Lévy (p. 57-67).


V


Je continuais à demeurer avec mes cousins et à tenir leur pauvre ménage du mieux que je pouvais. Mais, comme ils s’absentaient souvent pour leur ouvrage et découchaient quand ils allaient au loin, la Mariotte, ne voulant pas me laisser seule, avait fait porter ma petite couchette dans sa maison. Elle n’était pas fâchée de m’avoir, car c’était une femme seule aussi, veuve, avec des enfants mariés, établis en un autre endroit.

Elle avait de l’_idée_, comme on disait chez nous, et m’apprenait à en avoir ; c’est-à-dire qu’étant très pauvre, elle savait se tirer d’affaire autant par son travail que par l’esprit qu’elle avait pour ne rien perdre et tirer parti de tout. Il y en a comme cela qui, avec un rien chez elles et sur elles, viennent à bout de se tenir propres, de paraître ne point manquer. La plus grande partie des autres femmes de chez nous, même les plus aisées, ne se faisaient point honneur de ce qu’elles avaient, ou tombaient dans les privations pour n’avoir rien prévu et laissé perdre beaucoup de choses.

J’allais apprenant cela et apprenant aussi avec le petit frère. Je commençais à savoir écrire et compter un peu en chiffres. Dans le voisinage, on me tenait pour un petit prodige et on s’étonnait que le petit frère, si dissipé, si ami de la chasse et de la pêche, mît tant de suite et de bon vouloir à m’instruire. Mon petit savoir était un grand cadeau qu’il me faisait, car je commençais à avoir des élèves, l’hiver à la veillée, et, quand les habitants avaient quelques papiers à me faire lire, ils venaient à moi ; et pour tout cela, je recevais en denrées quelques petits cadeaux. Ils avaient bien pour me remplacer le petit frère, qui ne refusait jamais, mais les paysans sont défiants. De ce qu’il était du couvent et noble de naissance, ils ne se livraient point à lui comme à moi, l’enfant de la race et du pays.

Les biens du couvent avaient été mis en vente ; mais, malgré le grand désir qu’on en avait eu, personne n’osait en acheter. On craignait que la loi ne fût pas de durée, et les moines en parlaient en ricanant, disant : « Ce n’est pas fait ! » et puis la nation ayant besoin d’argent ne donnait que trois mois de crédit. Ce n’était pas assez pour des gens comme nous, et la spéculation, qui s’était tenue prête à acheter pour revendre, trouvait que c’était encore trop tôt pour se risquer.

Pourtant, la confiance vint tout d’un coup, je ne saurais dire comment, après la fête du 14 juillet, anniversaire de la prise de la Bastille. Toute la France faisait cette fête qu’on appelait fête de la Fédération. Le petit frère m’expliqua que l’on se réjouissait surtout d’avoir une seule et même loi pour toute la France, et il me fit comprendre que, de ce moment, nous étions tous enfants de la même patrie. Il en paraissait heureux comme jamais je ne l’avais vu et sa joie passa dans mon cœur, malgré le peu de connaissance que j’avais encore pour juger un si grand événement.

