Lévy (p. 15-28).

II


Je me sentis bien honteuse ; pour sûr, ce garçon se moquait de moi, et il faut croire que j’avais beaucoup d’amour-propre, car cette honte me peina le cœur et je ne pus me retenir de pleurer.

Alors, le jeune religieux s’étonna et me dit d’une voix aussi douce que sa figure :

— Tu pleures, petite ? quel chagrin as-tu donc ?

— C’est, lui répondis-je, à cause de mon ouaille qui s’est sauvée dans votre pré.

— Eh bien, elle n’est pas perdue pour ça. Elle est contente puisqu’elle mange ?

— Elle est contente, je le sais bien ; mais, moi, je suis fâchée, parce qu’elle est en maraude.

— Qu’est-ce que ça veut dire, en maraude ?

— Elle mange sur le bien d’autrui.

— Le bien d’autrui ! tu ne sais ce que tu dis, ma petite. Le bien des moines est à tout le monde.

— Ah ! c’est donc qu’il n’est plus aux moines ? Je ne savais pas.

— Est-ce que tu n’as pas de religion ?

— Si fait, je sais dire ma prière.

— Eh bien, tu demandes tous les matins à Dieu ton pain quotidien, et l’Église, qui est riche, doit donner à ceux qui demandent au nom du Seigneur. Elle ne servirait à rien si elle ne servait à répandre la charité.

J’ouvrais de grands yeux et ne comprenais guère, car, sans être bien méchants, les moines de Valcreux se défendaient tant qu’ils pouvaient contre les pillards, et il y avait le père Fructueux qui remplissait les fonctions d’économe, et qui faisait grand bruit et de grosses menaces aux pâtours pris en faute. Il les poursuivait avec une houssine, pas bien loin, il est vrai, il était trop gras pour courir ; mais il faisait peur tout de même et on le disait méchant, encore qu’il n’eût pas battu un chat.

Je demandai au jeune garçon si le père Fructueux serait consentant de voir mon mouton manger son herbe.

— Je n’en sais rien, répondit-il ; mais je sais que l’herbe n’est point à lui.

— Et à qui donc est-elle ?

— Elle est à Dieu, qui la fait pousser pour tous les troupeaux. Tu ne me crois pas ?

— Dame ! je ne sais. Mais ce que vous me dites là m’arrangerait bien ! Si ma pauvre petite Rosette pouvait manger sa faim chez vous pendant la grande sécheresse, je vous réponds que je ne ferais pas la paresseuse pour ça. Sitôt les gazons repoussés dans la montagne, je me remettrais à l’y conduire, je vous dis la vérité.

— Eh bien, laisse-la où elle est, et viens la chercher ce soir.

— Ce soir ? oh ! nenni ! Si les moines la voient, ils la mettront chez eux, en fourrière, et mon grand-oncle sera forcé d’aller la redemander et d’endurer leurs reproches : et moi, il me grondera et me dira que je suis une vilaine comme les autres, ce qui me fera beaucoup de peine.

— Je vois que tu es une enfant bien élevée. Où donc demeure-t-il, ton grand-oncle ?

— Là-haut, la plus petite maison à la moitié du ravin. La voyez-vous ? celle après les trois gros châtaigniers ?

— C’est bien, je te conduirai ton mouton quand il aura assez mangé.

— Mais si les moines vous grondent ?

— Ils ne me gronderont pas. Je leur expliquerai leur devoir.

— Vous êtes donc maître chez eux ?

— Moi ? pas du tout. Je ne suis rien qu’un élève. On m’a confié à eux pour être instruit et pour me préparer à être religieux quand je serai en âge.

— Et quand est-ce que vous serez en âge ?

— Dans deux ou trois ans. J’en ai bientôt seize.

— Alors, vous êtes novice, comme on dit ?

— Pas encore, je ne suis ici que depuis deux jours.

— C’est donc ça que je ne vous ai jamais vu ? Et de quel pays êtes-vous ?

— Je suis de ce pays ; as-tu entendu parler de la famille et du château de Franqueville ?

— Ma foi, non. Je ne connais que le pays de Valcreux. Est-ce que vos parents sont pauvres, pour vous renvoyer comme ça d’avec eux ?

— Mes parents sont très riches ; mais nous sommes trois enfants, et, comme ils ne veulent pas diviser leur fortune, ils la gardent pour le fils aîné. Ma sœur et moi, nous n’aurons qu’une part une fois faite, pour entrer chacun dans un couvent.

