Névrosés
Hoffmann — Quincey — Edgar Poe
G. de Nerval
(pp. 61-156)
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QUINCEY[1]

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L’OPIUM

Vers la fin du siècle dernier, l’Angleterre souffrait d’un mal singulier, qu’elle devait sans doute à ses relations assidues avec les Indes. L’habitude de manger de l’opium s’était insinuée dans plusieurs villes et jusqu’au fond des campagnes, minant les corps et les âmes du paysan comme du poète, du faubourien comme de l’orateur ou de l’homme d’église. Coleridge, Quincey, lord Erskine, le très pieux William Wilberforce, plusieurs autres personnages considérables, avaient succombé à la tentation, et s’il est vrai qu’une douzaine ou deux d’hommes célèbres ou connus ce soit peu de chose dans un grand peuple au point de vue arithmétique, il n’est pas moins vrai que c’est pourtant beaucoup lorsqu’il s’agit d’un mauvais exemple à donner et d’un vice nouveau à introduire.

Dans la masse anonyme de la nation, les ravages semblent s’être localisés en vertu de règles qui nous échappent. Il était naturel que Londres, en perpétuelle communication, par son port, avec l’Inde et la Chine, fût tout d’abord contaminé, et nous en croyons là-dessus le témoignage de Quincey, bien que ce doux endormi doive être suspect d’altérer la vérité, à cause de son vice, sur tout ce qui touche son vice, car c’est l’une des sanctions physiologiques attachées à l’abus de l’opium. Quincey écrivait en 1822 : « Trois honorables droguistes de Londres — dans des quartiers très différents, — auxquels j’ai acheté par hasard, ces temps derniers, un peu d’opium, m’ont assuré que le nombre des mangeurs d’opium était actuellement immense, et qu’il ne se passait pas de jour qu’eux, les droguistes, n’éprouvassent toutes sortes d’ennuis et de tracas dus à la difficulté de distinguer les personnes auxquelles l’habitude rend l’opium nécessaire de celles qui en achètent pour se suicider. »

Il prétend aussi avoir ouï dire à plusieurs manufacturiers de Manchester, entre 1810 et 1820, que l’opiophagie faisait des progrès rapides parmi leurs ouvriers, au point que le samedi soir, les comptoirs des droguistes étaient couverts de pilules toutes préparées, contenant de un à trois grains, selon les goûts et les besoins des clients. Est-ce bien exact ? Quincey inclinait à grossir les rangs de la confrérie dont il se proclamait fièrement « le pape ». Mais voici qui ne saurait être suspect. L’un de ses contemporains, Thomas Hood, l’auteur de la Chanson de la Chemise, dit dans ses Souvenirs[2] : « J’ai été extrêmement surpris de découvrir, en visitant le Norfolk, que l’opium… sous forme de pilules était d’un usage tout à fait habituel parmi les classes inférieures, dans le voisinage des marais. »

De ces victimes du puissant poison oriental, l’une au moins n’a jamais renié son erreur. Thomas de Quincey s’en est plutôt paré. Il se repentait par instants, lorsqu’il souffrait trop et qu’il avait peur de ce que lui réservait le lendemain. La crise passée, il se faisait l’historiographe complaisant des effets de l’opium sur l’âme humaine, et il ne s’est jamais lassé de les analyser, de les décrire par le menu, avec une précision qui donne beaucoup de prix à ses récits, et non pas seulement dans ses fameuses Confessions d’un mangeur d’opium, mais dans cent endroits de ses œuvres, de ses lettres, de son Journal, de ses notes inédites. Ce n’est pas chez lui obsession maladive ; c’est l’hommage volontaire de l’esclave crucifié au maître cruel qu’il ne peut s’empêcher d’admirer et de diviniser, tout en luttant contre lui pour sa raison et pour sa vie. Nous savons au juste, grâce à Quincey, ce qu’il en coûte de charger ses épaules d’un joug pareil, qu’on ne secoue plus sans arracher la chair vive. Dans l’étude précédente sur le Vin, nous avons vu Hoffmann payer ses excès de boisson par des troubles profonds de l’imagination. L’opium s’en prend à d’autres parties de notre être moral. Il agit sur la volonté, pour la paralyser, sur la conscience, pour la rendre calleuse ; c’est-à-dire qu’il ruine et dévaste ce qu’il y a en l’homme de plus noble et de plus précieux. La connaissance que chacun de nous peut avoir du bien et du mal n’est nullement obscurcie ; Quincey le répète avec insistance, et Coleridge le confirme dans une lettre ; mais nous avons perdu la faculté et jusqu’au désir d’agir selon cette connaissance, et cela est autrement grave que d’avoir une imagination incohérente et visionnaire. Keats a quelque part un mot profond et magnifique à l’adresse de ceux qui trouvent tout mal ici-bas et qui se demandent à quoi sert le monde : — Appelez le monde, écrivait-il, « la vallée où l’on fabrique des âmes », et vous comprendrez alors à quoi il sert. — Keats n’avait pas songé à l’opium ni aux autres poisons de l’intelligence, quand il traçait cette ligne. Il aurait peut-être hésité à l’écrire, s’il s’était souvenu de tous les coins de la vallée où l’on travaille au contraire à défaire des âmes, et de tous les moyens qui sont à notre disposition pour cette œuvre impie.

Aujourd’hui même, et en ne considérant qu’un seul de ces moyens, elles se défont par milliers sous nos yeux, en Angleterre, en Allemagne, dans notre propre pays, et, j’en ai peur, dans tout l’univers civilisé. Le cas de Quincey ne doit pas être considéré simplement comme l’un des faits divers amusants de l’histoire des lettres. Les mangeurs d’opium de Londres et du Norfolk ont laissé une lignée nombreuse qui, pour être surtout indirecte, n’en est pas moins lamentable. On sait que la morphine est tirée de l’opium. Leurs effets offrent d’étroites analogies, et ils sont plus que ressemblants, ils sont identiques, sur le point capital de la perte de la volonté et de l’abaissement moral. Les médecins s’accordent là-dessus, tellement qu’ils ont infligé au morphinomane la honte suprême de discuter sa responsabilité devant la loi pénale[3].

C’est avec la pensée fixée sur cette flétrissure, qui menace en ce moment plus de gens qu’on ne le croit, qu’on ne le sait dans le public, qu’il convient de lire l’histoire de Quincey, prophète impénitent des paradis artificiels où il a tant souffert et tant laissé de son génie.


I

Thomas de Quincey est né en 1785. Son père, négociant à Manchester, mourut phtisique, après avoir eu huit enfants dont deux seulement, Thomas et une fille, atteignirent la maturité. L’aîné des garçons était un cerveau fêlé, qui cherchait le moyen de marcher au plafond la tête en bas, comme les mouches. « Si un homme peut tenir cinq minutes, disait-il, qu’est-ce qui l’empêchera de tenir cinq mois ? » Rien assurément ; mais il mourut avant d’avoir commencé les cinq minutes.

Un autre des garçons était une tête brûlée. Il s’enfuit de sa pension, gagna à pied Liverpool, où il s’engagea sur un baleinier, fut pris par des pirates et fait pirate malgré lui. On peut croire que les aventures ne lui manquèrent pas, et qu’elles ne furent point banales. La dernière fut de disparaître subitement, très jeune encore, de la surface de cette terre.

Les autres enfants étaient des mélancoliques, des méditatifs de tempérament, qui aimaient à s’asseoir autour du feu, vers la tombée de la nuit, et à frissonner en silence tandis que l’ombre montait derrière eux avec son cortège de forces mystérieuses. Le plus méditatif de tous, comme le plus mélancolique, était Thomas, petit être malingre et craintif, qui avait toujours eu des rêves oppressants, et qui devint un véritable visionnaire dès l’âge de six ans, lors de la perte d’une sœur préférée. Il était allé en secret voir la morte, et la secousse avait été trop forte pour ses nerfs débiles. Quelque temps après, comme il regardait les nuages, ceux-ci devinrent des rangées de petits lits à rideaux blancs ; « et dans les lits étaient des enfants malades, des enfants mourants, qui s’agitaient avec angoisse et pleuraient à grands cris pour avoir la mort ». Il revit la même vision, la revit encore, en fut longtemps poursuivi, et garda de son deuil l’impression d’un événement irréparable, qui « courut après lui une grande partie de sa vie ». Il ajoutait : « Je ressemble peut-être très peu, en bien ou en mal, à ce que j’aurais été sans cela. »

Il sera juste de lui tenir compte de cet héritage morbide, de ce tempérament mal pondéré, quand nous le verrons s’abandonner sans résistance à la tyrannie abjecte et redoutable de l’opium. Thomas de Quincey, ses frères et ses sœurs, continuaient de payer pour la tare pathologique de leur père. On ne savait pas encore, dans ce temps-là, quel créancier impitoyable est la nature. « L’hérédité, a dit un homme de science[4], c’est la solidarité entre les générations successives ; elle pourrait devenir le plus puissant facteur du progrès humain, si chaque homme était convaincu que chacun des actes de sa vie doit retentir sur sa descendance :


Pour que vos actions ne soient vaines ni folles,
Craignez déjà les yeux futurs de vos enfants[5].


Le vieux Quincey n’avait pas craint ces « yeux futurs » qui allaient témoigner contre lui en s’emplissant de l’ombre du tombeau ou de rêves effrayants. Son fils Thomas fut peut-être le plus accablant de ces témoins, justement parce qu’il vécut et qu’il avait du génie. C’était ce que les médecins appellent un « dégénéré supérieur ». Il lui fut impossible de remplir sa destinée parce qu’il offrait un « terrain » trop bien « préparé » aux passions maladives, alcool ou opium, absinthe ou morphine.

Il était devenu après la mort de sa sœur d’une sauvagerie d’animal malade. La maison de sa mère était située aux environs de Manchester, dans un isolement qui favorisait sa passion pour la solitude : « Tout le long du jour, dit-il, à moins d’impossibilité, je cherchais dans le jardin ou dans les champs voisins les coins les plus silencieux et les plus secrets. Le calme presque effrayant de certains midis d’été, lorsqu’il n’y a aucun vent, le silence fascinateur des après-midi gris, ou lourds de brouillard, agissaient sur moi comme les enchantements d’un magicien… Dieu parle à l’enfant par les rêves, et aussi par les oracles qui le guettent dans les ténèbres. Mais c’est surtout dans la solitude que Dieu entre avec l’enfant dans une communion que rien ne vient troubler. Tout homme arrive seul dans ce monde ; tout homme en sort seul. Le petit enfant lui-même sent d’instinct, avec effroi, que s’il était appelé à se rendre devant Dieu, il ne serait pas permis à sa bonne de le conduire doucement par la main, ni à sa mère de le porter dans ses bras, ni à sa petite sœur de partager son tremblement. Prêtre ou roi, jeune fille ou guerrier, philosophe ou enfant, chacun doit marcher seul dans ces avenues mystérieuses. La solitude qui, dans ce monde, épouvante ou fascine un cœur d’enfant, n’est que l’écho d’une solitude bien plus profonde à travers laquelle il a déjà passé, et d’une autre solitude plus profonde encore, à travers laquelle il aura à passer : réminiscence de l’une, pressentiment de l’autre[6]. »

Mme de Quincey ne faisait rien pour réconcilier avec la société de ses semblables ce marmot à grosse tête, toujours solitaire et toujours pensif. Elle n’était pas de ces femmes qui mettent de la joie dans la vie des autres. Pieuse et austère, elle avait une vertu hautaine et une religion glaciale, tenait ses enfants à distance et s’en faisait redouter, malgré de grands et solides mérites. Jamais une maison où elle habitait ne s’égayait, jamais les petits ne sortaient de chez eux, et Thomas grandissait replié sur lui-même, dans l’ignorance de ce qu’il y avait derrière les haies bornant son horizon. Avec sa précocité dangereuse d’enfant anormal, il réfléchissait sur ce monde qui lui demeurait caché, et travaillait à le deviner d’après ses livres ou d’après les rares événements d’un cercle étroit et monotone. La première fois qu’il eut l’intuition de la vie et de la mort universelles, ce fut à un commencement de printemps, devant une touffe de crocus qui sortait de terre dans le jardin encore hivernal et défeuillé. Il était alors bien petit, et fut pourtant bouleversé.