La fête fut très étonnante dans notre paroisse sauvage, perdue au fond des montagnes. D’abord on ne disait déjà plus _la paroisse, _on disait _la commune _depuis qu’on n’était plus aux moines et qu’on avait nommé des municipaux. Les moines regardaient faire, et, soit bêtise, soit malice, on n’a jamais bien su lequel, ils se disaient contents de tout ce qui arrivait. Il y en avait deux jeunes, pas si jeunes que le petit frère, car ils avaient prononcé leurs vœux, qui paraissaient s’ennuyer beaucoup de leur état et qui souhaitaient de s’en retirer depuis qu’ils savaient qu’ils le pouvaient. Le jour de la fête, ils décidèrent les vieux à ouvrir les portes du moutier à la municipalité et aux habitants, pour qu’on pût fêter la Fédération dans un grand local avec des abris en cas d’orage. Les vieux y consentirent, pensant que, s’ils refusaient, on pourrait faire quelque bruit et se tourner contre eux. Une messe fut donc dite par eux pour demander à Dieu de bénir l’union de la France, et ils offrirent même de contribuer, selon leur pouvoir, au banquet qui s’organisait sur la place. Pauvre banquet ! où l’on mangea du pain au dessert comme chez les riches on mange du gâteau. Chacun apporta sa bouillie de farine et ses légumes. On s’était cotisé pour avoir un peu de vin qu’on but après l’eau et le cidre de prunelle. Mais, dans ce moment-là, on démasqua la surprise que le petit frère, aidé de mon cousin Jacques et des autres bons gars de l’endroit, avait préparée. On savait bien qu’il y aurait quelque chose, car ils y travaillaient depuis trois jours, et on voyait comme un grand tas de bourrées coupées avec leur feuillage, qui cachait quelque chose. Quand on apporta le vin, on fit feu de dix à douze fusils qu’on avait dans la commune, et, les bons gars abattant les fagots et les branches, on vit une manière d’autel en gazon, avec une croix au faîte, mais formée d’épis de blé bien agencés en tresses. Au-dessous, il y avait des fleurs et des fruits les plus beaux qu’on avait pu trouver ; le petit frère ne s’était pas fait faute d’en prendre aux parterres et aux espaliers des moines. Il y avait aussi des légumes rares de la même provenance, et puis des produits plus communs, des gerbes de sarrasin, des branches de châtaigniers avec leurs fruits tout jeunes, et puis des branches de prunellier, de senellier, de mûrier sauvage, de tout ce que la terre donne sans culture aux petits paysans et aux petits oiseaux. Et enfin, au bas de l’autel de gazon, ils avaient placé une charrue, une bêche, une pioche, une faucille, une faux, une cognée, une roue de char, des chaînes, des cordes, des jougs, des fers de cheval, des harnais, un râteau, une sarcloire, et finalement une paire de poulets, un agneau de l’année, un couple de pigeons, et plusieurs nids de grives, fauvettes et moineaux avec les œufs ou les petits dedans.

C’était là, me dira-t-on, un trophée bien rustique ; mais il était si bien arrangé, avec de la mousse verte, des fleurs et des grandes herbes de rivière ornant et encadrant chaque objet, que cela nous fit un grand effet et me sembla, pour ma part, la chose la plus magnifique que j’eusse vue de ma vie. À présent que je suis vieille, je n’en ris point. Il faut au paysan, qui regarde avec indifférence le détail qu’il voit à toute heure, un ensemble qui attire sa réflexion en même temps que ses yeux et qui lui résume ses idées confuses par une sorte de spectacle.

Il y eut d’abord un grand silence quand on vit une chose si simple, que peut-être on avait rêvée plus merveilleuse, mais qui plaisait sans qu’on pût dire pourquoi. Moi, j’en comprenais un peu plus long, je savais lire et je lisais l’écriture placée au bas de la croix d’épis de blé ; mais je le lisais des yeux, j’étais toute recueillie ; combien j’étais loin de m’attendre à jouer un rôle important dans la cérémonie !

Tout à coup le petit frère vint me tirer par le bras, car je n’étais pas à la grande table ; il n’y avait pas de place pour tout le monde et je m’étais installée sur le gazon avec les petits enfants. Il me mena devant l’autel et me dit de lire tout haut ce qui était écrit. Je lus, et chacun retenait son haleine pour m’entendre :

« Ceci est l’autel de la pauvreté reconnaissante dont le travail, béni au ciel, sera récompensé sur la terre. »

Aussitôt un seul _Ah !… _parti de toutes les bouches, fut comme la respiration d’une grande fatigue après tant d’années d’esclavage. On se sentait par avance maître de ces épis, de ces fruits, de ces animaux, de tous ces produits de la terre qui allaient devenir possibles à acquérir. On se jeta dans les bras les uns des autres en pleurant et en disant des paroles que ceux qui les disaient n’entendaient pas sortir de leurs bouches. Un ancien de la commune prit un petit broc de vin — c’était sa part — et dit qu’il aimait encore mieux le consacrer que de le boire. Il le versa sur l’autel, et beaucoup en firent autant, car la foi aux libations s’est toujours conservée dans nos campagnes. Les moines, qui étaient là et qui firent mine de bénir l’autel, afin, disaient-ils, que ce ne fût point une cérémonie païenne, ont dit ensuite que toute la paroisse était ivre. — Elle le fut, mais ce ne fut pas du vin qu’elle put boire, il en resta de quoi mouiller les lèvres de chacun, et on voulut que, toutes fussent mouillées ; on ne fut ivre que de joie, d’espérance, d’amitié les uns pour les autres. On laissa les moines répandre leur eau bénite, on trinqua même avec eux. On ne leur en voulait pas ; on ne s’y fiait pas non plus, mais on ne voulait haïr personne, ce jour-là ; d’ailleurs, à cause du petit frère qu’on aimait, on n’eût pas voulu les molester.

