NAPLES
EN 1841.

Quand on arrive à Naples venant de Rome, le premier sentiment dont on est saisi en entrant dans cette nouvelle capitale, c’est une sorte d’étonnement de la trouver si grande et si peuplée. Le calme profond qui règne à Rome, la solitude grandiose de ses rues, ont donné à l’esprit d’autres pensées. On s’est habitué à croire que l’Italie, autrefois si riche d’habitans, se dépeuple également sur toute sa surface, et que toutes ses villes offrent le même aspect de décadence paisible et majestueuse. Ce qu’on a entendu dire de Naples lutte bien contre ce préjugé, mais en vain. Les connaissances acquises par ouï-dire ne sont pas suffisantes pour combattre les impressions qu’on reçoit par les yeux. Il y a d’ailleurs, dans cette tristesse poétique de Rome, quelque chose qui pénètre l’ame profondément ; on se laisse aller, sans trop s’en rendre compte, à la langueur qu’elle inspire. Tout en continuant de déplorer le silencieux repos qui a succédé à l’antique activité de l’Italie, on finit par s’y accoutumer, par le trouver doux, et on en vient à ne plus concevoir un autre état possible pour ce peuple si abattu, mais si beau dans son sommeil.

L’arrivée à Naples bouleverse toutes ces idées. À mesure qu’on approche, on est frappé de la fertilité des campagnes et des riches cultures qui contrastent de toutes parts avec la stérilité des environs de Rome. Peu à peu le mouvement de la route s’accroît ; on voit passer rapidement à ses côtés un grand nombre de ces chars à trois places qui contiennent toujours sept ou huit personnes, juchées on ne sait comment, sur le marche-pied, auprès du cocher, partout où il est possible de s’accrocher avec le pied ou avec la main. En entrant dans la ville, on voit s’ouvrir de tous côtés de longues rues, on traverse la place du marché où la foule est aussi pressée que du temps de Masaniello, on débouche sur le port qui paraît plein de navires, on passe devant le môle, le château neuf, les casernes, l’hôtel des ministères, le théâtre de San Carlo, l’arsenal ; on aperçoit la rue de Tolède encombrée de voitures dans une longueur d’une demi-lieue, on traverse la place du Palais, le quai de Sainte-Lucie tout couvert de peuple, et on arrive au quartier des étrangers, à Chiaïa, c’est-à-dire dans une rue magnifique, bordée d’un côté par de riches hôtels, et de l’autre par un jardin public qui s’étend le long de la mer, dans la plus riante situation du monde. Il est difficile de n’être pas étourdi de cette immensité, de ce bruit, de cette multitude, de ces édifices, de ces larges places, de cet ensemble qui vous rappelle à la fois par tous les moyens que vous êtes dans une ville de quatre cent mille ames, la troisième de l’Europe.

Un second étonnement ne tarde pas à s’emparer du voyageur qui arrive à Naples avec les opinions reçues qu’on y apporte ordinairement. À peine installé, et après avoir jeté un coup d’œil sur la baie dont le Pausilippe et le Vésuve forment les deux bouts, l’amateur de pittoresque se met à la recherche de ces fameux lazzaroni dont il a tant entendu parler, et qui passent pour le type le plus accompli de la misère insouciante et paresseuse. On lui montre bien sur le môle quelques mariniers, vêtus d’une chemise et d’un pantalon de toile blanche, qui écoutent, assis en cercle, les récits d’un improvisateur, ou, sur le quai de Sainte-Lucie, quelques pauvres diables, comme il y en a partout, qui jettent un œil d’envie sur les coquillages ou fruits de mer étalés de tous côtés et sur les grandes chaudières de macaroni fumant ; mais des lazzaroni proprement dits, de ces mendians poétiques qu’il espérait voir couchés par milliers sur le sol, il n’y en a plus. Dans ce pays du farniente, tout le monde a l’air de faire quelque chose ; si l’on rencontre des oisifs, ils ont plutôt l’attitude de gens aisés qui se délassent que celle de malheureux qui cherchent leur dîner. Si le peuple de Naples est en général très légèrement vêtu, c’est qu’il n’a pas besoin de l’être davantage, et il ne porte pas plus de haillons qu’aucun autre peuple du monde. On rencontre encore de temps en temps quelques individus qui peuvent passer pour des lazzaroni, mais la classe n’existe plus.

Quand on parcourt l’intérieur de la ville, la première impression se fortifie. Partout règne une activité industrieuse. Dans les beaux quartiers, on retrouve l’éclairage au gaz, les riches magasins, tout le luxe d’une capitale. D’élégantes voitures de place stationnent de tous côtés, et à l’heure du corso les brillans équipages se croisent en tout sens d’un bout à l’autre de Chiaïa. Dans les quartiers populeux, c’est un autre aspect, mais qui ne décèle pas moins l’abondance. Des milliers d’ouvriers travaillent au milieu de la rue ; les forgerons battent le fer, les menuisiers rabotent le bois, tous les métiers s’exercent en plein air. Les marchandes d’eau glacée se montrent partout avec leur petit tonneau et leur comptoir mobile ; de longues tables, chargées de fruits, de pastèques et d’autres comestibles aux plus bas prix, paraissent très fréquentées par les consommateurs. Les maisons, dont toutes les fenêtres sont ornées de balcons à l’espagnole, ont un air d’élégance et presque de propreté qui charme ; la plupart sont peintes de couleurs riantes, surtout dans les environs du port. Le bien-être et la bonne humeur respirent sur tous les visages. Les rues, parfaitement pavées de lave, sont aussi bien entretenues que celles de nos premières villes de province. Sur plusieurs points, les maçons et les terrassiers sont à l’œuvre pour construire des chaussées, niveler des terrains, élargir des voies trop étroites, rendre la circulation plus facile. Partout enfin, on sent, on touche en quelque sorte les preuves évidentes d’un progrès matériel très marqué, et l’on se demande si c’est bien là Naples, la cité de l’incurie traditionnelle et proverbiale.

De la vieille réputation du pays, un seul point se trouve encore justifié : je veux parler des voleurs. Ce dernier trait de la physionomie locale paraît destiné, il est vrai, à disparaître comme les autres ; mais, avant de s’effacer entièrement, il fait une très belle défense. De grands efforts ont été tentés depuis quelque temps par le gouvernement pour organiser une répression efficace ; un ministre de la police, un préfet de police spécial pour la seule ville de Naples, un grand nombre d’agens de tous les degrés travaillent à établir la sécurité dans les rues de la capitale. Des peines sévères sont infligées sans miséricorde aux délinquans ; on parle de bastonnades appliquées militairement sur le lieu même à ceux qui sont pris en flagrant délit. Il en est résulté que le vol ne se pratique plus à Naples avec cette hardiesse originale qui donnait une si grande réputation à la rue de Tolède dans les romans espagnols ; mais le Napolitain a un tel goût naturel pour le bien d’autrui, qu’il n’a pu s’en guérir tout-à-fait : les filous, poursuivis et traqués de toutes parts, se sont rabattus sur les mouchoirs qui leur sont en quelque sorte abandonnés jusqu’à nouvel ordre par la tolérance du gouvernement, et ils exploitent avec acharnement cette proie, la seule qui leur soit encore permise. En attendant, les attaques nocturnes ont déjà cessé presque complètement, grace aux mesures énergiques qui ont été prises, et on peut espérer que, dans quelques années, si la décadence continue, un étranger pourra rentrer chez lui avec son mouchoir dans sa poche, après s’être promené dans Naples, ce qui est sans exemple dans ce moment-ci.

Quand les voleurs auront disparu comme les lazzaroni, on pourra dire que l’ancienne cité aura définitivement fait place à la nouvelle. Regrette qui voudra ce que la physionomie de Naples empruntait d’original et de caractéristique à sa population vagabonde et à l’absence de toute police. Pour moi, je ne puis croire que le spectacle de la dégradation humaine soit absolument nécessaire pour amuser l’oisif en voyage, et je ne sais pas en quoi l’ordre et la prospérité peuvent être incompatibles avec le plaisir que donne l’aspect d’un pays nouveau. Sans doute on y perd ces singularités grossières qui sautent aux yeux du premier abord et qui constituent pour les moins clairvoyans des différences tranchées entre les peuples ; mais si cette extrême diversité ne peut être acquise qu’aux dépens de ceux qui la donnent, elle a moins de valeur pour moi. Je ne crois pas d’ailleurs que les originalités nationales perdent beaucoup, au fond, dans le progrès des améliorations communes ; l’apparence seule devient uniforme, c’est à l’observateur à retrouver sous la ressemblance la variété réelle. Cette variété ne s’éteint jamais ; elle se transforme, elle se raffine, mais elle ne peut périr, parce qu’elle tient à la nature même du sol et du climat, à la distinction des faces et des origines. L’intérêt qu’elle excite n’en est que plus vif quand il faut la rechercher, la deviner en quelque sorte, et elle joint à son attrait naturel tout le charme d’une conquête, quand on la force à se découvrir, toujours vivante et indélébile, sous le vêtement qu’elle avait emprunté.

Naples sera toujours Naples, c’est-à-dire le pays d’Europe où la vie est le plus facile, le ciel le plus affable, le plaisir le plus naturel. Je ne vois pas que les mille pêcheurs de sa baie soient moins pittoresques depuis qu’ils font de meilleures affaires, ni que ses délicieuses nuits aient moins de douceur depuis qu’on peut s’y livrer tout entier sans craindre d’être arrêté par un malfaiteur au milieu de sa rêverie. Les gens qui ne voyagent pas sont en général les plus grands partisans de cette partie de la couleur locale qui tient à la barbarie ; c’est qu’ils ne l’ont vue qu’en imagination, et qu’ils ne savent pas combien elle perd à la pratique. Au reste, que ceux qui trouvent prosaïque d’avoir sous les yeux le spectacle de l’aisance publique, et d’en jouir avec sécurité, se hasardent, s’ils veulent, dans les montagnes de la Calabre, pour y chercher la misère et le brigandage, que la civilisation n’en a pas encore chassés. Pour nous, qui restons à Naples, nous ne manquerons pas d’études à faire, si nous voulons nous rendre compte de ce qui est sans doute moins frappant et moins dramatique, mais qui n’est pas moins intéressant peut-être, c’est-à-dire le mouvement qui s’accomplit dans le sein de cette société napolitaine, et qui est, à notre sens, la véritable nouveauté, la singularité actuelle du pays, tout autant que les bandits et les lazzaroni ont pu l’être dans d’autres temps.

Ce mouvement peut être caractérisé par un mot, c’est le produit des idées et des institutions françaises. Naples est la ville la plus française de l’Italie, peut-être même n’avons-nous laissé nulle part en Europe d’aussi fortes traces de notre passage. Il y a eu toujours entre Naples et la France je ne sais quelles affinités mystérieuses. Ce sont des Français, des Normands, qui ont créé le royaume de Naples, au XIe siècle, et qui y ont porté la féodalité ; c’est un Français, Charles d’Anjou, qui en a fait, deux cents ans après, le siége d’une puissance et d’une politique qui n’ont pas encore été justement appréciées. Au XVe siècle, Charles VIII y passe comme un éclair éblouissant ; au XVIIe, c’est le duc de Guise qui y ramène le nom français ; de nos jours, c’est la république parthénopéenne et le roi Joachim Murat. Les influences qui ont combattu la nôtre, et qui ont dominé dans les intervalles de nos apparitions, ont été diverses. La plus puissante et la plus durable de toutes a été l’influence espagnole. L’Espagne a gouverné Naples pendant deux siècles entiers, et a fortement imprégné de son génie le génie national. Mais son action n’a pas pénétré aussi profondément que l’action de la France ; la France se montre à la fois à Naples au commencement et à la fin, au XIe siècle et au XIXe ; elle a le premier mot et le dernier.

