division autrichienne aux environs de Genève, fut choisi pour recevoir à Aix celle qui s’appelait alors la duchesse de Colorno.

La première vue ne fut point favorable à l’émissaire de M. de Metternich. Neipperg, brave soldat, portait sur son visage martial les rudes empreintes de la guerre. Un bandeau noir cachait la cicatrice profonde d’une blessure qui l’avait privé d’un œil. Mais sous cet aspect militaire qui semblait promettre la franchise et la droiture, le général autrichien cachait une de ces ames dociles, un de ces esprits insinuans et souples que les diplomates aiment à trouver autour d’eux. Son abord était circonspect sans affectation, grave et empressé tout à la fois. Quoique bon musicien, il savait écouter, et ses manières n’avaient rien que d’insinuant et de flatteur. S’exprimant avec grace, et dans la conversation et dans ce qu’il écrivait, il cachait beaucoup de finesse sous des dehors très simples. Plein d’ambition et de vanité, jamais il ne parlait de lui-même. Tels sont les principaux traits de ce personnage, étudié par M. Meneval avec une perspicacité quelque peu hostile.

Son premier soin, quand il eut surmonté la défaveur d’instinct que lui avait témoignée l’impératrice, fut de la déterminer à suivre les conseils ou plutôt les injonctions qui lui venaient de Vienne. Parme et Plaisance avaient été assurées à la princesse par les traités de 1814 ; mais on voulait, autant que possible, retarder sa prise de possession et tout d’abord l’ajourner après le congrès qui allait s’ouvrir. M. de Metternich écrivait dans ce sens, tout en protestant de son dévouement et surtout de son extrême franchise. D’un autre côté, Napoléon, croyant au désir que Marie-Louise avait dû lui témoigner de l’aller rejoindre à l’île d’Elbe, lui envoyait un officier, aujourd’hui général[2], chargé de l’y conduire, si elle eût voulu le suivre ; mais il repartit de Secherons, où elle était alors, sans avoir pu remplir sa mission. Tout au contraire, déjà docile aux inspirations de M. de Neipperg, elle s’était décidée, malgré toute sorte de répugnances, à se rendre à Vienne et à y demeurer pendant la durée du congrès.

Un tel voyage fait à loisir offrait de précieuses occasions à M. de Neipperg. Il les mit sans balancer à profit. Ce militaire éprouvé savait fort à propos être niaisement sentimental, et M. Meneval nous le révèle tout entier par un détail inappréciable. Les ruines du château d’été de Rodolphe de Hapsbourg se trouvaient à peu près sur le chemin de Marie-Louise. Le général, chargé de la rappeler aux séductions du pays natal et de lui faire oublier sa patrie adoptive, ne pouvait la dispenser d’une station au berceau de la monarchie autrichienne ; « il prit même acte, ajoute M. Meneval, de la trouvaille qu’il y fit d’un morceau de fer pour y reconnaître un fragment de la lance de Rodolphe. L’impératrice se prêta complaisamment à cette fiction. Des petits morceaux taillés de ce fer servirent de chatons à des bagues qu’elle fit faire à Vienne, et qu’elle donna au général Neipperg, à M. de Bausset et à moi, comme insignes d’un nouvel ordre de chevalerie. »

Ce n’est pas tout. Arrivée à Schœnbrunn, elle s’y tint d’abord renfermée comme il convenait à son rang et à son malheur. Mais le bruit d’une fête retentit autour d’elle : les souverains qui l’avaient détrônée assistaient à un grand bal dont la France payait les frais, et la curiosité d’y assister incognito poussa Marie-Louise au fond d’une sorte de logette, d’où elle pouvait se donner le plaisir de comparer la fête de sa ruine à la fête de ses noces, donnée dans le même palais quatre années auparavant.

Neipperg, cependant, s’attribuait le mérite et les droits d’un avocat plein d’ardeur et de zèle. La France et l’Espagne sollicitaient du congrès la rétractation des promesses faites à Marie-Louise. Le congrès même envisageait comme dangereuse la présence en Italie d’un gouvernement sur lequel Napoléon pourrait exercer une influence directe. Aussi voulait-on ôter Parme à l’impératrice, du moins ôter l’hérédité au roi de Rome, devenu prince de Parme. Ce dernier point seulement fut décidé contre Marie-Louise. Quant au maintien de la première condition, tout s’arrangea de manière à lui prouver que Neipperg seul l’avait obtenu par l’activité de ses démarches. Aussi, lorsqu’il fut question de rassembler une armée autrichienne en Italie pour y maintenir la neutralité contre la France qui semblait vouloir attaquer Naples, le général Neipperg ayant été menacé d’un ordre de départ, l’impératrice ne craignit point d’aller solliciter en personne, afin qu’il restât à Vienne, et l’empereur François et M. de Metternich. Celui-ci dut accueillir d’un sourire étrange cette prière si conforme à ses secrets désirs.

