Napoléon à travers le siècle (1821-1921)

***
Napoléon à travers le siècle (1821-1921)
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 73-93).
NAPOLÉON À TRAVERS LE SIÈCLE
1821-1921

Au commencement de juin 1821, Lamartine se trouvait en visite chez Mme de Saint-Fargeau, à Aix-les-Bains ; il y avait là, avec lui, quelques personnages de marque, notamment l’ex-constituant Lally-Tollendal et le maréchal Marmont. La porte s’ouvrit brusquement et le duc de Dalberg entra très ému : « Il y a, dit-il, une bien grande nouvelle. Il est mort ! » Ils pâlirent tous.

Il y avait six ans qu’officiellement, Napoléon Bonaparte était rayé du nombre des vivants, son souvenir étouffé, son nom même proscrit. Il était convenu qu’on n’en parlait plus. En réalité chacun pensait à lui : trois générations vivaient qui, dans la haine et l’amour, restaient possédées de son image. « Il est mort ! » Tous, du premier coup, avaient compris. Le poète en resta saisi : de cette minute d’intense émotion jaillit la Septième Méditation :


Ici gît... Point de nom !... Demandez à la terre !...

Déjà la Terre frémissait à la « grande nouvelle : » « Il est mort ! » Mort, il entrait définitivement dans l’immortalité.

Déjà sa légende emplissait le monde. Sa geste, comme on eût dit du temps de Philippe-Auguste, se célébrait, non point encore par la plume des poètes, des dramaturges, des romanciers et des historiens, mais sous le chaume, dans les granges et dans les cabarets. Il était de ces héros qui n’attendent point, pour être chantés et racontés, que l’on ait eu le temps d’accorder les luths ou de fouiller les archives. Les poètes trouveraient déjà dressée devant eux par les « souvenirs du peuple » la figure épique et, si j’ose écrire, les historiens s’y heurteraient. Il en avait été ainsi de Charlemagne et de lui seul peut-être. Le tombeau d’Aix-la-Chapelle avait dominé des siècles durant la chrétienté. Quelle ombre s’élèverait, pour le monde, du tombeau de Napoléon ?


Le 5 mai 1821, Napoléon était mort, et à cette minute s’ouvrait en quelque sorte un nouveau chapitre de son histoire. Voici juste un siècle que l’ombre de l’Empereur vit, agit, agite. Comment est-elle apparue aux hommes ? Sous quel aspect se dresse-t-elle aujourd’hui devant nous ? Personnage longtemps légendaire, — mais si divers en de si diverses légendes, — qu’est-il devenu sous la plume des derniers historiens ? L’histoire d’une grande image, voilà ce qu’on est tenté d’écrire. Il y faudrait d’ailleurs des volumes ; car avant même de parler de cette légion de poètes, de romanciers, de dramaturges et d’historiens sans cesse et sans cesse grossie depuis un siècle, il faudrait rechercher ce qu’était déjà sa légende quand Balzac écoutait le vieux soldat Goguelat « raconter Napoléon » dans la grange célèbre du Médecin de campagne devant des auditeurs tremblants de passion. Et l’on verrait jaillir de ces « histoires » populaires l’homme qu’ont chanté, avec cent autres, Béranger et Hugo, en attendant que la passion politique, s’en saisissant, le déformât et que l’histoire essayât de le reformer.

Chaque génération l’a vu d’un œil fort différent. Dès 1832, un revuiste, mettant en scène Joséphine, la faisait plaisamment errer d’un Napoléon à l’autre (trente drames venaient de livrer l’Empereur aux applaudissements du parterre), ne parvenant pas à retrouver son homme. Elle eût sans doute continué à errer indécise d’un Béranger à un Hugo, d’un Balzac à un Erckmann, d’un Byron à un Tolstoï, d’un Chateaubriand à un Stendhal, d’un Dumas à un Sardou, — d’un Thiers à un Lanfrey, — pour s’arrêter stupéfaite devant le Napoléon de Taine. Le siècle a connu vingt Napoléon.

Rien de plus explicable. Son génie était varié, son caractère complexe, sa politique composite et ses aspects très réellement divers. Il avait été soldat incomparable et grand administrateur, chef de guerre et chef d’Etat, politique aux larges vues qui avait rebâti une France et bouleversé une Europe, législateur supérieur qui avait dicté un code et financier émérite qui avait rendu au pays son crédit, — au milieu de tout cela Empereur fastueux et petit Caporal. — Il avait été rude et tendre, impérieux et familier, passionné et goguenard, terrible en ses colères et presque bonhomme en ses cordialités, écrasant de grandeur à certaines heures et, à d’autres, très abordable aux petits. Il avait semblé clore la Révolution et, en fait, l’avait installée dans le régime nouveau, établi l’ordre en France et, en Europe, semé pour la liberté ; autocrate, mais démocrate, nullement hostile d’ailleurs à une certaine aristocratie, « solidaire de tous, de Clovis au Comité de Salut public, » ainsi qu’il l’écrivait, il avait marié la vieille France et la nouvelle- ; il avait sauvé les régicides et rappelé les émigrés ; il avait été acclamé par la « Nation » révolutionnaire et sacré par le Pape romain ; on avait pu l’appeler Cromwell et Washington, Alexandre et Annibal, César et Auguste, Dioclétien et Constantin, Frédéric et Charlemagne. Et tout était à la fois vrai et faux, parce qu’il était lui-même : Napoléon. Mais ce même homme, eût dit Dante, s’appelait Légion. Suivant qu’un trait de son génie, de son caractère, de sa politique et de sa physionomie ressortît ou qu’un autre frappât, deux hommes apparaissaient, — trois, quatre, dix.

