Napoléon (Quinet) 21-24


XVII - XXI Napoléon XXV - XXVIII




XXI. LE COURONNEMENT modifier

 
Et dans Rome le pape a vu son dais trembler,
Son globe d’or, au loin, vers l’abîme rouler,
Et le géant d’Arcole arrivé sur le faîte.
Mais que fait au géant le pavois sur sa tête,
Le monde sous ses pas, si toi-même, seigneur,
Tu ne mets à son front son bandeau d’empereur ?
Le pape s’est levé quand le monde s’incline.
Pourquoi ne va-t-il pas debout, sur sa colline,
À Saint-Jean De Latran, en face des déserts,
D’un même mot bénir la ville et l’univers,
À l’heure où, dans son deuil, la terre fait silence,
Et qu’il ouvre son livre et lui lit sa sentence ?
Pourquoi le pèlerin endormi dans sa cour
Demain l’attendra-t-il jusqu’à la fin du jour ?
Pourquoi le flot du Tibre, et sa barque brisée,
Et la villa qui dort, et l’herbe sans rosée,
Et la cendre d’un monde, et son ombre à genoux,
En vain rediront-ils : " Père, bénissez-nous ! "
C’est qu’une main le pousse, au bout de ses années,
Vers l’endroit où se font les grandes destinées.
C’est qu’il faut, avant tous, qu’il pèse dans sa main
L’or sincère et le faux au front du genre humain ;

C’est qu’au banquet des rois, s’il ne devient leur hôte,
Il n’est point de grandeur, ni de chute assez haute.

Où va-t-il ? Qui le sait ? Les petits des oiseaux
Sous son dais l’ont suivi pour compter ses joyaux.
Au bord de son chemin, les hautes cathédrales
S’agenouillent dans l’ombre et tremblent sur leurs dalles,
Et le monde qui pleure et le voit par hasard
Dit, sans le reconnaître : " Où va-t-il, ce vieillard ? "
Ah ! France, c’en est trop. Ah ! Baisse donc la tête
Quand, des monts descendu, sur ton seuil il s’arrête.
Cache pendant qu’il passe, au moins jusqu’à demain,
Ton front dans ta poussière, et ton doute en ton sein.
Essaye, au moins un jour, sous son pur diadème
De retrouver ta foi pour t’adorer toi-même.
Refais-toi dans une heure et ton culte et ton ciel,
Pour te diviniser toi-même sur l’autel.
Demain tu briseras, si tu veux, ton ciboire
Dès qu’il sera rempli du vin de ta victoire ;
Et tu dissiperas le dieu de ton orgueil
Ainsi qu’un héritage avant la fin du deuil.
Notre-dame, à Paris, dore tes tours funèbres ;
Exhausse ta muraille, et chasse tes ténèbres ;
Monte sur tes degrés jusqu’où vont les autans,
Et laisse en bas ta porte ouverte à deux battants,
Afin que sur leur char cent fameuses journées,
Coulevrines d’Arcole, à Thèbes basanées,
Vieux drapeaux des Césars, par les balles usés,
Et canons musulmans dans le sang baptisés,

Et la foule et le bruit, et tout ce qui sur terre
Fait plier les genoux et baiser la poussière,
Entrent en même temps dans la nef et le chœur ;
Car voici sous ton porche un pape, un empereur !

Un pape sous son dais qui tient une couronne,
Et dit en s’inclinant : " C’est moi qui te la donne,
Quand tu penses la prendre, ô César. Gloire à toi !
Je sacre ton épée et ton manteau de roi,
Afin qu’en te voyant passer dans les batailles
On dise : " Le voici, l’ange des funérailles ! "
Désormais garde bien ce bandeau sur tes yeux,
Ainsi que je l’attache, et n’en romps pas les nœuds.
Qu’il soit dans tes projets, qu’il soit dans ton génie,
Qu’il soit dans ton sommeil et dans ton insomnie !
Qu’il soit dans ta ruine ou ta prospérité,
Et que rien ne le rompe avant l’éternité !
Je te sacre empereur de ce grain de poussière
Qui s’appelle le monde, et qu’un vent de colère
A poussé sous tes pieds. Sois-en maître et seigneur !
Sur son faîte bâtis ton rêve de grandeur.
Eux-mêmes devant toi les rois se découronnent.
Entends ! La foule chante et les orgues résonnent.