— Quel âge est-ce qu’elle a, votre sœur ?

— Onze ans : et toi ?

— Je n’ai pas encore treize ans faits.

— Alors, tu es grande, ma sœur est plus petite que toi de toute la tête.

— Sans doute que vous l’aimez, votre petite sœur ?

— Je n’aimais qu’elle.

— Ah bah ! et vos père et mère ?

— Je ne les connais presque pas.

— Et votre frère ?

— Je le connais encore moins.

— Comment ça se fait-il ?

— Nos parents nous ont fait élever à la campagne, ma sœur et moi, et ils n’y viennent pas souvent, ils vivent avec le fils aîné à Paris. Mais tu n’as jamais entendu parler de Paris, puisque tu ne connais pas seulement Franqueville.

— Paris où il y a le roi ?

— Justement.

— Et vos parents demeurent chez le roi !

— Oui, ils servent dans sa maison.

— Ils sont les domestiques du roi ?

— Ils sont officiers ; mais tu ne comprends rien à tout cela et cela ne peut t’intéresser. Parle de ton mouton. Est-ce qu’il t’obéit quand tu l’appelles ?

— Pas trop, quand il est affamé comme aujourd’hui.

— Alors, quand je voudrai te le ramener, il ne m’obéira pas ?

— Ça se peut bien. J’aime mieux attendre, puisque vous le souffrez un peu chez vous.

— Chez moi ? Je n’ai pas de chez moi, ma petite, et je n’en aurai jamais. On m’a élevé dans cette idée-là que rien ne devait m’appartenir, et toi qui as un mouton, tu es plus riche que moi.

— Et ça vous fait de la peine de ne rien avoir ?

— Non, pas du tout ; je suis content de n’avoir pas à me donner de mal pour des biens périssables.

Périssables ? Ah ! oui, mon mouton peut périr !

— Et vivant, il te donne du souci ?

— Sans doute, mais je l’aime et ne regrette pas mon soin. Vous n’aimez donc rien, vous ?

— J’aime tout le monde.

— Mais pas les moutons ?

— Je ne les aime ni ne les hais.

— C’est pourtant des bêtes bien douces. Est-ce que vous aimez les chiens ?

— J’en ai eu un que j’aimais. On n’a pas voulu qu’il me suive au couvent.

— Alors vous avez du chagrin d’être comme ça tout seul de chez vous, en pénitence chez les autres ?

Il me regarda d’un air étonné, comme s’il n’avait pas encore pensé à ce que je lui disais, et puis, il répondit :

— Je ne dois me faire de peine à propos de rien. On m’a toujours dit : « Ne vous mêlez de rien, ne vous attachez à rien, apprenez à ne vous affecter de rien. C’est votre devoir et vous n’aurez de bonheur qu’en faisant votre devoir. »

— C’est drôle, ça ! mon grand-oncle me dit tout à fait la même chose ; mais il dit que mon devoir est de m’occuper de tout, d’être bonne à tout dans la maison et d’avoir du cœur pour toute sorte d’ouvrages. Sans doute qu’on dit ça aux enfants des pauvres et qu’on dit autrement aux enfants riches.

— Non ! on dit cela aux enfants qui doivent entrer dans les couvents. Mais voilà l’heure de me rendre aux offices de la vêprée. Tu rappelleras ton mouton quand tu voudras, et, si tu veux le ramener demain…

— Oh ! je n’oserais !

— Tu peux le ramener, je parlerai à l’économe.

— Il fera votre volonté ?

— Il est très bon, il ne me refusera pas.

Le jeune homme me quitta et je le vis qui rentrait par les jardins, au son de la cloche. Je laissai encore un peu pâturer Rosette, et puis je la rappelai et la ramenai à la maison. Depuis ce jour-là, je me suis très bien souvenue de tout ce qui est survenu dans ma vie. Je ne fis d’abord pas de grandes réflexions sur mon entretien avec ce jeune moine. J’étais toute à l’idée riante que peut-être il m’obtiendrait un permis de pâturage de temps en temps pour Rosette. Je me serais contentée de peu. J’étais comme portée naturellement à la discrétion, mon oncle m’ayant donné en tout des exemples de politesse et de sobriété.

Je n’étais pas grande conteuse, mes cousins, très moqueurs, ne m’y encourageaient point ; mais, le permis de pâturage me trottant par la tête, je racontai ce soir-là à souper tout ce que je viens de raconter, et je le fis même assez exactement pour attirer l’attention de mon grand-oncle.