Il y a cent ans, la ville de Naples avait une physionomie tout espagnole, quoiqu’elle eût été momentanément occupée par les impériaux. Les fanatiques de couleur locale, s’il y en avait eu dans ce temps-là, n’y auraient pas plus trouvé leur compte qu’aujourd’hui, en ce sens que l’aspect général de la ville, les mœurs de ses habitans, le genre de vie qu’on y menait, n’étaient pas sensiblement différens de ce qu’ils étaient à Madrid, à Séville ou à Barcelone. Il en a été de tout temps ainsi dans le monde, soit dit en passant ; presqu’à chaque époque, une influence générale se répand, qui modifie à sa manière le caractère particulier de chaque pays. Au temps dont il s’agit, c’était encore l’Espagne qui donnait le ton en Europe et en Amérique. Seulement la décadence, qui devenait sensible dès-lors dans toute la monarchie espagnole, était plus marquée encore à Naples qu’ailleurs. L’administration des vice-rois, assez habile dans l’origine, avait suivi la même loi de dépérissement que le reste de l’immense empire de Philippe II ; et comme la nation asservie ne réagissait pas dans l’intérêt de son propre salut, elle était livrée à une dissolution sans limites. Les fautes des hommes semblaient être parvenues à tarir jusqu’aux sources de la vitalité publique, dans le pays le plus riche et le plus fertile de l’Europe ; il n’y avait plus que misère, ignorance, anarchie et dépopulation.

Trois millions d’hommes tout au plus, décimés par les disettes, les épidémies et les excursions des Turcs sur les côtes, habitaient le royaume de Naples en-deçà du Phare, qui en compte aujourd’hui le double. La confusion des législations et des jurisprudences avait donné naissance à une armée de gens de loi qui dévoraient toutes les propriétés privées. Les prêtres et les moines formaient une autre armée qui vivait dans la richesse et dans l’oisiveté ; on n’en comptait pas moins de cent douze mille dans le royaume. La moitié des terres appartenait à l’église, l’autre moitié aux barons, restes dégénérés de l’ancienne féodalité normande. Des taxes onéreuses épuisaient la production dans ses sources mêmes, pour obtenir les tributs énormes qui étaient envoyés annuellement à Madrid, et qu’un écrivain napolitain évalue à plus de deux milliards de francs en un siècle. Il n’y avait d’autre route ouverte dans tout le pays que celle de Rome à Naples. Le peuple était réduit, au milieu même de la capitale, à la condition des bêtes. Des bandes d’assassins et de voleurs s’organisaient impunément sous les yeux de l’autorité et commettaient en plein jour les plus grands crimes. Les trois quarts du sol restaient en friche. L’armée, sans discipline et sans nationalité, n’était qu’un ramas d’étrangers et de gens sans aveu, contraints par tous les moyens à s’enrôler ; la marine n’existait pas. C’est de cette époque que date la mauvaise réputation de Naples, réputation qui a été encore méritée long-temps après, car il faut des siècles pour détruire le mal que des siècles ont fait.

La régénération du pays commença à l’avènement de l’infant don Carlos, depuis Charles III. Ce prince tenait de près à la maison royale de France, puisqu’il était fils de Philippe V et arrière-petit-fils de Louis XIV. Ce fut avec l’épée que son père tenait de son illustre aïeul qu’il entreprit de rendre d’abord l’indépendance, ce premier des biens, au royaume de Naples. Il y réussit, et fut couronné, en 1735, roi des Deux-Siciles. Quand il n’aurait apporté aux Napolitains que l’affranchissement de leur patrie, après deux cents ans de servitude, il aurait des droits éternels à leur reconnaissance ; mais ce n’est pas là que se bornèrent ses bienfaits. C’était alors le temps où les idées de la philosophie française commençaient à se répandre dans le monde ; sur plusieurs points de l’Europe et surtout en Italie, les princes se mettaient à la tête des réformes provoquées par ces idées ; à Milan, le comte Firmiani, pour l’empereur ; à Parme, un Bourbon assisté d’un Français, M. Dutillot ; à Florence, l’archiduc Léopold, essayaient de réparer par une bonne administration les suites funestes des régimes antérieurs, et transportaient les principes de la philosophie moderne dans le gouvernement des états.

Le nouveau roi de Naples ne fut pas des derniers à suivre cette impulsion salutaire. Secondé par un ministre intelligent, le marquis Tannucci, il entreprit l’application du remède avec une vigueur proportionnée à l’étendue du mal. Cette tâche fut poursuivie par le même ministre sous la minorité du fils de Charles III, et durant plus d’un demi-siècle, de 1735 à 1789, la lutte fut constante entre les abus de l’ancien régime, défendus par les habitudes, et l’esprit d’innovation, représenté par l’autorité royale. On vit peu à peu les tribunaux réformés ; le nombre des couvens diminué, les plus mauvais impôts abolis, les droits féodaux restreints ; de nouvelles routes furent ouvertes ; de grands édifices publics furent construits, des encouragemens furent donnés à l’agriculture, au commerce, à la navigation. Tout l’antique édifice ne disparut pas à la fois mais il reçut de violentes secousses ; à l’appel d’un gouvernement plus éclairé, le peuple napolitain se réveilla, et finit par croire un peu plus à lui-même. La population s’accrut rapidement ; en 1789, elle passait déjà quatre millions et demi d’habitans. Plus tard, le royaume de Naples a eu beaucoup à souffrir de ses rois, qui ont voulu comprimer le mouvement après l’avoir provoqué ; mais il ne devra jamais oublier que la famille de Bourbon l’a tiré en quelque sorte de la mort pour le ramener à la vie.

Quand la révolution française vint révéler les dangers que les idées nouvelles avaient pour les trônes, la reine de Naples, Marie-Caroline, sœur de notre malheureuse Marie-Antoinette, sentit plus vivement que personne le coup qui venait de frapper la royauté. Par l’influence de ses conseils, tout changea brusquement dans les états de son mari ; aux traditions de libéralisme laissées par Charles III succéda un despotisme ombrageux. Les idées nouvelles avaient eu le temps de jeter de profondes racines ; elles résistèrent, et une seconde lutte s’engagea, plus violente, plus passionnée que la première. On sait quelles ont été les péripéties de ce drame terrible qui a ensanglanté Naples pendant trente ans ; trois fois la révolution l’a emporté, en 1799, en 1805 et en 1820, tantôt par l’aide de la France, tantôt par ses propres forces, et a successivement fondé, sur le modèle de notre pays, une république, une monarchie à l’impériale et une monarchie constitutionnelle ; trois fois la royauté absolue a repris l’avantage, une première fois ramenée par les bandes calabraises du cardinal Ruffo, une seconde fois soutenue par les Anglais, et une troisième par les Autrichiens ; et, dans cette succession de combats et de catastrophes, ce beau royaume a payé peut-être plus qu’un autre le fatal tribut de sang et de larmes imposé à tous les peuples que travaille le génie des révolutions.

Mais si le royaume de Naples a vu toutes les horreurs qu’apportent d’ordinaire avec elles de pareilles crises, il en a retiré aussi presque tous les avantages qu’elles font payer si cher. La royauté a vaincu dans le gouvernement, la révolution a vaincu dans la société. Les efforts des patriotes napolitains n’ont pas été tout-à-fait perdus ; rien n’a survécu de l’ancien régime que le roi. La république a commencé par faire main-basse, à Naples comme en France, sur tout ce qui restait de l’organisation barbare du moyen-âge ; l’administration des rois Joseph et Joachim est venue ensuite régulariser, comme chez nous l’empire, cette transformation radicale du pays. Les fidéi-commis, qui immobilisaient la propriété territoriale, ont été supprimés ainsi que tous les priviléges de la noblesse ; les biens immenses du clergé ont été pour la plupart confisqués et vendus, pour éteindre la dette publique. Les terres féodales dont la propriété était incertaine et contestée ont été partagées entre la couronne, les seigneurs, les communes et les particuliers. Un système judiciaire, administratif et financier, calqué sur le nôtre, a remplacé le chaos informe des juridictions et des impositions antiques. Les nouveaux codes français, promulgués sous le roi Joseph et maintenus presque dans leur entier par le roi Ferdinand, ont substitué la précision de leurs dispositions et l’esprit vraiment humain de leurs principes à l’inextricable labyrinthe des lois grecques, lombardes, normandes, impériales, angevines, espagnoles, autrichiennes, ecclésiastiques, dont l’incertitude n’était pas le plus grand défaut, et qui ne consacraient pour la plupart que l’injustice et la violence.

Tant qu’a vécu le vieux roi Ferdinand, et même tant qu’a duré le règne de son fils, qui avait été témoin, lui aussi, des luttes de la révolution contre la monarchie, le progrès naturel qui devait être la conséquence de cette rénovation sociale a marché lentement. Il n’a pris un essor marqué que depuis l’avénement du roi actuel, en 1830. Ferdinand II a fait preuve à la fois de générosité et d’habileté. Son aïeul et son père n’avaient accepté qu’avec défiance les faits accomplis ; en même temps qu’ils reconnaissaient la nécessité, ils entretenaient autour d’eux les vieux abus, et persécutaient les partisans des idées nouvelles. Le roi actuel a compris, au contraire, comme Charles III, que l’autorité royale ne pouvait désormais que gagner en s’assimilant l’esprit civilisateur de la société moderne. Venu après l’ère des bouleversemens, il a rétabli l’ancienne harmonie entre les deux ennemis qui ont lutté si long-temps sans que l’un des deux ait pu abattre l’autre. En brisant toutes les classes, en détruisant tous les priviléges, la révolution a travaillé à Naples pour le pouvoir absolu, et le pouvoir absolu ne craint pas à son tour de montrer quelque bienveillance pour la révolution. Tous deux se sont rencontrés face à face sur les débris du pouvoir féodal, et ils se sont donné la main.

Naples est donc une société égalitaire comme la nôtre, gouvernée par le prince le plus absolu qu’il y ait peut-être en Europe. Voilà son originalité actuelle. Un tel état de choses peut-il durer toujours, et la liberté civile ne doit-elle pas conduire tôt ou tard à la liberté politique ? C’est ce que je ne voudrais ni affirmer ni nier. Tout ce que je sais, c’est que pour le moment il n’en est pas question. L’expérience a prouvé que l’agitation naturelle au Napolitain le rendait peu propre à l’exercice de la liberté. Les peuples méridionaux ont besoin d’un plus long noviciat que les autres pour arriver à se gouverner eux-mêmes, d’abord parce que la servitude y est plus ancienne et y a été plus pesante que partout ailleurs, ensuite parce que la mobilité de leurs sentimens et l’activité de leurs imaginations les portent trop vite à l’excès qui tue le principe. Et ce qui est vrai des peuples méridionaux en général l’est surtout du peuple napolitain en particulier. Son défaut de cohésion et son amour du changement ont toujours été tels, qu’il n’a pas même su défendre à lui seul son indépendance nationale. Tout lui est venu de l’étranger, la liberté comme l’oppression.

Aussi tout le monde paraît-il d’accord aujourd’hui pour écarter ou du moins pour ajourner toute pensée immédiate d’affranchissement politique. Les journaux ont parlé, il y a quelque temps, d’une conspiration découverte à Aquila. Je ne sais quelle a pu être la portée de cette conspiration, mais j’ai peine à croire qu’elle ait eu de grandes ramifications dans la ville de Naples. Ce n’est pas que l’esprit de conjuration ne soit en quelque sorte endémique dans le pays. Depuis Pythagore, on a conspiré de tout temps à Naples, et, sans remonter aux temps primitifs, il suffit de rappeler que le carbonarisme est sorti de là pour se répandre en Europe. Quelle que soit cependant la disposition naturelle des Napolitains pour les affiliations et les machinations mystérieuses, je ne crois pas que ces sortes de trames soient parmi eux aussi en faveur qu’autrefois. On commence à comprendre, à Naples comme partout, que la société moderne, avec son goût pour la publicité, la discussion, l’autorité du nombre, est incompatible avec les complots. On sait que, si jamais la nation peut être appelée à prendre part à son gouvernement, c’est du progrès pacifique des idées et des intérêts qu’il faut attendre cette conquête, non d’un de ces coups de main audacieux qui n’ont presque jamais réussi et qui ne sont d’ailleurs que des moyens surannés, empruntés à un état social en déclin. Chacun donc, même parmi les hommes les plus dévoués à la cause de la liberté, se montre disposé à développer patiemment les germes de perfectionnement matériel et moral contenus dans la législation nouvelle, en se confiant pour le reste dans l’avenir.

