Napoléon (Quinet) 29-32


XXV - XXVIII Napoléon XXXIII - XXXVI


XXIX. L’ANATHÈME modifier

 
Et dans Rome le pape a vu, jusqu’à son faîte,
Comme au flanc du Liban, le cèdre du prophète,
Sur son mont sourcilleux monter l’orgueil humain ;
Et le monde adorait l’idole de sa main.
Qui la condamnera vers son heure suprême,
Si ta bouche, seigneur, ne lui dit : anathème !
Et dans Rome le pape avec ses cardinaux
Des bulles d’anathème a rompu les sept sceaux.
Au balcon de saint-Pierre où sa mitre étincelle,
Il s’est levé debout sur la ville éternelle.
Or, la ville écoutait ; or, le vent se taisait,
Et le monde entendit une voix qui disait :
" Au nom du trois fois saint, d’où vient toute lumière,
Au nom du saint-esprit, et du fils, et du père !
Napoléon de Corse, hier sacré par nos mains,
Le plus grand roi des rois, le maître des humains,
Fléau du Dieu jaloux, idole de la terre,
Qui fus poussière un jour, va ! Redeviens poussière !
Car ton heure est passée et tes jours sont perdus ;
Ta joie est disparue et ne reviendra plus ;
De ta haute Babel, précipite toi-même
Tes vains désirs encor chargés du diadème.

Tu pensais donc, ainsi renversant toute loi,
Qu’aucun trait du seigneur ne monterait vers toi ?
Et tu fermais l’oreille à la plainte du monde ;
Et tes fautes, sur toi, s’entassaient comme l’onde.
Archange de colère, assez ! Assez de sang !
De toi s’est retiré le bras du tout-puissant.
Rends-lui son vase plein. Dans ta main qui l’agite,
Sa vengeance, en ta coupe, a débordé trop vite.
Élu pour châtier les peuples et les rois,
Tu fis ce qu’ils font tous, plus superbe cent fois.
Comme eux tu t’adoras au bord de ton abîme ;
Et Vincennes encor se souvient de ton crime.
Tu te fis ton autel de ton iniquité,
Et tu ne vis que toi dans ta prospérité.
Empires, nations, tu n’aimas rien sur terre,
Hors le cri du clairon, hors ta tente guerrière,
Hors ton pâle coursier, sous ton faix chancelant ;
Tu n’eus point de pitié de l’univers tremblant ;
Tu frappais, lourd fléau, comme un aride chaume,
Les peuples entassés en ton muet royaume.
Jamais tu ne prias en ton plus grand danger.
Tu repoussas les cieux comme un don mensonger.
Partout tu dédaignas, comme une arme émoussée,
Le seul glaive qui dure : esprit, âme, pensée.
Et c’est aussi pourquoi, nous, serviteur de Dieu,
T’interdisons le pain, et le sel, et le feu,
A toi, Napoléon Bonaparte de Corse !
Comme un lion chasseur l’éternel en sa force

T’arrachera ton peuple ainsi qu’un vain lambeau.
Sa colère entrera dans ton étroit tombeau.
Ton empire sera comme une urne fragile ;
Tes désirs sécheront comme une aride argile.
Anathème sur toi, sur ton trône et ton dais !
Sur ta tente de lin, et l’or de ton palais !
Sur ta couche et ton rêve, et ton pâle visage !
Sur ton sceptre et ton nom, et sur ton héritage !
Sur ton glaive lassé, sur ton toit, sur ton seuil !
Anathème ! Anathème aussi sur ton cercueil ! "

Après qu’il eut parlé, qui l’écoutait encore ?
L’écho balbutiant dans le tombeau sonore,
Le grand cirque aux lions qu’habite le lézard,
Rome à ses pieds muette, et pleurant son César,
Puis le pin, la cigale, et le peuple, et la foule,
Vers Saint-Paul hors des murs, la porte qui s’écroule ;
Le Tibre murmurant comme un vieux pèlerin,
Puis plus loin la campagne et le transtéverin :
La Maremme interdite, immense, désolée ;
Le buffle errant, le pâtre, et la tour isolée ;
Puis, plus loin, comme un mur de malédiction,
Le nuage éternel qui ferme l’horizon.