— Ah ! oui-dà ! fit-il, ce jeune monsieur qu’ils ont amené au couvent lundi soir et que personne n’avait encore vu, c’est le petit Franqueville ! un cadet de grande maison, c’est comme cela qu’on dit. — Vous connaissez bien Franqueville, mes gars ? un beau manoir, da !

— J’y ai passé une fois, dit le plus jeune. C’est loin, loin du côté de Saint-Léonard en Limousin.

— Bah ! douze lieues, dit Jacques, en riant, ça n’est pas si loin ! j’y ai été une fois aussi, la fois que le supérieur de Valcreux m’a donné une lettre à porter et qu’il m’a prêté la bourrique du moutier pour gagner du temps. Sans doute que c’était affaire pressante, car il ne la prête pas volontiers, la grand’bourrique !

— Ignorant ! reprit mon grand-oncle, ce que tu appelles bourrique c’est une mule.

— Ça ne fait rien, grand-père ! j’ai bien vu la cuisine du château et j’ai parlé à l’homme d’affaires, qui s’appelle M. Prémel. J’ai bien vu aussi le jeune monsieur, et à présent je comprends que la lettre, c’était pour manigancer son entrée au couvent.

— C’était une affaire manigancée depuis qu’il est au monde, reprit le père Jean. On n’attendait que l’âge, et moi, qui vous parle, j’ai eu ma défunte nièce, la mère à la petite que voilà, vachère dans le château en question. Je peux très bien dire ce qui en est de la famille. C’est des gens qui ont pour deux cent mille bons écus de terre au soleil, et des terres bien en rapport. Ça n’est pas négligé et pillé comme celles du moutier d’ici. L’homme d’affaires, l’intendant, comme ils l’appellent, est un homme entendu et très dur ; mais c’est comme ça qu’il faut être quand on est chargé d’une grosse régie.

Pierre observa que ce n’était pas la peine d’être si riche, quand on mettait de côté deux enfants sur trois. Il blâma, au point de vue des idées nouvelles qui commençaient à pénétrer jusque dans nos chaumières, le parti que prenaient encore certains nobles à l’égard de leurs cadets.

Mon oncle était un paysan de la vieille roche ; il défendit le droit d’aînesse, disant que, sans cela, tous les grands biens seraient gaspillés.

On se querella un peu. Pierre, qui avait la tête vive, parla haut à son grand-père et finit par lui dire :

— C’est bien heureux que les pauvres n’aient rien à se partager, car voilà mon frère aîné que j’aime beaucoup et que je serais forcé de détester si je savais qu’il y a chez nous quelque chose dont je n’aurai rien.

— Vous ne savez pas ce que vous dites, répondit le vieux ; c’est des idées de gueux que vous avez là. Dans la noblesse, on pense plus haut, on ne regarde qu’à la conservation de la grandeur, et les plus jeunes se font l’honneur de se sacrifier pour conserver les biens et les titres dans la famille.

Je demandai ce que cela voulait dire _se_ _sacrifier._

— Tu es trop petite pour savoir ça, répondit le père Jean.

Et il alla se coucher en marmottant tout bas sa prière.

Comme je répétais entre mes dents _sacrifier, _qui était un mot tout nouveau pour moi, Pierre qui aimait à faire l’entendu, me dit :

— Je sais, moi, ce que veut dire le grand-père. Il a beau défendre les moines, et les moines ont beau avoir des biens et le plaisir de ne rien faire, on sait qu’il n’y a pas de gens plus malheureux.

— Pourquoi sont-ils malheureux ?

— Parce qu’on les méprise, répondit Jacques en haussant les épaules.

Et il alla se coucher aussi.

Je restai un petit moment après avoir rangé le souper tout doucement pour ne point éveiller le père Jean, qui ronflait déjà, et, comme Pierre couvrait le feu qui était notre seule clarté dans la chambre, je m’approchai de lui pour causer tout bas. J’étais tourmentée de savoir pourquoi les moines étaient méprisés et malheureux.

— Tu vois bien, me dit-il, que c’est des hommes qui n’ont ni femmes ni enfants. On ne sait pas seulement s’ils ont père et mère, frères ou sœurs. Sitôt qu’ils sont _encagés, _leur famille les oublie ou les abandonne. Ils perdent jusqu’à leur nom, c’est comme s’ils étaient tombés de la lune. Ils deviennent tous gras et laids, et sales dans leurs grandes robes, encore qu’ils aient le moyen de se tenir propres. Et puis ça s’ennuie à marmotter des prières à toute heure. Il est bon de prier Dieu, mais j’ai dans mon idée qu’il n’en demande pas tant, et que ces moines lui cassent la tête avec leurs cloches et leur latin. Enfin, c’est du monde qui ne sert à rien. On devrait les renvoyer chez eux, et donner leurs terres à ceux qui sauraient les travailler.