De son côté, le roi s’applique à faire de son immense pouvoir le meilleur usage possible. Quand il a pris le gouvernement, la violence des persécutions politiques et le gaspillage des finances menaient droit à une nouvelle révolte et à la banqueroute. Il a amené avec lui la tolérance et l’économie, qui ont détourné ce double danger. Les courtisans vont jusqu’à le taxer d’avarice, parce qu’i s’attache à maintenir l’équilibre entre les recettes et les dépenses et à améliorer par tous les moyens le crédit public ; c’est là une accusation qui est bonne à entendre quand il s’agit d’un roi absolu. Les prodigalités de l’ancienne cour ont cessé, voilà ce qui est vrai ; l’argent n’en est que plus abondant pour les dépenses utiles. Les proscriptions ont cessé en même temps. Vieux serviteurs de la monarchie légitime et anciens défenseurs des différens essais révolutionnaires vivent ensemble sous la même protection. Le roi a fait plus au mois d’août dernier, il a appelé dans son conseil deux nouveaux ministres, MM. Nicolini et Fortunato, qui ont rempli tous deux des fonctions publiques sous le roi Murat, et, ce qui est plus remarquable encore, M. Nicolini, qui était professeur de droit, ayant demandé à continuer son cours malgré son entrée au ministère, Ferdinand II y a consenti. M. Nicolini est un homme très respectable, très considéré, connu en Europe par des travaux estimés sur le droit pénal. Un pareil choix est significatif, surtout avec la concession qui lui sert de commentaire.

Je sais ce qu’on peut reprocher à cette suspension d’armes qui semble éteindre les anciens partis. La continuation de la lutte aurait développé des qualités périlleuses, mais fortes ; la paix repose sur un amollissement général des caractères et sur le sommeil des nobles passions. Le mal est réel ; il n’y a pas de bien dans le monde sans un mélange de mal. Un tel inconvénient était d’ailleurs à peu près inévitable. Les fiers caractères et les passions héroïques sont naturellement rares à Naples. Cette ville a produit de très grands citoyens, et parmi ceux de ses enfans qui sont morts victimes de leur amour pour la liberté, il en est qui ont montré dans les supplices une fermeté stoïque, supérieure peut-être à ce que l’antiquité eut jamais de plus admirable. Mais ce ne sont là que des exceptions. Il a toujours manqué à Naples cette masse commune de convictions et de courages qui peut seule servir de base à des institutions libres. Ce n’est pas en un jour qu’un peuple se relève de cet épuisement moral qui est le résultat d’un long esclavage. Le désarmement actuel n’a supprimé que ces protestations isolées de quelques ames d’élite, fort belles sans doute, mais inutiles ; on n’y perd que de glorieux martyrs. Bien plus, si quelque chose est propre à former un jour un esprit public vigoureux, c’est précisément cette propagation des mœurs et des vertus moyennes qui s’étend à l’ombre protectrice du pouvoir absolu, gagne au relâchement même des volontés en rapprochant de tous ce qui n’était que l’apanage brillant de quelques-uns, et substitue une nation à une multitude.

Aujourd’hui le royaume de Naples, en y comprenant la Sicile, est un état de 8 millions d’habitans, qui paie un budget d’environ 120 millions de francs, et qui entretient sur pied de paix une armée de quarante à cinquante mille hommes. On voit qu’il peut prétendre à l’un des premiers rangs parmi les états secondaires de l’Europe. En retranchant la Sicile, et en effet la Sicile doit être mise à part sous tous les rapports, comme je le montrerai plus tard, les états de terre ferme ont à eux seuls une population de plus de 6 millions d’ames, et paient sans effort un budget de plus de 100 millions. Cette situation, qui contraste si fort avec toute leur histoire, est due à une réorganisation à peu près complète que le reste de l’Europe paraît à peine soupçonner. Je vais passer en revue les faits principaux qui se rattachent à cette réorganisation. Les chiffres que je citerai à l’appui de mes observations sont aussi authentiques qu’ils peuvent l’être quand il s’agit d’un pays où il n’y a pas de publicité. Les uns ont été recueillis par moi sur les lieux même, les autres sont empruntés à l’excellent ouvrage publié en 1839 à Florence par M. le colonel Serristori sur la statistique de l’Italie, et au volume non moins curieux que M. Fulchiron vient de publier sur le royaume de Naples. Si ces chiffres ne sont pas d’une exactitude mathématique, ils sont au moins très approximatifs, et cela suffit.

Voyons d’abord quel est l’état actuel des trois anciens élémens de la société napolitaine, la noblesse, le clergé et le peuple. Forcés par les lois nouvelles de mettre leurs biens en liquidation, les nobles n’ont plus, pour la plupart, cette magnifique apparence de fortune que donnait aux anciennes familles la permanence entre leurs mains des propriétés les plus grevées de charges de tout genre. Ils n’ont pas conservé davantage cet esprit turbulent et dominateur qui avait rendu célèbres au moyen-âge les barons napolitains, et qui n’a pas été une des moindres causes de la désorganisation constante du pays. Franchement soumis à la législation commune, ils en acceptent tous les devoirs, et ne sont distingués des autres citoyens que par l’éclat qui s’attache à leurs noms. Les titres de ducs et de princes abondent parmi eux ; c’est un reste de l’ancienne manie nobiliaire, ce n’est pas un signe de domination réelle. Quelques-uns remplissent auprès du roi des charges de cour, ce qui ne leur donne pas plus d’ascendant qu’à d’autres sur la marche du gouvernement. Un grand nombre tient à honneur de professer des opinions libérales. Ceux-là forment une société aussi remarquable par l’intelligente urbanité des manières que par l’absence de tout préjugé. À la grace ouverte de leur accueil, à l’indépendance de leur langage, on se croirait au milieu de nos meilleurs salons français, ceux où la bonne vieille politesse s’unit à la liberté des mœurs nouvelles. Les premiers parmi eux ont pris une grande part à leurs trois révolutions.

Le nombre des diocèses était, il y a cent ans, de cent trente-un. Il est aujourd’hui de quatre-vingt-six, dont vingt archevêchés et soixante-six évêchés. Le nombre des prêtres a diminué dans une proportion plus forte ; de cinquante-six mille qu’ils étaient en 1741, ils n’étaient déjà plus que quarante-sept mille en 1806, et ils ne sont pas plus de vingt-six mille aujourd’hui. Il n’est pas à désirer que ce nombre diminue encore, car il n’est pas au-dessus de ce qui est strictement nécessaire pour le service divin. C’est surtout sur les couvens que le coup a porté. Deux cent treize couvens on été supprimés à la fois par l’administration française. Le roi, à son retour, n’en a rétabli que trente-six. Des trente-un mille moines et des vingt-trois mille religieuses qui peuplaient autrefois ces couvens, il ne reste que onze mille moines et neuf mille religieuses ; la réduction a donc été de près des deux tiers. Une amélioration sensible s’est manifestée en même temps dans la discipline du clergé, tant séculier que régulier ; en perdant ses énormes revenus, il a grandi en vertu et en piété. Quant à l’esprit, l’église napolitaine a été de tout temps très indépendante du saint-siége, et, sous ce rapport, elle a peut-être plus perdu que gagné dans la révolution. Mais aussi l’énergie de l’ancienne tradition n’est plus aussi nécessaire depuis que l’autorité royale a pris sur le clergé, comme sur le reste, un ascendant absolu. C’est au roi maintenant à se défendre contre Rome, puisqu’il a tous les pouvoirs dans les mains ; l’église napolitaine ne peut être pour lui ni un appui ni un embarras.

C’est surtout en ce qui concerne ces deux classes qu’on peut craindre que l’affaiblissement n’aille trop loin. Je conviens moi-même que la réaction est là près de l’excès. Il n’est pas sans inconvénient que le clergé napolitain ait si peu d’initiative ; je n’aime pas non plus que la noblesse soit tellement en dehors de la direction des affaires publiques. Par la suppression des priviléges, on a cherché à produire l’égalité dans la liberté, et l’on n’a encore obtenu que l’égalité dans l’obéissance. Il est utile que ces deux grands corps passent par cette épreuve pour se dégager complètement de ce qu’ils avaient d’incompatible avec les exigences du présent. Il serait fâcheux néanmoins que tout pérît en eux, car tout n’était pas mauvais. On est trop généralement porté en France à ne voir dans la noblesse et dans le clergé que des instrumens d’oppression ; ils peuvent être aussi, et ils ont été souvent à Naples des instrumens de résistance. Je regretterais même, au point de vue politique, que les couvens achevassent de disparaître. Réduits à une juste mesure, les ordres monastiques ne sont pas inutiles dans une société. Outre qu’on serait affligé de voir les célèbres abbayes de Montcassin et de la Cava vides de leurs habitans, je sais qu’il se conserve dans ces antiques retraites un esprit plus indépendant qu’on ne croit. C’est d’un couvent qu’est sorti Campanella pour organiser contre la domination espagnole sa mystérieuse conspiration de moines, de philosophes, de bandits et de Turcs.

Le danger n’était pas le même pour le peuple, qui ne pouvait que gagner en changeant. Je ne parle pas du peuple des provinces, qui est resté à peu près le même, mais du peuple de la capitale, si nombreux et jadis si avili. Sans doute, il n’est plus aussi remuant, mais son goût pour les insurrections tumultueuses n’est pas à regretter ; ce n’était chez lui qu’un désordre de plus et non un signe de vigueur réelle. Il réfléchit un peu maintenant, il compte surtout beaucoup mieux, et il travaille tant qu’il peut. Il se sent à la fois contenu et protégé. Vous le voyez répandu en foule sur les quais, dans les rues, sur les places publiques, et partout vous le trouvez actif, empressé, ingénieux à se rendre utile, quelquefois même fatigant à force de bonne volonté ; du reste, gai comme autrefois, mais d’une gaieté douce et bienveillante. J’ai vu des enfans demander l’aumône d’un ton pleureur et s’interrompre tout à coup au milieu de leur lamentation, pour rire eux-mêmes de la comédie qu’ils jouaient. C’est qu’en effet, quand le peuple mendie à Naples, c’est moins par besoin que par envie de faire un profit de plus ; on veut voir si le seigneur étranger se laissera tromper, et, si par hasard il résiste, on s’en moque. La superstition aussi s’en va du même pied que le reste. Le Napolitain ne croit plus autant à son cousin saint Janvier. Tous les ans, le fameux miracle s’opère avec moins de solennité, et les démonstrations bruyantes usitées en pareil cas ne se font guère plus que du bout des lèvres.

En même temps que les anciennes classes se modifiaient ou se détruisaient, il se formait une classe moyenne, ce fonds commun des sociétés modernes. Dans ce pays qui a été si long-temps un des plus féodaux du monde, l’action des nouvelles lois a été déjà si sensible, que l’on y a compté dernièrement plus de treize cent mille cotes foncières. Or, en supposant que le nombre des véritables contribuables ne soit que d’un million, pour tenir compte des propriétaires qui possèdent des terres dans plusieurs communes, ce serait encore un contribuable par six habitans. Si nous évaluons chaque famille à quatre ou cinq têtes, et si nous admettons, ce qui est généralement reconnu, que les chefs de famille paient à peu près seuls l’impôt, on verra combien peu de familles resteront en dehors de la propriété foncière ; il y en aura tout au plus une sur cinq. Ce fait extraordinaire suffirait, à défaut de tout autre, pour donner une idée du bouleversement total qui s’est opéré dans la société napolitaine. La propriété y a passé en quelque sorte, en quarante ans, d’une extrémité à l’autre. En France, le nombre des cotes foncières est égal au tiers du chiffre total de la population ; dans le royaume de Naples, il est d’un peu moins du quart. On voit que la différence n’est pas grande. Cette différence disparaît même tout-à-fait quand on songe qu’il y a encore dans le royaume de vastes espaces qui appartiennent au domaine, et que les cotes ne portent que sur le reste.

Il suffit de parcourir l’almanach royal, publié tous les ans dans la forme du nôtre par l’imprimerie royale napolitaine, pour voir combien l’organisation du pays est semblable à celle de la France, moins la liberté. Le conseil d’état ou conseil privé est le premier corps politique ; il est présidé par le roi, ou, en son absence, par le président du conseil. Les affaires se préparent seulement dans le conseil des ministres, et se décident dans le conseil privé, excepté les questions extérieures, qui se traitent directement entre le ministre spécial et le roi. Cette combinaison a été imaginée pour donner à chaque affaire au moins l’apparence d’un double degré d’instruction ; elle remplace tout le mécanisme compliqué de notre système politique. Les ministères sont au nombre de huit : la présidence du conseil, les affaires extérieures, la justice, les affaires ecclésiastiques, les finances, l’intérieur, la guerre et la marine en un seul département, et la police générale. Tous ces ministères sont réunis, depuis 1825, en un seul hôtel, vaste édifice qui sert en même temps de Bourse, et qui a deux entrées sur les deux points les plus fréquentés de la ville, la rue de Tolède et la place du Château. Les attributions des différens ministres sont à peu près les mêmes que chez nous, excepté pour la présidence du conseil, qui a des attributions spéciales, comme la garde du sceau royal, la direction de l’imprimerie royale, le dépôt des lois et décrets, etc.