Or, dix fois en ce siècle, l’intérêt des partis, — voire des régimes officiels, — fut très précisément, pour l’exalter ou l’abaisser, d’accentuer jusqu’à le dénaturer tel ou tel côté de son caractère. Cette grande ombre était une force incomparable ; les uns tentèrent de s’en emparer comme tutélaire, les autres de l’écarter comme fâcheuse. Les libéraux de la Restauration le voudront « souverain du peuple, » fils de la Révolution, ami des petits, « Vous l’avez vu, grand’mère ! » camarade des soldats — contre les Bourbons, M. de Villèle et le prince de Polignac. Le régime de Juillet essaiera de l’accaparer et lui rendra la couronne, le sceptre, le manteau, et Thiers, croyant, en 1840, sentir à son flanc l’épée de l’Empereur, le dressera contre l’Europe, l’homme du Rhin frontière, le grand conquérant, l’« incomparable guerrier. » Sur les barricades de 1848, on l’acclamera vengeur des nationalités opprimées, démocrate couronné, tribun du peuple ; mais l’Empire rétabli, monopolisant l’ « auguste fondateur de la dynastie, » le voudra refaire souverain conservateur, restaurateur des autels, défenseur de l’ordre, codificateur de la propriété, d’ailleurs homme de marbre et de bronze, — un officiel. En revanche, les ennemis du régime — presque tous naguère ses adorateurs — se retournant contre lui, déçus, furieux, et, presque inconsciemment d’abord, entreprendront de le démolir et, pour le démolir, de le noircir ou de le diminuer, voire, comme jadis les royalistes de 1815, — de le ridiculiser. Bientôt, une furibonde croisade s’instituera, que Lanfrey incarnera, contre le « tyran » qui, après avoir terrassé la Liberté, l’avait tenue quinze ans dans les fers. En un demi-siècle, les partis l’auront sciemment ou non dénaturé dix fois et par habitude ils continueront sous la troisième République, les uns à le compromettre, les autres à le défigurer suivant les besoins de la cause.

À la complexité de l’homme et aux entreprises des partis, grandes causes de diversité dans les points de vue, s’en ajoute une autre : le génie propre, non plus du héros lui-même, mais de ceux qui le chantaient, le racontaient, ou simplement l’étudiaient. Un Hugo l’a voulu Titan parce que lui-même était titanesque ; le héros est romantique pour vingt poètes, — pour un Lamartine, pour un Vigny, pour un Musset, pour un Byron, comme, au fond, pour un Barbier. Cependant Thiers, leur contemporain, le raconte avec les préoccupations que je dirai tout à l’heure et qui sont toutes personnelles, si personnelles qu’il ne le saurait voir pareil avant le 2 décembre 1851 et après. Un Erckmann, qui a pitié des « conscrits de 1813, » ne veut voir dans l’homme qu’un Moloch pâle, et un Balzac, si royaliste qu’il soit, — impressionné par les récits entendus, le proclame avec Goguelat un personnage assurément surnaturel, mais providentiel. Taine lui appliquera si impitoyablement les rigueurs de son système qu’il le rejettera en pleine Italie du XVe siècle. Maurice Barrès, hanté par le problème de l’énergie, le fera avant tout « professeur » des énergies qui s’essayent, mais Sardou, presque à la même époque, pour les besoins du vaudeville, un bon diable d’Empereur fort en gueule et bon cœur. Lanfrey lui-même obéit encore moins, en l’invectivant, à l’esprit de parti qu’à son tempérament propre qui était, aux dépens de Thiers, de Gambetta et de tant d’autres, atrabilaire. Tolstoï, fataliste, réduit l’homme au rôle d’automate supérieur ; mais Henri Heine, violemment anti-Prussien, en avait fait le libérateur et Beyle-Stendhal l’avait déjà voulu tel. Edmond Rostand, enfin, en dépit des historiens qui déjà travaillaient, résolument le veut légendaire, parce qu’il entend faire planer une ombre purement épique au-dessus de l’Aiglon qui tente d’ouvrir les ailes.

Et voilà pourquoi tant de Napoléon ont surgi en moins d’un siècle, et voilà pourquoi, quand les historiens l’ont enfin abordé, venant de tous les points de l’horizon, Frédéric Masson, Albert Sorel, Albert Vandal, Henry Houssaye, Arthur Chuquet, au-dessus d’une légion de travailleurs moins illustres, ils se sont trouvés en face d’un sphynx, — tant la légende populaire, l’esprit de parti et le génie littéraire en avaient altéré les traits ou les avaient confondus.


Depuis 1815, le parti ultra l’accablait de ses pamphlets. Le premier, le noble duc Sosthène de La Rochefoucauld, avait, en 1814, tenté de le déboulonner de sa colonne, ce à quoi devait un jour arriver le peintre Courbet au nom de la Commune. Le bronze, en 1814, longtemps, avait résisté, et cependant il était plus facile encore de le briser que d’arracher de l’âme de la France le souvenir de l’homme.

La campagne, d’une incroyable niaiserie, qui se menait contre « Nicolas, » — savait-on même pourquoi ce sobriquet ? — glissait comme l’eau sur le marbre. Les invectives même de Chateaubriand, dans son Buonaparte et les Bourbons, respiraient une furieuse admiration fouettant une manière de jalousie inconsciente, et elles grandissaient encore le héros du magnifique génie verbal de son adversaire même. Cependant la légende courait les chaumières où vivaient des paysans, anciens soldats de la Grande Armée, les cabarets où s’insurgeaient les Demi-soldes et certains cénacles même où des jeunes gens s’indignaient, avec l’« Enfant du Siècle, » de traîner, dans le « linceul blanc » dont les Bourbons avait enveloppé leur jeunesse, leur virilité sans emploi.

Peut-être, livrée à elle-même, la Légende se fût-elle tout à fait égarée ; elle eût chevauché les nuages, comme celle qui, à force d’irréalité, avait fini par envelopper d’une nuée brillante, mais imprécise la figure de Charlemagne. Le Mémorial arriva de Sainte-Hélène ; Napoléon donnait lui-même corps à sa légende. Par un trait de génie, il avait choisi il forme la plus propre à saisir le populaire : la confidence à la fois grandiloquente et familière devant un auditeur complaisant à l’entendre ; ce grand créateur a encore inventé cette forme de journalisme saisissante qu’est l’interview. Le Mémorial ne créa pas la légende, ainsi qu’on a eu tort de l’écrire, mais, si j’ose dire, il l’assit. Le héros parlait ; l’évangile de Sainte-Hélène nous parvint selon Las Cases, en attendant les autres. L’Empereur pouvait mourir ; le Livre était écrit ; tous les pamphlets royalistes ne prévaudraient pas là contre.

Mort, il était, de ce fait, soudain libéré. Disons-le : beaucoup se sentirent moins d’appréhension à l’évoquer. Il n’était plus à craindre ; on l’exalterait donc plus volontiers, en France comme hors de France, d’autant qu’il deviendrait une arme terrible, un bélier avec quoi l’on pourrait démolir là les Bourbons, ici la Sainte-Alliance. Le parti « libéral, » qui coalisait les rancunes anti-bourboniennes, ne l’eût point unanimement acclamé vivant ; il saisit le fantôme et s’en fit un prestigieux allié. Béranger, qui n’avait jusque-là marché que pour les trois couleurs, replanta l’aigle à la cime du drapeau. Paul-Louis Courier découvrit des charmes à l’Empereur. En Europe, de Byron et Manzoni à Henri Heine, c’est contre les tyrans subalternes, contre Metternich et la Sainte-Alliance que l’Empereur servait ; et, s’il était en France le souverain des petites gens, hors des frontières déjà il était le libérateur que, jusqu’en Grèce, on évoquait et invoquait.