L’orgue.
" Empereur, sous ton dais et sous ton allégresse
" Ne sens-tu pas ton cœur qui frémit par hasard ?
" Au festin de ta gloire assieds-toi sans ivresse
" Comme au festin de Balthasar.


" Ne vois-tu pas aussi là cette main divine,
" Au milieu de l’encens de toute la cité,
" Qui sur le mur blanchi de ta prospérité
" Ecrit le nom de ta ruine ?

" Convive du seigneur, reçois le pain et l’eau !
" Déjà pâle d’ennui, quand ta coupe est remplie,
" Ne sens-tu pas au bord, comme une amère lie,
" Le goût amer de Waterloo ?

" Dans le vaste océan de l’espérance humaine
" Où ta voile défie et le vent et le flot,
" N’entends-tu pas gronder au fond, comme un sanglot,
" Le flot lointain de Sainte-Hélène ? "

Et le chant a passé comme passent les vents ;
Et les morts ont souri de l’orgueil des vivants.
La foule, à deux genoux, regarde la couronne,
Et ne voit pas la main qui l’ôte et qui la donne ;
Et le monde s’enivre avec sa coupe d’or,
Et l’orgue dans la nuit pleure et soupire encor.



XXII. LE BIVAC modifier

 
Non ! L’herbe croît trop vite aux champs de Marengo ;
Trop vite le désert disperse son écho ;
Et le coursier d’Arcole à la croupe sauvage
A trop vite en son clos rongé son pâturage.
Je voudrais voir plus loin, sous des cieux plus pesants,
Au soleil d’Austerlitz un combat de géants,

Un combat d’empereurs, le soir, quand l’heure sonne,
Où chaque coup d’épée atteint une couronne ;
Quand sous sa lourde armure un empire blessé
Se couche dans sa poudre, ainsi qu’un trépassé ;
Et que le monde errant qui le voit disparaître
Demande à sa poussière : " Où donc es-tu, mon maître ? "
Pourquoi ne suis-je pas le vautour des vallons ?
J’emporterais ce soir mes petits loin des monts ;
Je sais un puits de sang dans un champ plein d’ivraie,
Où je ferais leur nid des ronces de la haie.

Quand le puits est rempli, sous son toit dévasté,
En un jour ils boiraient pour une éternité.
Chacals et loups cerviers de Marathon, d’Arbelles,
Qui de la vieille Asie épuisez les mamelles,
Éperviers de Pharsale, aux ongles faits d’airain,
Qui rongez sans repos le cadavre romain ;
Noirs corbeaux de Lépante éclos dans la tempête,
Qui cherchez sous les flots l’empire du prophète,
Votre proie est usée ; et de ces grands états
Il ne reste plus rien pour vous faire un repas.
Quittez votre travail, et laissez hors d’haleine
Ces squelettes d’empire oubliés dans la plaine.
Arrivez ! Arrivez ! Pour un meilleur festin
Aiguisez aujourd’hui vos ongles en chemin.
C’est le soir. écoutez ! Une marche guerrière
A retenti là-bas au fond de la bruyère.
Ah ! Que d’ardents clairons, de sabres sans fourreaux !
De canons embourbés ! Que d’hommes, de chevaux

Qui fourmillent au loin sur les neiges muettes,
Comme font en janvier les bandes d’alouettes !

Une voix a dit : " Halte ! " et ce peuple de fer
S’arrête en tressaillant, et luit comme l’éclair.
Il se couche muet comme en ses funérailles,
Et près de lui s’endort son sabre de batailles.
Tout se tait, tout sommeille, au loin, sur le gazon,
Et les feux du bivouac rougissent l’horizon.
Qui pourrait dire alors dans cette nuit de rêve,
Quand il brille au foyer, tous les songes du glaive ?
Comment dans leur sommeil les fusils en faisceaux
Font la ronde le soir autour des généraux,
Et comment les canons, en attendant l’armée,
Se gorgent à loisir de fer et de fumée ?
Comment les étendards, aux fronts échevelés,
Chantent dans l’ouragan leurs chants ensorcelés ;
Suspendue à l’arçon, comment la carabine
Fait sonner en sursaut sa baguette argentine ;
Et comment le tambour, sur ses trépans discors,
À l’heure de minuit bat le réveil des morts ?
Dans le creux d’un sillon, où le grillon sommeille,
Sur la paille couché, le grand empereur veille ;
Son manteau jusqu’aux pieds, de son large repli,
Le couvre du duvet d’Arcole et Rivoli ;
Comme une torche ardente en des fêtes funèbres,
Son épée étincelle au milieu des ténèbres.