Du reste, les bureaux des ministères sont organisés comme à Paris, et la centralisation est peut-être poussée encore plus loin qu’en France. Ce qu’on appelle la Consulta générale n’est autre chose que notre conseil d’état ; elle est partagée en comités qui correspondent aux divers ministères, et présidée par un membre du conseil privé. Dans l’ordre administratif, le royaume est divisé en quinze provinces ou départemens, divisées elles-mêmes en cinquante-deux districts ou arrondissemens, et ceux-ci en mille sept cent quatre-vingt-dix communes. Chaque province est administrée par un intendant ou préfet, chaque district par un sous-intendant ou sous-préfet, chaque commune par un syndic ou maire. Auprès de chaque intendant ou préfet est un conseil d’intendance ou de préfecture. Tous les ans, dans le chef-lieu de chaque province, se rassemble un conseil provincial qui a les mêmes attributions que notre conseil général, et dans chaque district un conseil de district qui correspond à notre conseil d’arrondissement. Enfin, dans chaque commune, le maire ou syndic préside un conseil municipal appelé décurionat, qui se réunit tous les dimanches. Ces diverses assemblées servent à la répartition des impôts, votent des centimes additionnels pour les dépenses locales, etc. Quoique nommés par le roi, leurs membres ont montré, dans plusieurs circonstances, une indépendance réelle, et la tendance de tous les bons esprits, à Naples, même dans le gouvernement, est de rendre leur action plus libre encore.

Nous retrouvons la même ressemblance dans le système financier. Les diverses contributions sont la contribution foncière, les douanes, l’impôt sur le sel, le monopole du tabac, les droits d’enregistrement et de timbre, etc. La seule différence essentielle, c’est que les impôts indirects, comme les douanes, le tabac, sont en ferme au lieu d’être en régie. Il y a aussi quelques taxes particulières au royaume de Naples, comme le droit sur la neige, qui est un objet de première nécessité dans ce climat brûlant. Il est resté sans doute beaucoup d’imperfections de détail dans la manière dont ces différens impôts sont perçus. On doit aussi regretter que le roi de Naples, à l’exemple du pape, ait cru devoir conserver la loterie, qui a plus de dangers encore dans les pays méridionaux qu’ailleurs, à cause de l’ardeur naturelle des imaginations. Il n’en faut pas moins reconnaître l’immense supériorité de ce système financier sur l’ancien. Les inégalités qu’il présente encore tiennent à la précipitation de son établissement et à l’absence de toute révision de la part des citoyens ; les bases sont excellentes, et bien différentes de ce qu’était, sous l’administration espagnole, le déplorable instrument de ruine connu sous le nom d’arrendamenti. La dette publique, dont le roi travaille tous les jours à alléger le poids, est d’environ 20 millions de francs de rente. Elle appartenait presque tout entière, il y a quelques années, à des capitalistes étrangers ; maintenant, une grande partie est entre les mains de rentiers napolitains.

L’impôt revient environ à dix-huit ou vingt francs par tête. C’est la moitié de ce qu’il est en France. Je crois que le revenu moyen est égal aussi à la moitié de ce qu’il est chez nous ; le rapport de l’impôt au revenu serait donc à peu près le même. Les dépenses publiques sont réparties aussi d’une manière analogue, excepté pour la liste civile, qui est proportionnellement beaucoup plus forte que chez nous. Les travaux publics sont exécutés par une direction générale des ponts-et-chaussées. Il y a encore beaucoup à faire sous ce rapport dans le royaume de Naples. On travaille cependant depuis plusieurs années plus qu’on n’a jamais travaillé. Aux portes de Naples, on manquait de route pour aller à Sorrente ; une voie magnifique est maintenant ouverte le long de la courbure du golfe, et doit se prolonger jusqu’au cap qui regarde Capri. Une autre route, qui n’est pas encore achevée, fait le tour du Pausilippe. Dans les provinces, d’autres moyens de communication et des travaux de tout genre se terminent ou se préparent. Il résulte d’un livre publié en 1839 par le président actuel du conseil des ministres, qu’il a été exécuté depuis le 1er juin 1815 jusqu’à la fin de 1837, tant par le trésor royal que par les provinces et les communes, pour 42 millions de ducats, ou 185 millions de francs, de travaux publics. Ce serait environ 8 millions de francs par an.

Avant l’avénement du roi actuel, le gouvernement publiait annuellement un tableau abrégé du budget. Ferdinand II a supprimé cette publicité, quelque restreinte qu’elle fût. Il est donc impossible de savoir avec précision quel est aujourd’hui le véritable état des finances napolitaines. Il est cependant très probable qu’elles sont prospères. Le déficit qui existait tous les ans, avant 1830, entre les dépenses et les recettes, était déjà, en 1835, considérablement diminué. On peut supposer qu’il est aujourd’hui entièrement comblé. Cette suppression de publicité étonne de la part d’un prince aussi bien intentionné que le roi. Son gouvernement ne peut que gagner à faire connaître ce qu’il fait. Il en est de même de la banque des Deux-Siciles, qui ne publie rien de ses opérations, et qui en fait cependant de très importantes. M. Fulchiron dit que des évaluations approximatives portent à 110 millions de francs la quotité en circulation des reconnaissances de cette banque, somme à peu près égale au chiffre total du budget. Quand une banque fonctionne avec cette énergie, sans que son crédit en soit altéré, c’est la preuve d’une excellente constitution de la fortune publique ; il est fâcheux qu’on ne puisse que soupçonner un fait aussi décisif. La publicité est la condition nécessaire, la conséquence obligée de tout bon système financier. Je ne doute pas qu’on ne finisse par y arriver à Naples un jour ou l’autre ; on a déjà fait des progrès plus difficiles, et celui-là couronnera l’œuvre.

La justice est rendue par quatre grandes cours civiles ou cours d’appel, quinze tribunaux de première instance, un par province, et des juges particuliers qui ressemblent à nos juges de paix de canton, et qu’on appelle giudici di circondarii. Il y a de plus dans chaque commune un conciliateur choisi par le roi parmi les habitans notables. L’organisation des cours d’appel et des tribunaux civils est la même que chez nous ; le parquet est tenu par des procureurs-généraux et des procureurs du roi. Une cour suprême de justice, résidant à Naples, remplit l’office de notre cour de cassation. Il y a aussi une haute cour des comptes, qui ne diffère de la nôtre qu’en ce qu’une de ses chambres est chargée du contentieux administratif. L’institution de nos tribunaux de commerce a été également adoptée. Quant à la justice criminelle, son organisation est différente. Une commission spéciale est chargée du jugement des criminels d’état. Pour les prévenus ordinaires, on compte une cour criminelle par province et un juge d’instruction par district. Point de jury. Du reste, les formes de la procédure sont assez bonnes, les débats sont publics, et la plupart des modifications apportées au code pénal impérial, après la rentrée du roi Ferdinand, ont été de véritables améliorations. La plus importante a été l’abolition de la confiscation, qui était prononcée en même temps chez nous par la charte. Ajoutons que les exécutions capitales sont extrêmement rares.

L’absence du jury n’est pas le seul vice de la législation criminelle, il s’y trouve encore une disposition mauvaise qui détruit la plus grande partie de ses avantages. Dans tous les pays où les vrais principes sont reconnus, il n’y a pas de milieu entre l’innocence et la culpabilité ; tout accusé qui n’est pas reconnu coupable est innocent. À Naples, il n’en est pas ainsi. Quand la question de culpabilité est posée, il peut être fait l’une de ces trois réponses : consta, il est prouvé que l’accusé est coupable ; consta que no, il est prouvé que l’accusé n’est pas coupable ; non consta, rien n’est prouvé. Le malheureux pour qui a été faite cette fatale réponse, non consta, n’est pas condamné, mais il n’est pas non plus complètement absous. Pour lui, la prévention dure encore ; il peut être retenu, et, s’il est relâché, il peut être repris. On comprend combien une pareille disposition est favorable à l’arbitraire, ce fléau des pays soumis au pouvoir absolu. Il serait digne du roi de mettre un terme à un état de choses aussi vicieux. Je sais que la liaison est intime entre la liberté politique et la liberté individuelle, mais je sais aussi que les garanties contre l’abus de la juridiction criminelle peuvent seules consoler les peuples de l’absence de liberté. Les Napolitains n’ont pas encore obtenu ces précieuses garanties ; leur propriété est défendue, leur personne ne l’est pas. Il y a bien loin sans doute de la forme judiciaire actuelle à l’ancien jugement du truglio, qui consistait à condamner sommairement, sans instruction ni défense, dans le seul but de vider les prisons ; c’est quelque chose que ce progrès, ce n’est pas assez.

J’ai déjà parlé des soins que se donne le roi pour l’établissement d’une bonne police. Le résultat obtenu pour la ville de Naples est à peu près complet. L’ordre est parfaitement maintenu sur tous les points de cette ville immense, si pleine de peuple, où il se commettait autrefois plusieurs assassinats par jour. L’admirable organisation de la gendarmerie napolitaine, qui est encore un des bienfaits de l’administration française, n’a pas peu contribué à ce résultat. S’il n’en est pas encore de même dans les provinces reculées du royaume, c’est que les difficultés sont plus grandes ; mais tout permet d’espérer qu’on en viendra à bout avec le temps. Malheureusement la police napolitaine mérite d’autres reproches. Elle participe du caractère général des polices italiennes, qui est d’affecter en quelque sorte des précautions excessives. Le roi actuel a fait singulièrement tempérer dans la pratique ce que les prescriptions avaient en elles-mêmes de dur. Les apparences n’en restent pas moins ce qu’elles étaient sous les règnes précédens, et elles sont effrayantes. Les journaux français sont plus complètement interdits à Naples qu’à Rome même ; il n’y a d’exception que pour le seul Moniteur. On se plaint aussi que la police se mêle de tout, pénètre partout, et substitue souvent son action inquiète, capricieuse et sans contrôle, à l’action régulière des autres agens de l’autorité publique.

On devine que la liberté de la presse n’existe pas à Naples. Les bureaux du seul journal politique qui soit autorisé, le Journal des Deux-Siciles, sont à la préfecture de police, à côté du bureau des passeports. On n’y met pas plus de mystère que cela. Il faut reconnaître cependant que, même sous ce rapport, le roi actuel s’est départi des traditions violentes du passé. Il a créé une publication sous le titre d’Annales civiles, rédigée aux frais de l’état, et destinée à discuter et à développer les améliorations administratives. À côté de cette publication, en quelque sorte officielle, paraît une revue rédigée par une société libre, et qui a pris ce titre significatif : le Progrès. Là sont exprimées des doctrines, économiques et autres, qui étonnent quelquefois par la franche indépendance de leur allure, et qui ont, à plusieurs reprises, provoqué les censures des journaux absolutistes du reste de l’Italie. Il est aussi une liberté qui s’est fait jour au travers de toutes les restrictions, et qu’il serait désormais bien difficile de réduire : c’est la liberté de la conversation. Cette liberté est entière à Naples, qu’elle soit le produit inévitable de la force des choses ou le fruit de la tolérance du roi ; tout le monde en use largement, car le Napolitain a l’esprit frondeur. C’est même là un des traits de la physionomie locale qui frappent le plus quand on vient de Rome, par exemple, et qui montrent qu’on entre dans un autre monde, dans un monde que l’esprit français anime, et dont la société moderne a pris possession.

