Napoléon (Quinet) 49-52


XLV - XLVIII Napoléon


XLIX. LONGWOOD modifier

 
Mais lui, pâle, mourant, tout courbé sur sa cime,
Disait : -Amis, c’est bien. Remercions l’abîme,
Et Longwood et son roc, et sa dure prison.
Sans eux je n’eusse été qu’un fantôme sans nom ;
Un orage qui gronde au plus haut de sa nue,
Une fable ! Un mystère ! Une énigme inconnue.
Mais, grâce à cet écueil où plonge mon regard,
Ma vie ici s’explique et se montre sans fard.

Sur son roc Prométhée a lu sa destinée ;
Tout entière, il la voit, à ses pieds enchaînée.
Écoutez le mystère… et dites s’il est beau ;
C’est la voix d’un mourant et le cri d’un tombeau.
J’ai tout vu, tout senti, tout possédé sur terre !
Cendre des vieux états, et fumée, et poussière !
Dans ma main, j’ai pesé le monde et le néant ;
Vous le savez, amis ; et mes pas de géant
Ne sont pas tous ici marqués sur cette grève ;
Vous vous en souvenez ! Non, ce n’est point un rêve.
—Sire, il nous en souvient ! -Ne m’interrompez pas ;
Je n’ai point achevé. Dans mes mille combats,
Sans connaître mon œuvre, à mon œuvre fidèle,
À chaque heure attaché comme à l’heure éternelle,
J’écoutais sans entendre, et je marchais sans voir,
Et je ne savais rien que tout l’humain savoir.
Et je ne voyais pas, comme un aiglon dans l’aire,
Sur le bord escarpé de l’espérance altière
Quelle main me gardait et m’empêchait de choir ;
Ni quelle aile divine, abritant mon vouloir,
De mes cieux vagabonds caressait les nuages
Et berçait mon empire au branle des orages.
Mais, dieu merci ! La tombe, après que tout est dit,
Toujours porte conseil en sa profonde nuit.
Les fronts découronnés ont, après la tempête,
Toujours su ce qu’il faut pour rester sur le faîte ;
On voit sa faute à nu, voyant son châtiment ;
Et c’est le mort qui sait les secrets du vivant.

J’ai du vague avenir dénoué par l’épée
Dans ses nœuds gordiens l’énigme enveloppée.
J’ai repétri le monde ; et dans ma large main
Façonné le limon d’un nouveau genre humain ;
J’ai fait dans mon abîme, où je me vois descendre,
Une place au passé pour y semer sa cendre.
Pour toujours, j’ai donné, prodigue du tombeau,
Au glaive sa boisson, sa pâture au corbeau.
Pour toujours, désormais, l’épée est émoussée ;
Sa soif est assouvie et sa faim est passée.
Dans ce flot qui s’écoule et qui me survivra,
Je la rejette au loin… qui la ramassera ?
Des sépulcres blanchis j’ai semé la poussière ;
Des états dispersés j’ai rompu la barrière ;
De cent peuples errants aux visages divers
J’ai fait un même peuple, un monde, un univers.
Des siècles en un jour j’ai corrigé l’injure,
Et ma lance partout a guéri sa blessure.
J’ai tenu rassemblé sous mon glaive tranchant
Le nord… puis le midi, le levant, le couchant ;
J’abaissais, comme un homme, au gré de ma pensée,
La cime au haut des monts sur la cime entassée ;
Et puis, à l’avenir les pas de mon cheval
Sur le sable traçaient son chemin triomphal.
Quand j’avais fait mon œuvre, au bout de ma journée,
Je me couchais content sur ma gerbe fanée.
Puis, la saison changée, autres soins, autres jours !
Soi-même rejeter, de sa main, aux vautours,

Les états condamnés, les nations finies,
Les cadavres d’empire et les choses vieillies ;
Ou fouler sous ses pas un monde paresseux ;
Ou soi-même attacher un bandeau sur ses yeux ;
Ou des dieux écroulés relever la machine
Pour les ensevelir dans sa propre ruine ;
Ou jouer l’univers pour la dernière fois ;
Ou clore le sépulcre et la liste des rois.
J’ai couronné le peuple en France, en Allemagne ;
Je l’ai fait gentilhomme autant que Charlemagne :
J’ai donné des aïeux à la foule sans nom.
Des nations partout j’ai gravé le blason ;
Je leur ai fait veiller leur longue veille d’armes ;
Et j’ai sacré leurs fronts dans le sang et les larmes.
Voilà ce que j’ai fait ; je ne m’en repens pas ;
Et je le referais dans les mêmes combats.
C’était l’œuvre de Dieu ; qu’il l’achève à sa guise !
C’est lui qui me poussait, et c’est lui qui me brise.
Mes fautes sont à moi ; mon génie est à tous,
Et ma vie est remplie… amis, consolez-vous.
Demain je vais mourir. Mais, comme un vieux pilote,
Mon fantôme en cette île où l’océan sanglote,
Au vaisseau radoubé d’une autre humanité
Apprendra le sentier de la postérité,
Et montrera du doigt et le port et la plage,
Et l’abîme divin où l’homme fait naufrage.
Demain, je vais mourir, mais non pas tout entier.
Tout courbé que je suis, à mon étroit foyer