Ce n’était pas la première fois que j’entendais faire cette réflexion, mais elle me paraissait oiseuse. J’avais appris le respect de la propriété. Il me semblait impossible d’y rien changer et inutile de le désirer,

— Tu dis des bêtises, répondis-je au petit Pierre. On ne peut pas empêcher les riches d’être riches ; mais qu’est-ce que tu penses de ce jeune apprenti moine qui m’a permis de faire manger Rosette dans le pré du moutier ? Est-ce que tu crois qu’on l’écoutera ?

— On ne l’écoutera pas, dit Pierre ; c’est un poulain qui ne sait pas encore tirer la charrue. Les vieux qui connaissent leur métier te prendront ton ouaille s’ils la voient chez eux, et le novice ira en punition pour avoir désobéi.

— Oh ! alors, je n’y retournerai plus. Je ne veux pas le faire punir, lui qui est si bon et si honnête !

— Tu peux y retourner pendant les offices du matin. Le père Fructueux ne quitte pas l’église à ces heures-là.

— Non, non ! m’écriai-je, je ne veux pas m’apprendre à voler !

Je m’endormis toute préoccupée. Je ne songeais plus tant à Rosette qu’à ce garçon de si bon cœur qui était condamné à être malheureux, méprisé, _sacrifié, _comme disait mon grand-oncle. Il vint, dans la nuit, un gros orage avec des éclairs à tout embraser et des roulements de tonnerre à faire dresser les cheveux. Du moins, voilà ce que le grand-oncle nous dit au matin, car il était le seul de la maison qui eût entendu le bruit : la jeunesse dort si bien, même dans une masure mal close ! mais quand j’ouvris le contrevent qui servait de fenêtre, — nous ne connaissions pas l’usage des vitres, — je vis la terre toute trempée et l’eau qui ruisselait encore autour du rocher par mille petits sillons qu’elle s’était creusés dans le sable. Je courus voir si le vent n’avait pas emporté ma bergerie. Elle avait tenu bon, et je fus joyeuse, car la pluie, c’était de l’herbe avant peu de jours.

Sur le midi, le soleil se montra et je partis avec Rosette pour un petit endroit bien abrité dans les grosses roches, où il y avait toujours quelque peu de verdure et où les autres pâtours n’allaient guère, la descente étant mal commode et non sans danger. Je m’y trouvai seule et je m’assis au bord de l’eau troublée et toute écumeuse du torrent. J’y étais depuis un bout de temps quand je m’entendis appeler par mon nom, et bientôt je vis le jeune moine qui descendait le ravin et venait à moi. Il était très propre dans sa robe neuve ; il avait l’air content, il sautait hardiment de pierre en pierre. Il me parut le plus joli du monde.

Et pourtant il n’était pas beau, mon pauvre cher Franqueville ; mais son air était si bon, il avait des yeux si clairs et un visage si doux, que jamais sa figure n’a fait déplaisir ou répugnance à personne.

J’étais bien surprise :

— Comment donc, lui dis-je, avez-vous fait pour me trouver, et qui est-ce qui vous a dit mon nom ?

— Je te dirai cela tout à l’heure, répondit-il. Déjeunons, j’ai grand’faim.

Et il tira de sa robe un petit panier où il y avait du pâté et une bouteille contenant deux choses auxquelles je n’avais jamais goûté, de la viande et du vin ! Je me fis beaucoup prier pour manger de la viande. Moitié discrétion, moitié méfiance, je n’avais que du dégoût pour cet aliment nouveau, que je trouvai pourtant bon ; mais le vin me sembla détestable et ma grimace fit beaucoup rire mon nouvel ami.