L’esprit de parti fortifiant la légende, le romantisme s’en mêlait. Les poètes cherchaient de grands objets. Or, quel objet était plus grand ? — et si neuf encore ! L’Empereur mort, déjà Chateaubriand, naguère si hostile, succombait à la tentation de l’exalter, tout comme Lamartine, lui aussi jadis malveillant. Vigny et Hugo, royalistes alors, s’allaient cependant jeter dans le grand tournoi. L’Empereur l’avait prévu : « Quand ils voudront être beaux, ils me vanteront. » Ils voulaient tous être beaux. Un médiocre poète sera beau une heure, Auguste Barbier, en l’attaquant — ce qui revient au même, car l’attaquant, soudain il le grandira encore de toute la hauteur d’une haine lyrique. Seulement ils en firent, Hugo le premier, un demi-dieu et par là déjà le dénaturaient.

Quoi qu’il en soit, il était si haut, si grand, si fort en 1830, si manifestement son ombre s’était dressée au-dessus des barricades, « au soleil de Juillet » , que le nouveau régime, après quelque hésitation, tenta de se l’annexer. Il lâcha tout d’abord la bride aux poètes : alors Hugo se déchaîna et ce fut, dix-huit ans, la débauche de lyrisme que l’on sait. Le théâtre, de son côté, qui, sous la Restauration, n’avait osé s’ouvrir à la figure impériale, allait jusqu’à l’abus : quatre-vingt-dix-sept pièces sur l’Empereur de 1830 à 1841 ! Tous les Napoléon y furent acclamés : l’élève de Brienne, le lieutenant du régiment de la Fère, le chef de la batterie des hommes sans peur de Toulon, le général d’Arcole et de Rivoli, le conquérant d’Egypte, le héros de Brumaire, le Consul réparateur, le vainqueur d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, le souverain du Sacre, le défenseur du sol de 1814, le revenant foudroyant du Vingt-Mars, le martyr de Sainte-Hélène ; on le vit superbe et bon, fort et généreux, magnanime et impérieux, invincible et infaillible, triomphant, trahi, livré, opprimé, au Calvaire ; on le vit même familial, conjugal, paternel, fraternel, pitoyable, bienfaisant, providentiel, pardonnant au coupable, réconciliant des amants, punissant le crime et récompensant la vertu. On le vit dans le drame et le vaudeville, au Cirque et à l’Opéra-Comique. Soudain le Théâtre se tut, — le fait est curieux, — quand, le 15 décembre 1840, un spectacle incomparable eut attiré tout Paris dans la rue : le Retour des Cendres.

Le gouvernement de Louis-Philippe s’était décidé : il se drapait délibérément dans la redingote grise. L’ex-roi de Rome était mort le 22 juillet 1832 : avec lui, semblait-il, le bonapartisme était définitivement enterré ; toutes les fois qu’on le tiendra pour tel, le napoléonisme empruntera à la circonstance une vigueur nouvelle. On avait rétabli la statue sur la Colonne et officiellement encouragé le réveil des souvenirs. Plus qu’aucun homme du monde, Adolphe Thiers y poussait.

Il avait écrit jadis l’Histoire de la Révolution. Il préparait avec infiniment plus de soin celle du Consulat et de l’Empire, Et déjà il subissait l’envoûtement fatal qu’Alfred de Vigny avait décrit en une page célèbre, « Bonaparte se baissa et, me prenant dans ses bras, m’éleva jusqu’à sa bouche et me baisa le front... Je sentis qu’il était mon maître et qu’il enlevait mon âme à mon père... » Thiers, jeune, ardent, intempérant, impressionnable, se livrait tout au dieu. Ministre, il transportait au ministère sa passion. Il se tenait pour un continuateur, presque un émule, à ce point qu’on en souriait. Une grande crise, celle de juillet 1840, nous mettait en face de l’Europe coalisée ; Thiers préparait la guerre ; il fallait que ce fût celle des peuples contre les rois ; il appela à la rescousse le souverain des peuples, Napoléon. Il fit voter le retour des Cendres : le grand animateur d’énergie serait là, au cœur de la France. Quand « les Cendres » arrivèrent, la crise était conjurée ; Thiers avait été sacrifié à la paix, — raisonnablement. La France cependant s’en sentait humiliée. Le retour des Cendres fut la manifestation exaltée de sa secrète fureur. Celle-ci grondait avec l’amour dans le Paris du 15 décembre. Louis-Philippe lui-même espérait que cette satisfaction opérerait. Devant le Roi des Français, un chambellan, annonçant l’entrée du cercueil sous les voûtes des Invalides, cria : « L’Empereur ! » Ainsi Napoléon grandira toujours de nos humiliations. De quoi ne grandira-t-il pas ?

Thiers, « revenu à ses chères études, » les poussait activement. Alors parurent coup sûr coup, de 1845 à 1848, les premiers tomes du Consulat et de l’Empire. L’œuvre a vieilli ; elle a, sur certains points, croulé sous la critique historique ; des parties sont toutes à refaire ; elle est parfois très faible, parfois tout à fait faussée ; la documentation en est inégale et les préoccupations de l’homme d’Etat ont parfois trop influencé les jugements de l’historien ; telle quelle, elle est, — très précisément dans ses premiers volumes, — très belle, parce que, par ailleurs, elle est sortie d’un grand labeur soutenu par une grande passion. Elle fut, elle aussi, pour beaucoup de gens, une sorte d’Evangile ; la figure de l’Homme n’était pas tout à fait exacte, parce qu’incomplète ; néanmoins elle se dressait, si prenante que la légende même parut, en cette première rencontre avec l’histoire, ne rien perdre au contrôle. Ce qui saillait, c’était le « Grand Soldat. » Sans doute Thiers corrigeait-il jusqu’à ses victoires, mais, s’étant donné cette satisfaction, il les contait avec un frémissement d’admiration, visible sous l’affectation parfois puérile de gravité sereine et un peu protectrice qui était le ton de l’ouvrage. Plus tard, exaspéré par le 2 décembre, il oubliera qu’il a loué sans réserves et fera, en 1862, le bilan des « six grandes fautes : » ses conclusions se trouveront aussi infiniment plus sévères que ses prémisses : elles ne pourront détruire l’effet jadis obtenu. Il semblait bien que Napoléon, vers 1848, fût entré dans l’histoire et, comme dans la légende, en triomphateur.


