Napoléon (Quinet) 01-04


Napoléon V - VIII



I

le berceau.

 
Si j’étais un oiseau de mer
À l’aile d’or, au bec de fer,
Je volerais pendant l’orage,
France, sur ton plus haut rivage,
Pour voir au loin le flot verdir,
Et ton roc de Corse blanchir,
Là-bas, comme un vaisseau de guerre
Qui lève l’ancre et quitte terre.

Si j’étais la feuille des bois,
Qui tous les mille ans, une fois,
Se fane et roule dans l’abîme,
Je reverdirais sur ta cime,
Chêne de Corse, en tes vallons,
Pour voir où nichent les aiglons,
Et, dès qu’ils ouvrent leur paupière,
Ce qu’on leur jette dans leur aire.

Si j’étais l’étoile qui luit
Sur l’océan, pendant la nuit,

Je monterais, à demi nue,
Sur les vagues, puis sur la nue,
Puis avant l’aube dans le ciel ;
Puis je dirais à l’Éternel
Le nom qui remplit mon oreille,
Et dans mon songe me réveille.

Je ne suis pas l’oiseau de mer
Ni la feuille verte en hiver,
Ni l’étoile dans la nuit noire.
Je ne suis rien qu’un chant de gloire ;
Je veux monter jusqu’à demain
Les degrés de ma tour d’airain,
Pour voir le long chemin qui mène
Du pont d’Arcole à Sainte-Hélène.

Avec l’écho, sans m’arrêter,
D’un vol bruyant je veux monter
Sur le seuil de mille royaumes,
Sur leurs tombeaux, sur leurs fantômes,
Sur les pins frissonnants d’Eylau,
Et sur l’orme de Waterloo ;
Puis, au faîte, battre de l’aile,
Comme en son nid une hirondelle.

Peuple de France, écoute-moi !
Et dans ton cœur relève-toi !
Suspends un moment ton ouvrage,
Écoute-moi, malgré l’orage ;
Comme un pèlerin du désert
S’arrête au bruit de la tourmente,
Et du chamelier qui se perd
Écoute le chant sous sa tente.


Écoute-moi, ciel d’Orient !
T’en souviens-tu, de cette étoile
Qui jour et nuit luisait sans voile
Comme une épée au firmament ?
Écoute-moi, désert d’Asie !
T’en souviens-tu de ce lion,
Effroi des lions de Syrie,
Qui s’appelait Napoléon ?

T’en souviens-tu, de cette grève
Qui sur toi brillait comme un glaive ?
Ah ! mer de Corse, dis-le moi :
Comme un cheval fouille la terre,
Pourquoi de ta vague en colère,
En chassant ton bord devant toi,
Fouillais-tu les monts à leur cime,
Et le secret de ton abîme ?

Pourquoi creusais-tu sans repos,
Dès la première heure du monde,
Ton lit et ta rade profonde
Où jamais n’ont dormi tes flots ?
Pourquoi faisais-tu tes rivages
De mâts rompus et de granit,
Et des débris des grands naufrages,
Comme un oiseau bâtit son nid ?

Pourquoi courbais-tu donc ta plage
Comme une corbeille de joncs
Qui suit le fleuve et qui surnage,
Et qui s’arrête aux pieds des monts ?
Et pourquoi sur tes fauves crêtes
Amoncelais-tu les tempêtes ?

C’était sur le vaste Océan
Pour faire un berceau de géant.

T’en souviens-tu, mer de vaillance,
Mer sans repos, peuple de France,
Quand dans ton lit tu t’éveillas,
Et de ta gloire t’habillas ;
Comme une femme qui se lève
Pieds nus, à minuit, si son rêve
Lui montre un devin prosterné
Au chevet de son nouveau-né ?

Pourquoi, pieds nus dans la tempête,
As-tu déraciné le bord
Où les rois bâtissaient leur faîte,
Si bien qu’ils ont dit : Je suis mort ?
Pourquoi dans ton flot qui chancelle
As-tu renversé la nacelle
Qui pour sa rame et son rameur
Portait le pape et l’empereur ?

Pourquoi brisais-tu les royaumes ?
Les cieux peuplés et leurs fantômes ?
Pourquoi balayais-tu les os
De tes vieux rois dans leurs tombeaux,
Et déchirais-tu leur suaire ?
C’était, debout dans ta colère,
Pour jeter un hochet d’enfant
Au fond d’un berceau de géant.