Vers six ans, une page des Mille et une Nuits lui donna une autre secousse intellectuelle. Il lisait Aladdin ou la lampe merveilleuse. Au début du conte, le magicien africain[7] découvre qu’il ne pourra s’emparer de la lampe que par les mains d’un enfant innocent, et cela ne suffit pas encore : « Il faut que cet enfant ait un horoscope spécial écrit dans les étoiles, ou, en d’autres termes, une destinée spéciale écrite dans sa constitution, qui lui donne droit à s’emparer de la lampe. Où trouver cet enfant ? comment le chercher ? Le magicien le sait. Il applique son oreille à terre ; il écoute les innombrables bruits de pas qui fatiguent à cet instant la surface du globe ; et parmi tous ces bruits, à une distance de six mille milles, il distingue les pas particuliers du jeune Aladdin, qui joue dans les rues de Bagdad. À travers cet inextricable labyrinthe de sons,… les pieds d’un enfant isolé marchant sur les bords du Tigre sont reconnus distinctement, à une distance qu’une armée ou une caravane mettrait quatre cent quarante jours à franchir. Ces pieds, ces pas, le magicien les reconnaît, il les salue en son cœur comme les pieds, comme les pas de cet enfant innocent par les mains duquel il a chance de saisir la lampe[8]. »

Un enfant ordinaire aurait trouvé tout naturel qu’un magicien entendît et comprît ce qui se passait à l’autre bout de la terre ; c’était son métier de magicien. Le petit Thomas eut l’intuition que le conte merveilleux présentait sous une forme figurée l’une des grandes énigmes de l’univers. Il la débrouilla comme il put, et pas trop mal, puisque les années l’affermirent dans son idée. Plus il fut en état de raisonner, plus il demeura convaincu qu’il existe entre les choses les plus éloignées par le temps ou l’espace, les plus étrangères les unes aux autres en apparence, des relations obscures et insondables, issues de lois et de forces ignorées de l’humanité. Le don surnaturel attribué au magicien d’Aladdin n’était que la représentation poétique de l’un de ces secrets « sublimes ». « Après avoir laissé de côté comme inutiles des milliards de sons terrestres, après avoir concentré son attention sur un certain bruit de pas, il a le pouvoir encore plus incompréhensible de déchiffrer dans ce mouvement précipité un alphabet infini de symboles inconnus. En effet, pour que le bruit des pas de l’enfant ait une signification intelligible, il faut que leur musique corresponde à une gamme d’une étendue infinie ; il faut que les pulsations du cœur, les mouvements de la volonté, les visions du cerveau se traduisent, comme en hiéroglyphes secrets, dans le son de ces pas fugitifs. Tous les sons articulés et tous les bruits qui se produisent sur ce globe doivent être autant de langages et de systèmes de chiffres, ayant quelque part leur clef, leur grammaire et leur syntaxe. Ainsi, les moindres choses de cet univers sont mystérieusement les miroirs des plus grandes[9]. »

Le futur symboliste de Nos dames de douleurs est déjà tout entier dans ces réflexions, que Thomas de Quincey aurait refusé de trouver surprenantes chez un bambin, car il avait aussi une théorie sur l’origine des idées chez chacun de nous. Il les faisait naître dans le premier âge, au hasard d’incidents le plus souvent futiles, décisifs néanmoins pour notre avenir intellectuel, et qu’il nommait, d’un mot emprunté à la géométrie, « les développantes de la sensibilité humaine ». Il ajoutait : « Ce sont les combinaisons par lesquelles la matière première des pensées ou des sentiments futurs est introduite dans l’esprit par un procédé aussi insaisissable que le transport des semences végétales, dans les pays éloignés, par les rivières, les oiseaux, les vents et les mers. » L’histoire du magicien africain avait été l’une des principales « développantes » de son esprit. À la vérité, les réflexions qu’elle lui avait suggérées restèrent d’abord à l’état rudimentaire ; ayant voulu expliquer sa pensée à quelqu’un, il ne put en venir à bout, faute d’un vocabulaire suffisant. La semence n’en était pas moins en terre, car « les mots sont le vêtement de la pensée », rien de plus, et il est faux qu’on ne puisse penser qu’avec des mots. Au temps voulu, il sortit de cette graine spirituelle une conception du monde occulte qui devint la clef de voûte de la partie mystique et poétique de son œuvre. — Faut-il prendre au pied de la lettre les souvenirs d’enfance de Quincey ? Je n’oserais en répondre. Il est certain seulement, par les témoignages de son entourage, qu’il fut une façon de petit prodige, philosophant dès le berceau.

Ce n’était pas tout que d’avoir recréé l’univers par un effort d’imagination. Que s’y passait-il, dans cet univers ? Y était-on bon ou méchant ? Le petit Thomas ne savait trop qu’en croire. Une servante lui avait révélé l’existence de la violence et les dangers qui menacent le faible en brutalisant une autre petite sœur à la veille de mourir aussi. Cette première échappée sur la vie réelle l’avait transi d’horreur ; il baissait involontairement les yeux devant la créature qui avait tué sa confiance enfantine dans l’universelle bonté.

D’autre part, ses livres contenaient des traits d’héroïsme et de générosité qui le transportaient d’admiration. Il avait même éprouvé, au cours d’une de ses lectures, la divine sensation du « sublime moral », et la page avait « flamboyé devant ses yeux comme un phare puissant ». Où était la vérité ? Il ne la découvrit que dans sa huitième année, au sortir de sa thébaïde. Son frère aîné, celui qui voulait marcher au plafond la tête en bas, vivait encore, mais on l’élevait au loin. Une raison quelconque l’ayant ramené au logis, sa mère l’envoya passer ses journées chez un pasteur des environs et lui adjoignit Thomas, le sage et timide Thomas, « pas plus fort qu’une mouche », disait son aîné avec mépris, et sans plus de défense. Ce fut une brusque initiation aux côtés actifs de la nature humaine. Le frère était un forcené batailleur, qui ameuta contre eux tous les gamins du pays et obligea l’infortuné Thomas à être son « corps d’armée ». Pendant que le « général en chef » accomplissait des prouesses et se décernait des ordres du jour louangeurs, ses troupes recevaient d’abominables raclées, dont elles ne lui gardèrent pas rancune. Plus tard, à la réflexion, Quincey se disait qu’il serait mort de langueur sans cette violente diversion, qui se prolongea plus de trois ans, à ses éternelles spéculations métaphysiques. Il était à présent trop préoccupé le soir de la sortie du lendemain matin, et le matin de la rentrée du soir, pour s’abandonner à ses rêveries, et ce fut en effet très sain pour lui.

Thomas, cependant, n’aurait pas été Thomas, s’il n’avait jamais profité de ses premières incursions dans le vaste monde pour ratiociner sur ce qu’il observait. Ce fut en rôdant dans la maison du pasteur, M. S***, qu’il plongea les yeux dans les abîmes de douleur dont il commençait à soupçonner l’existence sur cette terre. M. S*** avait deux filles jumelles, sourdes, scrofuleuses, monstrueuses et passant pour idiotes. Elles trébuchaient en marchant et entr’ouvraient à peine des yeux rouges et clignotants. Leur mère les haïssait et les cachait au fond du logis, où elles étaient assujetties à des travaux serviles et pénibles. Le petit Quincey, qui ne comptait pas encore et avait ses entrées partout, arriva jusqu’aux jumelles, fut frappé de leur morne tristesse, et employa à pénétrer leur pensée le don particulier qu’il avait reçu « de lire l’obscur et le silencieux ». Le drame qu’il déchiffra fut une autre développante, celle de toutes, peut-être, qui agit le plus fortement sur sa sensibilité.

Les jumelles n’étaient pas assez idiotes pour ne pas souffrir dans leur âme imparfaite. Elles sentaient même vivement, quoi qu’en dît leur mère pour se justifier à ses propres yeux. Quincey vit leur figure disgraciée s’illuminer à un sourire affectueux, à un geste caressant, « comme à un message de Dieu leur disant tout bas : — Vous n’êtes pas oubliées ». Il surprit leur terreur et leur muet désespoir au seul son de la voix maternelle. Un jour, elles s’étaient assises pour prendre un peu de repos. Un appel irrité les fit tressauter. Elles se levèrent vivement, se tendirent les bras en même temps, s’embrassèrent sans mot dire, puis dénouèrent leurs bras et se séparèrent, chacune trébuchant vers sa tâche. Quelques jours plus tard toutes deux moururent, et le petit Thomas comprit qu’il ne fallait pas en avoir de chagrin ; mais il se demanda, et il s’est toujours demandé depuis, pourquoi il y a des parias dans le monde. Il entendait par cette expression les êtres pour lesquels ne luit jamais aucune lueur d’espérance, les déshérités et les méprisés, les races maudites et tous ceux que la société écrase ou rejette, que leurs proches écrasent ou rejettent, hypocritement, en gardant des apparences devant le monde et en les traitant par derrière comme on traitait les juifs ou les cagots au moyen âge. Pourquoi y a-t-il des hommes qui naissent parias aussi sûrement que d’autres naissent lépreux ? La question n’était pas nouvelle, et Quincey n’y trouva pas plus de réponse que les millions d’hommes qui se l’étaient posée avant lui, mais il ne la perdit plus de vue. Le mot et l’idée de paria jouent un grand rôle dans son œuvre littéraire. Il s’y indigne à plusieurs reprises, avec véhémence, contre ceux qui ne veulent pas voir que nous sommes entourés de parias, en Europe, au XIXe siècle, et qui refusent d’admettre, comme la mère des deux pauvres jumelles, que les déshérités et les méprisés sentent le mal qu’on leur fait. « Je suis confondu, écrivait-il, de la colossale culpabilité et de la colossale misère du cœur humain. »

Ses études marchaient de pair avec les progrès extraordinaires de son esprit. Il fut la gloire de la première école où sa mère l’envoya. À douze ans, il faisait des vers latins dignes des humanistes du vieux temps. À quinze, il composait des poésies lyriques en grec et avait retrouvé dans Démosthène « les véritables lois de la rhétorique », sur lesquelles « les modernes n’ont écrit que des sottises ». L’un de ses professeurs disait un jour à un étranger : « Ce gamin-là haranguerait une foule athénienne plus facilement que vous et moi une foule anglaise. » C’était peut-être vrai. Quincey parlait grec couramment, sur n’importe quel sujet, connu ou non des anciens. Il avait pris l’habitude de se lire à lui-même les journaux anglais en grec, tous les matins, et il avait acquis à cet exercice « une adresse surnaturelle » pour fabriquer des périphrases et découvrir des équivalents.