Le coup d’État l’en fît sortir. La légende napoléonienne avait, de 1848 à 1851, porté le neveu à l’Empire. Ce jeune homme, fort audacieusement, avait, dès 1840, tenté de disputer à la dynastie d’Orléans les plumes de l’aigle dont elle se parait. Il avait revendiqué au nom du sang le prestige usurpé. Et contre les conservateurs au pouvoir avec Guizot, il avait entendu restituer à son oncle le caractère que jadis les libéraux de 1824 lui avaient attribué : les Idées napoléoniennes, telles que le jeune Louis-Napoléon les tirait de l’évangile de Sainte-Hélène, c’étaient des idées de gauche. Napoléon redevenait l’homme de la Démocratie autant que de la Nationalité, et c’était exactement l’homme que 1848 avait acclamé. « La France s’ennuie ! » s’était écrié Lamartine ; en réalité, elle éprouvait une nostalgie de gloire plus que de liberté ; de fait, la démocratie montait à l’assaut, mais une démocratie romantique, toute pénétrée de ce napoléonisme particulier qu’avaient créé tant de poètes et de romanciers. Louis-Napoléon fut porté à la présidence par un plébiscite en partie préparé par la poésie.

La pire aventure fut, pour le souvenir du grand Empereur, le rétablissement de l’Empire.

L’aventure fut même double. Si paradoxale que paraisse d’abord cette constatation, il est peu niable que le nouveau régime ne fût à peu près aux antipodes des idées du souverain qui était censé y présider. On sait le mot de Napoléon III à Carpeaux : « Ici je n’ai guère de crédit. » Napoléon III était un empereur de gauche ; son gouvernement fut de droite. Disons mieux : Napoléon III était napoléonien presque seul dans son gouvernement ; je veux dire qu’il était presque seul à avoir souci des idées napoléoniennes. Un des plus illustres tenants du régime, Sainte-Beuve, a pu fort nettement écrire en 1869 : « Nous n’avions si vivement épousé le second Empire que parce qu’il s’annonçait comme devant différer notablement du premier. » Ce gouvernement conservateur et autoritaire cependant ne pouvait sans imprudence répudier le patronage du « grand homme » qui avait mis la couronne dans la famille. Il s’institua donc une sorte de culte officiel autour de la figure impériale. Des messages du souverain aux harangues des ministres, des discours des préfets aux mandements des évêques. Napoléon Ier sortait avec une figure nouvelle encore. Il redevenait avant tout le défenseur de l’ordre, l’auteur du Code, le restaurateur des autels, souverain « auguste. » On le plaçait très haut, — le plus haut qu’on pouvait, — en marbre, en bronze, ou simplement en plâtre, si haut qu’il perdait tout contact avec le peuple. Cette image officielle, c’était celle du César banal, couronné de lauriers, celle que la Nation, au fond, avait le moins aimée, bustes à l’œil atone, au regard vide, — un lointain ancêtre qui avait dû régner au Palatin, il y avait quelques siècles. Béranger n’y reconnaissait plus le souverain des chaumières. Ses amis disent qu’il en mourut.

L’autre aventure était que, confisqué par le régime, l’homme devenait, de ce fait, odieux à tous ceux qui haïssaient celui-ci. Continuer à l’exalter eût été pour un Hugo, un Quinet, un Thiers même, une manière d’inconséquence ; l’attaquer parut bientôt œuvre pie et manœuvre nécessaire à la génération qui maintenant s’élevait contre l’Empire. Alors se déchaîna le mouvement anti-napoléonien le plus violent qu’on eût connu. Il fut d’ailleurs aussi médiocre en son expression qu’excessif en son principe. Tandis que Thiers s’en tenait à découvrir tardivement à l’actif de son héros des fautes qu’il ne lui avait point attribuées naguère, et que Hugo, fumant d’indignation, écrivait les Châtiments, toute une école, de Charras à Schérer, se livrait à une débauche d’attaques dont le cours de Barni à Genève et l’Histoire de Napoléon de Lanfrey ne sont que les deux manifestations les plus notables. Devant un public d’étudiants accourus des Universités voisines, Barni multipliait les coups, se refusant à la plus petite réserve dans le blâme, assimilant, sans aucun sens critique, Brumaire à Décembre, retirant à Napoléon la paternité du Code, niant formellement le bienfait du Concordat, flétrissant comme une entreprise de corruption l’institution de la Légion d’honneur, condamnant toutes les guerres comme ayant été la conséquence de la fureur d’un soldat déchaîné, contestant d’ailleurs, avec Charras, le génie même militaire de ce stratège surfait, et plaignant avec chaleur l’infortuné sir Hudson Lowe d’avoir eu à garder un prisonnier incommode, quinteux et tyrannique.

Là-dessus Lanfrey publia sa fameuse Histoire de Napoléon que Brunetière a jugée d’un mot : « témoignage éternel, dira-t-il, de ce qu’une fausse conception du libéralisme peut inspirer de sottises à un homme d’esprit. » Au fond, ce Lanfrey, Savoyard honnête et sincère républicain, était une sorte d’Alceste, en qui « les bouffonneries du sieur Gambetta » devaient trouver un censeur aussi sévère que les « crimes de Bonaparte, » iconoclaste par tempérament qui éprouvait une sorte de joie sombre à « emporter, ainsi qu’il l’écrivait, un morceau d’idole. » Mais son œuvre, qui, d’ailleurs, si elle manquait d’impartialité, ne manquait pas toujours de valeur, arrangeait trop bien les ennemis du régime pour qu’on ne lui fit pas une fortune. Celle-ci était si peu dépendante de la valeur, au surplus très relative, de l’œuvre et de l’écrivain, que la chute du second Empire enleva soudain tout intérêt à l’entreprise, même aux yeux de son auteur.


Le 4 septembre, la dynastie avait sombré derechef. Napoléon Ier était, de par la chute de Napoléon III, débarrassé d’un compromettant patronage. Mais les attaques avaient été si nombreuses et si violentes, que l’effet n’en pouvait aussitôt disparaître. Tout un groupe, très nombreux surtout dans l’Université, faisait siennes, avec une grande candeur dans la haine, toutes les affirmations de Barni et de Lanfrey, de Charras et de Scherer ; de ce groupe nous avons encore connu quelques survivants vieillis, rancis, un peu ridicules encore que parfaitement sincères en leur antipathie, à qui le nom de Napoléon faisait venir l’écume à la bouche ; on affirme que l’espèce n’en est même pas encore entièrement disparue, ce qui est merveille après la restitution que ces cinquante dernières années ont faite de la figure impériale.