Tout en mangeant il m’apprit ce qui suit :

Il ne fallait plus l’appeler ni Monsieur, ni Franqueville ; il était désormais frère Émilien, Émilien étant son nom de baptême. Il avait demandé à l’économe la permission de pâturage pour Rosette et, à sa grande surprise, il ne l’avait point obtenue. Le père Fructueux lui avait donné toute sorte de raisons qu’il n’avait pas comprises ; mais, le voyant fâché, il lui avait permis de me donner à manger quand il voudrait, et, sans se le faire dire deux fois, frère Émilien avait mis son dîner dans un panier et s’était rendu à la maison que je lui avais montrée la veille. Il n’y avait trouvé personne, mais une vieille femme qu’il rencontra, qu’il me décrivit et en qui je reconnus la Mariotte, lui avait à peu près indiqué l’endroit où je devais être, en lui disant que je m’appelais Nanette Surgeon. Il s’était bien dirigé et paraissait être habitué à courir la montagne. En somme, c’était, comme je l’ai bien vu par la suite, un paysan plus qu’un monsieur. On ne lui avait rien appris, il s’était enseigné lui-même. On ne lui avait point permis de suivre les chasses des autres gentilshommes, il s’était fait braconnier sur ses propres terres et il tuait bien adroitement des perdrix et des lièvres ; mais, comme cela lui était défendu, il les donnait aux paysans qui lui enseignaient les remises et lui gardaient le secret. Il avait appris avec eux à nager, à se tenir à cheval, à grimper aux arbres et même à travailler comme eux, car il était fort, quoique d’apparence assez chétive.

On peut croire que tout ce que je vais dire de lui pour faire connaître son caractère et sa situation ne me fut pas dit ce jour-là et dans cet endroit-là ; je n’en eusse pas compris le quart, il m’a fallu des années pour me rendre compte de ce que je résume ici.

Émilien de Franqueville était né intelligent et résolu. Pour l’empêcher de prétendre au premier rang dans la famille, on avait travaillé à tuer son âme et son esprit. Son frère n’était pas, à ce qu’il paraît, aussi bien doué que lui, mais il était l’aîné, et, dans cette famille de Franqueville, tous les cadets avaient été dans les ordres. C’était une loi à laquelle on n’avait jamais manqué et qui se transmettait de père en fils. Le marquis père d’Émilien trouvait cela fort bien vu ; c’était une mesure d’ordre qui renchérissait sur la loi de l’État. Il disait que cela simplifiait les affaires d’héritage où les procureurs, en mettant le nez et en suscitant des procès, trouvaient toujours moyen de démanteler la propriété. Un garçon doté pour le cloître n’avait plus rien à prétendre. Il n’avait pas de descendance, partant il ne laissait pas d’éléments de chicane pour l’avenir. Enfin c’était réglé, et le petit Émilien sut à peine connaître sa main droite de sa main gauche, qu’on lui enseigna la chose sans lui permettre de la discuter.

On peut penser qu’il y eut en lui quelques révoltes. Elles furent si vite et si bien étouffées, qu’il entra dans la vie déjà mort à bien des choses et aussi naïf à seize ans qu’un autre à huit. On lui avait donné pour précepteur une espèce d’idiot qui eut pour tout esprit celui de comprendre qu’il fallait tâcher de rendre son élève idiot comme lui. N’en venant pas à bout, car Émilien avait naturellement de l’esprit et du bon sens, il fit semblant de l’instruire et de le surveiller, tout en le laissant complètement à lui-même. Aussi l’enfant savait-il à peine lire et écrire quand il vint au couvent ; mais il avait beaucoup réfléchi et beaucoup raisonné à sa guise, et il s’était refait une âme à lui seul.

Il avait donné son cœur à Dieu, comme sont portés à le faire ceux qui n’ont que lui pour ami et pour soutien ; mais, plus son précepteur voulait lui expliquer Dieu à sa manière, plus l’élève le comprenait à la sienne. Il ne regimbait point contre l’Église. Il se contentait de la regarder comme une chose de ce monde qu’il ne faut point placer trop haut et qu’on peut blâmer et critiquer quand elle ne marche pas dans le vrai chemin du Ciel. Ce qu’il m’avait dit dès le premier jour, il le pensa toute sa vie. L’Église, selon lui, ne devait servir qu’à faire aimer Dieu, à consoler les peines et à secourir le malheur. Pour tout le reste, il ne s’en souciait guère, ne querellait point, laissait dire et agissait selon sa conscience. Enfin, à force d’être négligé et abandonné à lui-même, en même temps qu’on le plaçait en dehors de tout, il s’était fait un monde à part selon ses rêves et il avait pris un goût d’indépendance sauvage. Il ne résistait à personne et cédait même à tout par complaisance ou par ennui ; mais il ne se laissait convaincre de rien et se dépêchait d’échapper à toute contrainte aussitôt qu’on ne faisait plus attention à lui. À force d’être privé de tout ce que l’on envie, il méprisait tout ce qui lui était refusé.