Il possédait la littérature anglaise sur le bout du doigt, même les très vieux auteurs, même ceux que personne ne lit, même les livres introuvables qu’on ne déniche que par une grâce d’état. Passionné pour la poésie de son pays, il aimait à rappeler plus tard qu’il avait salué sa renaissance moderne dès la première aurore et voué un culte aux Lakistes à une époque où le public les ignorait et où la critique n’avait pas de mots assez durs pour Wordsworth et Coleridge. « On les vilipendait, dit-il. J’ai été en avance de trente années sur mon temps, et j’en suis justement fier. »

Une mémoire alerte et impeccable tenait ce savoir immense à son service, et faisait de ce pâle petit écolier un objet de curiosité pour ceux qui l’approchaient. La maturité de son esprit était un autre sujet d’ébahissement pour les étrangers. Personne ne s’avisait de le traiter en enfant. Les hommes graves lui parlaient sur un pied d’égalité et des lettrés se remettaient à son école. Il forma ainsi des amitiés charmantes, une, entre autres, avec un clergyman qui avait soixante ans de plus que lui et vivait en sage loin des vaines agitations du monde. Son presbytère, situé au cœur de Manchester, était néanmoins la maison du silence. Les bruits du dehors expiraient au pied de ses murailles enchantées. Les domestiques marchaient à pas étouffés, comme avec des chaussons. Des vitraux adoucissaient la lumière, et du fond de cette paix, de cette solitude, le vieux clergyman travaillait avec ardeur à convertir l’Angleterre au swedenborgianisme, sans que Quincey ait jamais pu comprendre comment ses supérieurs ne disaient rien et laissaient faire. Sentant venir la mort, le vieillard se mit en devoir de rompre les liens terrestres de son âme, représentés par les classiques grecs et latins, seules et pures délices d’une vie innocente. Il les prenait l’un après l’autre, relisait une dernière fois ses passages favoris, et distribuait les chers volumes à ses amis. Se séparer de l’Odyssée fut le sacrifice suprême. Un soir, seul à seul avec Quincey, il lui dit d’un ton solennel : « Ce livre est presque le seul qui me reste de mes classiques. J’ai gardé Homère jusqu’à la fin, et l’Odyssée de préférence à l’Iliade. Votre favori, en grec, est Euripide ; aimez tout de même Homère, nous devons tous aimer Homère. Même à mon âge, il me charmerait encore, et j’ai fait une exception en sa faveur aussi longtemps que des œuvres d’inspiration purement humaine ont eu le droit d’occuper mon temps. Mais je suis un soldat du Christ, et l’ennemi n’est pas loin. Mes yeux ont regardé aujourd’hui dans Homère pour la dernière fois et, de peur de manquer à ma résolution, je vous donne ce livre, mon dernier. » En achevant ces mots, il s’assit devant un orgue délicatement ouvragé, seul ornement de sa bibliothèque, et entonna un cantique[10]. Il faut ne pas savoir ce que c’est que d’aimer ses livres pour se représenter cette scène sans émotion.

Des intimités aussi peu naturelles ne permettent guère à un adolescent d’ignorer qu’il est différent des autres. Quincey savait qu’il avait eu trop tôt un esprit d’homme, des goûts et des sentiments d’homme. Mais il n’y pouvait rien. Il était entraîné « comme par une cataracte » vers des problèmes au-dessus de son âge, de ses forces, « de toutes les forces humaines ». C’était une fascination, un besoin âpre et maladif. On le fit voyager : il racolait partout des auditeurs, amusés d’entendre ce blanc-bec parler éloquemment sur les sujets les plus sérieux et les plus abstraits. On l’envoya en visite dans des châteaux : il communiqua sa fièvre de savoir aux belles dames, qui se mirent à apprendre le grec, l’hébreu et la théologie sous sa direction. On le mena à une grande fête où était la cour d’Angleterre : il ébaucha séance tenante une philosophie de la danse, « la forme la plus grandiose de tristesse passionnée » que l’homme ait inventée, et un éreintement du rire, compagnon louche du bas comique et des plaisirs vulgaires.

Il n’y avait rien à faire que de se résigner à avoir un enfant prodige, et de l’envoyer le plus tôt possible, selon son désir, à l’Université d’Oxford. C’était très simple, et ce fut pourtant l’origine de tous ses malheurs.


II

M. de Quincey père avait désigné quatre tuteurs pour veiller sur ses enfants. L’un d’eux était un banquier, ami de l’ordre et de l’économie, qui crut faire un coup de maître en plaçant Thomas, à quinze ans et précoce comme on l’a vu, dans une école de Manchester dont le maître en savait beaucoup moins que lui, mais où trois ans de séjour assuraient aux élèves brillants une demi-bourse à l’université d’Oxford. Le jeune Quincey n’avait aucun besoin de cette combinaison ; sa famille était riche. En vain il supplia. En vain il appela sa mère à son secours, lui remontrant qu’il ne pouvait plus redevenir petit écolier, faire de petits devoirs et n’entendre que des conversations de collégiens dont il avait la nausée d’avance. Mme de Quincey ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre. Elle laissa faire, et il en résulta qu’un beau matin du mois de juillet 1802, son fils s’enfuit de Manchester, affolé par une existence imbécile. Il avait un volume d’Euripide dans une poche, des poésies anglaises dans l’autre.

Il jugea de son devoir d’aller avant tout rassurer sa mère, qui n’habitait plus le pays ; elle s’était établie près de Chester. Ce n’était pas, dit-il amèrement, qu’il se flattât « d’être l’objet d’un intérêt particulier de sa part », mais sa disparition pouvait lui causer des embarras. L’entrevue fut mauvaise pour l’un et pour l’autre. Mme de Quincey fit au fugitif l’accueil glacial dû à un grand criminel et attendit ses explications en silence. Assis en face d’elle dans une chambre qu’il n’oublia jamais, il se taisait aussi, accablé par la certitude qu’elle ne comprendrait pas. Il se disait que sa mère l’absoudrait avec transport si elle pouvait se représenter, l’espace d’une demi-minute, ce qu’il avait souffert dans les derniers mois, par quels accès de désespoir il était passé, par quelles crises douloureuses, physiques aussi bien que morales. Mais où trouver des mots pour émouvoir cette statue, pour expliquer à cette incarnation de la règle et des convenances qu’il y a des cas où il faut sauter par la fenêtre si la porte est fermée ? Les paroles expiraient sur ses lèvres. Il en sentait l’inutilité et courbait la tête devant « l’Incommunicable », auteur mystérieux et ignoré d’un nombre effroyable de malentendus sans remèdes. C’est lui qui rend les enfants étrangers aux parents, qui dresse des murailles entre les âmes et les cœurs des époux. « S’il y a dans ce monde, écrivait Quincey dix-neuf ans après, un mal pour lequel il ne soit pas de soulagement, c’est ce poids sur le cœur qui vient de l’Incommunicable. Qu’il paraisse un nouveau sphinx, proposant une autre énigme à l’homme, lui disant : « Quel est le seul fardeau trop lourd pour l’âme humaine ? je lui répondrai sans hésitation : « C’est le fardeau de l’Incommunicable. » Un dernier effort pour articuler au moins une parole ne produisit qu’un soupir, et il renonça : à quoi bon, puisqu’elle ne comprendrait pas[11] ?

La pension de Manchester lui avait fait un mal sans remède. Un milieu par trop antipathique, l’excès d’ennui et de découragement joint à une privation absolue, contre nature, d’air et d’exercice, avaient développé les germes de bizarrerie qui sommeillaient dans cet adolescent trop intellectuel. Ils éclatèrent bientôt à tous les yeux et décidèrent de son avenir. Au sortir de la maison maternelle, Quincey était allé vaguer dans le pays de Galles. Il s’y livra à des excentricités de collégien mal équilibré. Le jour, il cherchait des baies sauvages pour sa nourriture. Le soir, il campait sous une tente « pas plus grande qu’un parapluie », qu’il s’était fabriquée avec une canne et un morceau de toile à voile, ou bien il couchait complètement à la belle étoile, malgré la peur des vaches ; les montagnes étaient pleines de troupeaux, et il tremblait toute la nuit qu’une vache, soit curiosité, soit malveillance, ne profitât de son sommeil « pour poser une patte juste au milieu de sa figure », où elle « enfoncerait ». Ce malheur n’arriva pas, mais il aurait pu arriver, et Quincey n’en dormait pas.

Les auberges de la route lui servaient à mener à bonne fin une étude qu’il avait à cœur. Depuis longtemps déjà, il tenait en singulière estime l’art de la conversation ; c’est à lui qu’on doit cet aphorisme : « Une nation n’est vraiment civilisée que lorsqu’elle a un repas où l’on cause. » Les jours de pluie furent donnés au difficile apprentissage de la conversation générale, la seule qu’il admît et recherchât. Cet étrange petit bonhomme s’exerçait méthodiquement à entraîner les tablées de rencontre des auberges dans des discussions à la du Deffand, et le procédé n’était pas tant sot, puisqu’il a fait de son auteur, d’un avis unanime, le plus merveilleux causeur de son pays et de son temps.

Sa famille ne savait ce qu’il était devenu ; il n’écrivait plus, de peur d’être poursuivi par ses tuteurs. L’hiver le trouva le gousset vide et le ventre creux. En cette extrémité, il résolut d’escompter l’avenir et de recourir à un usurier. De bonnes gens lui prêtèrent un peu d’argent pour la route, et le voilà parti pour Londres, le voilà à Londres. Les pages où il a conté son expédition sont célèbres ; l’épisode d’Anne, l’héroïne du trottoir d’Oxford-Street, est aussi populaire en Angleterre qu’en Russie celui de Sonia, la pauvre pécheresse de Crime et Châtiment.

Il court chez un usurier. C’était un personnage invisible. Aucun client ne l’avait jamais aperçu. Il égorgeait ses victimes par l’entremise d’agents véreux dont la sécurité ne le regardait pas. Celui auquel Quincey échut en partage se nommait tantôt Brunell et tantôt autrement, ne couchait jamais deux nuits de suite au même endroit, et ne recevait les pratiques qu’avec du secours à portée de la voix. Il avait loué un colosse appelé Pyment, et on l’entendait hurler : « Ici, Pyment ! À moi, Pyment ! » Pyment se précipitait, et, à eux deux, ils jetaient le récalcitrant dans la rue.

La consigne était de traîner les affaires en longueur, afin de réduire les emprunteurs à merci par la famine. On faillit dépasser le but avec Quincey, et l’envoyer dans l’autre monde. Au bout de quelques semaines, il était sans sou ni maille, sans feu ni lieu, ne sachant que faire, que devenir, où coucher, comment manger, perdu sans ressources s’il n’y avait aussi une Providence pour les idéalistes, quoi qu’en pense le monde dans sa sagesse terre à terre. La manière dont il fut secouru fut précisément telle qu’il l’avait méritée par son culte ingénu et désintéressé pour les lettres. Quincey dut son salut aux muses grecques, comme jadis les Athéniens prisonniers de Syracuse, qui allèrent, dit Plutarque, remercier Euripide à leur retour en Grèce, « lui contant les uns comme ils avaient été délivrés de servitude pour avoir enseigné ce qu’ils avaient retenu en mémoire de ses œuvres, les autres comme après la bataille s’étant sauvés de vitesse en allant vagabonder çà et là parmi les champs, ils avaient trouvé qui leur donnait à boire et à manger pour chanter de ses vers ».

Il était impossible de causer avec Thomas de Quincey, fût-ce d’échéances et d’intérêts, sans être frappé de sa familiarité avec les anciens. L’agent de l’usurier, Brunell, le remarqua immédiatement et en fut remué. L’amour des classiques grecs et latins était le seul sentiment humain qui fût resté à ce misérable. Il leur attribuait un pouvoir mystique et bienfaisant, et assurait qu’il aurait tourné autrement sans un accident qui avait interrompu ses études. Dès son premier entretien avec le nouveau client, il oublia tout pour le suivre avec ravissement dans les jardins fleuris de la poésie antique. Une citation appelait l’autre, un mot réveillait un vieux doute sur le sens d’un vers, sur une construction difficile, et cette âme vile s’épurait pour quelques instants au contact des plus nobles esprits de la Grèce et de Rome. Les affaires de Quincey n’en allaient ni mieux ni plus vite ; Brunell n’était pas en posture d’en remontrer à son maître ; mais il ne se sentit pas le courage de laisser périr le docte enfant qui disait si bien Euripide, Homère, l’Anthologie, Virgile, et dont la voix le reportait aux temps heureux où il croyait devenir un honnête homme. Quand il le vit sur le pavé, il lui donna asile dans le local où étaient ses bureaux.