XXX. LA FÊTE modifier

 
Là-haut, dans ce palais, sous ces flots de lumière,
À travers ses rideaux, que la fête est légère !

Sur ses tapis d’azur, que ce bal d’empereurs
Est noble dans sa joie et qu’il foule de fleurs !
Et quand elle sourit sous ses tresses d’ébène,
Que ce rubis sied bien sur le front d’une reine !
Que ce couple, surtout, sous le pavois monté
Est beau dans son orgueil et dans sa majesté !
L’épouse a les yeux noirs comme une tourterelle,
L’époux est un aiglon ; son regard étincelle.
À cette heure, silence ! Au milieu de cent rois,
Voyez ! Leurs bouches d’or parlent à demi-voix !
—Ah ! Que le cœur me serre au milieu de la fête !
Sire ! Et que ma couronne est pesante à ma tête !
Je sens sous ce pavois un cruel aiguillon.
À mes lèvres ma coupe est pleine de poison ;
Et je voudrais pleurer dans cette foule d’hommes.
—Madame, on vous entend, prenez garde où nous sommes.
—oh ! Laissez-moi parler ! Je parlerai plus bas.
Je suis encor la reine, et ne l’oublierai pas.
Mais demain que serai-je ? Une herbe balayée
Sous les pieds des passants, une répudiée ;
Quoi de plus vil encor ? Sire, dites-le-moi.
Vous voulez me quitter pour la fille d’un roi.
—Joséphine, il le faut. Sous mon dais solitaire,
Je n’ai point d’héritiers à qui laisser la terre.
—Eh ! Qui donc, avant vous, a vu dans sa maison
Assis en son foyer tant d’enfants de son nom ?
Austerlitz et Friedland à l’haleine glacée
Ne sont-ils plus vos fils ? Et, dans votre pensée,

Arcole aux pieds légers, assise en ses marais,
N’est-elle plus ma fille ? Et sous ce même dais,
N’ai-je pas vu grandir Montenotte, l’aînée,
Rivoli, d’un flot bleu dans l’Adige baignée,
Lodi, qui sur son front porte un bandeau d’airain
Et des fleurs de tombeaux qu’elle effeuille en sa main ?
Vos batailles d’égypte, au milieu des ruines,
Errantes au désert, sont-elles orphelines ?
Pour cueillir votre gloire et suivre vos sentiers,
Ah ! Jamais vous n’aurez de meilleurs héritiers
Que vos douze combats, aux visages numides,
Qui pendent leurs berceaux au pied des pyramides !
Moi, j’étais votre armure au milieu des combats
Et votre bon génie ! Oh ! Ne me quittez pas !
Non ! Quand je serai morte, à votre chevet, sire,
Qui priera dans la nuit pour vous et votre empire ?
—Mon épée, en ma main, priera dès mon réveil,
Et mon étoile d’or priera dans mon sommeil.
Ne pleurez pas, madame ! En vos vastes domaines
Vous aurez cent châteaux, autant qu’en ont les reines.
Vous garderez au front votre couronne d’or ;
Les peuples à genoux vous salueront encor.
Vous aurez cent hameaux, des échansons, des pages
Qui dans des plats d’argent porteront vos messages.
—qu’ai-je besoin de page et de plats de vermeil
Pour porter ma douleur, nuit et jour, sans sommeil !
Qu’ai-je besoin d’un dais, en mes vastes domaines ?
J’ai des pleurs dans mes yeux autant qu’en ont les reines.