II

madame létita.

 
Écoutez ! Je vois dans la plaine
Une coupe d’albâtre pleine ;
Non, c’est une vigne en son clos,
Un aigle et ses petits éclos.
Non, non, ce n’est pas une vigne
Mariée à l’acacia.
Sous son voile, blanc comme un cygne,
C’est Madame Létitia.

Dans sa main tremble sa quenouille,
Et de ses pleurs elle la mouille.
Elle a quitté ses blancs habits,
Ses boucles d’or et ses rubis.
Ses pieds agitent la poussière ;
Ses yeux sont baissés vers la terre ;
Son fuseau gronde à ses genoux
Quand elle dit à son époux :

Notre maison est en ruine,
Notre fleur n’a plus que l’épine,
Et notre nom n’est plus qu’un mot.
Qui voudra nos filles sans dot,
Nos fils restés sans héritage ?
Napoléon est le plus sage.
C’est celui que j’aime avant tous !
Le voilà grand, qu’en ferons-nous ?


— Sans trembler devant les rois même,
Sa main tiendrait un diadème.
Le voulez-vous ? dites-le moi :
Il sera le page d’un roi.
— Vraiment les rois n’ont plus de page
Qui porte aux reines leur message.
Ils n’ont que leurs yeux pour pleurer,
Et que leurs cœurs pour soupirer.

— Il sera le diacre du pape ;
C’est lui qui portera sa chape,
Sa mitre, sa bulle à Noël,
Et l’encensoir d’or à l’autel.
— Non, le pape n’a plus de bulle,
Plus de mitre d’or, ni de mule.
Son toit est battu par les vents,
Et l’encensoir n’a plus d’encens.

— Que la tempête soit sa mère,
Et que l’orage soit son père.
Sur un vaisseau battu du flot,
Nous en ferons un matelot.
— Le flot trop tôt le flot efface ;
Trop mensongère est sa surface ;
Et l’Océan n’a point d’îlot
Assez grand pour ce matelot.

— Ses yeux sont d’un aigle en son gîte ;
Son bras est fort, son cœur bat vite.
Il sera chasseur dans les bois,
Chasseur de cerfs et de chamois
— Non de chamois dans les pacages,
De cerfs tremblants sous leurs ombrages ;

Mais de léopards, de lions,
Comme ils sont peints sur les blasons.

Et de sa main choit sa quenouille,
Et de ses pleurs elle la mouille ;
Elle regarde au loin sur l’eau,
Et laisse aussi choir son fuseau.


III

la bohémienne.

 
Son fuseau dort ; sa lampe luit ;
Son feu s’éteint ; il est minuit.
Qu’attend-elle encor sur sa porte ?
L’heure a sonné, le vent l’emporte.
La lune au front du firmament
Verse son pâle enchantement ;
La bohémienne chante et pleure,
Et dit à la porte : c’est l’heure.

— Bohémienne, je vous entends.
Entrez sans peur, je vous attends.
Demain mon fils part dans l’orage ;
Dites-moi, fera-t-il naufrage ?
Reviendra-t-il sain dans le port ?
Le reverrai-je avant ma mort ?
Ah ! Bohémienne, au clair de lune,
Dites-moi sa bonne fortune.

— Enfant, venez ! Jusqu’à demain
Tenez votre main dans ma main.

Levez-vous ! Les hommes sommeillent,
Et les vastes cieux se réveillent.
Ainsi que la vieille d’Endor,
Je change le plomb vil en or.
Silence ! Le vieux bois s’enflamme ;
Le brasier s’allume en mon âme.

Ah ! Comme un lourd fardeau d’airain
Dans ma main je sens cette main.
Là, que de lignes entassées !
Que de lettres entrelacées !
Que d’aigrettes, que de cimiers
Au front de pesants cavaliers !
— Mère, ce n’est pas un mensonge ;
Chaque nuit je les vois en songe.

— Silence ! écoutez ces clairons.
Où galopent ces escadrons ?
Je suis sous un pin d’Italie.
La palme lombarde est cueillie.
Est-ce l’Adige ou l’Éridan
Qui sous ce pont passe en grondant ?
Quel est celui qui dans l’orage
Porte ce drapeau de carnage ?

Ici les lions d’Orient
Cherchent leur proie en s’éveillant.
Loin des lions, loin de la foule,
Le Nil au désert se déroule.
Quel est ce palmier au tronc d’or
Qui se lève sur le Thabor ?
En frissonnant, son lourd feuillage
Sur le monde étend son ombrage.