C’était une maison où les murs mêmes semblaient avoir faim. Il n’y avait pas de meubles, sauf dans le cabinet de Brunell, que celui-ci fermait à clef en partant ; pas d’habitants à demeure, excepté une malheureuse petite fille d’une dizaine d’années, hâve et maigre, qui se terrait le jour dans le sous-sol, dormait la nuit sur le plancher, et ne savait qui elle était, ni pourquoi elle était là, seule avec les rats et mourant de frayeur. Quincey lui ayant demandé un jour si elle ne serait pas la fille de M. Brunell, elle répliqua qu’elle n’en savait rien. Heureuse, cette enfant aurait été bien peu intéressante, car elle était laide, disgracieuse et stupide, mais c’était une « paria », un rebut, et il n’en fallait pas davantage pour lui assurer la pitié de Quincey et le peu d’aide qu’il était en son pouvoir de donner. Il fut touché de la joie de cette pauvre créature en apprenant qu’elle ne serait plus seule, la nuit, dans les ténèbres du logis désert : « On ne pouvait pas dire que la maison fût grande, chaque étage en lui-même n’était pas très spacieux ; mais, comme il y en avait quatre, cela suffisait pour donner la vive impression d’une solitude vaste et sonore. Tout étant vide, le bruit des rats résonnait d’une façon prodigieuse dans le vestibule et la cage de l’escalier, de sorte qu’au milieu de maux réels et matériels, du froid et de la faim, l’enfant abandonnée avait encore plus à souffrir de la crainte des fantômes qu’elle s’était forgés elle-même. Contre ces ennemis-là, je pouvais lui promettre ma protection ; la compagnie d’un être humain était à elle seule une protection… »

« Nous nous étendions à terre, une liasse de papiers d’affaires pour oreiller, mais sans autre couverture qu’un grand manteau de cavalier. Nous finîmes pourtant par découvrir dans un grenier une vieille housse de canapé, un petit morceau de tapis et quelques autres guenilles, et nous fûmes alors un peu mieux. La pauvre enfant se serrait contre moi pour avoir plus chaud et pour être en sûreté contre ses ennemis les fantômes. Quand je n’étais pas trop malade, je la prenais dans mes bras, et elle n’avait pas trop froid de cette façon ; souvent, elle pouvait dormir quand cela m’était impossible. Dans les deux derniers mois de ces souffrances, je dormais beaucoup le jour ; j’étais sujet à de petits accès de somnolence qui me prenaient à toute heure. Mais le sommeil m’était plus pénible encore que la veille, car, en dehors de l’agitation que me causaient mes rêves (ils étaient à peine moins terribles que ceux que j’ai eus plus tard sous l’influence de l’opium et que j’aurai à raconter), mon sommeil n’était jamais ce qu’on appelle un sommeil de chien ; je m’entendais gémir, et m’éveillais souvent au son de ma propre voix[12]. »

Le matin, il déjeunait des miettes de Brunell, quand Brunell laissait des miettes de son petit pain ; après quoi il fallait sortir et ne rentrer que le soir, les affaires du maître ne souffrant point de témoins. Par la pluie ou la bise, la neige ou le brouillard, il allait, harassé, rongé de faim, connu des autres « péripatéticiens » mâles ou femelles, de son quartier, comme aussi de la police, qui le rudoyait quand il se laissait tomber d’épuisement sur les marches d’une maison. Les parias s’attirent entre eux. Il fit des connaissances infâmes, accompagna les filles dans leurs rondes nocturnes, et n’en rougit jamais. « Ces malheureuses femmes, dit-il, n’étaient pour moi que des sœurs d’infortune. » Et des sœurs auxquelles il trouvait plus de cœur qu’à beaucoup d’autres, qui ne manquaient ni d’une certaine générosité ni d’un certain genre de fidélité, et dont il admirait le courage parce qu’elles le défendaient contre la police. Il ne voyait pas de raison de les fuir : « À aucune époque de ma vie, je n’ai consenti à me tenir pour souillé par l’approche ou le contact d’une créature humaine quelconque. Je ne puis pas admettre, je ne veux pas croire, que des êtres ayant forme d’homme ou de femme soient des parias à ce point réprouvés et rejetés, que nous emportions une tache d’un simple entretien avec eux[13]. »

Anne, la fameuse Anne des Confessions, était une de ces « sœurs d’infortune ». Pourquoi Quincey la distingua parmi ses compagnes d’opprobre et de misère ; pourquoi il la choisit pour lui représenter la douleur anonyme du monde, dont le gémissement le poursuivait depuis l’enfance : lui-même n’en a jamais rien su. Peut-être était-ce la jeunesse de cette pauvre fille : elle avait quinze ans ; peut-être son visage, sans beauté mais très doux ; peut-être autre chose, et peut-être rien. Peu importe la cause. Il l’aima en frère, elle l’aima en sœur. Leur affection fut pour tous deux une bouffée d’air pur dans l’atmosphère d’ignominie qu’ils respiraient. Ils se donnaient rendez-vous sur un de ces immondes trottoirs du centre de Londres où roule tous les soirs, à perte de vue, le fleuve colossal du vice britannique. Là, ils cheminaient côte à côte, et Quincey n’avait que de la compassion pour cette malheureuse et son atroce métier. Il voyait en elle une sorte de colombe expiatoire de la corruption universelle. Volontiers il se serait mis à genoux devant elle, comme Raskolnikov devant Sonia ; volontiers il aurait aussi crié en lui baisant les pieds : « Ce n’est pas devant toi que je me prosterne, c’est devant toute la souffrance de l’humanité. »

Il arriva qu’une nuit Quincey se sentit défaillir de faiblesse et de besoin. À sa prière, Anne l’accompagna dans un square, où il s’affaissa sur les degrés d’une maison. Son amie courut lui chercher un verre de vin épicé, qu’elle paya de ses maigres deniers, et qui lui sauva la vie. Du moins, il l’assure. Dans l’état d’esprit où était Quincey, l’aventure lui parut symbolique : « Ô ma jeune bienfaitrice ! combien de fois, dans les années postérieures, jeté dans des lieux solitaires, et rêvant de toi avec un cœur plein de tristesse et de véritable amour, combien de fois ai-je souhaité que la bénédiction d’un cœur oppressé par la reconnaissance eût cette prérogative et cette puissance surnaturelles que les anciens attribuaient à la malédiction d’un père, poursuivant son objet avec la rigueur indéfectible d’une fatalité ! — que ma gratitude pût, elle aussi, recevoir du ciel la faculté de te poursuivre, de te hanter, de te guetter, de te surprendre, de t’atteindre jusque dans les ténèbres épaisses d’un bouge de Londres, ou même, s’il était possible, dans les ténèbres du tombeau, pour te réveiller avec un message authentique de paix, de pardon et de finale réconciliation[14] ! »

Ce qu’il faisait dans les rues de Londres, du matin au soir, et quelquefois du soir au matin, ce qu’il a vu et entendu dans l’ignoble société de son choix, Quincey n’a pas jugé à propos de le dire ; nous n’en savons pas, de son aveu, « la millième partie ». Mais il n’a jamais caché qu’il avait reçu de ces temps, de ces spectacles, une impression ineffaçable. « La vision de la vie, écrivait-il dans sa vieillesse, a fondu sur moi trop tôt, et avec trop de puissance, comme cela n’arrive pas à vingt personnes en mille ans. L’horreur de la vie s’est mêlée dès ma première jeunesse à la douceur céleste de la vie[15] ! » Il comprit plus tard, quand tout cela était déjà loin, les dangers de toutes sortes auxquels il avait exposé ses dix-sept ans, et en eut le vertige de souvenir : « Supposez un homme suspendu par quelque bras colossal au-dessus d’un abîme sans fond — suspendu, mais finissant par être retiré lentement, — il est probable qu’il ne sourirait pas pendant des années. Ce fut mon cas. » Sa physionomie en garda une expression de tristesse indélébile, qui frappa Carlyle plus de vingt-cinq ans après : « Assis, écrivait Carlyle, on l’aurait pris aux lumières pour un joli enfant ; des yeux bleus, un visage brillant, s’il n’y avait pas eu un je ne sais quoi qui disait : — Eccovi, — cet enfant a été aux enfers. »

Quincey n’est sorti de sa réserve systématique sur la parenthèse de Londres et du pays de Galles que pour raconter comment il perdit son amie. Il considérait cet événement comme la grande tragédie de son adolescence, bien plus que le froid et la faim. Un soir, il avait dit adieu à Anne pour cinq ou six jours, dans le dessein de poursuivre aux environs de Londres une affaire qui devait décider son usurier à conclure avec lui. Leur séparation avait été presque solennelle. Ceux-là seuls s’en étonneront auxquels je n’ai pas réussi à faire comprendre le caractère mystique et exalté de cette liaison équivoque. Les deux enfants cherchèrent un coin obscur et solitaire : « Nous ne voulions pas, dit Quincey, nous séparer dans le tumulte et le flamboiement de Piccadilly. » Lui, babillait gaiement de l’avenir, et de ce qu’il ferait pour elle afin de la relever et de la tirer de sa fange dès que la fortune lui aurait souri. Elle, écoutait en silence, plongée dans un morne désespoir que les circonstances n’expliquaient ni ne justifiaient. « De sorte, poursuit Quincey, que lorsque je l’embrassai en lui disant un dernier adieu, elle mit ses bras autour de mon cou, et pleura, sans prononcer un mot. » Il ne la revit jamais. Elle ne revint jamais à leur rendez-vous accoutumé dans la rue, et il n’avait jamais pensé à lui demander son adresse. Cette disparition mystérieuse était la fin qui convenait à un personnage symbolique, et la seule qui permît à Quincey de continuer à vivre dans son rêve de réparation sociale. Il ne put cependant en prendre son parti. Il persévéra pendant des années à chercher la triste Anne dans Oxford-Street chaque fois qu’il revenait à Londres. Faute de mieux, il l’a transfigurée dans une de ses fantaisies poétiques, où nous la verrons expirer, Madeleine repentie et pardonnée, en extase devant les cieux, ouverts pour la recevoir.

Cependant, il était à bout de forces. Un ami de sa famille, rencontré par hasard, lui ayant prêté quelque argent, Quincey courut acheter deux petits pains chez un boulanger dont il se rappelait avoir contemplé la boutique avec « une ardeur de désir » incroyable ; mais son estomac ne supportait plus la nourriture. Un autre ami lui offrit à déjeuner, et le seul aspect des mets lui souleva le cœur. L’affaire sur laquelle il comptait avait manqué. Il s’estima trop heureux d’être découvert par ses tuteurs et d’en recevoir des ouvertures de réconciliation. L’automne de 1803 le trouva installé à l’université d’Oxford, ayant repris sans effort ses habitudes de bénédictin, et poursuivant avec son ancienne vigueur des études encyclopédiques, au premier rang desquelles la philosophie. Ses camarades l’apercevaient à peine ; Quincey calculait qu’il ne leur avait pas adressé cent paroles les deux premières années, un peu par dégoût de leur ignorance, beaucoup par dégoût du monde en général depuis qu’il en avait exploré les bas-fonds : « Je fuyais tous les hommes afin de pouvoir les aimer tous. » Mais quiconque l’approchait emportait la conviction que l’université d’Oxford comptait parmi ses nourrissons un esprit puissant et original.

Un accident grotesque compromit cette magnifique moisson d’espérances. En 1804, Quincey était revenu à Londres pour son plaisir. Il eut mal aux dents. Une imprudence augmenta la douleur. Sur le conseil d’un camarade, il acheta de l’opium et fut perdu. Le poison avait trouvé un « terrain préparé » ; il en prit possession sans l’ombre d’une résistance.