Ce qui est certain, c’est que, la chute de l’Empire, libérant encore une fois l’ « Empereur premier, » ainsi que disaient nos paysans, on restait néanmoins méfiant de « l’idole. » Napoléon demeurait suspect. Le comte d’Haussonville, avec une grande conscience dans l’étude et un grand tact dans l’expression, avait, dans des volumes importants, quelque peu discrédité aux yeux des catholiques le « restaurateur des autels. » Les Mémoires qui s’étaient depuis vingt ans publiés se trouvaient être parmi les plus hostiles qu’on eût écrits sur Napoléon : Marmont, Lucien, Metternich. En 1880, devaient paraître encore ceux de Mme de Rémusat, qui avait à satisfaire des rancunes. Tout cela ne créait pas une atmosphère très favorable. Au vrai, une période de quinze ans s’écoula, fait sans précédent peut-être depuis 1821, où il fut très peu question de Napoléon. L’humiliation où nous avait jetés notre défaite de 1870 eût pu ramener la France aux souvenirs des gloires passées ; mais on était encore près de Sedan et on continuait à en rendre responsable « l’Empereur premier » , car, ainsi qu’avait coutume de me le dire un vieil ennemi du régime déchu, « si Napoléon Ier n’avait pas existé, il n’y aurait pas eu de Napoléon III » — ce qui, je l’avoue, était argument sans réplique.

La dessus, les 15 février et 1er mars 1887, paraissaient et je pourrais dire : éclataient, dans la Revue, les articles de Taine. En apparence tout y était nouveau, et l’étude, par elle-même séduisante, passionnante, suggestive, empruntait une autorité singulière tout ensemble à la valeur intellectuelle, à la probité peu discutable et à l’indépendance d’esprit avérée de l’éminent philosophe. Le condottiere se dressait devant nous, le fameux condottiere de Taine, l’émule des Castruccio Castracani et des Sigismond Malatesta, le contemporain de Michel-Ange égaré en un siècle et un pays que lui avaient facilement soumis des facultés, des qualités et des défauts puissants et, somme toute, néfastes. Bien avant que Vogué eût trouvé la formule, on sait assez que Taine entendait que les morts parlassent chez les vivants : un aventurier italien du XVe siècle, survivant miraculeusement à son temps, s’était, grâce à un génie fortifié d’amoralité, asservi une génération sans résistance et, s’étant approprié l’Etat, l’avait rebâti suivant les aspirations de son tempérament tyrannique. De passion politique pas trace : en cette analyse d’allure scientifique. Le fait, je le répète, semblait garantir la véracité.

De passion politique, pas de trace en effet. Mais il arrive que l’esprit de système peut conduire aux mêmes excès que l’esprit de parti. Et c’était le cas. Le grand penseur repensait Napoléon, suivant la pente que, d’année en année, avait prise son esprit si puissant. Eùt-il, ignorant l’atavisme de son sujet, bâti, d’après les seuls documents, sa prodigieuse hypothèse ? Cela est peu croyable. Pénétré de sa doctrine, il l’avait appliquée et parce que l’idée l’obsédait, tout avait tourné à sa justification. Il était philosophe et nullement historien, apportait peu de critique au choix de ses sources, s’enthousiasmait volontiers pour celles qui inconsciemment l’accommodaient, sollicitait les témoignages avec la meilleure foi du monde et, en toute conscience, possédé peu à peu d’un magnifique démon, croyait bâtir la figure de Napoléon pour des siècles avec une malheureuse centaine de documents qui tous n’étaient pas fameux.

Le portrait émut : les neveux de l’Empereur en furent irrités et beaucoup de ses admirateurs affligés ; ce qui, en dehors de ces derniers, contristait maints Français, c’était qu’on retirât Napoléon à la France. Telle chose fouetta les amitiés ; elles se manifestèrent soudain, après ce large espace d’apparente indifférence, avec plus de vivacité qu’on ne l’eût présumé. A dire vrai, les réponses furent faibles. La meilleure me paraît, en dernière analyse, celle que Taine, sans s’en rendre compte, s’infligea à lui-même en publiant les autres parties de ce Régime moderne auquel ce portrait éclatant servait en quelque sorte d’introduction, et c’est ce qu’on n’a pas fait suffisamment observer. A quelle conclusion essentielle en effet aboutissait l’œuvre ? A celle-ci : que Napoléon Bonaparte, refaisant une France, avait poussé à l’extrême la centralisation administrative et la puissance de l’État en ce pays, ce en quoi il achevait, d’un coup, le travail neuf fois séculaire que, depuis l’avènement de la dynastie de Capet, vingt rois et cent ministres, issus du pur terroir français, avaient persévéramment poursuivi, — si bien que l’œuvre essentielle de ce « condottiere italien du XVe siècle » était, en dernière analyse, d’avoir réalisé le rêve de la dynastie déchue repris par la Révolution française. En admettant qu’il se fût trouvé, au XVe siècle, un condottiere capable de gagner toutes les batailles de l’Empereur, de signer ses traités, de conclure le Concordat, de fonder la Banque et de dicter le Code, — et il restait à trouver, — il fallait admettre que ce condottiere s’était bien rapidement naturalisé Français et le Français qu’il fallait en l’an VIII de la République. Trente ans de travaux historiques allaient d’ailleurs, — sans aucune intention de le démolir, — corriger le fameux portrait jusqu’à le réduire à un splendide morceau littéraire digne de figurer dans toutes nos anthologies.