Qu’ai-je encore besoin de coupe et d’échanson
Pour boire, en mon festin, mon fiel et mon poison ?
Pourquoi n’êtes-vous plus le soldat d’Italie ?
Au camp je vous suivrais sous le vent et la pluie.
Quand la lance s’endort, la nuit, dans son drapeau,
C’est moi qui remettrais votre épée au fourreau.
—Mon épée a jeté son fourreau dans l’abîme,
Madame, et dans la nuit son éclair se ranime.
—Pourquoi n’êtes-vous plus le soldat du Thabor ?
À l’endroit où le Nil épanche son flot d’or,
Sous vos tentes de lin, que ronge la chamelle,
C’est moi qui veillerais, comme fait la gazelle.
—Mon désert est partout où passe mon cheval,
Et je veille sur lui comme un lion royal.
—Sire ! Adieu pour toujours ! Que le ciel vous pardonne !
Reprenez votre anneau, reprenez la couronne.
Moi, j’ai cueilli l’épine, une autre aura la fleur ;
Une autre aura le baume, et j’aurai la douleur.
Moi, j’aurai le soleil, une autre aura l’ombrage ;
Moi, je boirai la lie, une autre le breuvage.
Une autre aura la fête, et moi j’aurai le deuil ;
Une autre la guirlande, et moi le lourd cercueil.
Demain, pensez à moi, si la terre soupire,
Et qu’un nuage noir passe sur votre empire.
Moi, j’étais votre étoile ; et je me meurs. Adieu.
—On vous voit ; souriez, madame, au nom de Dieu ! "
Là-haut, dans ce palais, sous ces flots de lumière,
À travers ses rideaux, que la fête est légère !

Sur ses tapis d’azur, que ce bal d’empereurs
Est noble dans sa joie et qu’il foule de fleurs !
Et quand elle sourit, sous ses tresses d’ébène,
Que ce rubis sied bien sur le front d’une reine !



XXXI. SARAGOSSE modifier

 
Malheur ! Malheur ! Malheur ! à travers ses rideaux,
Ah ! La fête a pâli sous ses mille joyaux !
Un cri s’élève à l’heure où la terre sommeille.
Les cieux l’ont entendu. L’Èbre prête l’oreille ;
Le Douro le répète ; et d’un pas de géant
Le Tage aux flots guerriers le porte à l’océan.
Est-ce un cri de vautour qui cherche sa pâture ?
Un lion d’Aragon qui lèche sa blessure ?
Ce n’est pas un lion ; ce n’est pas un vautour :
C’est Saragosse en deuil, sur sa plus haute tour,
Au milieu de ses sœurs, qui crie : à moi, Castille !
Aragon, levez-vous ! Es-tu debout, Séville ?
Chantez vos chants de mort, Andujar et Burgos,
Valence, qui du Cid avez gardé les os,
Sagonte mon aînée ; Abrantès et Tudèle,
Médine la mauresque, et Tolède la belle.
Toi, sainte Lérida, monte sur ton clocher,
Et dis si de tes monts on peut voir mon bûcher.
Lisbonne, à pleines mains, dans le flot qui t’enserre,
Sans faute as-tu rempli le seau de ta colère ?

Province de Murcie, as-tu, pendant les nuits,
De fiel et de ciguë empoisonné ton puits ?
Es-tu prête, Tortose ? Et toi, sur tes rivages,
Trafalgar, as-tu ceint ta ceinture d’orages ?
Cordoue, as-tu caché, le soir, en souriant,
Sous ton manteau d’émir ton poignard d’Orient ?
Jeune et vieille Castille ! Algarve ! Estramadure !
La louve d’Aragon demande sa pâture.
Baylen, au toit de chaume, en ton roc de granit
Pour y couver sa honte, à l’aigle fais son nid !
Ségovie, en ton champ hâte-toi de descendre !
Ronge tes ossements ; couvre-toi de ta cendre !
Grenade, bois ton sang aux cris des guérillas,
Comme fait la tigresse au penchant de l’Atlas.
Souviens-toi, Roncevaux, du nom de Charlemagne !
Navarre, souviens-toi que l’on t’appelle Espagne.
Déserts ! Landes ! Sierras ! Gorges et défilés !
Grottes ! Lacs ! Mers ! Forêts ! Toits et murs écroulés !
Vipères du chemin à la langue acérée !
Loups cerviers de Biscaye, à la gueule altérée !
Hidalgos ! Guérillas ! Saints d’Espagne et du nord !
Saint Iago ! Terre et cieux ! Criez tous : mort ! Mort ! Mort !
Ah ! Quand il entendit dans sa tombe royale
Le vieux nom d’Aragon qui soulevait la dalle,
Le roi Sébastien s’est levé du cercueil.
Il a pris son épée et son manteau de deuil.
Pâle, il a sur son front renoué ses années,
Et, pâle, il est monté sur ses tours ruinées.