III

L’histoire de la chute misérable de Thomas de Quincey, de la détérioration de son intelligence et de son être moral sous l’influence d’un poison en pilules ou en bouteilles, est restée une histoire d’aujourd’hui, dont chacun de nous peut voir les divers chapitres se répéter sous ses yeux, avec leurs cruelles péripéties et leurs dénouements inévitables. Il n’y a de changé que l’étiquette du flacon. Les efforts des morphinomanes pour tenir leur vice secret ne réussissent jamais qu’un temps. D’ailleurs les médecins les trahissent dans l’intérêt public. Plusieurs de ces derniers, et non des moindres, effrayés de la grandeur soudaine de ce mal nouveau, l’ont dénoncé avec énergie. Le docteur Ball écrivait en 1885 : « L’abus de la morphine, qui depuis quelques années a pris de si grandes proportions, est généralement limité aux classes supérieures… Mais, depuis peu, ce vice tend à se répandre même parmi nos ouvriers[16]. » Trois ans après, du docteur Pichon : « La morphinomanie est actuellement une passion, un vice aussi grave, aussi redoutable, plus redoutable, peut-être, que l’alcoolisme, que l’absinthisme. Il y aurait, certainement, exagération à dire que l’ivrognerie morphinique est aussi répandue que l’ivrognerie éthylique et l’ivrognerie absinthique. Mais personne ne saurait nier que le morphinisme ait progressé d’une façon effrayante depuis trois ou quatre ans[17]. » du même, en 1890 : — « … Pendant longtemps, le morphinisme est resté l’apanage exclusif des lettrés, des savants, des classes privilégiées. Mais actuellement… on sait que dans ces dernières années l’intoxication morphinique a pris une extension considérable, et qu’elle a envahi non seulement les milieux moyens et populaires, mais qu’elle a pénétré jusque dans la chaumière même[18]. » La contagion s’est répandue tout particulièrement parmi les femmes, depuis la mondaine et l’intellectuelle jusqu’aux « sœurs d’infortune » de Quincey, en passant par les ateliers de modistes et même par les cuisines.

Toujours d’après le docteur Pichon, les morphiniques sont inégalement responsables de leur dégradation. Il y a d’abord ceux qui ont reçu l’initiation de la main du médecin, dans une crise d’intolérables souffrances, et qui sont demeurés les esclaves du poison, trop souvent par la faute de l’initiateur, ses imprudences, ses négligences ; ceux-là sont des victimes. Et il y a les coupables, les chercheurs de sensations inconnues, prêts à payer d’un vice une volupté neuve, « vulgaires ivrognes » sans aucun droit « au respect ni à la moindre considération ». Faisons-leur seulement l’aumône d’un peu de compassion, pour avoir été orientés vers l’abîme par une prédestination physiologique. La recherche morbide de la sensation non encore perçue, non encore ressentie, est l’un des attributs du peuple grandissant des dégénérés. Elle devient chez eux « un appétit quasi irrésistible ». Elle « confine au délire ». Ainsi parle la science, et ses décrets se sont vérifiés à la lettre pour Quincey, « dégénéré supérieur » s’il en fut jamais, être anormal chez qui la tare héréditaire avait été aggravée par les cahots de l’existence ; c’est pourquoi, sauf aux heures de torture physique et d’épouvante morale, il n’a jamais regretté que de n’avoir pas connu l’opium plus tôt : « Je n’admets pas que j’aie été en faute… La première fois que j’ai eu recours à l’opium, ce fut sous la contrainte d’une douleur atroce. Voilà les faits : il y a eu accident. Mais il aurait pu en être autrement sans que je fusse à blâmer. Si j’avais su plus tôt quels pouvoirs subtils résident dans ce puissant poison,… si je l’avais seulement soupçonné, j’aurais certainement inauguré ma carrière de mangeur d’opium dans la peau d’un chercheur de jouissances et de facultés extra, au lieu d’être l’homme qui fuit un supplice extra. Et pourquoi pas ?… Je n’admets pas d’argument moral contre le libre usage de l’opium[19]. » Il « n’admet pas… ». C’est le langage ordinaire des pêcheurs endurcis : — Cela ne regarde que moi. — On va loin avec cette théorie.

Quincey ne veut pourtant pas qu’on le croie capable d’avoir cédé à l’horreur de la douleur physique. L’excuse lui paraît trop basse, quoiqu’elle soit la seule bonne. Il tient à ce qu’on sache qu’il a demandé à l’opium précisément les voluptés défendues dont il avait eu la révélation à sa première fiole : « Une heure après, ô ciel ! quelle transformation ! quelle résurrection intérieure d’une âme émergeant de profondeurs insondables ! quelles révélations d’un monde inconnu que je portais en moi ! La fin de mes souffrances n’était plus qu’une bagatelle à mes yeux. Cet effet purement négatif était noyé dans l’immensité des effets positifs qui se découvraient à moi, dans l’océan des joies divines qui s’était tout à coup dévoilé. Je tenais une panacée, un φάρμαχον νηπενθές, pour tous les maux des humains. Je tenais le secret du bonheur sur lequel les philosophes avaient disputé pendant tant de siècles. Il était découvert. On pouvait à présent acheter le bonheur pour deux sous et l’emporter dans la poche de son gilet. On pouvait se procurer des extases portatives en bouteille, et le pain de l’esprit pouvait s’expédier par la diligence[20]. »

C’était la lune de miel du poison, décrite maintes fois par les voyageurs et les hommes de science. « L’action première de l’opium pris à petite dose, dit le docteur Reveil[21], s’exerce sur le système nerveux ; le résultat ordinaire est de réjouir l’esprit, d’amener une succession d’idées le plus souvent riantes, un bien-être difficile à décrire ; en un mot, dans ces circonstances, il agit comme nos vins et nos liquides spiritueux. »

Les morphinomanes ne connaissent que trop la perfide « béatitude » qui succède d’abord aux piqûres. C’est elle qui les perd. « … La morphine calme non seulement les douleurs physiques, mais aussi les souffrances psychologiques, les névralgies morales ; à la suite des injections de morphine, les chagrins s’envolent pour faire place à un calme plein de volupté… D’un coup d’aiguille vous pouvez effacer les souffrances du corps et celles de l’esprit, les injustices des hommes et celles de la fortune[22]… » À charge de revanche, bien entendu. Dent pour dent, œil pour œil, et pis encore ; l’opium et sa fille la morphine sont de terribles usuriers.

Il faut, de plus, être bien averti, avant d’écouter Quincey sur les « béatitudes », que ses pareils se complaisent amoureusement à les exagérer ; c’est un fait d’observation médicale. Il ne leur en coûte nullement d’altérer la vérité sur ce point spécial, c’est un autre fait d’observation, et je suis obligé de dire que Quincey n’a pas échappé à cette partie cruelle du châtiment. Il existe un fragment de lui où il avoue qu’il a menti dans les Confessions, de propos délibéré, en affirmant qu’il avait renoncé à l’opium ; sans cela, ajoute-t-il naïvement, on ne m’aurait pas cru. D’autres fragments, épars dans ses œuvres, achèvent de mettre en défiance ; certaines contradictions, certaines équivoques prouvent qu’il a été, comme tous les autres, dépourvu de sincérité dès qu’il s’agissait de son vice. Il est juste d’ajouter que le sens du réel s’émousse chez les morphiniques ; il y a des cas où ils mentent sans s’en apercevoir.

Il ne se permit d’abord l’opium que toutes les trois semaines, et à doses modérées. Son tempérament le prédisposait à en recevoir des sensations aiguës ; c’est lui-même qui nous le dit. Il était de ceux « qui vibrent jusqu’au plus profond de leurs sensibilités nerveuses aux premières atteintes du divin poison[23] ». Après l’inévitable malaise qui suit l’absorption, venait un allégement de tout l’être. Il se sentait délivré de « l’ennui de vivre », plus redoutable aux hommes que la douleur. Son esprit prenait des ailes, ses capacités de jouissance étaient décuplées, et il se donnait des fêtes intellectuelles. Quelquefois, il profitait de cette « envolée » de l’âme pour se rendre à l’Opéra, où il voyait sa vie passée se dérouler dans les sons, « non pas comme s’il l’évoquait par un acte de sa mémoire, mais comme si elle était présente devant lui et incarnée dans la musique. Elle n’était plus douloureuse à contempler ; les détails pénibles s’étaient effacés ou confondus dans une brume idéale, les passions s’étaient exaltées, spiritualisées, sublimées[24] ».

Le samedi soir, il courait les rues de Londres : « En quoi le samedi soir se distinguait-il de tout autre soir ? De quels labeurs avais-je donc à me reposer ? quel salaire à recevoir ? Et qu’avais-je à m’inquiéter du samedi soir ?… Les hommes donnent un cours varié à leurs sentiments, et, tandis que la plupart d’entre eux témoignent de leur intérêt pour les pauvres en sympathisant d’une manière ou d’une autre avec leurs misères et leurs chagrins, j’étais porté à cette époque à exprimer mon intérêt pour eux en sympathisant avec leurs plaisirs. J’avais récemment vu les douleurs de la pauvreté, je les avais trop bien vues pour aimer à en raviver le souvenir ; mais les plaisirs du pauvre, les consolations de son esprit, les délassements de sa fatigue corporelle ne peuvent jamais devenir une contemplation douloureuse. Or, le samedi soir marque le retour du repos périodique pour le pauvre ; les sectes les plus hostiles s’unissent en ce point et reconnaissent ce lien commun de fraternité ; ce soir-là, presque toute la chrétienté se repose de son labeur. C’est un repos qui sert d’introduction à un autre repos ; un jour entier et deux nuits le séparent de la prochaine fatigue. C’est pour cela que le samedi soir il me semble toujours que je suis moi-même affranchi de quelque joug de labeur, que j’ai moi-même un salaire à recevoir et que je vais pouvoir jouir du luxe du repos. Aussi, pour être témoin, sur une échelle aussi large que possible, d’un spectacle avec lequel je sympathisais si profondément, j’avais coutume, le samedi soir, après avoir pris mon opium, de m’égarer au loin sans m’inquiéter du chemin ni de la distance, vers tous les marchés où les pauvres se rassemblent pour dépenser leurs salaires[25]. »

Il se mêlait aux pauvres et s’enquérait de leurs humbles malheurs pour prendre part à leur joie. Quand il ne leur découvrait que des sujets d’inquiétude et de chagrin, il tirait de son opium — la remarque est caractéristique — « des moyens de consolation. Car l’opium (semblable à l’abeille qui tire indifféremment ses matériaux de la rose et de la suie des cheminées) possède l’art d’assujettir tous les sentiments et de les régler à son diapason ».