La période des études était enfin ouverte. Le hasard amenait à ces travaux de très grands esprits fort différents d’origine, d’opinion et de tempérament, mais tous avides de vérité et de justice, tous exercés à la recherche historique et qui, s’ils se passionnèrent peu à peu pour le terrible sujet qui les avait sollicités, y étaient venus sans préjugé et parfois non sans méfiance. Déjà M. Frédéric Masson était à l’œuvre, amené aux études napoléoniennes par les raisons qu’il a maintes fois exposées, sans aucune idée préconçue, sans aucune sympathie ancienne pour la dynastie. Et voici que Henry Houssaye, jusque-là cantonné dans l’Antiquité, était, par un hasard que j’ai ici même signalé, — mais y a-t-il des hasards ? — aiguillé vers l’histoire de la Campagne de 1814. Tandis qu’Albert Sorel, tout à l’énorme entreprise historique que représente l’étude de l’Europe et la Révolution, s’acheminait forcément vers la partie de l’œuvre où apparaîtrait le Consul, puis l’Empereur, un jeune maître des requêtes du Conseil d’État, Albert Vandal, était, par Sorel lui-même, orienté vers les études napoléoniennes où il allait tout d’abord frayer la voie à son maître. Profitant des premières publications de M. Frédéric Masson et les exploitant, M. Arthur Chuquet allait étudier, avec la Jeunesse, la genèse de l’homme, et toute une légion d’historiens, — des centaines, — se jetteront dans les années qui suivront sur la période du Consulat et de l’Empire. Dès 1892, le chantier était en plein travail.

De ce travail, le public attendait maintenant avec un intérêt tous les jours grandissant les premiers résultats. Un nouveau mouvement napoléonien se déclenchait. Marbot venait d’apparaître ; que les célèbres Mémoires fussent ou non authentiques, série de galéjades ou chronique épique, qu’importait à la plupart ? Le hussard évoquait toute l’épopée et c’était assez. Et voici qu’après 1892, une légion de soldats se levaient pour joindre leurs voix à celles de ce Gascon, qui tous n’étaient pas si gascons, généraux, colonels, capitaines, sergents, simples grenadiers, vélites et lanciers, de Thiébault à Coignet, de Lejeune à Bourgogne. Et M. Georges d’Esparbès pouvait, en s’en inspirant, écrire sa brillante Légende de l’Aigle. Ensuite vinrent les ministres, les préfets, les dames de la cour, les bourgeois de la ville, les médecins, les domestiques — qui encore ? Tous les portefeuilles furent vidés, tous les tiroirs raclés. Et aux Mémoires se mêlèrent les Correspondances et aux correspondances par milliers les pièces d’archives. On édita ; on réédita ; les vieux écrits reparurent, la duchesse d’Abrantès et Ségur à côté des nouveaux. La librairie historique ne chôma plus : certaines années virent éclore jusqu’à quinze volumes de Mémoires sur le Consulat et l’Empire.

Le 4 novembre 1893 Victorien Sardou, grand flaireur de vent, avait fait jouer sa charmante Madame Sans-Gêne et ce fut un des grands succès du siècle. Dès lors le théâtre reprit Napoléon : parfois trois pièces napoléoniennes en un an — jusqu’à l’éclatante première de l’Aiglon où Flambeau, dit Flambart, fut acclamé.

Alors parurent les premiers tomes des grandes œuvres attendues et l’histoire se mit enfin à parler. On sait quelle œuvre énorme elle a accomplie. M. Frédéric Masson en peut revendiquer la plus grosse part ; il vient seulement de clore cette série de volumes. Napoléon et sa Famille, qui restera un des monuments les plus riches, les plus considérables, et les plus singuliers élevés à la mémoire impériale. Sur les 26 volumes d’études napoléoniennes sortis de sa plume, ces 13 tomes font un ensemble sur lequel je me suis ailleurs amplement expliqué. Dès 1904, Henry Houssaye avait clos, avec son troisième tome de 1815, la série des études passionnantes entreprises en 1887 sur la chute de l’Empereur ; et, la même année, Albert Sorel avait publié, avec le dernier tome de son admirable ouvrage de l’Europe et la Révolution, les conclusions de l’œuvre dont Napoléon remplissait les quatre derniers volumes. Entre temps, Albert Vandal, après avoir apporté, avec Napoléon et Alexandre, la contribution la plus importante qui fût à l’histoire diplomatique du règne, avait fait paraître cet Avènement de Bonaparte qui reste le modèle du genre. Enfin M. Arthur Chuquet, avec la Jeunesse, mise en œuvre, en partie, du curieux recueil de documents, Napoléon Inconnu, publié dès 1895 par M. Frédéric Masson, balayait définitivement les légendes qui avaient entouré les années d’école et de garnison. Plus de cent historiens, au bas mot, apportaient, pendant ces trente dernières années, le résultat de leurs travaux et il paraît bien, après cette enquête énorme, que l’Homme se dégage enfin de sa légende.

Il n’est pas diminué, il s’en faut, pour s’être humanisé. Car si l’on essaye de résumer d’un mot le résultat total de tant d’études, c’est bien le seul mot qui convienne. Napoléon n’est pas un Titan, — il n’est plus ni diable ni dieu ; il est rentré dans l’Humanité, mais pour la dominer. Et je voudrais, pour terminer, essayer de dire très rapidement ce qui ressort de tant de travaux.


Qu’était Napoléon aux yeux du public vers 1880 ? Mettons à part les fanatiques qui le déifiaient et ceux qui l’abominaient. Pour le gros public, Napoléon était surtout un très grand, le plus grand des soldats. C’était, au fond, la formule de Thiers qui prévalait. Et parce qu’il était un soldat, toute son histoire était celle d’un soldat heureux : en quoi Taine, somme toute, s’accordait avec Thiers. Etant soldat avant tout, il était assez naturel que Napoléon eût aimé la guerre et que volontiers, et parfois désordonnément, il l’eût faite : voilà pour sa politique extérieure. Etant soldat encore, il était assez vraisemblable qu’il eût établi en France, grâce à « un coup d’Etat militaire, » la « dictature du sabre : » voilà pour la politique intérieure. Né soldat, il avait été, dans sa jeunesse, un être rude et impatient » enfermé dans ses études militaires et ses plans de campagne. Soldat heureux, il n’avait songé qu’à s’emparer de l’Etat pour agrandir au profit de sa famille l’Empire qui lui était livré. Soldat malheureux ensuite, il avait mis à défendre la proie qui lui était arrachée une opiniâtreté qui, en 1813 et 1814, lui avait fait refuser le salut. Ainsi, après avoir opprimé un pays qui d’abord avait paru l’acclamer, avait-il perdu son trône et failli perdre la France. Je ne crois pas exagérer la note qui, suivant le plus ou moins de bienveillance du public, s’accentuait ou s’atténuait sans beaucoup se modifier. Les plus zélés ou les plus impartiaux ne plaidaient que les circonstances atténuantes.