Il serait injuste de croire que la culture de l’esprit soit négligée à Naples. D’abord l’instruction publique y est aussi bien organisée qu’en France. L’université de Naples a cinq facultés, les mêmes que les nôtres, dont les cours sont suivis par quinze cents étudians, et qui confèrent les mêmes grades ; après l’université viennent cinq lycées et douze colléges royaux répartis entre les provinces, qui distribuent l’instruction secondaire à deux degrés ; quarante-deux écoles de troisième ordre donnent ce qu’on a appelé en France l’enseignement primaire supérieur, et il est de principe qu’il y ait par commune au moins une école primaire proprement dite. Les établissemens particuliers sont plus facilement autorisés qu’en France. Les jésuites, qui avaient été expulsés par Charles III, sont rentrés et ont élevé plusieurs maisons d’éducation. Le clergé n’a pas envahi pour cela l’enseignement, et, quoique le président du conseil royal de l’instruction publique soit habituellement un ecclésiastique, le gouvernement n’en a pas moins conservé la haute main sur la direction des études. Il est vrai que le pouvoir absolu simplifie bien des choses. Quoi qu’il en soit, grace à cette multiplicité de moyens, l’instruction se généralise dans le royaume, le peuple surtout sort de son ignorance héréditaire, et il y paraît au même signe qu’en France, c’est-à-dire au nombre des jeunes gens nés des classes inférieures qui aspirent à entrer dans les carrières libérales.

Ensuite il s’en faut bien que les hommes studieux et distingués soient aussi rares à Naples que notre orgueil septentrional voudrait bien le croire. Parmi les professeurs de l’université des Studj, il en est plusieurs qui seraient remarqués partout. J’ai déjà nommé M. Nicolini. J’en pourrais nommer bien d’autres dans les différentes facultés ; pour aller droit à ce qui a de tout temps caractérisé la ville de Naples parmi les cités italiennes, je m’en tiens à la philosophie. Même aux jours les plus désastreux de l’administration des vice-rois, les études philosophiques ont fleuri à Naples. Il semble qu’il soit resté sur cette terre, si long-temps grecque, quelque chose de l’esprit spéculatif des Hellènes, tandis que Rome et le nord de l’Italie s’attachaient davantage au génie positif des anciens Romains : dans l’antiquité, Pythagore et Zénon d’Élée ; dans les temps modernes, saint Thomas, quand la philosophie était tout entière dans la théologie ; Telesio, Giordano Bruno et Campanella, quand le réveil de la pensée libre a amené les temps d’examen ; enfin, au commencement du XVIIIe siècle, un des hommes qui ont eu le plus la divination solitaire du génie, Vico. De nos jours, M. le baron Galuppi, correspondant de l’Institut de France et professeur à l’université de Naples, n’est pas indigne d’être cité après ces grands noms ; il a publié un traité de la volonté, des leçons de logique et de métaphysique, des lettres philosophiques dont la dernière édition est de 1839, et prépare, dit-on, une histoire de la philosophie.

Autour de M. Galuppi se pressent quelques écrivains philosophiques. Le sujet le plus habituel de leurs travaux est l’étude des anciens philosophes napolitains. On remarque dans le nombre une très bonne vie de Campanella, par M. Baldacchini, et une traduction italienne du livre de Vico sur le droit universel, par M. Corcia. Les publications historiques ne manquent pas non plus dans la patrie de Giannone. L’immense ouvrage de M. Carlo Troya sur l’histoire d’Italie a donné prise à la critique ; l’Histoire du roi Manfred, de M. Giuseppe di Cesare, est mieux conçue et moins indigeste. D’autres recherches se font en silence et verront bientôt le jour. À Naples comme ailleurs, la curiosité se porte avec ardeur sur les monumens du passé ; les anciens historiens du pays sont réimprimés, les chroniques manuscrites dépouillées avec soin. Par suite de cette tendance, la littérature proprement dite devient elle-même historique. Un poète distingué, M. Campagna, fait des tragédies à la manière d’Alfieri sur des évènemens tirés des annales de Naples. L’auteur de l’Histoire de Manfred a écrit aussi un roman historique. Je sais que dans ces œuvres estimables il n’y a rien de bien neuf et qui promette au monde une révolution littéraire ; mais où trouve-t-on du neuf aujourd’hui ? Et n’est-ce pas un spectacle intéressant par lui-même, indépendamment des fruits qu’il peut produire, que ce mouvement intellectuel qui s’entretient à l’extrémité de la péninsule italique, quoiqu’il manque de ce qui fait la vie même des lettres, la publicité ?

L’économie politique a partagé de tout temps avec la philosophie la prédilection des Napolitains. Un contemporain de Campanella, Antoine Serra, Calabrais, peut être considéré comme l’inventeur de cette science. C’était un de ces génies hardis et féconds comme Vico, que leur extrême originalité rend en quelque sorte inintelligibles pour leur siècle. Plus de cent ans après, un autre Napolitain, l’abbé Genovesi, donna aux études que Serra avait pressenties la forme scientifique ; ce fut pour lui que fut fondée la première chaire d’économie politique qui ait existé en Europe. Enfin, quand le moment des réformes arriva, il fut donné à Gaëtan Filangieri de populariser à Naples les doctrines élaborées par ses deux illustres devanciers, et à Joseph Palmieri de les appliquer en partie. Aucune nation, pas même l’Angleterre, n’a eu une pareille succession d’esprits éminens dans la science de la bonne administration. Il est remarquable que l’économie politique soit née et se soit développée dans un pays qui a été long-temps si mal gouverné. Encore aujourd’hui, c’est sur cet ordre d’idées que se portent le plus volontiers les esprits napolitains. Le nombre des livres, des brochures, des articles publiés sur ces matières est considérable. J’ai déjà parlé des Annales civiles et du Progresso ; je n’essaierai pas de donner une idée même approximative de tout ce qui s’imprime à Naples sur les finances, le droit, les travaux publics, la statistique, l’administration ; je me bornerai à citer MM. Bianchini, Blanch, Afan de Rivera, Pietra Catella, etc. ; ce dernier est le président du conseil des ministres.

Les établissemens académiques de Naples sont célèbres. L’académie Pontanienne, une des plus anciennes de l’Europe, fondée au XVe siècle par Pontanus, Panormita et Sannazar, est maintenant divisée en cinq classes, comme l’Institut de France. Une autre académie, la société royale Borbonica, est divisée en trois classes, l’archéologie, les sciences et les beaux-arts. Le roi protége et entretient ces établissemens, qui comptent un grand nombre de membres, parmi lesquels sont les personnages les plus considérables de l’état. Une académie de médecine et un institut royal d’encouragement pour l’agriculture et l’industrie qui correspond avec des sociétés établies dans les provinces, complètent le système. Deux bibliothèques royales sont ouvertes tous les jours au public. Quant au musée des Studj, je n’ai pas besoin de dire que c’est une des plus curieuses collections qui existent. Toute l’Europe connaît ce dépôt unique au monde des richesses que les fouilles d’Herculanum et de Pompéi ont mises au jour. Par une singularité étrange, l’archéologie est peu cultivée à Naples, malgré les moyens admirables que cette science y aurait en quelque sorte sous la main. Les savans et les artistes de tous les pays ont tiré plus de parti que les Napolitains de ces découvertes. On a même remarqué que, depuis l’administration française, les fouilles sont conduites avec une lenteur qui a quelque chose de systématique. Quels que puissent être les motifs de cette absence de zèle, le roi de Naples fait très libéralement les honneurs de ce qu’il possède, et le musée des Studj est le plus accessible en même temps que le plus intéressant des musées.

De toutes les grandes villes d’Italie, Naples est celle où les arts du dessin ont jeté le moins d’éclat, quoiqu’elle ne soit pas dénuée de souvenirs sous ce rapport. Les monumens d’architecture y sont peu nombreux ; elle possède cependant quelques palais et quelques églises qui attestent au moins le désir de bien faire, et il n’y a rien en Italie de plus magnifique que la fameuse chartreuse royale de Saint-Martin, où toutes les merveilles des arts ont été appelées à embellir encore une des plus admirables situations de l’univers. L’arc de triomphe d’Alphonse d’Aragon au château neuf est aussi un beau monument de la renaissance ; le dessin original de cette porte, et l’élégance des bas-reliefs qui la décorent, montrent quel était l’état de la statuaire à Naples vers le milieu du XVe siècle. Mais c’est surtout dans la peinture que Naples a essayé de soutenir la rivalité avec ses sœurs privilégiées. Dès le temps de Giotto, elle avait déjà des artistes. Plus tard, André de Salerne y importa le goût et la manière de Raphaël, avec moins de perfection sans doute, mais avec non moins de douceur et de pureté. Lors de l’invasion générale des imitateurs de Michel-Ange en Italie, l’école napolitaine suivit le mouvement, et produisit autant de peintres qu’une autre dans cette mauvaise voie.

Aujourd’hui encore le gouvernement napolitain fait tout ce qu’il peut pour développer les arts. Il entretient à Rome six pensionnaires : deux peintres, deux sculpteurs et deux architectes, à la manière de la fameuse Académie de France fondée par Louis XIV. Par un bonheur particulier, ces pensionnaires sont établis au palais Farnèse, célèbre par la grande galerie d’Annibal Carrache, chef-d’œuvre de ce maître, et à la Farnésine, délicieux casin plus célèbre encore par les belles fresques exécutées sous la direction de Raphaël, et dont il peignit lui-même une partie. On sait que toutes les propriétés de l’ancienne maison Farnèse sont dévolues par héritage à la maison de Naples. Tout ce qui composait la belle galerie Farnèse, à Rome, a été transporté au musée des Studj, et les palais que possédait cette illustre famille dans la capitale de la chrétienté sont occupés par l’ambassade et par l’académie de Naples. Les artistes napolitains qui viennent à Rome chercher des modèles, ont ainsi sous les yeux, dans leur propre habitation, d’admirables sujets d’étude. La direction de cette école est confiée au chevalier Camuccini, qui passe pour le plus grand peintre vivant de l’Italie, et rien n’est épargné pour que les pensionnaires aient tous les moyens d’instruction possibles. Des expositions publiques pour les beaux-arts ont lieu à Naples tous les deux ans et alternent avec des expositions des produits de l’industrie.

Le roi consacre, en outre, tous les ans, une portion de son revenu à des commandes de tableaux et de statues. Le palais de la résidence royale, bâti au commencement du XVIIe siècle, sur les dessins de l’architecte Fontana, ayant été en partie détruit par un incendie, il y a quelques années, Ferdinand II a profité de cette occasion pour le faire reconstruire et décorer à neuf presque tout entier. Il a fait faire aussi de nombreuses réparations au palais de Capo di Monte, qui avait été abandonné depuis long-temps, malgré le charme de sa position sur une colline qui domine Naples et la mer. Ce qui peut donner l’idée la plus complète de l’état des beaux-arts à Naples, c’est l’église de Saint-François-de-Paule. Cette église bâtie, pour l’extérieur, sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, et pour l’intérieur, sur le modèle du Panthéon, a été commencée par le vieux roi Ferdinand, en exécution d’un vœu qu’il avait fait dans l’exil, quand Murat occupait le trône. Le roi actuel l’a fait orner de tableaux et de statues, non-seulement par les principaux artistes de Naples, mais par les peintres et les sculpteurs les plus estimés de toute l’Italie. Malheureusement, cette décoration, qui a coûté des sommes considérables, est d’un effet médiocre ; mais la faute n’en est pas au prince qui l’a commandée. Dans aucune autre partie de l’Italie, on n’obtient aujourd’hui de meilleurs résultats, et la fameuse chapelle des Médicis, à Florence, qui coûte bien autrement cher encore, n’est guère d’un effet plus satisfaisant que l’église de Saint-François-de-Paule.

Ce qui a toujours manqué à l’école de Naples, ce qui lui manque encore, c’est l’originalité. Elle a produit, il est vrai, Ribera et Salvator Rosa ; mais le premier a un caractère plus espagnol qu’italien, et ce qu’il doit à l’Italie, il l’a emprunté à un Romain, Michel-Ange de Caravage ; quant au second, sa manière est tellement à part, que beaucoup de connaisseurs doutent encore que sa renommée soit bien légitime, tant il a substitué la fantaisie à l’étude de la nature. Dans aucun de ces deux artistes, il n’y a rien de proprement napolitain, rien qui puisse révéler à Naples l’existence d’une véritable école rivale des écoles florentine, romaine, vénitienne, etc. L’originalité dans les arts n’est pas un don accordé au hasard ; il faut, pour la créer, des circonstances particulières et qui ne se sont jamais rencontrées à Naples ; il faut une situation nouvelle de l’esprit humain, une idée-mère qui se dégage des faits généraux de la société, et dont un peuple soit dans le monde le représentant spécial. Un pays ne peut produire des artistes originaux qu’à la condition qu’il soit puissant et actif sous d’autres rapports : c’est la loi, loi mystérieuse, mais certaine, et dont les preuves sont nombreuses. Jusqu’ici la nationalité même a presque toujours manqué à Naples ; cette nationalité n’a qu’un siècle de durée ; un jour viendra peut-être où elle fournira à ses artistes quelque chose d’original à exprimer.