À d’autres instants — mais ce fut seulement plus tard, dans une phase plus avancée, — il recherchait le silence et la solitude : « Je tombais souvent dans de profondes rêveries, et il m’est arrivé bien des fois, les nuits d’été, étant assis près d’une fenêtre ouverte d’où j’apercevais la mer et une grande cité,… de laisser couler toutes les heures, depuis le coucher du soleil jusqu’à son lever, sans faire un mouvement et comme figé. » La conscience de sa personnalité était abolie ; il lui était impossible de se distinguer des formes et des objets qu’il contemplait, éléments multiples d’un immense symbole dont il faisait partie au même titre que le reste : « La ville, estompée par la brume et les molles lueurs de la nuit, représentait la terre avec ses chagrins et ses tombeaux, situés loin derrière, mais non totalement oubliés ni hors de la portée de ma vue. L’Océan, avec sa respiration éternelle, mais couvé par un vaste calme, personnifiait mon esprit et l’influence qui le gouvernait alors. Il me semblait que, pour la première fois, je me tenais à distance et en dehors du tumulte de la vie ; que le vacarme, la fièvre et la lutte étaient suspendus ; qu’un répit était accordé aux secrètes oppressions de mon cœur ; un repos férié ; une délivrance de tout travail humain. L’espérance qui fleurit dans les chemins de la vie ne contredisait plus la paix qui habite dans les tombes, les évolutions de mon intelligence me semblaient aussi infatigables que les cieux, et cependant toutes les inquiétudes étaient aplanies par un calme alcyonien ; c’était une tranquillité qui semblait le résultat, non pas de l’inertie, mais de l’antagonisme majestueux de forces égales et puissantes ; activités infinies, infini repos[26] ! »

Suit une magnifique invocation à l’opium, presque une prière, ardente et enflammée, où il y a seulement un peu trop de rhétorique : — « Ô juste, subtil et puissant opium ! Toi qui, au cœur du pauvre comme du riche, pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et pour les angoisses qui induisent l’esprit en rébellion, apportes un baume adoucissant ; éloquent opium ! toi qui, par ta puissante rhétorique, désarmes les résolutions de la rage, et qui, pour une nuit, rends à l’homme coupable les espérances de sa jeunesse et ses anciennes mains pures de sang ; — Ô juste opium, ô justicier ! qui cites les faux témoins au tribunal des rêves, pour le triomphe de l’innocence immolée ; qui confonds le parjure, qui annules les sentences des juges iniques ; tu bâtis sur le sein des ténèbres, avec les matériaux imaginaires du cerveau, avec un art plus profond que celui de Phidias et de Praxitèle, des cités et des temples qui dépassent en splendeur Babylone et Hékatompylos ; et du chaos d’un sommeil plein de songes, tu évoques à la lumière du soleil les visages des beautés depuis longtemps ensevelies, et les physionomies familières et bénies, nettoyées des outrages de la tombe. Toi seul, tu donnes à l’homme ces trésors, et tu possèdes les clefs du paradis, ô juste, subtil et puissant opium ! »

Mais un mangeur d’opium n’est jamais heureux longtemps ; c’est encore Quincey qui le dit.

Ses études terminées, il s’était établi en poète dans une maison de poète, une modeste chaumière « vêtue de beauté » par le lierre et les roses grimpantes, et située dans la pittoresque région des lacs. Il l’avait bourrée de livres de choix — elle en était « populeuse », — et s’était enfoncé dans la métaphysique allemande avec l’intention de consacrer toutes les forces de son intelligence, « fleurs et fruits », à un seul ouvrage dont les grandes lignes commençaient à se dessiner dans son esprit. Il en avait choisi le titre, emprunté à Spinoza : De emendatione humani intellectus ; De la réforme de l’entendement humain ; et fixé l’objet : « exalter la nature humaine au mieux des facultés que Dieu lui avait départies. »

Pour délassement de ses travaux, il avait les promenades dans un beau pays. Marcheur intrépide, Quincey fut bientôt connu à plusieurs lieues à la ronde de tous les paysans, qui s’étonnaient de le voir passer, seul et rapide, dans les ténèbres. Il commençait à prendre les habitudes de noctambule qui ont aidé à son renom de bizarrerie, et auxquelles l’opium n’a pas été étranger :

« J’aimais, dit-il, à suivre la marche de la nuit d’après les signes qui apparaissaient aux fenêtres ; à voir flamboyer le feu à travers les vitres de maisons isolées, tapies dans quelque enfoncement ; à surprendre les bruits joyeux de la vie de famille, dans des solitudes qui avaient l’air abandonnées aux hiboux ; à distinguer plus loin l’heure du coucher, puis l’envahissement des maisons par le silence, puis le règne somnifère du grillon ; à entendre par intervalles, au pied des puissantes collines, l’horloge d’une église annoncer les heures, ou la cloche d’une petite chapelle solitaire verser son glas lugubre sur les tombes où dormaient les rudes ancêtres des habitants du hameau… Tel était le genre de plaisir que je goûtais dans mes promenades nocturnes[27]. »

Les fêtes de l’esprit ne chômaient point dans sa montagne. Il avait pour voisins Wordsworth, Southey, Coleridge et leurs familles. Wordsworth, un peu olympien d’aspect et de manières, quoique mal bâti, assez égoïste, et sentimental en vers seulement, n’en avait pas moins une âme très noble, douée de hautes facultés, et une imagination tendre. Son seul gros défaut était d’abîmer les livres, avec ingéniosité, avec raffinement. Southey, grand bibliophile, le comparait à un ours dans un parterre de tulipes, et ne l’introduisait qu’en tremblant au milieu de ses trésors. Quincey n’aurait peut-être jamais écrit certain article très malicieux, qu’on lui a souvent reproché, si Wordsworth n’avait pas coupé son Burke avec le couteau du beurre. Je comprends les représailles en pareil cas, et je les excuse. — Miss Wordsworth, une brune agitée et bégayante, aux yeux sauvages, mais intelligente, vibrante, pleine de cœur, était la bonne fée de son illustre frère, dont elle avait humanisé le génie un peu sévère et qu’elle accompagnait par monts et par vaux, sous la pluie et le soleil, à la recherche de sensations et d’images poétiques. Quincey n’eut pas de meilleure amie. — Mme Wordsworth, laide, bête, louche, et charmante. — Southey, modeste et froid, modèle d’honneur et de vertu, vivait dans ses livres, auxquels il avait donné la plus belle pièce de sa maison, et cela disposait Quincey à penser du bien de ses vers. — Coleridge, « le vieux somnambule sublime », l’ilote ivre que le bon ange de Quincey avait mis sur son chemin ; Coleridge au regard embrumé par l’opium, au visage flétri, à l’intelligence paralysée, au foyer en ruine, Coleridge menacé de la folie, et dont Quincey ne pouvait assez plaindre le destin, assez blâmer la faiblesse, quoiqu’il roulât sur la même pente avec rapidité.

Les mangeurs d’opium et les morphinomanes obéissent à une loi commune. « Tout organisme… qui a reçu pendant quelque temps de la morphine éprouve le besoin d’en recevoir à doses croissantes : c’est un besoin somatique… Il n’est pas un homme, croyons-nous, quelque bien trempé qu’il soit, quelque lettré, quelque énergique qu’il soit, qui puisse faire une exception à cette règle[28]. » Quincey moins que tout autre ; il n’avait jamais été « bien trempé ». En 1804, il prenait de l’opium toutes les trois semaines. En 1812, il en prenait toutes les semaines ; en 1813, tous les jours. Il l’absorbait à présent sous forme de laudanum, à cause, dit-il, que l’action est plus rapide, et il en était arrivé à « dix ou douze mille gouttes », soit plusieurs verres à bordeaux, dans sa journée[29]. En 1816, il diminua la dose en l’honneur de son mariage avec une charmante fille du voisinage, la douce Marguerite, qu’il adora et rendit très malheureuse ; mais il retourna presque aussitôt à son vomissement, comme dit la Bible, et voici ce qu’il était devenu en 1817.

Un voile épais s’était étendu sur son intelligence. Les matériaux de son grand ouvrage gisaient dans un tiroir, abandonnés, inutiles, souvenirs humiliants et amers des vastes espoirs de sa première jeunesse. Kant et Schelling étaient relégués sur leur rayon : il ne les comprenait plus. Tout travail était « odieux à son cœur », tout effort d’attention impossible à son cerveau. C’était presque de l’imbécillité, sauf sur un point, un seul : son sens moral ne fut jamais obscurci. Il vit toujours très nettement ce qu’il aurait fallu faire ou ne pas faire, bien que cela n’eût plus aucune influence sur sa conduite. La conscience avait gardé son activité, elle avait même redoublé d’acuité ; la volonté, supplice effroyable, était devenue inerte ; elle était anéantie, annulée. Quincey se compare, pendant cette descente aux enfers, à un paralytique qui voit entrer les assassins de ceux qu’il aime et ne peut faire un mouvement pour les secourir. Des angoisses impossibles à décrire le déchirent : « Il donnerait sa vie pour pouvoir se lever et marcher » ; mais il ne bouge pas, ne bougera pas, ne fera même pas un effort pour bouger.

Autour de lui, son bonheur s’écroulait. Sa petite fortune avait fondu, par générosité d’abord — il avait donné 300 livres sterling, anonymement, à Coleridge, — et puis par désordre et incurie ; il n’était plus en état d’écrire une lettre ni de s’occuper d’une affaire. La misère était entrée dans la maison, et les enfants arrivaient. Quincey les voyait pâtir, il voyait sa femme s’épuiser, et son cœur saignait, mais il était le paralytique qui ne peut pas.

Il n’était plus question de « béatitudes » pour compenser ces tortures et cette dégradation. L’opium avait perdu ses vertus « divines ». Plus de « débauches intellectuelles », plus de voluptés inédites ; rien qu’une torpeur stupide et d’horribles tourments. Éveillé, les hallucinations l’obsédaient ; endormi, il avait des rêves terrifiants : « La nuit, quand j’étais éveillé dans mon lit, d’interminables, pompeuses et funèbres processions défilaient continûment devant mes yeux, déroulant des histoires qui ne finissaient jamais et qui étaient aussi tristes, aussi solennelles, que les légendes antiques d’avant Œdipe et Priam. » Il s’assoupissait, et c’était alors « comme si un théâtre s’ouvrait et s’éclairait subitement dans son cerveau ». La nuit se passait en « représentations d’une splendeur supraterrestre », qu’accompagnaient « une angoisse profonde et une noire mélancolie… Il me semblait, chaque nuit — non pas métaphoriquement, mais à la lettre, — descendre dans des gouffres et des abîmes sans lumière au delà de toute profondeur connue, sans espérance de pouvoir jamais remonter. Et je n’avais pas, quand je me réveillais, le sentiment d’être remonté. Pourquoi m’appesantir sur ces choses ? Il est impossible de donner avec des mots une idée, même éloignée, de l’état de sombre tristesse, de désespérance voisine de l’anéantissement, qui accompagnait ces spectacles somptueux ». Les notions d’espace et de durée avaient subi de puissantes déformations. « Monuments et paysages prirent des formes trop vastes pour ne pas être une douleur pour l’œil humain. L’espace s’enfla, pour ainsi dire, à l’infini. Mais l’expansion du temps devint une angoisse encore plus vive ; les sentiments et les idées qui remplissaient la durée d’une nuit représentaient pour moi la valeur d’un siècle[30]. »

Il raconte quelques-uns de ses rêves et leur progression dans l’angoissant et l’effrayant. Au commencement, il vit des architectures monstrueuses et vivantes, qui grandissaient sans fin et se reproduisaient sans fin, chaos d’édifices mouvants dont les masses « sans repos » s’élançaient vers les cieux et se précipitaient dans des abîmes sans fond. Des lacs « argentés » leur succédèrent, accompagnés de maux de tête qui se prolongèrent aussi longtemps que l’eau fut « l’élément obsédant » de ses rêves. « Les eaux changèrent graduellement de caractère ; les lacs transparents, brillants comme des miroirs, devinrent des mers et des océans. Et alors se produisit une métamorphose redoutable, qui se découvrit comme un rouleau lentement déroulé. » Quincey connut ce qu’il appelle « la tyrannie de la face humaine », et ses précédents cauchemars n’étaient que jeux riants auprès de ce supplice. « Alors, sur les eaux mouvantes de l’Océan commença à se montrer le visage de l’homme ; la mer m’apparut pavée d’innombrables têtes tournées vers le ciel ; des visages furieux, suppliants, désespérés, se mirent à danser à la surface, par milliers, par myriades, par générations, par siècles ; mon agitation devint infinie et mon esprit bondit et roula comme les lames de l’Océan[31]. »