Or le jeune soldat n’est nullement l’être insociable et brutal, enfermé en ses études militaires, qu’on avait dit : M. Frédéric Masson, en ouvrant devant nous les fameux cartons de Florence, résidu des lectures de la jeunesse, nous donne un premier trait nouveau : c’est un étudiant laborieux et studieux qui a simplement appliqué à un travail très varié et toujours acharné un esprit extraordinairement ouvert : toute étude l’a passionnément sollicité, questions économiques, sociales, religieuses, politiques, morales. Tout cela se retrouve dans ces notes prises par le lieutenant Buonaparte, quand il ne s’essayait pas au roman. Au fond, l’influence de Rousseau s’exerce et l’oriente vers l’étude de Va homme. » M. Chuquet à ce trait en ajoute un autre : les relations du jeune homme avec ses camarades ne sont nullement empreintes de cette incivilité qui n’était pas sans plaire même aux admirateurs : on le dira un jour « le général le plus civil de l’armée » ; il est, en attendant, un jeune officier plus civil que beaucoup d’autres. Certes passionné, violent, avec des côtés rudes et forts, car il ne sort point édulcoré de toutes ces études, Corse encore mal francisé, mais sans cette sauvagerie qui, aux yeux des historiens de l’âge précédent, le destine à tout briser. Simplement le goût et le sens de l’autorité : la révolte intérieure devant l’humiliation du Roi au 20 juin, au 10 août 1792, et n’allant au jacobinisme de 1793 que par une sorte de sympathie instinctive pour l’action forte.

Grand chef, il se révéla tel en Italie, stratège infaillible, vainqueur en toutes rencontres, oui. Mais si Sorel le saisit déjà à Mombello dès 1798, en attendant Campo Formio, traitant avec les souverains italiens, brassant les grandes affaires, réglant les grands conflits, il est homme d’Etat déjà autant qu’homme de guerre et aussi passionné pour son métier civil que pour le militaire. Et tel il est apparu en Italie, tel il apparaît en Egypte entre l’Institut d’Orient et les divans du Caire.

C’est bien pourquoi la nation l’attend et c’est là que le prend Albert Vandal.

« Coup d’Etat militaire ; » les estampes ont popularisé la légende : les bonnets des grenadiers dans l’Orangerie de Saint-Cloud, les soldats déchirant de leurs éperons les toges des représentants du peuple, la légalité écrasée par la force soldatesque, tous ceux qui ont lu Vandal savent ce qui reste de cette fantasmagorie. Coup d’Etat préparé contre un gouvernement sans légalité depuis le 18 fructidor, par un groupe d’hommes politiques, de membres de l’Institut et de financiers qui, — précisément contre à gré d’un haut Etat-major de généraux plus ou moins hostiles, — entendent porter au pouvoir certes le plus prestigieux des soldats, mais parce que, à l’Institut, il apparaît comme « le plus civil de l’armée, » coup d’Etat qui, si j’ose dire, reste civil jusqu’au bout, — oui jusqu’à la minute même où, à la réquisition du propre président du Conseil des Cinq Cents qui, à la vérité, est Lucien, on voit pénétrer dans l’Orangerie pour en expulser un groupe d’agitateurs sans idées, non point du tout de vieux soldats d’Italie, fanatiques de leur général, mais ces quelques gendarmes du Directoire qui ont déjà servi au 18 fructidor et achèvent, par une opération de police un peu forte, une journée trop languissante. Le sabre est-il vainqueur, ainsi que le voulait Lanfrey ? On ne s’en doute pas en étudiant, toujours avec Vandal, — et au témoignage même de M. Aulard, — le lendemain de Brumaire. C’est un gouvernement civil qui s’institue : un savant, Laplace, à l’intérieur, Fouché, un professeur, maintenu à la police, ni l’un ni l’autre ne goûtant les soldats ; au ministère de la Guerre, Carnot qui a certes « organisé la victoire, » mais n’est point un soudard, et, après-demain, quand la Légion d’honneur aura été instituée, un chancelier civil, un autre savant, Lacépède.

Il faut que M. Aulard lui-même s’incline devant le fait : « Cette politique conciliatrice et libérale de brumaire et frimaire, écrit le professeur de la Sorbonne, ... pourquoi n’en ferions-nous pas hommage aussi à Bonaparte lui-même ?... Pourquoi aurait-il été insensible à la gloire civique qui lui était alors offerte par l’unanime concert de ses concitoyens ? Pourquoi, au moment où Washington mourait, n’aurait-il pas eu un instant le désir d’être le Washington de la France ? » Washington ? Washington qui, tout danger intérieur et extérieur étant écarté de la République fondée, quitta le pouvoir — c’est bien cela. Ce Washington, Bonaparte pouvait-il l’être ? Il le faut demander à Albert Sorel.

Un Bonaparte n’est point porté à la tête d’une nation en paix. L’Europe, — à cette heure précise, — menace nos frontières. Elle n’a cessé, en fait, de les menacer depuis 1792 ; elle ne cessera pas un instant de les menacer. La France de la Révolution est une place assiégée ; elle a été, à certaines heures, une place investie ; elle a failli, à d’autres, la brèche déjà faite en sa muraille, être une place envahie. Nul n’a mieux montré qu’Albert Sorel l’acharnement qu’a mis l’Europe à arracher à la France le bénéfice de la grande poussée nationale de 1792. Et, avec une bonne foi qui souvent l’a induit à corriger d’anciennes opinions, Sorel a poursuivi son instruction : pas un jour, de 1799 à 1814, l’Europe n’a renoncé réellement à prendre ses revanches de Rivoli, de Fleurus, de Jemmapes et de Valmy même.

La Nation n’entend point les lui laisser prendre. Si, sur le passage de Bonaparte, entre Fréjus et Paris, des cris de : Vive la paix ! sont poussés, c’est la paix glorieuse que veut ce peuple, celle qui affermira les conquêtes loin de les abandonner. Or, ces conquêtes, l’Europe ne les acceptera jamais. La République a toujours été en état de siège : toujours l’Empire sera en état de siège. Les campagnes de Napoléon, du coup, changent de caractère. Il parait parfois l’agresseur : il est, neuf fois sur dix, l’homme qui, souvent bien tard, prévient et, par une sortie heureuse, déconcerte l’agression. Qu’après chacune de ces sorties, il ait cru devoir élargir la zone de protection de la place, qu’il ait été amené à créer à l’Empire des Marches extérieures et par là fait déborder l’Empire démesurément grandi, cela était fatal. Faisait-il autre chose que le gouvernement qui l’avait précédé ? La Convention, le Directoire n’ont-ils pas, eux aussi, créé des Marches et préparé le Blocus Continental ? Or Sorel est sur ce point, lui, l’ancien collaborateur du gouvernement de 1870, plus formel que Thiers lui-même. On ne voit pas, à le lire, le moindre changement de politique au lendemain de Brumaire. Bonaparte a certainement cru, après Amiens, qu’il allait, la paix établie, se pouvoir consacrer exclusivement à sa tâche civile ; et si l’historien établit d’irréfutable façon — et c’est le cas — que l’Angleterre a rompu lu paix, sur qui retombe la responsabilité de l’effroyable lutte qui allait suivre ? « Albion, » dès lors, devient la grande fautrice des coalitions européennes ; Napoléon n’est acclamé Empereur que pour mener, avec des pouvoirs fortifiés, cette lutte gigantesque.