Il veille, et dans son cœur vers un grand lendemain
Il ouvre à sa pensée une route d’airain,

Il entend au bivac, sous le vent et la pluie,
Sa bataille qui hurle au fond de son génie.
De sa vaste pensée, à l’heure des combats,
Ainsi que d’une tente il couvre ses soldats.
" Quelle heure est-il ? -minuit ! -que le jour tarde à luire !
" Quittez votre sommeil, mes maréchaux d’empire,
" Mes soldats d’Italie ! Allons, ouvrez vos yeux.
" Vous dormirez demain ; et jamais sous les cieux,
" Non, jamais sous mon toit, sous mes tentes guerrières,
" Un sommeil plus pesant n’aura clos vos paupières. "
Et la vedette appelle au loin, puis alentour ;
Car voilà qu’avant l’aube elle a vu le vautour ;
Et la lune a monté sur ses créneaux d’ivoire.
Comme un soldat penché sur un fleuve de gloire,
Au bord de l’Orient, le soleil du Thabor
De lumière et d’orgueil remplit son casque d’or.



XXIII. AUSTERLITZ modifier

 
" Duroc, il fait grand jour ? Mon cheval, mon épée !…
Elle est dans le fourreau de sang déjà trempée !
On nous attend là-bas, messieurs les maréchaux,
Où la tour d’Austerlitz pavoise ses créneaux.
À cheval ! à cheval ! Voyez-vous mon étoile,
Au loin vers ce clocher, où l’horizon se voile ? "
Il parle dans les rangs tout haut à ses soldats :
" Quel est ton nom, ton âge, et combien de combats ?
"

Ton sabre est-il tranchant et sa lame polie ?
" Toi, viens-tu du Thabor ? Toi, viens-tu d’Italie ?
" Toi, je te vis au camp dans le désert de Tyr.
" Reconnais-tu là-bas le soleil d’Aboukir ? "
Il dit un mot plus bas qu’écoute la bruyère ;
Puis cent fois on redit : " en avant ! En arrière !
À vos rangs de bataille ! Hourrah ! Allons, du cœur !
Saint George ! Saint Ivan ! Et vive l’empereur !
Et plus de cent canons le répètent encore,
Et les sabres luisants ont salué l’aurore.
Qui fait alors la fête et s’éveille en sursaut ?
Quand le lac est glacé, qui se mire en son flot ?
Est-ce au bord de l’étang un faucon sur sa proie ?
À présent sous la haie un aiguillon flamboie.
Est-ce un serpent d’airain qui s’éveille en hiver ?
C’est le sabre de Lanne avec ses dents de fer.
Ah ! Que la baïonnette et que la carabine
Sont belles dans ce champ où rougit la chaumine !
Ah ! Que dans le ravin les fusils sont joyeux
Quand le grand empereur leur fait signe des yeux !
Les balles sur sa tête, autour de ses trophées,
S’assemblent en sifflant comme des chœurs de fées.
Et les aigles de bronze ont dit : " Buvons du sang ! "
Et les chevaux blessés : " Levons-nous sur le flanc ! "
Et les freins tout meurtris : " Brisons-nous dans leur bouche !
Et les grands étendards : " Malheur à qui me touche ! "
Et les casques de fer : " Agitons nos cimiers ! "
Et les boulets lassés : " Traînons-nous à ses pieds ! "


Et lui, comme un géant, debout dans son domaine,
Il attise à ses pieds son foyer dans la plaine.
Comme un feuillage mort qu’on ramasse en janvier,
Il jette à pleines mains ses peuples au brasier ;
Et, crénelant leurs toits d’une flamme rougeâtre
Les hameaux, alentour, pétillent dans son âtre.
Un messager survient, puis un autre après lui.
Et puis un autre encor. — " L’arrière-garde a fui !
—Sire, couvrez vos flancs ! -Sire, votre aile ploie !
—Sire, tout est perdu ! -Lanne en son sang se noie !
—C’est assez, comte Rapp ! Ils sont à nous, marchez !
La bataille est là-bas au pied de ces clochers.
Puis, comme un serpent d’eau qui sous l’herbe s’agite,
Il foule au fond des lacs le serpent moscovite.
Son épée a frémi sans sortir du fourreau,
Et cent villes déjà se creusent leur tombeau.
Que serait-ce, mon Dieu ! Si devant leurs murailles
Elle eût lui toute nue au soleil des batailles ?
Ah ! Czar, il faut pleurer. C’est toi qui l’as voulu.
L’arc du nord est-il donc fait de bois vermoulu ?
Tes canons sur le flanc, à la gueule affamée,
Ne sont-ils aujourd’hui gorgés que de fumée ?
Tes espadons ont-ils oublié leurs tranchants,
Et tes lances perdu leur acier dans les champs ?
Dans tes vieux arsenaux, dans tes villes d’Asie,
N’as-tu plus de tromblons à la lèvre noircie,
Plus d’affût sur l’essieu, plus un seul étendard,
Ni clairon pour gémir, ni sabre, ni poignard,