Ensuite vinrent les rêves orientaux, évoqués par le souvenir d’un Malais en turban et costume oriental, qui avait frappé un soir à sa porte, dans sa solitude de Grasmere, et avait avalé goulûment un morceau d’opium « à tuer une demi-douzaine de dragons, avec leurs chevaux », après quoi il avait poursuivi sa route comme si de rien n’était, et l’on n’avait plus entendu parler de lui. La face de cet étrange visiteur fut une de celles qui « tyrannisèrent » le plus cruellement les rêves de Quincey. Elle se multipliait à l’infini ; elle était le vaste grouillement humain de l’Inde et de la Chine, de l’Asie entière, de l’immense Orient, officina gentium aux « religions monumentales, cruelles et compliquées », aux sentiments indéchiffrables pour l’homme de l’Occident. Quincey avait toujours abominé les mœurs et les modes de pensée de l’extrême Orient. « J’aimerais mieux, disait-il, vivre avec des brutes ou des fous qu’avec des Chinois. » L’obsession — elle dura plusieurs mois — des rêves « d’imagerie orientale » lui causa « une horreur inimaginable » ; elle fut le point culminant de son supplice. « Sous les deux conditions connexes de chaleur tropicale et de lumière verticale, je ramassais toutes les créatures, oiseaux, bêtes, reptiles, arbres et plantes, usages et spectacles, que l’on trouve communément dans toute la région des tropiques, et je les jetais pêle-mêle en Chine ou dans l’Hindoustan. Par un sentiment analogue, je m’emparais de l’Égypte et de tous ses dieux, et les faisais entrer sous la même loi. Des singes, des perroquets, des kakatoès me regardaient fixement, me huaient, me faisaient la grimace ou jacassaient sur mon compte. Je me sauvais dans des pagodes, et j’étais, pendant des siècles, fixé au sommet, ou enfermé dans des chambres secrètes. J’étais l’idole ; j’étais le prêtre ; j’étais adoré ; j’étais sacrifié… J’étais enseveli, pendant un millier d’années, dans des bières de pierre, avec des momies et des sphinx, dans les cellules étroites au cœur des éternelles pyramides. J’étais baisé par des crocodiles au baiser cancéreux ; et je gisais, confondu avec une foule de choses inexprimables et visqueuses, parmi les boues et les roseaux du Nil[32]. »

À l’horreur et à la terreur succédait par moments « une sorte de haine et d’abomination » pour ce qu’il voyait. « Sur chaque être, sur chaque forme, sur chaque menace, punition, incarcération ténébreuse, planait un sentiment d’éternité et d’infini qui me causait l’angoisse et l’oppression de la folie. Ce n’était que dans ces rêves-là, sauf une ou deux légères exceptions, qu’entraient les circonstances de l’horreur physique. Mes terreurs jusque-là n’avaient été que morales et spirituelles. Mais ici les agents principaux étaient de hideux oiseaux, des serpents ou des crocodiles, principalement ces derniers. Le crocodile maudit devint pour moi l’objet de plus d’horreur que presque tous les autres. J’étais forcé de vivre avec lui, hélas ! pendant des siècles. Je m’échappais quelquefois, et je me trouvais dans des maisons chinoises meublées de tables en roseau. Tous les pieds des tables et des canapés semblaient doués de vie ; l’abominable tête du crocodile, avec ses petits yeux obliques, me regardait partout, de tous les côtés, multipliée par des répétitions innombrables ; et je restais là, plein d’horreur et fasciné[33]. »

Il redoutait maintenant le sommeil et luttait contre lui en désespéré. « Je me débattais pour y échapper, dit-il dans un fragment inédit, comme à la plus féroce des tortures. Souvent, j’essayais de lutter contre le besoin de sommeil ; je le domptais en restant debout la nuit entière et tout le lendemain. Quelquefois, je ne me couchais que pendant le jour, et je tâchais de conjurer les fantômes en priant ma famille de se tenir autour de moi et de causer ; j’espérais que les impressions extérieures pourraient dominer mes visions intérieures. Loin de là. Ce qui m’avait obsédé pendant le sommeil venait au contraire se mêler, pour les infecter et les salir, à toutes mes perceptions du monde extérieur. Même éveillé, j’avais l’air de vivre avec les spectres, mes compagnons imaginaires, et d’être en relations bien plus étroites avec eux qu’avec les réalités de la vie. « Que voyez-vous, mon ami ? mais que voyez-vous donc ? » Telle était l’exclamation par laquelle m’éveillait constamment Marguerite, à peine venais-je de m’endormir. (Il me semblait à moi que j’avais dormi plusieurs années[34].) »

Il est bon de faire remarquer que Thomas de Quincey ne commit jamais d’autres excès que l’opium. Ses mœurs étaient irréprochables, et il n’avait aucune tendance à l’alcoolisme. Ses nuits ressemblaient néanmoins à des agonies. À peine assoupi, il poussait des gémissements douloureux. « Et je m’éveillais, poursuit-il, avec des convulsions, et je criais à haute voix : « Non ! je ne veux plus dormir ! »

Les morphinomanes se seront reconnus dans ces pages. Ils courent la même course à l’abîme. Les signes relevés chez eux par les médecins sont identiques à ceux dont Quincey fait l’humiliante confession. Ils savent ce que c’est que d’être le paralytique qui ne bougera pas, quoi qu’il arrive, l’être sans volonté, inerte en face de lui-même, en face de sa conscience, comme en face des événements et des nécessités de l’existence. Un livre de science que j’ai déjà cité souvent[35] donne un nom à ce malheur, l’un des plus grands qui puissent atteindre une créature humaine, et l’invariable châtiment du morphinomane invétéré ; le docteur Pichon l’appelle « la perte du tempérament moral ». C’est un envahissement à marche plus ou moins rapide de « l’inertie morale ». Quand le mal est arrivé à sa dernière période, le morphinomane pourrait prendre pour devise : « Rien ne m’est plus ; plus ne m’est rien. » — « Interrogez-les, dit le docteur Pichon, sur leurs souffrances, sur leurs intérêts, sur leurs amis et sur les personnes qui leur sont le plus chères, ils ne prêteront aucune attention à ce que vous leur demandez ; ils vous répondront même que cela ne les regarde pas et vous déclarent bien franchement qu’ils ne s’intéressent à rien. Une seule chose les occupe, les intéresse : leurs piqûres de morphine. Mais tout ce qui a trait à autre chose ne les regarde plus. »

Mêmes analogies pour les rêves. Les morphinomanes connaissent aussi les hallucinations à l’état de veille et les « cauchemars terrifiants » pendant le sommeil. L’un voit en plein jour des figures grimaçantes. L’autre — une fille du ruisseau — « écrase sur le plancher des bêtes qu’elle prétend voir distinctement ». X…, « vingt-neuf ans, docteur en médecine », a traversé en dormant les mêmes affres que Thomas de Quincey : « Il se réveillait la nuit en sursaut, croyant tomber dans les précipices. Ajoutez à cela des rêves terrifiants (visions d’animaux, de spectres, de bandes de feu, de figures grimaçantes), des rêvasseries qui lui prédisaient toutes sortes de mésaventures, de deuils, et qui plusieurs fois par nuit amenaient les insomnies les plus pénibles. Il se réveillait alors le matin brisé, anéanti, courbatu, épuisé au moral et au physique, et ne pouvant ni se tenir sur son séant, ni, à plus forte raison, se lever… » Une jeune femme « sent des bêtes qui viennent lui frôler la figure ; elle en sent quelques-unes même entrer dans le nez, la bouche… ».

En 1819, Quincey roulait toujours dans le gouffre. Il en regardait le fond, et y apercevait trois spectres, prêts à le recevoir dans leurs bras d’ombre. L’un était la folie, « qui le balançait sur une balançoire » d’une hauteur à toucher les nuages. Et il sentait que la folie était « une force » et qu’elle le tirait[36]. Le second était le suicide. Pourquoi pas ? « Nous pouvons regarder la mort en face ; mais sachant, comme quelques-uns le savent, ce qu’est la vie humaine, qui de nous pourrait regarder la naissance en face sans frissonner[37] ? » La mort est le correctif de la naissance. Le troisième fantôme n’était bien qu’un fantôme, et nous fait sourire aujourd’hui, mais on le prenait alors quelquefois au sérieux. Il avait nom « la combustion spontanée », et pulvérisait les ivrognes, qui faisaient explosion : il n’en restait que quelques os. Rien ne prouvait que les mangeurs d’opium « n’éclatassent pas » tout aussi bien et même mieux que les alcooliques, et cette idée inspirait à Quincey un effroi salutaire.

Son corps était ravagé comme ses facultés. L’estomac était détruit, le foie malade. Il souffrait beaucoup et ne savait pas souffrir patiemment. Sa vie se passait dans les transes : peur de la folie, peur de la douleur physique, peur du prochain cauchemar, peur de brûler vif, et de toutes ces peurs, auxquelles se mêlait la pensée des siens, une tendresse inactive, mais non éteinte, pour sa femme et ses enfants, se forma une grande Peur, impérieuse et irrésistible, qui sauva ce qu’il restait encore à sauver de Thomas de Quincey. Elle lui cria : — Lève-toi et marche ! — et le paralytique fit un effort pour bouger.


IV

Chaque vice a son humeur particulière. Un ivrogne cesse de boire, il s’en porte mieux : le vin est bon enfant et ne garde pas rancune à qui lui est infidèle. Un morphinomane sevré brusquement de son poison peut en mourir ou en perdre la raison : la morphine est méchante et se venge de qui la délaisse. Les livres de médecine contiennent des exemples saisissants des dangers auxquels on s’expose en la bravant. Une femme avait été amenée au Dépôt de la Préfecture de police. On la vit soudain défaillir, et bientôt elle parut expirante d’un mal qui présentait les symptômes du choléra. Une piqûre de morphine la ressuscita : c’était une morphinomane en état d’« abstinence » et de « besoin ». Une autre malheureuse mourut à l’hôpital avec un « soubresaut violent, l’écume aux lèvres », parce qu’on lui avait supprimé la morphine, par degrés, mais trop vite encore. Un jeune médecin qu’on empêchait de se faire une injection « fut pris d’un véritable accès de manie furieuse ». Les accès se renouvelèrent et il en mourut. Des femmes du monde à court d’argent ont volé pour acheter de la morphine. Des hommes qu’on aurait crus fiers se sont prosternés « en vrais suppliants » devant leur médecin pour obtenir du poison. La science a fait à ces malheureux, aux impulsions sauvages et irrésistibles, l’aumône honteuse de la « responsabilité atténuée », leur signifiant par là qu’ils avaient perdu jusqu’aux derniers restes de leur dignité d’homme. « Quand le délit, écrit le docteur Pichon, a été commis dans le dessein immédiat de se procurer de la morphine, l’accusé doit être exonéré. La souffrance est trop forte, on ne peut pas y résister. On ne parvient à se guérir que par une diminution lente et méthodique de la dose, et à travers de telles angoisses, que bien peu vont jusqu’au bout s’ils ne sont en pouvoir de médecin, dans un hospice ou un asile[38]. »

La domination de l’opium n’est pas moins terrible. Lui aussi, il est un tyran impitoyable, acharné à faire souffrir qui essaie de lui échapper. La lutte que nous allons raconter est véritablement effroyable.

