Nanon/Chapitre XXVIII

Lévy (p. 344-354).

XXVIII


Je commençais à m’assoupir vers deux heures du matin, quand madame Costejoux, en rêvant, prononça à voix haute et avec un accent de détresse le nom de son fils. Je crus devoir la tirer de ce mauvais rêve.

— Oui, oui, dit-elle en se soulevant, c’est un cauchemar ! Je rêve qu’il tombe d’une falaise élevée dans la mer. Mieux vaudrait ne pas dormir !

Mais, comme elle avait passé la nuit précédente à causer avec lui de leur commune préoccupation, elle se laissa retomber sur l’oreiller et se rendormit. Peu d’instants après, elle parla encore, et je saisis, parmi ses paroles confuses, cette prière dite d’un ton suppliant :

— Secourez-le, ne l’abandonnez pas !

Une crainte superstitieuse s’empara de mon esprit.

— Qui sait, me disais-je, si cette pauvre mère ne subit pas le contre-coup de quelque grand péril couru par son fils ? S’il était, lui, dans une crise de désespoir ? Et si, dans ce moment même où nous le croyons endormi, il se trouvait aux prises avec le vertige du suicide ?

Une fenêtre s’ouvrit au-dessous de la nôtre. Je regardai madame Costejoux, elle tressaillit, mais ne s’éveilla pas. J’écoutai en retenant mon haleine, on marchait dans la chambre de M. Costejoux ; il ne reposait donc pas ? Avait-il l’habitude de se lever si matin ? En proie à une inquiétude sans but déterminé, mais insurmontable, je m’habillai à la hâte et je descendis sans bruit. Je collai mon oreille contre sa porte. Tout était rentré dans le silence. J’allais remonter, quand j’entendis marcher au rez-de-chaussée. Je redescendis encore jusqu’à la porte du jardin qu’on venait d’ouvrir. Je regardai vers le parc, je vis M. Costejoux qui s’y enfonçait. Je l’y suivis, résolue à l’observer et à le surveiller.

Il marchait à grands pas, faisant des gestes comme un orateur, mais sans parler. J’approchai, il ne s’en aperçut pas ; il m’effraya par son air égaré, ses yeux creusés mais brillants, qui semblaient voir des choses ou des êtres que je ne voyais pas. Était-ce une habitude d’étudier ainsi ses causes, ou un accès de délire ? Il alla jusqu’au fond du parc, qui se terminait en terrasse coupée à pic au-dessus de la petite rivière profondément encaissée, et il continua à gesticuler dans cet endroit dangereux, s’approchant jusqu’au rebord écroulé, comme s’il n’eût pas su où il était. Au risque de l’interrompre dans un travail d’esprit, peut-être salutaire, je le joignis vivement, je lui saisis le bras et le forçai à se retourner.

— Qu’y a-t-il donc ? s’écria-t-il, surpris et comme terrifié ; qui êtes-vous ? que me voulez-vous ?

— Vous dormiez en marchant ? lui dis-je. Vous ne saviez pas où vous étiez ?

— C’est vrai, dit-il, cela m’arrive quelquefois. Ce n’est pas tout à fait du somnambulisme, cela y ressemble… C’est de famille, mon père était comme cela quand il travaillait une cause difficile.

— Et la cause que vous travaillez maintenant…

— Est une cause perdue ! Je m’imaginais parler à une assemblée de chouans, à qui je redemandais Louise et qui voulait me mettre à mort. Voyez ! ma vie est sauvée, puisque vous m’avez réveillé au bord de l’abîme ; mais ils ne me rendront pas Louise. J’ai plaidé devant des pierres !

— Ainsi vous rêviez ? C’est bien vrai ? Vous n’aviez pas d’intention mauvaise ?

— Que voulez-vous dire ?

Et, comme je n’osais pas émettre ma pensée, il fit un effort pour la deviner. Il recouvra aussitôt une lucidité complète, et, me saisissant la main :

— Bonne Nanon, reprit-il, vous m’avez pris pour un fou ou pour un lâche ! Comment êtes-vous ici ? Les ouvriers ne sont pas encore levés et il fait à peine jour.

— C’est pour cela que je me suis inquiétée en vous entendant sortir.

— Vous ne dormiez donc pas ? Est-ce que ma mère s’inquiète aussi ?

— Non, elle dort.

— Pauvre mère, c’est le bienfait de son âge ! Elle n’est plus de force à se tourmenter beaucoup.