Il semble d’ailleurs que tout son effort depuis sa renaissance se soit concentré sur un autre art, la musique. Les jours les plus néfastes de la période sanglante des révolutions ont été ceux où le théâtre royal de San Carlo a jeté le plus d’éclat. Aujourd’hui, le théâtre italien de Paris et de Londres s’est enrichi des débris de cette troupe incomparable, et il n’en est resté à peu près rien à Naples. Sous ce seul rapport, il y a décadence. Peut-être le roi actuel y a-t-il contribué par les habitudes d’ordre et de simplicité qu’il a introduites dans sa cour. Le goût effréné pour le plaisir, le faste et le désordre, était plus favorable au luxe des représentations théâtrales, je le reconnais sans peine. Cependant la décadence avait commencé même avant son avénement, et il y aurait injustice à la lui attribuer tout entière. San Carlo a subi la loi commune, qui veut qu’on ne puisse pas être à la fois et avoir été. La concurrence des deux premières capitales de l’Europe lui a été mortelle. Qui sait même si le siècle qui finit n’a pas été, pour la musique, une de ces époques d’expansion complète qui épuisent un art pour long-temps et veulent après elles des périodes de silence et de repos ? Je serais tenté de croire que Ferdinand II a raison de ne pas chercher à renouveler les merveilles d’un autre temps. Les choses ne se recommencent pas. Si la musique a quelque jour un nouveau progrès à faire, la patrie de Pergolèse, de Paësiello et de Cimarosa, n’aura pas besoin d’être excitée pour produire. En attendant, à l’époque des jouissances raffinées et des luttes ardentes paraît avoir succédé l’ère des améliorations paisibles et des travaux utiles. À chaque jour son œuvre propre et son caractère distinctif.

Tout nous ramène donc à cette physionomie nouvelle de Naples, qui est si différente de celle d’autrefois. On n’y retrouve plus ni le même éclat, ni les mêmes misères. Tout est changé. Je suis entré dans des détails peut-être fatigans, pour montrer à quel point la métamorphose est complète dans la société et dans l’administration. Nulle part en Europe, si ce n’est peut-être en Belgique, il n’existe rien de pareil hors de France. Tous les jours des décrets nouveaux achèvent l’œuvre de ces quarante ans. Une mesure récente vient d’établir un système uniforme des poids et mesures. Des citoyens se sont réunis pour établir dans la capitale une salle d’asile. Une salle d’asile à Naples ! Quel désespoir pour les partisans exclusifs du vieux pittoresque ! Une compagnie s’est formée pour établir un chemin de fer de Naples à Castellamare, et les pêcheurs du port voient tous les jours passer et repasser devant eux la civilisation nouvelle sous sa forme la plus ardente et la plus neuve, une locomotive : seul point de l’Italie où ce spectacle soit donné. De nombreux bateaux à vapeur, autres messagers d’un avenir inconnu, rapprochent le monde entier de cette cité qui restait si seule autrefois sur sa baie inutile, et c’est encore la France qui les envoie pour la plupart. Que résultera-t-il de tout ce travail ? Quels fruits nouveaux portera sur cette terre presque vierge, sous ce ciel brillant, l’alliance des idées et des procédés modernes avec le génie italique, si fécond et si spontané ? La moisson devra être belle un jour, car tout la favorise.

Il y a cependant, dans la direction actuelle du gouvernement napolitain, deux préoccupations dominantes qui ne me paraissent pas aussi bien entendues que les autres pour le bien du pays. L’une est le goût passionné du roi pour un état militaire considérable ; l’autre est la protection exagérée dont il couvre certaines manufactures, aux dépens de l’agriculture, du commerce, de la navigation et de tout l’ensemble de la richesse nationale.

La révolution française a introduit la conscription dans le royaume de Naples. L’armée s’y recrute absolument comme chez nous. Son effectif est, sur pied de paix, d’environ quarante mille hommes, dont vingt-cinq mille d’infanterie, quatre mille de cavalerie, trois mille d’artillerie et de génie, et huit mille de gendarmerie. En temps de guerre, elle peut être portée à soixante mille hommes, par l’adjonction d’une réserve toujours prête à marcher. À ce chiffre il faut ajouter quatre régimens suisses, formant un effectif d’environ cinq mille hommes. Le roi s’occupe en personne, et avec un soin tout particulier, des levées, des équipemens, de tout ce qui touche à l’organisation militaire du pays. Son palais est placé au milieu d’un appareil de guerre formidable ; il vit au bruit des armes, et se plaît dans les revues, les marches, les exercices de tout genre, comme s’il était toujours sur le point de partir pour une expédition lointaine.

On sait que tous les ans, le 12 septembre, jour de la fête de la célèbre madone de Notre-Dame de Piè di Grotta, l’armée napolitaine, réunie à Naples presque tout entière, défile en armes sous le balcon du roi et se range en haie le long des rues que doit traverser le cortége royal pour se rendre à l’église. L’année dernière, il n’y avait pas moins de trente mille hommes sous les armes pour cette cérémonie, avec quatre-vingts pièces de canon attelées. L’année précédente, il y en avait davantage, dit-on. Le défilé dans la rue de Tolède et sur la place du palais a duré plusieurs heures. La garde royale, l’infanterie de ligne, la gendarmerie, les quatre régimens suisses, la garde nationale de Naples, forte d’environ trois mille hommes, car il y a aussi une garde nationale à Naples, les deux régimens de Sicile, environ quatre mille hommes de cavalerie et toute l’artillerie de campagne, formaient cette masse de baïonnettes, d’hommes, de chevaux et de canons. Il serait difficile de voir de plus belles troupes et dans un plus bel ordre. Leur discipline est parfaite, ce qui est rare et difficile pour des soldats méridionaux en général, et pour des Napolitains en particulier ; leur tenue est irréprochable, leur instruction suffisante. Les efforts persévérans du roi ont obtenu un résultat qu’il paraissait impossible d’atteindre, et qui n’est pas sans quelque valeur pour le progrès social du pays, car l’enseignement de l’ordre sous le drapeau n’est pas indifférent pour l’éducation générale des populations.

Toutefois, à l’aspect d’un état militaire si considérable et si coûteux, on ne peut s’empêcher de se demander à quoi il peut être immédiatement utile. Placé à l’extrémité de l’Italie, le royaume de Naples n’a d’autres frontières de terre que celles qui touchent aux états du pape, et une agression militaire n’est guère redoutable de la part d’un pareil voisin. D’un autre côté, il n’est pas à croire que le jeune roi de Naples nourrisse des projets de conquêtes ; il ne pourrait s’agrandir qu’aux dépens du patrimoine de saint Pierre, et tout le monde sait combien il a été de tout temps difficile de toucher à ce domaine temporel du saint-siége, que défend la chrétienté tout entière. Quant aux désordres intérieurs, aux soulèvemens populaires, tout annonce qu’ils ne sont plus à craindre ; c’est d’ailleurs beaucoup que quarante ou cinquante mille hommes pour faire respecter l’autorité dans un pays aussi peu étendu. Avec ses huit mille hommes de gendarmerie, et quelques régimens de ligne, le gouvernement pourrait assurer le maintien de la tranquillité dans les Calabres, en Sicile et dans la capitale : il épargnerait ainsi près de la moitié de ce que lui coûte aujourd’hui l’armée, et qu’on peut évaluer à trente millions de francs environ. C’est donc une douzaine de millions, ou le dixième au moins du budget, qui pourraient rester libres pour d’autres services.

On conçoit que le Piémont, par exemple, fasse de grands sacrifices pour entretenir un état militaire puissant et respectable. Le Piémont est placé entre la France et l’Autriche, à l’entrée de l’Italie. Tout le désigne pour devenir un champ de bataille, de quelque côté que viennent les évènements. Il a beaucoup à gagner et beaucoup à perdre dans une guerre générale. Quel que soit le parti qu’il embrasse, il est à l’avant-garde, soit de l’Autriche contre la France, soit de la France contre l’Autriche, soit de l’Italie contre l’Autriche ou la France. Il peut espérer de gagner, dans une conflagration européenne, le royaume Lombardo-Vénitien ou quelques-uns des petits duchés qui le bornent au sud ; il peut craindre de perdre la Savoie, le comté de Nice, et même son existence comme nation indépendante. Le royaume de Naples ne peut concevoir ni d’aussi hautes espérances ni d’aussi grandes craintes ; il n’est sur le chemin de personne, et il ne dépend pas de lui, comme du Piémont, d’allumer quand il le voudra la guerre universelle. Encore s’il y avait une confédération italienne bien organisée, il pourrait espérer d’exercer d’autant plus d’influence dans les conseils de la confédération qu’il serait mieux armé ; mais cela même n’existe pas, et le roi de Naples n’est pas moins isolé, moins dépourvu d’action, avec cette belle armée que sans elle.

Ferdinand II est un prince généreux et fier, qui se montre extrêmement jaloux de l’indépendance de sa couronne. Il n’est pas de sentiment plus honorable et plus digne d’un roi ; peut-être cependant ne prend-il pas les plus sûrs moyens. Le jeune roi se souvient de l’occupation autrichienne, et il veut éviter le retour d’une pareille sujétion : il a raison. Dans la possibilité d’évènements qui mettraient en armes l’Europe et agiteraient l’Italie, il veut être en mesure d’y prendre la part qui lui conviendra ; il a raison encore. Mais y a-t-il une si grande différence, même dans ce but, entre une armée de vingt à vingt-cinq mille hommes en temps de paix, qui pourrait toujours être portée à soixante mille en temps de guerre, et celle qu’il entretient aujourd’hui ? Quoi qu’il fasse, il ne sera jamais qu’une puissance militaire du second ordre, condamnée à ne prendre parti qu’après tout le monde. S’il veut sortir du rang que lui assigne la nature des choses, il sera tout aussi impuissant avec son armée actuelle qu’avec une force bien moins considérable : Murat avait quatre-vingt mille hommes, et il a été facilement réduit. Si au contraire il veut se renfermer dans le rôle qui lui appartient, il n’a pas besoin de tant de troupes ; il est suffisamment défendu avec moins par sa situation géographique.

Ce n’est pas que je partage les préjugés répandus en Europe sur les armées napolitaines. Il y a ici une distinction à faire, et cette distinction confirme ce que je viens de dire. Ce n’est pas précisément la bravoure qui manque au soldat napolitain, c’est l’esprit militaire proprement dit. Les troupes napolitaines se sont montrées aussi braves que d’autres dans des circonstances données ; on les a vues partager glorieusement les fatigues et les dangers de l’armée française en Russie et ailleurs. Que leur a-t-il donc manqué jusqu’ici pour le développement de l’esprit militaire ? Le sentiment d’un rôle guerrier à remplir dans le monde. Le lazzarone de la capitale n’avait rien à perdre, partant rien à défendre. Le paysan des Calabres et des Abruzzes était individuellement plus énergique ; mais, quand ce paysan devenait soldat, il n’avait pas cette confiance dans la puissance de son pays, qui fait l’esprit militaire. L’auront-ils désormais ? Oui, pour un certain but ; non, pour un autre. Le Napolitain a maintenant une patrie, et il la défendrait, j’en suis sûr, plus courageusement qu’il ne l’a fait jusqu’ici, si elle était attaquée. Si on lui demande plus, on ne l’obtiendra pas. La nature ne l’a pas fait pour être agressif, il ne le sera jamais. Voilà pourquoi le roi fait bien d’avoir une armée ; voilà aussi pourquoi il est inutile qu’elle soit si forte.

Le roi de Naples me paraît avoir négligé, pour s’occuper uniquement de l’armée de terre, ce qui aurait pu garantir avec plus de certitude son indépendance et lui donner un plus haut rang en Europe. Je veux parler de la marine. Ce n’est pas du côté de terre que le royaume de Naples est vulnérable, c’est par mer. Autant il est gardé contre les invasions continentales, autant, il est livré aux insultes . maritimes. Tant que le royaume de Naples n’aura pas une marine, il ne sera rien, quelle que soit la force de son armée de terre. On sait quelle est la situation de sa capitale, au fond d’une baie ouverte où le premier venu peut pénétrer pour menacer la ville et le palais. Le reste de son territoire n’est pas mieux défendu que la capitale contre une agression de ce genre ; la forme étroite et allongée de la double presqu’île dont il se compose, toujours sans parler de la Sicile, fait qu’il offre un grand développement de côtes sur la mer la plus facile du monde. L’art n’a pris aucune mesure pour remédier à cet inconvénient de la nature ; partout il suffit de quelques vaisseaux pour débarquer des troupes sans être inquiété, pour enlever à volonté les petits bâtimens caboteurs et même les habitans des côtes dans leurs propres maisons, pour interrompre les communications des provinces avec la capitale, et jeter dans tout le pays le trouble et la terreur.

