Avertissement



Si j’avais supprimé ce poëme, comme j’ai pu en avoir l’envie, quelques-uns auraient vu dans cette suppression une mesquine rancune contre mon héros ; d’autres auraient soupçonné des adulations, qui, Dieu merci, n’ont jamais approché de mes lèvres. J’ai choisi Napoléon pour sujet d’un poëme héroïque, lorsque ses restes même étaient proscrits du monde entier. J’ai dénoncé sa mémoire, sitôt qu’elle est redevenue une puissance. Voilà le seul genre d’adulation dont j’aie à m’accuser. On trouvera à chaque page de ce poëme sur un despote la haine du despotisme. Une partie considérable de l’ouvrage est la peinture du vertige de mon héros. Sa chute est annoncée de loin ; s’il tombe, c’est par sa faute et seulement par sa faute. J’ajouterai de ce poëme qu’il est le dernier qui sera composé sur Napoléon. L’époque de la critique et du jugement de l’histoire est arrivée pour Napoléon avec plus de rapidité qu’on n’eût pu le supposer. Chaque jour il descend à grands pas du sommet de la poésie pour entrer dans l’histoire, qui demande à chacun le compte exact, rigoureux de ses œuvres ; chaque jour il sort de la légende, de la région complaisante des fables, du domaine de l’imagination ; désormais il appartient pour toujours au domaine sévère de la réalité et de la prose.

Le personnage du moniteur reste tout entier. Mais le titan, mais le second Hercule, le nouveau Prométhée cloué sur le rocher, inventeur et gardien du feu sacré, le fils de Jupiter Ammon, où est-il ? Qu’avez-vous fait de mon demi-dieu ? La pensée ne viendra plus à un poëte de prendre Napoléon pour sujet d’un poëme étendu.

J’avais quelque pressentiment de cette courte durée de la légende et de la mythologie napoléonienne, lorsque j’ai tenté, par un artifice d’imagination, de reporter mon héros dans un âge reculé, en dehors de notre époque de critique et de prose.

La légende populaire de César n’a pu se développer après la première génération. Depuis Lucain cette source s’est tarie. Après la Pharsale, l’imagination des anciens n’a plus rien tiré du personnage de César ; pour lui rendre la forme poétique, il a fallu le cataclysme de la barbarie et du moyen âge. De même, on peut assurer que pour rendre à Napoléon la forme exclusivement poétique, légendaire, créatrice, il faudrait supposer un renversement semblable de l’intelligence, de la raison, et des souvenirs modernes.

Si la critique philosophique, si le grand jour de la raison contemporaine et sans doute la force irrésistible des faits ont empêché Napoléon de garder sa place dans la région mythologique que la poésie lui avait faite, il s’ensuit que toute la partie fabuleuse de cette figure s’écroule à vue d’œil. L’imagination naïve des peuples n’y puisera pas de nouveaux cycles épiques, comme on a pu le croire un moment. La foule trouvera dans cette figure non pas des chants, des motifs de ballade, des épisodes, des romanceros, des rhapsodies homériques, mais les expériences et les enseignements salutaires que l’histoire donne à tous ceux qui la consultent avec sincérité.

L’intérêt que l’on peut trouver dans ce poëme est, en partie, ce me semble, dans la tentative ingénue que l’auteur a faite de fixer une légende que l’esprit moderne, avec sa rigoureuse exactitude et ses moyens immanquables de critique, empêchait de s’établir.

J’ai voulu faire Napoléon plus grand que nature, plus noble qu’il n’a été en effet. Mon héros légendaire est retombé sur moi ; il m’a écrasé de ses débris.

J’ai cherché à fixer Napoléon dans cette région sublime, éternellement sereine et populaire où se sont maintenues les figures de Prométhée, d’Achille, des grands chefs de race qui dominent l’imagination humaine. Le vent du siècle, ou plutôt la force des choses a été plus forte que moi. Napoléon n’a pu rester pour nous un sujet poétique. Il m’est arrivé la même chose qu’à Lucain. L’histoire s’est vengée de lui et de moi en substituant à son César et à mon Napoléon, l’implacable vérité.


Meyringen, 25 août 1857.