Quand on fut un peu calmé, les critiques, il y en a partout, dirent que quelque chose manquait à ce _reposoir ; _c’était une âme chrétienne au-dessus des bêtes qui y figuraient.

— Vous avez raison, les anciens ! s’écria le petit frère, et j’engage toutes les mères à approcher leurs enfants et à leur faire toucher l’autel de la patrie ; mais il faut sur ces marches de gazon une figure d’ange en prière pour les pauvres, comme on en voit aux reposoirs de la Fête-Dieu. Je vais la choisir et, si vous n’êtes pas contents, vous direz pourquoi.

Alors, il me prit la main, et, me poussant de son autre bras, car je faisais résistance, il me mit à genoux sur la plus haute marche au-dessous de la croix de blé. Il y eut un étonnement sans fâcherie, car personne ne m’en voulait, mais le paysan veut que tout lui soit expliqué. Le petit frère leur parla en manière de discours, ce qui étonna aussi beaucoup, car il n’était pas causeur, et, quand il avait dit en quatre ou cinq paroles ce qu’il pensait devoir dire, qu’on l’écoutât bien ou mal, il ne disait plus rien. Cette fois, il voulut apparemment convaincre, car il dit beaucoup de choses et celles-ci entre autres :

— Mes amis, je me demande avec vous ce qui, dans une âme chrétienne, est le plus digne de plaire à Dieu, et je crois que c’est le courage, la douceur, le respect pour les parents et la grande amitié du cœur. Cette petite que j’ai mise là est la plus pauvre de votre commune ; elle n’a jamais rien demandé à personne. Elle n’a pas quatorze ans et elle travaille comme une femme. Elle a soigné et pleuré son grand-père avec une tendresse au-dessus de son âge ; et ce n’est pas tout, elle a pour elle quelque chose qui est aussi très agréable à Dieu quand on l’emploie bien. Elle a beaucoup d’esprit et elle apprend vite et bien tout ce qu’elle peut apprendre. Ce qu’elle sait, elle ne le garde pas pour elle, elle est pressée de l’enseigner ; elle l’enseigne et elle ne choisit pas celles qui peuvent l’en récompenser, elle donne autant de soins aux plus pauvres qu’aux plus riches. Dans un an d’ici, si vous l’encouragez à continuer, beaucoup de vos enfants sauront lire et vous rendront de grands services, car, ce qui vous gêne dans vos affaires, c’est de ne rien comprendre aux papiers qu’on vous fait signer d’une croix, et pour lesquels vous avez une méfiance qui vous fait manquer souvent de bonnes occasions…

Tout le monde comprit qu’il parlait de l’acquisition des biens nationaux ; on vit qu’il la jugeait bonne et sûre, on était en train de croire, on y crut ; on comprit ce qu’il disait à propos de moi, et il y eut une grande clameur d’approbation et d’applaudissement dont je fus tout étonnée, car je ne savais point du tout que je fusse plus intelligente et meilleure que les autres. Je pensai au père Jean, qui eût été si heureux de m’entendre ainsi fêtée et je ne pus me retenir de pleurer.

Quand on vit qu’au lieu de faire la glorieuse, je me tenais bien humble et confuse, on m’en sut gré ; personne n’eut rien à dire contre moi et une idée vint au vieux Girot, qui, depuis la mort de mon grand-oncle dont il avait été l’ami de tout temps, était le plus ancien de la commune. Pour cette raison, on l’avait nommé président de la fête et il portait à la boutonnière de sa veste de droguet un bouquet d’épis et de fleurs.

— Mes enfants, dit-il, en se dressant sur un rocher pour être mieux entendu, je juge que le petit frère a bien choisi et bien parlé, et, si vous voulez me croire, nous ferons à cette petite tout le bien que nous pourrons. Sa maison étant un bien de moine, nous l’achèterons pour la lui assurer, ainsi que le petit jardin qui en dépend. En nous cotisant tous un peu selon nos moyens, ce ne sera pas une grosse dépense, et ce sera _une_ _essaye _pour l’affaire en_ _question : ce sera notre première acquisition de bien national, et si, plus tard, on veut nous en faire reproche, nous pourrons dire que nous l’avons fait pour l’amour de Dieu et non à notre profit.