Qu’elle l’entraîne à de lourdes fautes, qui le peut nier ? Le Blocus continental s’impose : déjà le Directoire l’a conçu, tant au blocus des mers doit s’opposer le blocus des côtes. Mais si l’Europe ne se veut soumettre à cette loi de fer, la Fatalité entraîne aux démarches téméraires, aux gestes d’impatience. Si, par surcroît, l’Empereur se voit sans cesse guetté et menacé, combien devient explicable cette surexcitation qui parfois l’aveugle et, par exemple, l’entraîne, et en Espagne et en Russie ! En fait, représentons-nous sans cesse l’homme, qui tentant d’audacieuses sorties, bastionne, cependant, sans cesse sa place assiégée.

Que devient alors le fameux népotisme si amèrement reproché ? La phrase a été longtemps classique : « Napoléon a fait la guerre pour donner des trônes à ses frères. » C’est ce cas là qu’a étudié M. Frédéric Masson. De cette énorme étude sur la Famille, il ressort clairement qu’il faut rayer radicalement de nos cerveaux cette conception maintenant périmée. Qu’imbu de l’esprit de famille, — si on le veut, de l’esprit de clan corse, — il ait mis dans les siens telle confiance qu’il les ait entendu, avant tous, employer à son système, cela est très évident. Ces Marches que, sans cesse, il agrandissait et multipliait autour de la France menacée, il les a en partie confiées à ceux de son sang et il est difficile de nier que l’esprit familial ne l’y ait en partie poussé, mais, pas un instant, il n’a pensé que ces princes nouveaux dussent un instant perdre de vue qu’ils étaient là les premiers défenseurs de cette France sans cesse en péril. On disait jadis aussi couramment : « Il a voulu que ses frères fussent des préfets français. » Je comprends le reproche dans la bouche d’un Hollandais ou d’un Westphalien, d’un Italien ou d’un Espagnol ; dans la bouche d’un Français, n’est-ce pas un hommage à cette pensée éminemment nationale qui pas un moment n’abandonne l’Empereur ? Un jour viendra où le système familial fait faillite ; Napoléon le sacrifie, — avec quelles hésitations trop longues ! Les Marches alors, peu à peu, s’incorporent à l’Empire. Mais dès lors, celui-ci, démesuré, s’affaiblit en s’enflant.

Il croule en 1813 : en 1814, il faut que l’homme dispute pied à pied son pouvoir sur le sol même de la patrie. Henry Houssaye a dit avec quelle vigueur l’Empereur le disputa et, avant Sorel lui-même, avec quelle mauvaise foi l’Europe essaya alors d’abuser le pays. Napoléon seul était l’ennemi ; on allait en délivrer la France ; or, déjà se préparait le dépècement de nos Marches de l’Est. Le peuple le comprit trop tard ; trop tard, il se rallia au chef qui, à la vérité, sans cesse contraint à un gigantesque effort, y avait contraint le pays et l’avait ainsi surmené.


Il succomba. Mais, obscurément peut-être, ce pays sentait qu’en cet homme avait tenu son esprit. Procubuit majorque jacens appariut. Il parut plus grand après sa chute. On le réputait généralement grand guerrier finalement malheureux ; mais le pays savait quels bienfaits il avait, d’autre part, retirés de ces quinze ans d’administration rigoureuse et ordonnée, de « cette autorité civile que, disait Napoléon lui-même à Narbonne, j’ai pu maintenir toute puissante dans un Empire tout guerrier. »

Et voici qu’aujourd’hui cent études sur cette administration civile arrachent Napoléon à son rôle purement militaire. L’homme d’État, cependant sans cesse disputé par la guerre à sa magnifique œuvre de réconciliation et de reconstitution nationale, maintenant apparaît plus éminent encore que le chef de guerre. La France a été par lui arrachée à l’anarchie ; elle se dissolvait quand il l’a saisie de sa main ferme et l’a reconstruite. Avant deux ans, il avait fait ce miracle : imposant son arbitrage aux querelles qui la déchiraient, il avait étouffé les factions et tourne vers les fins utiles la magnifique énergie qui, s’étant manifestée de 1789 à 1792, se dévoyait et se paralysait depuis 1795 ; il a recherché dans les ruines les fondations de l’État ; fils de la Révolution, il a voulu connaître cependant les Traditions. Il les a retrouvées toutes latines. Elles cadraient avec son cerveau latin. Il a repris l’ouvrage magnifique des Rois et l’a consommé. Quand il est tombé, quinze ans d’un règne singulier, celui d’une administration extraordinairement méthodique et laborieuse avaient achevé la grande œuvre. La France lui devait rester certes reconnaissante de la gloire incomparable dont il l’a auréolée, mais c’est plus légitimement encore qu’elle lui sait aujourd’hui gré de l’avoir tirée de l’abime où un Albert Vandal, en des pages convaincantes, nous a peint la malheureuse France de l’an VII se débattant et mourant.

L’histoire est venue le libérer d’une légende qui, le déifiant, l’éloignait de nous. Il était homme, il a travaillé, aimé, peiné, lutté, pâti. Mais, homme et très homme, il reste un type si supérieur de l’Humanité que celle-ci se réclame de lui avec une sorte d’orgueil effrayé. Il se dresse aujourd’hui au-dessus des partis et même des frontières. Le monde entier célèbre le centenaire de sa mort. C’est que son épée a, comme le soc de la charrue, fendu et blessé le sol, mais, pour qu’y fussent jetées des semences qui, bien après sa mort, ont, de par la terre, produit belle moisson. La France qui a collaboré à sa tâche, a le droit de s’en réclamer après ce siècle écoulé. Certains l’avaient voulu faire dieu ; contentons-nous de dire qu’il a été, dans l’acception la plus magnifique du mot, un homme, mais, puisque cet homme fut nôtre, prenons notre part du prestige qui, désormais inaliénable, l’enveloppe et l’auréole.


LOUIS MADELIN.