Les exemples de pareilles attaques abondent dans l’histoire de Naples. Ses rois ont été forcés plusieurs fois de souscrire à des conditions dictées sous le canon par un ennemi maître de la mer. Tout récemment encore, n’a-t-on pas vu le roi actuel forcé de céder, malgré tout son courage, devant une insolente bravade de l’Angleterre ? Un tel exemple ne suffit-il pas pour lui montrer de quel côté il doit se protéger avant tout ? Voilà soixante ans que Filangieri, avec un sentiment parfaitement juste de la nature des choses, développait cette opinion que le royaume de Naples devait avoir peu de troupes de terre, et une marine aussi forte que possible. On ne comprend pas qu’une idée aussi sage soit restée sans application. La situation générale de l’Europe est aujourd’hui un nouvel argument en faveur de l’opinion de Filangieri. De plus en plus, la mer paraît devoir être le champ de bataille où s’agiteront les destinées futures de l’humanité, comme elle est le libre théâtre où se déploie sur la plus grande échelle l’activité de la paix. Placé entre l’Orient et l’Occident, au milieu de cette Méditerranée qui attire les regards du monde, le royaume de Naples peut être appelé à tout moment à jouer un grand rôle, s’il possède une marine. Ce ne sont pas les deux ou trois bâtimens que j’ai vus dormir désarmés dans le port de Naples, qui le mettront en état de saisir l’occasion.

Un tel abandon est d’autant plus étrange que la marine militaire napolitaine, pendant les courts momens où elle a essayé d’être, n’a pas été sans gloire. Le brave et malheureux amiral François Caracciolo était un marin aussi habile qu’intrépide. L’histoire n’a pas oublié non plus la belle action de ce capitaine napolitain qui, avec deux faibles bâtimens, osa traverser toute la flotte anglaise, qui lui barrait l’entrée de la baie de Naples, et parvint à entrer dans le port, après s’être battu, deux jours entiers un contre dix. On dit, il est vrai, que le roi a l’intention de s’occuper davantage de la marine à l’avenir. Mais, tant qu’il conservera son armée de terre sur un pied si coûteux, il est à craindre qu’il ne puisse pas faire des sacrifices suffisans pour son escadre ; ce n’est pas tout d’ailleurs que d’établir des chantiers et de construire, des bâtimens, il faut des marins, et les marins ne sont formés, comme on sait, pour la marine de guerre que par la marine marchande. Or la constitution économique du pays est très défavorable aux échanges avec les nations étrangères, et conséquemment au commerce maritime. Et ceci me ramène à la seconde observation que j’ai cru devoir faire sur la direction du gouvernement napolitain. Les deux erreurs se tiennent, et pour toutes deux le remède est le même, c’est l’adoption d’un meilleur système de douanes, qui aurait le double résultat d’accroître dans une proportion considérable la richesse du pays, et de fonder sur le développement de sa marine sa puissance extérieure.

Ce n’est pas que la navigation n’ait fait à Naples les mêmes progrès que les autres branches de l’activité publique ; elle a marché très vite, au contraire, depuis quarante ans. Avant la révolution, le pavillon sarde et le pavillon français avaient à peu près le monopole des transports pour Naples. La principale cause de cet anéantissement de la marine napolitaine était dans la faiblesse du pays, qui n’avait pas pu défendre son pavillon contre les courses des pirates barbaresques. Le roi Ferdinand Ier fit un traité avec les régences d’Afrique, et consentit à leur payer un tribut annuel, traité honteux et qui n’est plus exécuté, mais qui eut du moins le mérite de rendre la mer libre. D’autres mesures furent prises ensuite pour exclure en quelque sorte les pavillons étrangers des ports napolitains, et réserver au pavillon national la totalité des transports. L’ensemble de ces dispositions a donné en peu d’années un essor rapide à la navigation ; elle s’est élevée progressivement au décuple de ce qu’elle était il y a quarante ans, et les deux tiers au moins de son mouvement total s’accomplissent dans le seul port de Naples. Les pavillons étrangers ont en même temps à peu près disparu.

Mais le commerce extérieur entre pour peu de chose dans ce développement de la marine. Sur quarante-cinq mille marins, M. Serristori estime que trente-six mille sont employés à la pêche et au cabotage, et neuf mille seulement au commerce extérieur. Or, on peut présumer que le cabotage a maintenant produit à peu près tout ce qu’il peut produire, et si la marine napolitaine doit faire désormais de nouveaux progrès, ce ne sera que par l’augmentation de ses relations avec les nations étrangères qu’elle pourra les obtenir. Quelque brillante que soit sa situation actuelle, elle est encore loin d’être ce qu’elle devrait être. Il se fait dans le seul port de Marseille un mouvement actuel de quinze cent mille tonneaux, dont un million sous pavillon français. S’il n’est pas à espérer que le port de Naples arrive jamais à une pareille prospérité, il peut du moins ambitionner d’atteindre d’autres ports de la Méditerranée, celui de Trieste, par exemple, ou celui de Livourne. La navigation napolitaine est, avec la navigation grecque, la plus économique du monde. Les forêts des Calabres et des Abruzzes fournissent en abondance des bois de construction de bonne qualité ; la configuration du pays est favorable à la formation d’une immense population de marins, et le matelot napolitain est le plus sobre, le moins exigeant de tous.

Ce sont là les conditions d’une grande prospérité maritime. Aussi le pavillon napolitain commence-t-il à paraître avec avantage sur les mers. Mais il sera désormais gêné et contenu dans son progrès, si l’importation et l’exportation, qui peuvent seules l’étendre à l’avenir, restent stationnaires. Pour le moment, il profite de son bon marché pour s’interposer entre les autres peuples. Cette ressource est restreinte, précaire et disputée ; elle ne suffit pas. Chaque nation cherche naturellement à défendre son pavillon contre la concurrence. Le gouvernement français vient de décider, par exemple, que tous les transports qui avaient lieu entre la France et l’Algérie par des bâtimens de diverses nations se feraient désormais uniquement sous pavillon français. Voilà un débouché de moins pour la marine napolitaine. Rien ne peut remplacer les échanges. Ce qui fait la fortune de Gènes, de Livourne, de Trieste, c’est que ce sont des ports francs où les marchandises de toutes les nations viennent aboutir. Pour naviguer, il faut avoir des transports, et pour avoir des transports, il faut faire le commerce pour son propre compte. Les droits exorbitans dont le gouvernement napolitain a frappé les produits étrangers dans l’intérêt de certaines industries, sont des obstacles invincibles à l’extension de la marine marchande. Ce n’est pas leur seul inconvénient. Jusqu’ici leur effet ne s’est pas fait sentir sur la prospérité intérieure, dont le développement tenait à des causes plus puissantes, mais le moment viendra où ils réagiront fortement sur elle.

Depuis l’établissement de ces tarifs, les importations du royaume de Naples ont diminué, et par suite ses exportations, car le contre-coup est inévitable. Or, le commerce extérieur d’un pays fait partie essentielle de sa richesse générale, et partout où cet intérêt est en souffrance, le progrès intérieur en est ralenti. C’est une pensée séduisante que celle de s’isoler, de se mettre en état de n’avoir besoin de personne ; mais cette pensée n’est ni vraiment politique, ni d’une bonne économie. D’abord, elle n’est pas complètement réalisable, et quelle que soit l’énormité des droits dont le gouvernement napolitain a grevé les produits étrangers, il ne peut affranchir entièrement de leur concurrence les produits indigènes. L’importation continue malgré les entraves dont on l’accable, et quand les tarifs sont exagérés, la prime à la contrebande devient si forte, que le commerce interlope se substitue en grande partie au commerce régulier. Ensuite, quels que soient l’encouragement que donne à certaines industries la protection dont elles sont couvertes et l’accroissement qui en résulte pour ces branches de la production nationale, cet accroissement ne peut être comparé à la perte qu’éprouvent d’autres industries plus naturelles, plus abondantes, dont les produits sont repoussés à leur tour par l’étranger. Enfin, la classe la plus nombreuse, la plus intéressante, celle des consommateurs, est particulièrement sacrifiée, surtout quand il arrive, comme dans le royaume de Naples, que les industries privilégiées n’occupent tout au plus qu’un vingtième de la population.

Le royaume de Naples n’est pas un pays naturellement manufacturier ; sa véritable richesse est agricole. Les céréales, les huiles, les soies, les laines, les cotons, les fruits, voilà les produits que le gouvernement doit s’attacher à multiplier, à perfectionner. La moitié des terres environ du royaume de Naples est cultivée aujourd’hui, on peut évaluer à la moitié de ce qui reste ce qui peut encore être livré à la culture. Si les efforts combinés de l’administration, des capitalistes et des travailleurs, pouvaient parvenir à tirer parti de cette plaine immense de la Pouille, appelée le Tavoliere, où le roi Alphonse d’Aragon a introduit, il y a quatre siècles, le régime meurtrier de la mesta aragonaise, ce serait un résultat infiniment plus précieux que l’établissement de quelques fabriques qui n’ont rien de véritablement national, puisque les chefs sont des spéculateurs anglais ou français, et qui ne fournissent que des produits médiocres. Et ce n’est pas seulement par l’acquisition de nouveaux terrains que l’agriculture napolitaine peut accroître ses revenus, c’est encore par l’application de meilleurs procédés à ses exploitations actuelles. Un seul article, celui des cotons, pourrait devenir pour elle une source intarissable de richesses. Autrefois, nous tirions de Naples tout le coton nécessaire à nos manufactures ; aujourd’hui, cette fourniture est passée aux États-Unis. Si les cotons de Naples pouvaient jamais obtenir, par les soins apportés à leur culture, la qualité et le bon marché des cotons américains, la fortune du pays serait faite. Ce qui est vrai du coton l’est encore, quoique dans de moindres proportions, des huiles, des soies, des laines, etc.

Je ne crois pas exagérer en estimant que la production agricole des états de terre ferme du royaume de Naples peut être facilement doublée. La beauté du climat et la fertilité du sol autorisent à présumer que cette estimation est plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité. M. Fulchiron évalue le rendement actuel de l’hectare moyen à 120 francs ; il y a des points où ce rendement est déjà bien supérieur ; il est de 260 francs dans la Campanie, et de 460 aux environs de Naples. Le total annuel de la production agricole est maintenant d’environ 600 millions qui portent à peu près exclusivement le fardeau de l’impôt ; ce serait donc à 1200 millions qu’il serait possible de le porter. De plus, un des grands avantages que l’industrie agricole a sur toutes les autres, c’est qu’elle développe en même temps la population. Je ne crois pas aux 20 millions d’habitans que le royaume de Naples aurait, dit-on, nourris dans les temps antiques, mais je crois bien qu’il peut facilement arriver à la moitié de ce chiffre. Qu’on mesure le surcroît de puissance que lui donnerait cette augmentation de richesse et de force. Pour en venir là, il faut vendre une portion considérable des produits du royaume aux nations étrangères, car le pays récolte déjà au-delà de ce qui lui est nécessaire pour sa consommation, et pour vendre il faut acheter. Il n’y a pas moyen de faire autrement. Quant à la perte momentanée que ferait le trésor sur le produit actuel des douanes, si les droits étaient considérablement réduits, il ne faudrait pas s’en inquiéter ; l’augmentation de la consommation et la suppression de la contrebande rétabliraient l’équilibre presqu’immédiatement.