Ni cuirasse de bronze à la trempe divine,
Pour enfermer ce soir ta plainte en ta poitrine ?
Écoute ! Le jour baisse ; un sabre resplendit.

Une voix a crié : " Rendez-vous ! -Qui l’a dit ?
—Moi, Murat, duc De Berg ! éperviers de Crimée !
Et combien êtes-vous ? Répondez. -Une armée.
—Suivez-moi. " puis alors maints prisonniers, pieds nus,
Le front bas ont pleuré, comme font les vaincus.
Ils pensaient dans leurs cœurs aux forêts de l’Ukraine,
À leurs champs de bruyère auprès du Borysthène,
À leurs petits enfants dans les cours des boyards,
À leurs huttes de serfs, puis au palais des czars,
Puis aux pins sous la neige, aux troupeaux de cavales
Qui mordent les glaçons de leurs steppes natales.
Oh ! Vieille aigle du nord, retourne en tes frimas,
Et monte avant le jour sur l’arbre des combats.
Que le Wolga t’entende, et redise au Bosphore
Ton cri dans la nuit noire, et ton cri dans l’aurore :
" Moscou, fuis vers Azof ! Smolenski, prends le deuil !
" Kalouga, baisse-toi pour creuser ton cercueil ! "



XXIV. LE LENDEMAIN modifier

 
La nuit vient et s’efface ; après la nuit l’aurore,
Puis le jour après elle, et puis le soir encore.
Sur le champ de bataille, après la fin du jour,
Qui veillera sans peur, si ce n’est le vautour ?


De son ongle souillant la housse impériale,
Avec le cavalier il ronge la cavale ;
En silence il dépouille, ainsi qu’un assassin,
Le fantassin qui gît au bord de son chemin.
Sous la cuirasse d’or, comme fait un avare,
Il fouille dans le cœur le sang chaud du tartare ;
Des restes d’un empire, en son aire engloutis,
Pour un hiver entier, il nourrit ses petits.
Un empereur le suit, et marche sur sa trace,
Comme après le troupeau le berger vient et passe.
Il compte ses soldats couchés dans les sillons,
Et, pâle, il les salue et répète leurs noms.
— " Qui sont-ils ? Regardez. Sur leurs faces livides
" On voit encore écrit : soldats des pyramides. "
Et, quand les morts ont froid dans leur lit triomphal,
Lui-même il les revêt de son manteau royal.
" Pourquoi là sous mes pas, à l’endroit où nous sommes,
" Tant de casques rompus et tant de débris d’hommes ? "
Et penché sur la terre il essuyait leur sein ;
Et sur leurs cœurs d’airain posait sa main d’airain.
Et les morts en sursaut sous la froide bruyère
S’agenouillaient dans l’ombre et rouvraient leur paupière.
Ils baisaient ses habits, et demandaient entre eux
Si c’était le désert, ou si c’étaient les cieux ;
S’ils s’étaient égarés sous les saules d’Arcole,
Et pourquoi sur leurs fronts luisait une auréole ;
Pourquoi les sabres nus chantaient le chant des morts,
Et pourquoi les chevaux ne rongeaient plus leurs mors ?


Puis, voyant dans leur sein leur profonde blessure,
Ils tombaient et pleuraient sur l’herbe qui murmure,
Et les chevaux errants que l’hyène poursuit,
Les crins tout hérissés, les flairaient dans la nuit.
Ah ! S’ils pouvaient renaître avec l’aube en la nue !
Ou si le laboureur, en poussant sa charrue,
Les réveillait demain, avant que dans son champ
Leur épée émoussée eût rouillé son tranchant ;
Ils reverraient encor, là-haut, sur la colline,
Leur empereur debout, les bras sur la poitrine.




XVII - XXI Napoléon XXV - XXVIII