Ah ! Quand il entendit le vieux nom d’Aragon
Qui brisait des tombeaux les portes sur leur gond,
L’évêque de Grenade a quitté son suaire.
Il est sorti debout de sa propre poussière.
Sans guide il a suivi le chemin des sierras,
Et, pâle, il est monté sur les Alpuxarras.
Sur la cime il a dit les saintes litanies ;
Et l’alhambra se tait sur ses dalles bénies.
Et Valence, et Médine, et Tolède à genoux
Ont redit après lui : grands saints, priez pour nous !
Vierge des assiégés, soyez-moi ma barrière !
Tour de ma délivrance, exhaussez ma bannière !
San Jorge ! Prêtez-nous votre casque divin.
San Miguel ! Votre épée et son tranchant d’airain.
San Diego ! Préparez le festin du carnage.
San Bartholomeo ! Gardez mon héritage.
San Fernando ! Soyez la tour de mon beffroi.
San Pablo ! Conduisez l’épouvante après moi.
Sant Iago ! Bénissez les longues espingoles.
Sant Andrès ! Aiguisez les lances espagnoles.
San Juan ! Donnez-nous des fusils enchantés,
Des sabres flamboyants, toujours ensanglantés !
San Lucas ! Labourez le champ de nos batailles !
San Pedro ! Faites-nous de belles funérailles !
Et là-haut, sur le mont, le clairon portugais
A dit : écoutez-moi, cieux, sous vos vastes dais !
Et là-bas, dans la plaine à la verte pelouse
Où gronde le Douro, la trompette andalouse

A dit : écoutez-moi, vierge au bras tout-puissant !
Vase de mon combat, remplissez-vous de sang.
Qu’ont dit les hidalgos, aux lances indomptées,
Qu’ont dit les guérillas, aux balles enchantées,
Quand la voix du clairon a sonné dans leur cœur ?
Leurs lèvres n’ont rien dit. Sans changer de couleur,
Les hidalgos ont pris les lances espagnoles ;
Les saintes guérillas, les longues espingoles.
Leur lèvre ne veut plus sourire en un festin,
Tant qu’il vous reste un fils qui n’est pas orphelin,
Bourgogne, Roussillon, Guyenne, Normandie.
Leur bouche ne veut plus goûter la sainte hostie,
Avant que l’ossuaire élevé dans Burgos
Ne réveille, en sa soif, l’ourse de Roncevaux.
Ah ! Fier taureau de Corse ! Au milieu de l’arène,
Tu cherches ton étable avec ton auge pleine,
Et tu ne vois partout que le tauréador.
Qu’as-tu fait de ta source au pied du mont Thabor ?
Vers ton étang d’Arcole, où sont tes pâturages ?
Sous l’orme de Wagram où sont tes frais ombrages ?
Que cherches-tu de l’œil au bout de l’horizon,
Ton berger d’Austerlitz, assis sur le gazon ?
Va ! Tes cornes d’airain sont de fleurs couronnées,
Et ta barrière est close au pied des Pyrénées.
Burgos a pris sa lance et son rouge étendard.
Valence son épieu ; Grenade a pris son dard.
Dans ton chemin sanglant, ton front au joug d’ivoire
Ne ramènera plus le soc de ta victoire.