Si je change de place, un univers murmure ;
Et pour épouvanter les rois sous leur armure,
Il ne faut sur leur rive, au lieu de mon vaisseau,
Que ma capote grise ou mon petit chapeau.
Amis, vous reverrez ce grand pays de France ;
Vous reverrez sans moi ses hauts monts de vaillance,
Et ses bois, et ses champs, et sa tour des héros ;
Portez-y ma poussière et cachez-y mes os,
Afin qu’en mon sillon, de mes cendres semées,
On voie, en une nuit, renaître mille armées.
Sinon, emportez-moi sous le saule pleureur
Dont l’ombre était si douce à mon front d’empereur.
Je lègue en ma pensée : aux peuples, ma couronne ;
Mon orage éternel au ciel qui m’abandonne,
À chaque jour qui luit mon pesant souvenir,
Ma gloire au genre humain, mon œuvre à l’avenir.
Je lègue à mon enfant une place en ma tombe ;
Et mon orgueil au flot qui s’élève et retombe ;
De mes projets altiers le sable à l’océan ;
De mes mille désirs la poussière au néant ;
Au sommet sourcilleux le vent de ma colère ;
Et mon nom à l’écho, mon trône au ver de terre.
Amis… il se fait tard. Adieu, retirez-vous !
Ailleurs qu’en cet exil nous nous reverrons tous.

L. LE TOMBEAU modifier

 
" Il est temps, fossoyeur ! Lève-toi ! Prends ta pelle !
Va creuser, avant l’aube, une tombe nouvelle,
Étroite, abandonnée à tous les vents du nord.
—En quel lieu ? -Sur ce roc. -Comment est fait le mort ?
—Qu’importe s’il fut grand, petit, ou fol, ou sage ?
Il est ce qu’ils sont tous, et n’est pas davantage.
—Quel nom faut-il graver sur l’airain ? -Point de nom.
Le mort connaît le mort ; la tombe son limon.
—Quel écusson faut-il ciseler sur la pierre ?
Combien de pleurs de marbre et quelle humble prière ?
—Ni larmes, ni prière. Au lieu de ton ciseau,
La foudre gravera l’écusson du tombeau. "
Lentement un cercueil passe sur la colline ;
Plus lentement encor, l’herbe après lui s’incline.
Pas à pas sur l’essieu de son char qui descend,
La pierre du chemin le cahote en passant ;
Ainsi qu’un char rustique, au bout de la journée
Qui ramène des champs la moisson de l’année.
La moisson de l’année et de l’éternité,
En son champ ténébreux, mûrie avant l’été !
Puis après le cercueil, qui suivait le cortége ?
Tous les aigles de mer, que la tempête assiége.
Et l’orage après eux s’abritait dans le port ;
Et la tombe disait : est-il vrai qu’il est mort ?


Dans la nue on voyait, en ses flancs enfermée,
De soldats morts au loin une muette armée.
La bise balayait leurs pâles bataillons ;
De leur soleil éteint ils cherchaient les rayons ;
Sous leurs manteaux de brume ils cachaient leur armure,
Et de leurs cieux errants s’exhalait un murmure.
On entendait dans l’air un céleste clairon ;
D’invisibles chevaux hennir sous l’éperon ;
Les trompettes des morts résonner sous la brise ;
Et, pareil à la voix d’un peuple qui se brise,
Des cymbales le glas au tremblement d’airain ;
Et les tambours battaient leur appel souterrain.
Dans le val de Longwood, sous le pic de Diane,
L’ombre, en paix, sommeillait. En son lit diaphane,
La source au pied du saule, éveillée à demi,
En paix désaltérait le ver et la fourmi ;
Mais le saule penché sur le flot qui s’écoule
Gémissait et pleurait, comme fait une foule.
La mer aussi gémit. De ses bords africains
Elle a poussé son flot ; et son flot aux longs crins,
Haletant, s’est dressé pour voir les funérailles.
Comme un bon fossoyeur, sous ses hautes broussailles,
Lui-même, l’éternel, a caché le tombeau ;
Et sur sa bouche d’or l’abîme a mis un sceau.
Et puis ce fut là tout. Sur le bord de la pierre,
L’abeille a bourdonné. L’insecte et la vipère,
Apportant leurs petits ensemble au même lieu,
Ont appris, par hasard, le mystère de Dieu ;

Le flot a demandé son secret au rivage,
Et l’abîme a gardé le secret du naufrage.