Par ce sentier du mont Liban
Où court si vite ce sultan ?
Pour tente il a les Pyramides,
Pour divan les sables arides.
Dans son étable de granit
Là-bas sa cavale hennit.
— Ah ! bohémienne, et vous, ma mère,
Montrez-moi sa pâle crinière.

— Là, dans le creux de cette main,
Trouvant un trône en son chemin,
Un géant, en branlant la tête,
Les bras croisés, passe et s’arrête.
Les peuples ont revu César ;
Les rois s’attellent à son char.
Vents qui soufflez dans la bruyère,
Au loin dissipez sa poussière !

Malheur ! Voici la main de Dieu !
Entendez-vous crier au feu ?
Sous le pôle une ville sainte
Hurle et bondit dans son enceinte.
Là, vos projets, en un matin,
Se sont fondus comme l’étain
Que sur son foyer la sorcière
Mêle, en chantant, dans sa chaudière.

Malheur ! Malheur ! écoutez-moi !
Quittez votre manteau de roi.
Où vont ces chevaux de l’Ukraine ?
Ils passent le mont et la plaine.
Effarés, ils suivent vos pas.
Sire, ne les voyez-vous pas ?

De l’arbre de vos destinées
Ils rongent les feuilles fanées.

Ici bondit le léopard
Que l’aigle a blessé d’un regard.
Comment s’appelle ce village
Où mûrit l’épi du carnage ?
Sauve qui peut ! Malheur ! malheur !
Tout est perdu, grand empereur !
À travers champs fuis hors d’haleine.
— Non ! je n’ai pas peur, bohémienne.

— Ah ! Cachez-moi ce noir sillon
Que le fossoyeur d’Albion,
Dans cette île où gémit la grève,
Creuse avec le tronçon d’un glaive.
Couché sous un saule pleureur
Voyez-vous ce grand empereur ?
Tout est fini. Coulez, mes larmes !
La lune a versé tous ses charmes.

Et la bohémienne, à pas lents,
A regagné seule son gîte,
Et sur leur axe qui s’agite
Pâlissent les cieux chancelants.


IV

adieu.

 
Adieu, mon fils Napoléon.
Le vaisseau part ; le vent est bon.

Que la Madone vous bénisse !
Et que son fils vous soit propice !
Quand vous errez, sans savoir où,
Portez cette amulette au cou.
Elle fait rebrousser les balles
Et trembler l’airain des cymbales.

Adieu, mon Nap ; adieu, mon fils.
Souvenez-vous de mes avis.
Court est le jour, long le voyage ;
Le chemin lent, et prompt l’orage.
Sous votre toit vivez de peu.
Dans votre nuit comptez sur Dieu.
Allez ! Tout petit que vous êtes,
Son œil vous suit dans les tempêtes.

Mon testament sera pour vous.
À vos sœurs cherchez des époux,
Quand je serai morte en ma tombe ;
Soutenez notre nom qui tombe.
S’ils se perdent dans le chemin,
Menez vos frères par la main.
Vous êtes d’eux tous, à votre âge,
Le plus petit, et le plus sage.

— Adieu, ma mère ; adieu, mes sœurs.
On lève l’ancre. Point de pleurs ;
Déjà l’aube attend son étoile ;
Déjà l’orage enfle ma voile.
Sous mon poids la barque gémit ;
Comme un coursier la mer frémit ;
Les vents couronnent, dans la brume,
Au loin, des fantômes d’écume.


Sur le rocher, attendez-moi,
Où se brisent les mâts du roi,
Quand au front des cimes chenues
Éclate la voûte des nues ;
Avant le jour, au fond des bois,
Quand la foudre roule sa voix ;
Dans la nuit, au bord de la grève
Où va passer le vent du glaive.

Je reviendrai pour vous revoir ;
Puis, au foyer, pâles, le soir,
Vous entendrez mes aventures.
Vos pleurs guériront mes blessures.
La même terre aura nos os ;
Nos berceaux seront nos tombeaux.
Adieu ! Je me ris du naufrage,
Fuyez, mes sœurs ! voici l’orage.

Que voit-on là-bas loin du bord ?
Est-ce un goëland qui bat de l’aile ?
Est-ce une orfraie, une hirondelle ?
C’est un vaisseau qui sort du port.


Napoléon V - VIII