Tu ne sentiras plus dans ton âpre sillon
Que le fouet du bouvier et son froid aiguillon ;
Et l’épi qui croîtra dans ton champ de bruyère
S’appellera néant, et fera ta litière.
Ah ! Que sert de fouiller la terre de ton pied !
Va ! Ton herbe est amère, et rude ton sentier.
Tortose à sa ceinture a pendu son épée.
Salamanque trois jours dans ton sang s’est trempée.
Et le tauréador a dit dans ton enclos :
Le faut-il immoler, répondez, hidalgos !
Et cent peuples muets, sur leurs gradins d’albâtre,
Spectateurs entassés dans leur amphithéâtre,
Au pied du mont Oural, des Alpes, du Carmel,
Se sont penchés au bord de leur cirque éternel ;
Et, regardant l’arène et Valence qui pleure,
Et le monstre debout, ont répondu : qu’il meure !
Qu’il meure ! Ont répété les portes caspiennes,
Qu’un géant invisible aux rives cimmériennes
Ébranle avec fracas sur leurs durs gonds d’airain.
Qu’il meure ! A dit l’Oural. Sur la hutte de crin
Où vers la mer d’Azof le tartare demeure,
Le vent du désert passe et répète : qu’il meure !



XXXII. MOSCOU modifier

 
Et plus loin que l’Atlas, plus loin que le Thabor,
Mais plus près que l’Oural, avec ses sables d’or,

Une ville aux cent tours, perdue en la tempête,
Sur le bord des frimas, avait bâti son faîte ;
Et l’aigle moscovite au bout de l’univers
Avait caché son front sous l’aile des hivers,
Afin que nul vautour ne lui ravît sa joie ;
Afin que nul chasseur, en poursuivant sa proie,
Vers le pôle brumeux où le monde finit,
Ne sût par quel chemin elle entrait dans son nid ;
Et pensant : " Nul jamais ne viendra dans mon aire. "
Muette, elle fermait son aile et sa paupière.
Comment ai-je pu dire une aigle et son aiglon ?
Ce n’était pas une aire au repli d’un vallon.
Au pied du vieux Kremlin, c’était Moscou la sainte !
Ah ! Que de hautes tours qui gardaient son enceinte !
Que de canons bâillaient à travers ses créneaux
Comme en leur gîte obscur de jeunes lionceaux !
Non ! Non ! Ce n’était pas une lionne au gîte.
C’était Moscou la grande où tout un peuple habite.
Oh ! Que de toits dorés ! De coupoles d’étain !
Oh ! Que de minarets blanchissant au matin,
Sous leurs turbans de neige y rêvaient du Bosphore,
Comme fait la sultane en attendant l’aurore !
Plus belle qu’au matin la sultane au sérail,
C’était Moscou la belle et son peuple en travail.
Car les gnomes frileux des glaciers du Caucase,
Tremblants, avaient assis ses dômes sur leur base ;
Et les nains de l’Oural sous leurs tentes de crin,
Avaient forgé ses clefs et ses portes d’airain.


Et voici vers le soir, comme auprès de Sodome
Qu’un ange des combats, sorti de son royaume,
Et qui faisait trembler le monde d’un regard,
Arriva, voyageur, au pied du haut rempart.
Son ennui sur son front cachait son diadème ;
Puis, voyant cet empire, il se dit à lui-même :
" Ici, je régnerai, demain, quand sur le seuil
Passeront couronnés tous mes rêves d’orgueil.
Ici, par ces degrés, dans ces tours inconnues,
Mon nom retentissant montera jusqu’aux nues.
Du haut de ce balcon, mes désirs surhumains
Domineront l’abîme et mes altiers destins.
" Peut-être, qui le sait, là, dans mon sein de flamme
Sur le chevet des czars, j’assoupirai mon âme.
En leurs cieux ténébreux, peut-être qu’aujourd’hui
Mon étoile m’attend pour guérir mon ennui ;
Et tant de toits dorés sauront bien, sous leur dôme,
De tant d’espoirs tombés abriter le fantôme.
" Peut-être aussi que là, mieux qu’au pied du Carmel,
Tout néant resplendit et devient éternel,
Qu’un homme est moins petit, et que toute fumée
S’aperçoit de plus loin et devient renommée ;
Et qu’en ces grands déserts, un nom plus aisément
Surgit, ainsi qu’un mont, sur son haut fondement.