La grande nouvelle de l’évasion du grand captif trouva Marie-Louise indifférente. Elle l’apprit au retour d’une promenade à cheval où Neipperg l’avait accompagnée, et ne laissa paraître aucune émotion. Le lendemain, elle sembla plus agitée. Un mot de son père lui avait prouvé qu’on songeait à la renvoyer en France, s’il était démontré que Napoléon eût repris avec le trône des idées plus pacifiques. Suivirent, pendant plusieurs jours, les faux bruits, les nouvelles contradictoires, qui tinrent Marie-Louise dans un état d’extrême agitation. Et néanmoins elle n’eut pas, même alors, une pensée de femme pour son époux, une pensée de mère pour son fils. Chaque jour changeait, sinon ses projets, — en avait-elle ? — du moins ses propos. Tantôt elle déclarait que jamais elle ne retournerait en France, tantôt, au contraire, qu’elle n’aurait pas de répugnance à reprendre la couronne impériale, « ayant toujours eu du goût pour les Français. » Bref, toutes ses incertitudes aboutirent à un acte inouï, que Neipperg lui avait dicté, n’en doutons pas : ce fut une déclaration qui la séparait à jamais de Napoléon, aux projets duquel elle affirmait n’avoir aucune part, et un recours formel à la protection des puissances alliées. Cette pièce portée au congrès fut en quelque sorte l’occasion du manifeste lancé le 13 mars, qui plaçait Napoléon Bonaparte hors des relations civiles et sociales. On le voit, Marie-Louise, en cette circonstance, eut le triste honneur de l’initiative ; et comme pour rendre sa conduite plus inexcusable, le jour même où elle oubliait ainsi ses devoirs et sa dignité, Napoléon, à peine entré dans Lyon, lui écrivait pour la rappeler auprès de lui.

Elle était déjà décidée à ne point le rejoindre. Du moins faut-il en augurer ainsi d’une conversation qu’elle eut avec M. Meneval. Le prétexte honorable d’une résolution qu’elle prenait alors d’elle-même, et sans y être contrainte par son père, fut que, n’ayant point partagé le désastre de son époux, elle ne devait pas profiter de sa prospérité renaissante, à laquelle d’aucune manière elle n’avait su contribuer. En faisant connaître cet entretien, M. Meneval ajoutait : « Voilà sa chimère d’aujourd’hui. » Moins indulgens ou moins crédules que lui, nous ne savons y voir qu’un dehors à peu près honnête donné à des penchans qui avaient cessé de l’être. À cette même époque, en effet, la correspondance la plus active était établie entre Marie-Louise et le général Neipperg. À cette même époque, elle retrouvait, malgré l’abattement qu’elle affectait parfois, toute l’énergie nécessaire aux démarches qui avaient pour but la conservation (sur sa tête, et non sur celle de son fils) des états de Parme et Plaisance.

Dans un dernier entretien avec son secrétaire, qui se disposait à quitter Vienne, ils échangèrent encore quelques mots sur ce pénible sujet. La détermination adoptée par Marie-Louise était si ferme et si personnelle, que, comme M. Meneval lui montrait inévitable, dans telle ou telle hypothèse, la nécessité qui la ramènerait en France, elle lui répondit, non sans quelque vivacité, que « son père lui-même ne saurait l’y contraindre. »

Et quelques jours après, le général Neipperg lui ayant annoncé d’Italie la révolte de son régiment des gardes, qui refusait de marcher contre les Français, on vit cette calme princesse sortir tout à coup de son caractère et traiter de rébellion la sympathie témoignée à son époux. À ses yeux, le cri de vive l’empereur ! était devenu criminel.

C’est ici que s’arrête, à proprement parler, le livre de M. Meneval, livre curieux, quoiqu’il porte la trace de plus d’une réticence, et que l’auteur, homme sincère et droit s’il en fut, n’ait pas toujours le courage de jugement que sa tâche rendait nécessaire. L’impression qu’on en garde est accablante pour Marie-Louise, et certes, elle ne s’affaiblit point lorsqu’on jette un coup d’œil rapide sur la suite de cette carrière, où elle entrait à peine en 1815. Rival indigne de Napoléon, Neipperg, on le sait, a eu de son vivant et après sa mort des rivaux heureux à leur tour et pris dans des rangs toujours inférieurs. En présence d’une chute aussi profonde, d’un abaissement aussi complet, l’indignation devient impossible. Le mépris lui-même et ses armes acérées cherchent en vain la place d’une blessure vengeresse sur ces corps apathiques, d’où semble s’être retirée toute noble émotion, toute sensibilité, toute vie. N’ayons donc ni colère, ni haine, ni mépris, pour ces semblans d’êtres, ces natures avortées. En revanche, ne leur sachons aucun gré d’être comme s’ils n’étaient pas. Dans le sol froid et stérile où ils sèment l’inanité, l’oubli seul, l’indulgent et paresseux oubli, doit germer pour eux. C’est leur lot, c’est leur désir. La conscience de leur faiblesse leur fait chercher l’ombre et la paix. En leur accordant le silence, ménageons-leur le soleil.


O. N.
  1. Deux vol. in-8o, chez Amyot, rue de la Paix.
  2. M. Meneval ne nomme pas cet officier, mais il le désigne assez clairement pour qu’on reconnaisse, à ne pas s’y tromper, le général Hurault de Sorbée.