— Ne croyez pas cela ! Elle dort bien mal ; elle rêvait tout à l’heure que vous tombiez d’une falaise dans la mer. C’est pour cela que j’ai eu peur, et bien m’en a pris. Vous pouviez vous tuer tout à l’heure.

— Cela eût été heureux pour moi.

— Et pour elle ? Vous croyez que mourir de chagrin est une douce chose ?

— Nanon, je ne veux pas me tuer ! non ! À cause de ma mère, je supporterai l’horreur et le supplice de la vie. Pauvre chère femme, je le sais bien, que je la tuerais avec moi ! Voyez ! il y a comme un lien mystérieux entre les agitations de mon âme et les rêves de son sommeil. Ah ! je serais un misérable si je ne combattais pas l’attrait du suicide, et pourtant il me charme, il me fascine et m’endort ; il m’attire à mon insu ! Comment mon propre rêve m’a-t-il amené au bord de ce ravin ? Quittons vite ce lieu maudit. J’y suis venu hier matin. Je ne dormais pas, je regardais cette eau glauque qui rampe sous nos pieds. Je me disais : « La fin du martyre est là. » Je m’en suis éloigné avec effroi en pensant à ma mère ; je n’y reviendrai plus, je vous le jure, Nanon, je saurai souffrir.

Je l’emmenai dans la partie du jardin que sa mère pouvait voir de sa fenêtre en s’éveillant, et, en m’asseyant avec lui sur un banc, je provoquai l’épanchement de son cœur.

— Est-il possible, lui dis-je, que vous ayez laissé une si violente passion gouverner et troubler un esprit comme le vôtre ?

— Ce n’est pas cela seulement, répondit-il, c’est le reste, c’est tout ! C’est la République qui expire autour de moi et en moi-même. Oui, je la sens là qui meurt dans mon sein refroidi ; ma foi me quitte !

— Pourquoi donc ? lui dis-je. Ne sommes-nous pas encore en république, et l’ère de paix et de tolérance que vous rêviez, que vous annonciez, n’est-elle pas venue ? Nous sommes vainqueurs partout, no s ennemis du dehors nous demandent la paix et ceux du dedans sont apaisés. Le bien-être revient avec la liberté.

— Oui, il semble que les représailles soient assouvies et que nous entrions dans un monde nouveau qui serait la réconciliation du tiers état avec la noblesse, la paix au dedans et au dehors. Mais cette tranquillité est illusoire et ne durera qu’un jour. L’Europe monarchique n’acceptera pas notre indépendance, les mauvais partis conspirent et le tiers état s’endort, satisfait de l’importance qu’il a acquise. Il se corrompt déjà, il pardonne, il tend la main au clergé, il singe la noblesse et la fréquente, les femmes de cette race nous subjuguent, à commencer par moi qui suis épris d’une Franqueville dont je haïssais et méprisais le père. Vous voyez bien que tout se dissout et que l’élan révolutionnaire est fini ! J’aimais la Révolution comme on aime une amante. Pour elle, j’aurais de mes mains arraché mes entrailles ; pour elle, j’étais fier de souffrir la haine de ses ennemis. Je bravais même l’effroi inintelligent du peuple. Cet enthousiasme m’abandonne, le dégoût s’est emparé de moi quand j’ai vu le néant ou la méchanceté de tous les hommes, quand je me suis dit que nous étions tous indignes de notre mission et loin de notre but. Enfin ! c’est une tentative avortée, rien de plus ! les Français ne veulent pas être libres, ils rougiraient d’être égaux. Ils reprendront les chaînes que nous avons brisées, et nous qui avons voulu les affranchir, nous serons méconnus et maudits, à moins que nous ne nous punissions d’avoir échoué, en nous maudissant nous-mêmes et en disparaissant de la scène du monde !