" Mon âme, allons ! Debout ! Et, sans nous en dédire,
Pour la dernière fois, jouons ici l’empire.
Demain la providence, aujourd’hui le hasard.
Ne faisons pas attendre ainsi sur son rempart

Moscou, la ville sainte, en ses habits de fête.
La porte s’ouvre. Allons ! Entrons en ma conquête. "

Mais, voyez ! Sur le seuil dès qu’il a mis le pied,
Les portes après lui se brisent à moitié.
Les tours, les hautes tours, de colère enivrées,
Jettent bas leurs créneaux, leurs coupoles dorées ;
Hurlantes jour et nuit, autour de la cité,
Comme fait la panthère, en son gîte insulté.
Adieu les minarets ! Adieu les vastes dômes !
Les murs amoncelés de vingt et vingt sodomes !
Adieu, temples, bazars ! Adieu, vieille Babel,
Où s’entassaient aussi, sous son toit éternel,
Gomorrhe sur Sodome, Adama sur Gomorrhe,
Sur Adama Sidon, et cent villes encore.
Tout s’écroule à la fois. Sous le souffle de Dieu
La cité s’est changée en une mer de feu,
Où comme les vaisseaux qui passent vers Candie
Les palais sur le flanc sombrent dans l’incendie ;
Et la vague sanglante, en léchant son rivage,
Ouvre sa large gueule et dévore la plage.
Ah ! Sire ! C’en est fait ! Fuyez comme un faucon.
Voyez ! Voyez au loin, du haut de son balcon
La tour de Saint-Ivan, ainsi qu’une sorcière,
Se balance en hurlant sur l’immense chaudière ;
Et comme le berger qui rallume son feu
Voyez sur le brasier, la main, la main de Dieu !
C’en est fait ! Un royaume a passé comme une ombre.
Tout pâlit ; tout se tait ; la nuit est froide et sombre.


Rien n’est resté debout, hormis un empereur
Qui cherchait sous la cendre un reste de lueur ;
Muet il contemplait la divine merveille ;
Et le souffle de Dieu disait à son oreille :
" Ainsi s’écrouleront tes projets renversés ?
" Ainsi ton vaste empire et tes vœux insensés !
" Ainsi s’écroulera la tour de ta victoire !
" Ainsi ton héritage, et ton nom, et ta gloire !
" Ainsi le vent du ciel, éteignant ton flambeau,
" Dissipera ton œuvre et ta cendre au tombeau ! "



XXXIII. LA BÉRÉSINA modifier

 
Et vers la mer d’Azof où la vague hennit,
Un faucon se réveille et glapit dans son nid.
Puis après le faucon, un hetman en son gîte,
S’éveille au jour et prend sa lance moscovite.
Il prend aussi son sabre et son poignard luisant
Et sa ceinture d’or ciselée à Casan.
—Ma sœur, allez chercher par sa bride d’écume,
Près de la mer d’Azof, où le don gronde et fume,
Mon cheval aux flancs bruns, aux quatre pieds d’acier.
—Frère Ivan, dans la cour, ébranlant l’escalier,
Votre cheval hennit ; sa housse pend à terre.
Son frein n’est pas d’écume ; il ronge sa crinière.
Où voulez-vous aller ? à Casan ? à Tiflis ?
Sur les chemins pavés où passent les delhis ?

XXV - XXVIII Napoléon XXXIII - XXXVI