Seulement, près du mort, jour et nuit, sans repos,
La sentinelle veille et contemple ses os.
Elle passe, et repasse, et pèse son argile,
De peur qu’il ne s’éveille au branle de son île,
Et qu’en se retournant, muet, sur le côté,
Il ne fasse en ses flots trembler l’immensité.



LI. LES VEUVES modifier

 
Alors on vit au loin, dans ces champs de silence
Qu’a labourés sans soc le glaive avec la lance,
Vers Arcole et Wagram, aux déserts de Memnon,
Et dans maint autre lieu dont l’écho sait le nom,
La glèbe s’agiter et la terre se fendre,
Et les vieux ossements tressaillir sous la cendre.
Et l’on vit, oui, l’on vit, comme des chœurs en deuil
De veuves, au front pâle, et pleurant sur leur seuil,
Lentement s’éveiller, à demi prosternées
Sous le poids de leurs noms, cent fameuses journées ;
Le chaume sous leurs pas commença de frémir ;
Puis leur bouche d’airain s’entr’ouvrit pour gémir.
Ce fut d’abord un bruit incertain, éphémère,
Comme le vent qui passe en un champ de bruyère.
Et puis la voix s’enfla comme un bruissement d’os
Qui s’appelaient entre eux par des noms de héros.

Et la terre écoutait, muette, aride, nue ;
Et ces veuves disaient, en attristant la nue :

—Moi, je m’appelle Arcole ! Et je vis au désert ;
Impure est la maremme où mon sentier se perd.
Celui-là me connaît, qui fit ma pyramide.
Aujourd’hui les chevreaux rongent ma rive humide ;
Mais j’éveillai le siècle en mon lit de limon,
Et mon fleuve pesant murmure encor mon nom.
—Moi, je suis Aboukir ! Ma citerne est tarie.
Mon palmier s’est brisé sur sa tige flétrie.
Celui qui sur mon front attacha mon turban
Ne redescendra plus des sentiers du Liban.
Mais, au jour de sa faim, le lion de Damiette
Se souviendra des os que Gaza me rejette.
—Vous souvient-il de moi ? Mon nom est Marengo !
Mon pas retentissant émeut encor l’écho.
J’ai, du vin des combats dans ma coupe féconde,
Aux lèvres de Desaix désaltéré le monde,
Quand le premier consul, pour lier ses faisceaux,
Cueillait ma vigne en fleur, sous mes sanglants arceaux.
—Les cieux s’en souviendront, si la terre l’oublie !
Moi, je suis Waterloo ! Ma coupe n’est que lie.
Que le serpent tout seul y boive son venin !
C’est moi qui renversai le géant par le nain.
C’est moi qui veux pleurer ; car là, sous mes broussailles,
C’est moi, moi, qui semai l’épi des funérailles. Chœur.
—Non, pleurons tous ensemble ; et de nos mille voix
Faisons un même chœur qui s’ébranle à la fois.

Car les temps sont changés ; et l’insecte qui gronde
Parle aujourd’hui plus haut que le maître du monde.
Le flot creuse en passant le tombeau comme un port,
Et le mort le remplit tout entier jusqu’au bord.
Les jours évanouis sont scellés sous sa pierre ;
Tout un monde avec lui séjourne en sa poussière ;
Le monde des héros, des armes, des hasards,
Des casques, des clairons, des hardis étendards ;
Et quand le flot le berce en son étroit empire,
Dans sa tombe avec lui l’éternité soupire.
Car le joug de l’épée est brisé désormais ;
Le cheval de bataille a quitté son harnais.
Le glaive a renié le glaive pour son frère ;
La tente a disparu sous son toit éphémère ;
Le bras a fait son œuvre, et le bras s’est lassé.
Sa force était son droit ; son empire est passé.
Aujourd’hui l’épouvante a vaincu le courage ;
La langue au lieu du bras gouverne sans partage.
La pensée indocile a rompu son lien.
En son rêve abritée, et sans affronter rien,
Ni le chaud, ni le froid, ni les hautes murailles,
Elle cueille en un jour le fruit de cent batailles.
Sur son trône incertain, un tremblant avenir
Découronne en rampant le lointain souvenir.
L’heure passe et s’enfuit. Le lendemain arrive ;
Le passé triomphant s’éloigne sur sa rive.
Entre cette heure et l’autre est une éternité !
Entre ce monde et nous surgit l’immensité !