Je vis tout ce que la chute des jacobins avait amassé de découragement et d’amertume dans cette âme ardente, qui ne pouvait plus comprendre les destinées de son pays confiées à d’autres mains, et qui ne pouvait ressaisir l’espérance. Pour lui, la patience était une transaction. Homme d’action et de premier mouvement, il ne savait pas garder son idéal, du moment que l’application n’était pas immédiate et irrévocable. Ce fut à moi, pauvre fille ignorante, de lui démontrer que tous les grands efforts de son parti n’étaient pas perdus, et qu’un jour, bientôt peut-être, l’opinion éclairée ferait la part du blâme et celle de la reconnaissance. Pour lui exprimer cela de mon mieux, je lui parlai beaucoup du progrès certain du peuple et des grandes misères dont la Révolution l’avait délivré. Je me gardai de revenir à mes anciennes critiques de la Terreur : il était encore plus pénétré que moi du mal qu’elle avait fait. Je lui en démontrai les bons côtés, le grand élan patriotique qu’elle avait donné, les conspirations qu’elle avait déjouées. Enfin, si j’eus quelque éloquence pour le convaincre, c’est que je fis entrer dans ma parole le feu et la conviction qu’Émilien avait mis dans mon cœur. Devant le grand dévouement de mon fiancé à la patrie, j’étais devenue moins paysanne, c’est-à-dire plus Française.

M. Costejoux m’écouta très sérieusement, et, voyant que j’étais sincère, il fit cas de mes bonnes raisons. Alors, il revint à son dépit contre Louise, et, l’ayant bien exhalé, il se laissa toucher par mes prières. Je me mis presque à ses genoux pour qu’il me promît de se guérir moralement et physiquement, car je voyais bien qu’il était malade. L’état bizarre où je venais de le surprendre n’était point son état normal, et ce n’était pas non plus celui d’un homme en santé. J’obtins qu’il mangerait et dormirait aussi régulièrement que la chose serait compatible avec la hâte et l’urgence de sa profession. Il me jura, en pressant mes mains dans les siennes, qu’il écarterait les idées de suicide comme indigne d’un bon fils et d’un honnête homme. Enfin, je le ramenai à sa mère, très attendri, par conséquent à moitié soumis à sa destinée.

Pauvre Costejoux ! elle ne fut pas toujours heureuse. Louise pleura beaucoup devant les reproches d’Émilien. Elle eût voulu écrire, pour exprimer tous les combats de son cœur et marquer ses regrets, sa reconnaissance. Elle ne savait presque pas écrire, elle eût voulu parler elle-même ; mais elle n’osa revenir sur ses pas et ne put vaincre ses préjugés. Elle chargea son frère de redire tout ce qu’elle lui disait. Costejoux ne comptait point sur son retour. Il surmonta son chagrin, renferma son mécontentement et montra, à la fête champêtre de notre mariage qui eut lieu au moutier, une gaieté charmante et une grande bonté avec tout le monde.

Il était ou semblait guéri ; mais Louise s’ennuya de la misère, de la violence et peut-être aussi de la nullité de ceux à qui elle avait demandé asile.

Un beau jour, elle revint tomber aux pieds de madame Costejoux, et peu de semaines après elle épousa notre ami.

Ils ont vécu dans un accord apparent et sans avoir de graves reproches mutuels à se faire. Mais leurs cœurs ne s’entendirent et ne se confondirent qu’à la longue. Ils avaient chacun une religion, elle le prêtre et le roi, lui la République et Jean- Jacques Rousseau. Il était bien toujours épris d’elle, elle était si jolie avec ses grâces de chatte ; mais il ne pouvait la prendre au sérieux, et, par moments, il était sec et amer en paroles, ce qui montrait le vide de son âme à l’endroit du vrai bonheur et de la vraie tendresse. La mort de sa mère ajouta à son malaise moral. Il s’attacha dès lors à faire fortune pour contenter les goûts frivoles de sa femme et il est à présent un des plus riches du pays. Elle est morte jeune encore et lui laissant deux charmantes filles, dont l’une a épousé son cousin, Pierre de Franqueville, mon fils aîné.

Quant à nous, nous sommes arrivés à une grande aisance qui nous a permis de bien élever nos cinq enfants. Ils sont tous établis aujourd’hui, et, quand nous avons le bonheur d’être tous réunis avec leurs enfants et leurs femmes, il s’agit de mettre vingt-cinq couverts pour toute la famille. Costejoux a beaucoup pleuré sa pauvre Louise, mais il a vécu pour ses filles qu’il adore, et la fin de sa vie est devenue plus calme. Sa foi politique n’a pourtant pas transigé. Il est resté sous ce rapport aussi jeune que mon mari. Ils n’ont pas été dupes de la révolution de Juillet. Ils n’ont pas été satisfaits de celle de Février. Moi qui, depuis bien longtemps, ne m’occupe plus de politique — je n’en ai pas le temps — je ne les ai jamais contredits, et, si j’eusse été sûre d’avoir raison contre eux, je n’aurais pas eu le courage de le leur dire, tant j’admirais la trempe de ces caractères du passé, l’un impétueux et enthousiaste, l’autre calme et inébranlable, qui n’ont pas vieilli et qui m’ont toujours semblé plus riches de cœur et plus frais d’imagination que les hommes d’aujourd’hui.