Du reste, si ces changemens sont, comme je le crois, exigés par la nature des choses, ils s’accompliront en quelque sorte d’eux-mêmes tôt ou tard, pourvu que le royaume de Naples continue à jouir de sa condition actuelle. Déjà même l’opinion se forme à Naples dans ce sens, et, pour n’être pas aussi immédiatement puissante que dans les pays libres, l’opinion ne laisse pas d’avoir aussi son action sur les gouvernemens absolus. Ce qu’on doit donc désirer aujourd’hui pour ce pays intéressant, c’est le maintien pur et simple de ses institutions, parce qu’elles renferment tous les germes de progrès. Il ne s’agit plus que d’en tirer une à une toutes leurs conséquences, d’introduire dans l’administration le même esprit de libéralisme éclairé qui a présidé à la législation, de corriger les habitudes d’arbitraire et de vénalité qu’une trop longue impunité a données aux fonctionnaires inférieurs, d’amener dans la pratique la même netteté que la loi a établie dans la division des pouvoirs, de faire sortir enfin de la société nouvelle tout ce qu’elle renferme pour l’amélioration physique et morale des populations. Ces bienfaits seront l’œuvre infaillible du temps. L’affranchissement commercial, et, s’il le faut aussi, l’affranchissement politique, viendront à leur tour.

Reste la Sicile. La Sicile est attachée aux états de terre ferme sans s’être encore réunie de fait. Tout ce que je viens de dire de l’un des deux pays n’est pas vrai de l’autre au même degré. Non-seulement leur histoire n’est pas la même, et leur situation actuelle est très différente, mais une vieille inimitié nationale les sépare. Cette division amènera-t-elle un jour une rupture, ou le royaume des Deux-Siciles finira-t-il par acquérir l’unité qui lui manque ? C’est ce qui est encore douteux. Il y a là un problème géographique que le passé n’a jamais pu résoudre, et qui ne paraît pas s’éclaircir pour l’avenir. Même quand il était subjugué par des maîtres étrangers, le royaume de Naples a toujours tendu à absorber la Sicile, et la Sicile a toujours tendu à lui échapper. Pour moi, je ne connais rien de plus respectable au monde que l’esprit de nationalité ; et sous ce rapport je ne puis condamner les prétentions de la Sicile à l’indépendance. Nulle part peut-être autant que dans la forme d’une île, la Providence n’a écrit en caractères visibles le droit qui appartient à toute nation de ne relever que d’elle-même. Si donc il arrivait quelque jour qu’un cri d’indépendance retentît à Palerme, je ne crois pas qu’il fût légitime de l’étouffer, d’autant plus que, dans l’état actuel des choses, la Sicile, toujours frémissante, est beaucoup plus, pour le roi de Naples, une cause de faiblesse qu’une cause de force.

Ceci posé, je dois dire que les plaintes de la Sicile contre le gouvernement napolitain ne me paraissent pas fondées sous d’autres points de vue. La Sicile souffre sans doute, mais ce n’est pas Naples qui en est la cause. Le mal est plus ancien et plus invétéré. Elle compare son sort à celui de l’Irlande sous la domination anglaise ; ce rapprochement n’est pas juste. Le gouvernement napolitain fait au contraire ce qu’il peut pour améliorer sa condition. Elle ne paie qu’un quart des charges communes, quoique sa population soit égale au tiers de celle des états de terre terme ; elle n’est soumise ni à l’impôt du timbre ni à la ferme des tabacs ; elle est affranchie de la conscription. Elle a d’ailleurs la même organisation judiciaire et administrative et les mêmes lois civiles que les états en-deçà du Phare. Il lui manque, il est vrai, des institutions politiques, mais Naples n’en a pas davantage. À quoi les Siciliens répondent que Naples n’a eu rien à perdre sous ce rapport, tandis qu’eux ont eu une constitution politique qui leur a été enlevée par le roi absolu. Cette objection n’a pas une valeur réelle, car c’est précisément sous l’empire de cette constitution que la Sicile est tombée dans l’état de dépérissement dont elle se plaint. Que signifie une forme mensongère de liberté, quand le privilége et l’oppression constituent l’essence même de la société ?

Ce qui rend les Siciliens injustes envers le gouvernement napolitain, c’est la différence qu’ils trouvent entre leur état présent et le temps où la cour bannie de Naples s’était réfugiée à Palerme. Mais ce n’était pas seulement la présence du roi qui leur donnait alors une opulence factice, c’était la situation générale de l’Europe. La guerre régnait dans tout le continent ; la Sicile seule était en paix. Les Anglais avaient fait de cette île une de leurs principales bases d’opérations. Ils en tiraient les subsistances pour leurs troupes d’Espagne, et y entretenaient un corps d’armée et une flotte considérable. Les sommes que le gouvernement britannique y envoyait tous les ans, tant pour le subside qu’il accordait à la cour exilée que pour ses autres dépenses, s’élevaient à 12 millions d’onces, ou 150 millions de francs environ. Quand cette source énorme de profits s’est fermée, le changement a été grand et subit. Les prix des denrées, qui avaient subi une hausse démesurée, sont retombés ; le rapport des prix actuels aux prix courans d’alors est de un à dix. Est-ce la réunion de la Sicile au royaume de Naples qu’il faut accuser de cette différence ? Ne peut-on pas dire au contraire aux Siciliens que, s’ils n’ont pas suffisamment profité de cette extraordinaire bonne fortune pour fonder leur richesse à venir c’est à eux surtout qu’ils doivent s’en prendre ? Pendant le même temps, les états en-deçà du Phare étaient le théâtre d’une guerre et d’une révolution, et ils sont sortis de cette crise plus prospères que la Sicile, qui n’avait point eu de guerre à soutenir, qui n’avait point souffert de réactions successives, et qui n’avait eu qu’à recevoir l’or qu’on y versait à pleines mains.

Telle est en effet la véritable cause de l’infériorité actuelle de la Sicile à l’égard de l’autre moitié du royaume. Il ne s’y est pas fait de révolution. C’est la différence entre l’influence française et l’influence anglaise, que, partout où la première domine, elle laisse après elle les germes d’une régénération, et que, partout où règne la seconde, elle ne fonde rien. En 1815, quand les Anglais ont quitté la Sicile, l’ancienne société y existait encore presque tout entière. La féodalité, quoique supprimée de nom par le parlement de 1812 (et cette concession elle-même était due au voisinage des innovations napolitaines), pesait de tout son poids sur la propriété. Au lieu de maudire le régime qui a commencé alors pour elle, la Sicile devrait le bénir ; si elle y a perdu sa charte à l’anglaise, elle y a gagné la vie réelle par l’introduction des codes français. En affranchissant le sol, ces codes féconds ont plus fait pour la fortune du pays que tous les millions de Nelson. Seulement ils n’ont pas encore eu le temps de porter tous leurs fruits, car ils ont en Sicile dix ans de moins qu’à Naples, et d’ailleurs ils n’y ont pas été précédés, comme à Naples, d’un bouleversement radical. Quand on n’a pas souffert les angoisses d’une révolution, on ne peut pas en avoir les avantages.

La rénovation de la Sicile est donc plus tardive, mais elle n’est pas moins réelle. Un des signes qui attestent le plus la permanence de l’ancienne société, c’est le nombre encore beaucoup trop fort des couvens ; on n’y compte pas moins de six cent cinquante-huit couvens d’hommes et de sept mille six cents religieux. Le nombre des couvens de femmes est inconnu ; en admettant qu’il soit égal à celui des hommes, il n’y aurait pas moins de quinze mille personnes vouées à la vie monastique, sur environ deux millions d’habitans. Mais, à côté de ce fait, il en est d’autres qui révèlent la formation de la société nouvelle. Les décrets de 1818 et de 1824, en abolissant les fidéi-commis et en autorisant les créanciers des seigneurs à se payer en terres, ont commencé le mouvement. Le roi fait de sérieux efforts pour naturaliser dans le pays les formes de l’administration française. Les mœurs viennent peu à peu en aide aux lois. L’agriculture et l’industrie annoncent par des tâtonnemens nombreux leur développement prochain. La population s’accroît ; la navigation s’étend ; il n’y a pas jusqu’à l’élan de l’opinion vers l’indépendance qui ne soit une preuve de vie. Dans quelques années, l’impulsion sera décidément la plus forte ; la réforme se sera faite en détail, au lieu de s’accomplir en gros et d’un seul coup. Ce sera peut-être mieux. L’ancien régime n’était pas tout-à-fait aussi mauvais en Sicile qu’à Naples, et ne méritait pas d’être frappé aussi rudement. Le peu de liberté qui s’y trouvait a maintenu chez le Sicilien une énergie personnelle qui manquait à l’habitant asservi de Naples.

Ainsi, partout où sont importés les principes sacrés que la France a proclamés il y a cinquante ans, ils changent la face des états, et substituent l’entraînement de l’avenir à l’inerte langueur du passé. Leur action emprunte quelquefois la forme terrible des révolutions subites ; mais cette forme ne leur est pas essentielle, quoi qu’on en dise. Ils peuvent aussi procéder par assimilation lente et mesurée. Dans l’un et l’autre cas, dès qu’ils ont paru quelque part, leur triomphe définitif est inévitable. Quand ils se sont répandus dans le monde comme un torrent, ils ont été accueillis d’abord par un sentiment universel de reconnaissance et de joie. Puis le mélange des passions humaines est venu leur ôter un moment leur noble caractère, en les confondant avec l’esprit de subversion et de violence ; la vieille Europe s’est levée alors, et a paru les refouler avec emportement. Mais ce qui a été vaincu, c’est l’alliage qui les avait défigurés ; pour eux, ils ont survécu tout entiers, et, dans la chute même qui a brisé leur armure, ils se sont dégagés plus libres et plus forts. Depuis que la France a perdu ses conquêtes matérielles, ses conquêtes morales se sont accrues, ou, pour mieux dire, son esprit est devenu celui de l’humanité elle-même. En cessant d’être imposé par les armes, cet esprit, désormais immortel, s’est incorporé au génie national des peuples les plus opposés. Livré à lui-même, il fleurit partout, comme le produit spontané de chaque sol, et se propage insensiblement, de proche en proche, semblable à ces semences que transportent les vents.

Regardez sur tous les points du monde, vous y verrez partout cette contagion nouvelle, prenant toutes les formes et s’accommodant à toutes les exigences des sociétés diverses. En Angleterre, c’est l’esprit français qui, pénétrant dans la vieille organisation aristocratique de l’église et de l’état, a rendu nécessaire la grande mesure de la réforme du parlement, et attaché le radicalisme aux flancs de la société privilégiée. En Allemagne, c’est encore l’esprit français qui a brisé les entraves imposées au travail par les anciens gouvernemens, et préparé ainsi le mouvement agricole, industriel et commercial, dont toutes les populations teutoniques sont aujourd’hui si occupées. C’est lui qui maintient, après les avoir suscités, les petits états constitutionnels ; lui qui dirige les conseils des rois absolus eux-mêmes, et les pousse à des améliorations administratives ; lui qui forme en Europe cette force des choses, cette communion universelle de l’opinion, ce lien des habitudes, cette puissance pacifique et irrésistible du libéralisme pratique que rien ne peut plus comprimer. On le retrouve jusqu’en Orient, détruisant en Égypte l’aristocratie des mameluks, appelant à la liberté les populations chrétiennes, et ne laissant à l’héritier de Mahomet II d’autre moyen de sauver son trône que la reconnaissance de cette grande loi de l’égalité humaine que l’islamisme a si long-temps blasphémée.

Sous cette forme paisible et majestueuse, la propagande n’a rien que de légitime. Ce n’est plus, comme la guerre, l’attaque aux nationalités, c’est au contraire leur réveil et leur expansion. Ce n’est plus, comme la révolte, la provocation au désordre, c’est l’union de l’ordre et de la paix avec la régénération sociale. Sur quelques points, comme en Espagne et en Suisse, l’esprit nouveau procède encore par secousses ; mais ce sont là peut-être les derniers retentissemens de l’orage qui a troublé le monde pendant un demi-siècle. Partout ailleurs, les peuples semblent préférer aux luttes intestines, moyens extrêmes et chanceux, le travail plus long, mais plus sûr, d’une transformation progressive. Le mouvement n’en est pas moins général et continu. L’Italie, qui paraît immobile, y participe comme les autres, et nous venons de voir combien il est actif dans le royaume de Naples. Le temps des combats est-il tout-à-fait passé ? Je n’ose le croire. Il y a encore dans le monde trop d’anomalies, la marque de la force est trop vivement empreinte sur la face des états pour qu’il soit possible d’espérer que tout s’arrange à l’amiable. Il n’en est que plus précieux de voir la bonne cause s’épurer, s’étendre dans la paix, acquérir tous les jours plus de puissance, et gagner, par les moyens de conciliation et d’harmonie, tout ce qu’elle peut gagner.


Léonce de Lavergne.