Pour de vulgaires soins naissent des jours vulgaires ;
Et l’on ne verra plus, sous leurs tentes guerrières,
Les peuples suspendus aux lèvres du clairon ;
Le siècle reculer à l’approche d’un nom ;
Ni sous le cavalier, ainsi que des cavales,
Bondir en leurs sentiers les nations rivales.
Celui qui chantera les jours évanouis,
Sous la corde d’airain vieux trésors enfouis,
Celui-là de l’oubli sentira la morsure.
Il sèmera la gloire et cueillera l’injure.
La foule passera, disant : va, troubadour,
Chante-nous des chansons et des sonnets d’amour.
Le Tage et le Niémen, dans un même vertige,
Ne retentiront plus du bruit que fait l’Adige.
Dans le sillon banal où se suivent les rois
L’avenir germera sous la glèbe des lois.
Mais le vieux grenadier, immobile à sa place,
Attendra vainement que son empereur passe.
Le peuple qui s’éveille, altéré sur le Rhin,
N’ira plus se chercher son puits vers le Jourdain.
De vides majestés en leur vide royaume
Du géant du tombeau singeront le fantôme ;
Mais le vieux mamelouk, sur son seuil entr’ouvert
Attendra vainement le sultan du désert.
Car celui qui de Tyr soulevait la poussière,
Celui qui retenait la langue prisonnière,
Celui qui sut dorer le frein des nations,
Albion l’a reçu sous ses hauts pavillons !

Albion l’a bercé sur sa vague parjure !
Albion l’a porté jusqu’en sa sépulture.
Afin que désormais, sur le Var ou le Nil,
Il ne soulève plus le sceau de son exil.
Pour la première fois, tranquille en sa conquête,
Son nouveau diadème est pesant à sa tête.
Ce que n’ont pu les rois le néant le pourra,
Et le ver lentement le découronnera.
L’abeille a bourdonné. La tombe a fait silence.
Un vieux monde s’efface ; un autre âge commence….
Mais, nous, dispersons-nous, avec le bruit des vents
Et le souffle de l’herbe et l’espoir des vivants.
Nous ne sommes qu’un mot : illusion, fumée !
Nous sommes ce que l’homme appelle renommée.



LII. LA COLONNE modifier

 
Non ! Le cercueil est vide et la tombe a menti.
Non ! L’écho du néant a trop tôt retenti.
Non ! Le ver a trop tôt convoité sa pâture.
Trop tôt le fossoyeur a fait la sépulture.
Il n’est pas mort ! Il n’est pas mort ! De son sommeil
Le géant va sortir plus grand à son réveil.
Non ! Le saule pleureur n’a pas comme une foule
Incliné ses rameaux sur le flot qui s’écoule ;
La source de Hutsgate, éveillée à demi,
N’a pas balbutié, ni tremblé, ni frémi.


Au loin la sentinelle, en son urne fragile,
Ne pèse pas un nom comme on pèse l’argile.
Non ! L’océan n’a point de secret à garder,
Point de tombe à bercer, point d’écueil à sonder.
Dans le val de Longwood, le sentier n’est pas sombre ;
On n’y voit pas des monts descendre une grande ombre,
Non ! L’insecte n’a pas sur la tombe rampé ;
Le linceul n’a rien vu ! L’abîme s’est trompé.
Car lui n’était pas fait comme les morts vulgaires
Que couvre tout entiers l’herbe des cimetières.
Ceux-là, heurtant en vain le sépulcre du front,
Se creusent de leurs mains un néant plus profond.
Ils ne reverront pas avant l’aube éternelle
Leur toit, ni leur foyer, ni leur veuve fidèle.
Mais lui ne s’était pas de sable et de limon
Bâti son espérance et composé son nom ;
Il n’avait rien fondé sur l’amour ou la haine,
Sur les vents, sur l’écume ou sur la vague humaine ;
Rien sur un rêve ailé qui meurt en s’éveillant,
Rien sur les vains regrets qui rampent en fuyant.
Il n’avait pas non plus établi sa demeure
Parmi les faux héros qui ne durent qu’une heure.
Du moindre de ses jours, dans l’ombre enseveli,
Il ne redevait rien à la cendre, à l’oubli.
Il ne s’était pas fait du lin de son empire
Une tente d’un jour que le chevreau déchire.
Mais en mille combats, ramassant son butin,
Toujours il revenait les bras chargés d’airain ;

Puis il avait d’avance, au cœur de son royaume,
Comme un bon forgeron, sur la place Vendôme,
Bâti sa tour de fer en la grande cité,
Pour y passer les jours de l’immortalité.