J’ai perdu, l’an dernier, l’ami de ma jeunesse, le compagnon de ma vie, l’être le plus pur et le plus juste que j’aie jamais connu. J’avais toujours demandé au ciel de ne pas lui survivre, et pourtant je vis encore, parce que je me vois encore utile aux chers enfants et petits-enfants qui m’entourent. J’ai soixante- quinze ans, et je n’ai pas longtemps à attendre pour rejoindre mon bien-aimé.

— Sois tranquille, m’a-t-il dit en mourant ; nous ne pouvons pas être longtemps séparés, nous nous sommes trop aimés en ce monde-ci pour recommencer l’un sans l’autre une autre vie.

  • * *

Madame la marquise de Franqueville est morte en 1864, épuisée de fatigue pour avoir soigné les malades de son village dans une épidémie. Elle avait vécu jusque-là sans aucune infirmité, toujours active, douce et bienfaisante, adorée de sa famille, de ses amis et de ses _paroissiens, _comme disent encore les vieux paysans du centre. Elle avait acquis, par son intelligente gestion et celle de son mari et de ses fils, une fortune assez considérable dont ils avaient toujours fait le plus noble usage et dont elle se plaisait à dire qu’elle l’avait commencée avec un mouton.

J’ai su qu’elle avait, à force de sagesse et de bonté, vaincu les répugnances de ce qui restait de parents à son mari. Elle secourut ceux qui étaient tombés dans la détresse, et_ _sut ménager si bien les convictions des autres, que tous la prirent en grande estime et même quelques-uns en grand respect. Madame de Montifault ne voulut jamais la voir, mais elle finit par dire un jour :

— On prétend que cette Nanon est une personne aussi distinguée et d’aussi bonne tenue que qui que ce soit. Elle fait du bien avec délicatesse ; peut-être même m’en a-t-elle fait à mon insu, car j’ai reçu des secours dont je n’ai jamais su la provenance. Au reste, j’aime autant ne pas le savoir. Quand les Bourbons reviendront et que je pourrai m’acquitter, je tirerai la chose au clair. Je ne me soucie pas d’avoir à remercier la Nanon, non plus que son jacobin de mari.

Tous les nobles persécutés de ce temps-là ne furent pas aussi implacables, et si, au retour des Bourbons, beaucoup d’entre eux furent vindicatifs, plusieurs furent reconnaissants et mieux éclairés. On a vu le grand parloir du moutier s’emplir, aux grandes occasions, de visiteurs et d’amis de tout rang, depuis les nobles parents des filles de M. Costejoux, descendantes des Franqueville par leur mère, jusqu’aux arrière-petits-fils de Jean Lepic, le grand-oncle de Nanon. Je me suis informé de Pierre et de Jacques Lepic, ces deux cousins de la marquise qui furent les compagnons de son enfance. L’aîné à qui elle avait appris à lire, devint officier ; mais lorsqu’il revint en congé, elle dut l’éloigner au moment de son mariage. Il s’était mis en tête de supplanter Émilien auprès d’elle, alléguant qu’il était aussi gradé que son rival et qu’il avait un bras de plus. Il s’est résigné et s’est fixé ailleurs. Quant au _petit cousin Pierre, _il est resté l’ami de la famille, et un de ses fils a épousé, sans cesser, quoique convenablement instruit, d’être un paysan, une des demoiselles de Franqueville.

J’ai eu occasion de voir une fois la marquise de Franqueville à Bourges, où elle avait affaire. Elle me frappa par son grand air sous sa cornette de paysanne qu’elle n’a jamais voulu quitter et qui faisait songer à ces royales têtes du moyen âge dont nos villageoises ont gardé la coiffure légendaire. J’ai vu aussi le marquis en cheveux gris avec sa manche vide attachée sur sa poitrine au bouton de sa veste. Lui aussi porta toujours le costume rustique. Ses manières simples, son langage pur et modeste, une beauté extraordinaire dans le regard, donnaient l’idée d’un homme de grand mérite, qui a préféré le bonheur à l’éclat et choisi l’amour à l’exclusion de la gloire.


FIN