Tout le monde approuva, et notre maire, le père Chénot, qui était le plus riche paysan de chez nous, fit souscrire tous les habitants. Il y en eut qui donnèrent deux sous et d’autres qui donnèrent deux ou trois livres. Le maire donna cinq louis et la chose fut vite réglée. La dotation était faite à moi seule, quoique mineure. Chénot se chargeait de ma tutelle pour ce qui concernait ma propriété. Malgré la bonne estime qu’on faisait de mes cousins, on ne voulait pas que mon avoir fût dans leurs mains. Je demandai vitement si j’avais le droit de leur donner le logement, parce que, autrement, j’aimais mieux ne rien avoir que de les chasser. On me dit que je serais maîtresse de les garder tant que je m’en trouverais bien, et on ajouta que mes bons sentiments marquaient qu’on avait eu raison de me faire un sort. J’allai embrasser le maire et tout le conseil municipal, et les anciens et les anciennes. Et puis on parla de danser, on me mit un bouquet sur ma coiffe, et le père Girot, qui pouvait à peine se tenir sur les jambes, voulut ouvrir la danse avec moi. Je savais danser comme une autre, mais, à cause de mon deuil, je ne voulais point. On me dit qu’il fallait danser parce que ce n’était pas une fête comme une autre. C’était une chose qu’on n’avait jamais vue et qu’on ne reverrait jamais, une journée qui réjouissait l’âme des morts, et que, si le père Jean était là, c’est lui, comme le plus ancien, qui aurait dansé avec la première _acquéreuse._

Je dus céder ; mais, au bout de deux minutes le père Girot en eut assez, et j’avais hâte de me retirer, car je pensais :

— Ils disent que mon grand-oncle serait content. Ils ne savent pas qu’il est mort de chagrin de ne rien comprendre à ce qui les réjouit.

Je m’en allai chez nous et je me mis à deux genoux auprès de la couche de mon grand-oncle, qui était toujours là, avec ses vieux rideaux de serge jaune fermés depuis qu’on l’en avait sorti pour la dernière fois. J’avais l’esprit tout à l’envers. Je craignais de mal faire en acceptant un bien qu’il n’eût jamais pu acquérir et qu’il n’eût peut-être jamais voulu recevoir. Et d’un autre côté, je me disais :

— Le petit frère en sait plus long qu’il n’en savait, et il dit que le devoir de la pauvreté est de sortir de la misère pour plaire à Dieu qui aime le travail et le bon courage.

Après avoir ruminé mes idées du mieux que je pus, il me sembla que je devais accepter ce qui m’était donné de si bon cœur et de si chaude amitié. Je me rappelai aussi que cette acquisition était un essai que l’on voulait faire, et que je n’avais pas le droit de m’y refuser. Alors, mon parti était pris, je regardai pour la première fois cette masure avec des yeux étonnés. Elle était très ancienne et encore solide. La cheminée rentrait dans le mur, en arcade pointue, avec des bancs de pierre dans le renfoncement. Les solives étaient toutes noires et le plancher mal joint laissait tomber la neige et la pluie en beaucoup d’endroits. C’était la faute à mes cousins qui, avec quelques planches de plus et bien peu de travail, auraient empêché cela. Leur grand-père le leur avait souvent commandé, mais ils étaient de ceux qui parlent beaucoup d’être mieux, sans faire ce qu’il faut pour être seulement moins mal. Je pensais que j’avais le droit, puisque j’allais leur prêter _ma maison, _d’exiger qu’ils y fissent les réparations nécessaires à leur santé.

Ma maison ! je me répétais ce mot tout en songeant, car c’était vraiment comme un rêve. On avait dit, en se cotisant pour me la donner, qu’avec le jardin, il y en avait bien pour cent bons francs. Cent francs ! cela me paraissait énorme. J’étais donc riche ? Je fis deux ou trois fois en une minute le tour du jardin. Je regardai la bergerie de Rosette ; elle m’avait donné un agneau au printemps ; il était déjà fort et très beau, je l’avais si bien soigné ! En le vendant, j’aurais le moyen de faire une vraie bâtisse à côté de celle que mon grand-oncle avait construite lui-même et que je voulais garder en respect de lui. J’aurais aussi le moyen d’avoir deux ou trois poules, et qui sait si plus tard, en achetant un petit chevreau, je ne l’amènerais pas à être une bonne chèvre ? — Je recommençais, sans m’en douter, la fable de Perrette et de son pot de lait, mais je n’étais pas fille à le répandre pour le plaisir de sauter, et mes rêves devaient me conduire bien plus loin que je ne pensais.