Et la tour s’est levée ; un éclair la sillonne.
Son haut créneau surgit ainsi qu’une couronne
Sur le front d’un géant. Quand son hôte est absent,
L’orage jour et nuit l’habite en gémissant.
La foudre se balance au pan de sa muraille,
Ainsi qu’au baudrier un sabre de bataille.
Plus fière que Babel et plus noble cent fois !
(car elle a mis son pied sur les rêves des rois),
Les peuples élevaient leur espoir à sa cime.
À toute heure son seuil s’entr’ouvrait sur l’abîme.
De son sommet de gloire à l’horizon lointain,
Son front était penché sur le néant humain.
Par ses sentiers d’airain pour eux foulés d’avance,
Les soldats morts au loin arrivaient en silence ;
Et par mille chemins qu’ignorent les vivants,
Autour de la colonne ils reprenaient leurs rangs !
Tous habillés de fer, tous penchés sur la nue,
Ils attendaient leur chef pour passer la revue.
Et les chevaux de bronze, attelés à ses chars,
Le cherchaient, haletant, autour des hauts remparts.
Et les aigles de bronze, au loin battant de l’aile,
Sur ses pas appelaient leur couvée éternelle ;
Et la foule muette, au visage de fer,
Le voyait, ou croyait le voir dans chaque éclair.


Aussi quand tout fut prêt, et sa gloire assez haute ;
Comme la maison vide en attendant son hôte,
La tour ouvrit un jour sa porte sur le seuil.
Et le mort, ce jour-là, debout, dans son orgueil,
Ayant quitté la tombe et repris sa dépouille,
Sur ses gonds ébranla tout un siècle de rouille.
Son cœur ne battait pas ; il n’avait rien d’humain.
De bronze était son front, son âme était d’airain.
Sans joie et sans douleur, sans un signe de tête,
Il monta les degrés qui mènent sur le faîte.
De la tour sous ses pas les fondements tremblaient,
Et les hommes de fer devant lui chancelaient.
Debout, les bras croisés, sur ce trône sublime,
Ainsi que son domaine il mesura l’abîme,
Les jours qui ne sont plus, ceux qui seront demain,
L’univers égaré dans son vide chemin.
Or, la grande cité, que son ombre environne,
À ses pieds s’endormait ainsi qu’une lionne.
À ses pieds cependant passaient sans revenir
Le jour et puis le soir, et puis son souvenir ;
Après le soir la nuit, puis après, ses fantômes,
Majestés d’un moment, peuples, états, royaumes,
Familles sans parents, empires, nations,
Comme les grandes eaux, les générations.
Les siècles surannés, après leur courte automne,
Se dépouillaient l’un l’autre autour de sa colonne :
Les uns cherchaient encor son phare à l’orient,
Pour apprendre de lui le chemin du néant ;
Les autres, comme un flot qui n’a plus de rivage,
Lui jetaient en courant le nom de son naufrage.


Les rois aussi passaient pleurant dans leur chemin.
À ses pieds ils rompaient leurs bandeaux de leur main.
Disant : c’est toi, César, qui nous fis la blessure ;
Fais donc aussi le deuil avec la sépulture ;
Et les peuples joyeux s’enivraient à leur tour ;
Puis après ils mouraient : chacun vivait un jour !
Les dieux humains aussi passaient comme les hommes,
Plus tristes en leur deuil, plus vains que nous ne sommes,
Plus néant, s’il se peut ; parmi leurs cieux nouveaux,
Cherchant un ciel plus vide et de plus grands tombeaux ;
Moïse, Mahomet, et puis d’autres encore,
L’un par l’autre éclipsant leur éternelle aurore.

Et la terre, des cieux perdant le souvenir,
Rampait vide et muette au bord de l’avenir.
Elle avait oublié le nom de sa misère
Et comment s’appelait son humaine poussière.
Elle ne savait plus, sur ses arides bords,
Retrouver derrière eux les vestiges des morts.
Mais, comme un souvenir que se gardait l’abîme,
Lui demeurait debout sur son altière cime ;
Lui seul il survivait en sa forte cité :
Car ses soldats d’airain, sans fermer la paupière,
Le défendaient encore, ainsi qu’une barrière,
Des morsures du temps et de l’éternité.

XLV - XLVIII Napoléon