Le jour où Thomas de Quincey, acculé au suicide ou à la folie, se résolut sous l’aiguillon de la terreur à l’effort qu’il avait refusé à des motifs plus nobles, il connut l’étendue de son malheur et le poids de ses chaînes. Il eut beau procéder par degrés, il endura des tortures qui le précipitèrent de rechute en rechute. Sa bouche se remplissait d’ulcères et d’enflures. Chaque respiration lui coûtait une nausée. Il éprouvait des douleurs atroces à l’estomac. Une surexcitation violente ne lui permettait point de fermer l’œil, ni de tenir en place. Il lui arrivait alors de se jeter comme un fou sur son flacon de laudanum et de boire à longs traits : « Ne me demandez pas combien. Dites, vous, les plus sévères, qu’auriez-vous fait à ma place ? Je recommençais à m’abstenir ; j’en reprenais ; je recommençais, et ainsi de suite[39]. »

Il sentait le joug de la « noire idole » s’appesantir à chaque rechute. La troisième fut suivie de « phénomènes nouveaux et monstrueux » sur lesquels il ne s’explique pas davantage, et qui eurent l’heureux effet d’aiguiser ses terreurs : « Quand il me fut impossible de me dissimuler que ces effroyables symptômes poursuivaient leur marche en avant, sans jamais s’arrêter et en accélérant leur allure avec une régularité solennelle, je fus pris de panique, et j’essayai pour la quatrième fois de rétrograder. Mais au bout de quelques semaines, j’eus la profonde conviction que c’était impossible. Or, je vis dans mes rêves, qui traduisaient tout en leur langage, que les hautes portes qui étaient placées au bout des immenses avenues de ténèbres se déroulant devant moi, et qui étaient restées ouvertes jusqu’ici, me barraient enfin la retraite ; elles étaient fermées et tendues de crêpes funéraires[40]. »

Il compare son état d’esprit, à la suite de ce rêve, à celui d’une personne qui courait délivrer un condamné à mort et qui arrive trop tard : « Les sentiments évoqués par la révélation soudaine que tout est perdu s’amassent silencieusement dans le cœur ; ils sont trop profonds pour se traduire par des gestes ou des paroles, et rien n’en transpire au dehors. Si le désastre dépendait d’une condition quelconque, s’il était le moins du monde douteux, il serait naturel de pousser des cris, de faire appel à quelque sympathie. Mais lorsqu’on comprend qu’il s’agit d’un désastre absolu, lorsque aucune sympathie ne peut être une consolation, et aucun conseil apporter d’espérance, la voix s’éteint, le geste se glace, et l’âme humaine se replie vers son centre. Pour moi, du moins, à la vue de ces portes redoutables fermées et tendues de draperies de deuil, comme si la mort était déjà un fait accompli, je ne parlai pas, je ne tressaillis point, je ne poussai point de gémissements. Un profond soupir monta de mon cœur, et je restai muet pendant bien des jours. » Il sentait sur lui « la force de la folie », et un désespoir farouche l’étreignait.

Cela dura des années. Chaque pas en avant était suivi d’une reculade, et le supplice des cauchemars recommençait. Quincey en était arrivé à avoir des hallucinations en plein midi. Les fleurs des bois et les herbes des champs devenaient des « faces humaines » pour ses yeux en délire, et, si ces visions ne figurent point dans les Confessions d’un mangeur d’opium, c’est que ces portions de son manuscrit ont été détruites par accident. Des hallucinations de l’ouïe s’étaient jointes à celles de la vue. Il entendait les cris d’agonie des ouragans de victimes emportés furieusement à travers ses rêves, et les profonds soupirs de la pauvre Anne, d’Oxford-Street, dont le visage navré le hantait, lui « brisant le cœur ». Une nouvelle tentative amenait une nouvelle défaite, et l’on s’étonnerait qu’il ait tenu bon, même sous le puissant stimulant de la peur, s’il ne nous avait confié les joies intenses que lui valait, en dépit de tout, chaque nouvelle bataille. Sa forte intelligence secouait aussitôt sa torpeur, en partie du moins. Elle revivait, et le spectre de l’idiotie reculait. Il écrivait à un ami pendant l’un de ces bienheureux réveils : « Je vous jure qu’en ce moment, j’ai plus d’idées en une heure, que je n’en ai dans toute une année sous le règne de l’opium. C’est une véritable inondation. On dirait que toutes les idées qui avaient été gelées depuis dix ans par l’opium ont fondu à la fois, comme les paroles de la légende. Telle est mon impatience, qu’il m’en échappe cinquante, pour une que je réussis à attraper et à fixer sur le papier. » Pouvoir penser, travailler, quand on y avait presque renoncé après de si hautes ambitions, cela vous soutient un homme et le ferait passer à travers le feu.

Ses malheurs venaient aussi à son secours. Il eut un allié efficace, sinon bienvenu, dans la misère installée à son foyer. Quand il eut des dettes partout, plus de crédit et pas un sol, il fallut bien ménager l’opium, bon gré mal gré.

Il finit ainsi, contre toute attente, par remonter cahin-caha une partie de la pente. Pourquoi telle rechute fut moins prompte, telle autre moins profonde, nous l’ignorons. Nous savons seulement qu’en 1821 il avait retrouvé des éclairs de lucidité dont il profita pour prendre la plume. Les débuts furent pénibles au delà de toute expression. Il ne pouvait travailler qu’à bâtons rompus, et moyennant un supplément d’opium qu’il « payait ensuite chèrement ». La crise apaisée, il fallait saisir au vol le nouveau répit. À regarder ce malheureux se débattre ainsi, on finit par être soi-même sous une impression de cauchemar, et c’est avec soulagement qu’on voit poindre l’aurore de sa demi-délivrance. Par morceaux, par débris plutôt, Quincey commençait à produire ; jouissance aiguë, mêlée toutefois d’abondantes amertumes, car il plaçait les lettres trop haut pour ne pas abhorrer la pensée d’en faire un métier, et il se savait condamné, de par son désordre et ses fautes, à n’en faire jamais que par métier. Il lui échappe çà et là des mots douloureux sur sa « malheureuse vie, odieuse à son cœur, de besognes littéraires ». Ces besognes détestées l’obligeaient en outre à se rendre compte des ravages accomplis par l’opium dans ses facultés mentales, et c’était une triste vérification, rappelant la Revue nocturne du poète allemand, où l’ombre du grand empereur passe en revue les ombres de la grande armée. L’ombre du génie de Quincey passait la revue des dons qui avaient promis à l’Angleterre un grand écrivain, et les plus beaux n’étaient désormais que des ombres.

Son intelligence était devenue incapable d’efforts suivis. D’après Quincey, observateur curieux et attentif des autres mangeurs d’opium aussi bien que de lui-même, il n’y a pas d’effet plus certain. Coleridge en eut sa carrière interrompue, presque brisée. Quincey analyse les raisons de cette impuissance avec beaucoup de netteté, pour les avoir souvent éprouvées. L’intelligence est débilitée. Elle est pour ainsi dire molle, et dans un état de continuelle torpeur. On peut la ranimer pour quelques heures en prenant un peu d’opium, mais ce n’est pas une activité normale et régulière ; ce sont des espèces « d’efforts spasmodiques et irréguliers », qui laissent le cerveau épuisé, hors de service pour un temps plus ou moins long. On conçoit l’extrême difficulté de mener à bonne fin une œuvre de longue haleine dans de pareilles conditions : « Tous les mangeurs d’opium ont l’infirmité de ne jamais finir un travail. » Chez tous, l’infirmité est aggravée par un invincible et bizarre dégoût pour ce qu’ils viennent d’écrire ou seulement de penser. Il suffit qu’un sujet quelconque ait occupé leur esprit, pour qu’il leur inspire tout d’un coup, sans aucun autre motif, « une horreur puissante,… un dégoût puissant ». À la mort de Quincey, on trouva des centaines de lettres qu’il n’avait jamais pu prendre sur lui de finir. Coleridge, plus gangrené encore, lui confiait qu’un sujet dont il avait simplement causé était un sujet perdu : il y avait désormais une barrière insurmontable entre lui et la page à écrire[41].

Une autre lacune, qui se produit également, à la longue, chez tous les mangeurs d’opium, achève de leur rendre impossible d’élever leur « monument », celui auquel ils avaient droit de par leur génie, grand ou petit. « La faculté du jugement, dit Quincey de lui-même — et ses paroles s’appliquent également à Coleridge, — était cruellement entamée, parfois même complètement abolie, à l’égard de tout ce que j’avais écrit depuis peu de temps… C’était cette impuissance enfantine, ou paralysie sénile, du jugement, qui met un homme dans la pénible impossibilité d’embrasser l’ensemble de ce qu’il vient de produire, de voir où cela mène. On est aussi incapable de grouper des idées et de saisir leurs relations entre elles, qu’un ivrogne de suivre une chaîne de raisonnements[42]. »

Quincey ne parle pas, en ce qui le concerne, de la reine des facultés, de la créatrice, l’imagination ; mais il s’en exprime nettement au sujet de Coleridge, qui cessa très tôt, comme on sait, de faire des vers : « Nous sommes d’opinion, dit Quincey, que l’opium tua le poète chez Coleridge. Ses tourments réduisirent pour toujours au silence « la harpe de Quantock[43] ». La chose va de soi à ses yeux. Les lambeaux de prose poétique que nous a laissés Quincey doivent donc nous remplir d’amers regrets, car belle et forte était l’imagination qui a pu, étant blessée à mort, donner au monde les Suspiria de profundis.

Sa mémoire avait résisté, sans être absolument intacte. On se souvient qu’elle avait été exceptionnelle de vigueur et d’ampleur, et qu’il avait passé sa première jeunesse à la charger impunément d’un immense butin. L’opium en avait affaibli certaines parties, la mémoire des notions techniques, par exemple ; mais, de tout le reste, jamais Quincey n’oublia rien. Il a fait des flots de citations, en prose et en vers, en grec et en latin aussi volontiers qu’en anglais, il les a faites de souvenir la plupart du temps, faute de savoir retrouver un livre dans le désordre de son cabinet de travail, et l’on pourrait presque compter sur les doigts les endroits où il s’est trompé. Des vers lus une seule fois lui remontaient à l’esprit au bout de vingt ans, et cela jusqu’à la fin de sa longue existence, lorsqu’il eut derrière lui près d’un demi-siècle d’opium. Cette immunité d’un coin du cerveau ne s’observe guère, paraît-il, chez les morphinomanes, qui ne sauvent du naufrage pas une de leurs facultés intellectuelles. Toutes « diminuent », et la première « qui se perd », c’est justement la mémoire : « Elle se perd de très bonne heure[44], dit le docteur Pichon. Dans toutes nos observations nous avons signalé le fait à un moment de l’intoxication morphinique. Chez certains intoxiqués la mémoire disparaît tôt, chez d’autres elle subsiste assez longtemps ; mais chez tous cette faculté finit par sombrer. Dans tous les cas que nous avons pu observer, c’est un des premiers symptômes que remarque le malade. Et ce phénomène va s’accentuant avec les progrès de l’intoxication, et le morphinomane lui-même remarque bien cette aggravation. »

Il nous reste à dire la plus cruelle de toutes les pertes qu’il avait subies. La volonté s’était réveillée, mais elle n’était pas guérie et ne le fut jamais. Ce n’était plus le paralytique supplicié par l’angoisse, « qui voit entrer les assassins de ceux qu’il aime et ne peut faire un mouvement pour les secourir » ; c’était l’infirme qui fait deux pas avec des béquilles, n’en fera jamais trois et se sent incurable. Lui-même, et je ne sais rien au monde de plus humiliant, de plus désolant pour un honnête homme, — lui-même n’était plus qu’un malade, celui qui a le droit de renier en partie la responsabilité de ses actes, de réclamer aux lois et aux hommes un peu d’indulgence, parce qu’il n’est plus maître de lui. L’opium et la morphine marchent ici la main dans la main. « L’inertie morale, dit encore le docteur Pichon, forme… le fond du caractère chez le morphinique, et c’est à cette inertie qu’il doit de se laisser dominer par ses mauvais instincts, de ne pas résister à une mauvaise incitation de son esprit, alors qu’à l’état sain, son bon sens normal se fût immédiatement révolté. Ainsi donc, le premier fait qui ressort de cette inertie chez le morphinomane, c’est une diminution du libre arbitre en rapport avec le degré d’intoxication, et par là même une diminution de responsabilité. » On entend bien qu’il ne s’agit pas ici de philosophie. Le docteur Pichon s’adresse aux médecins légistes et emploie les mots dans le sens pratique, si j’ose ainsi parler, où les prendrait un tribunal. Le docteur Ball renchérit sur lui quand il écrit : « L’état normal des morphinomanes peut s’exprimer en quelques mots : c’est une paralysie de la volonté, un engourdissement du moi[45]. » Un peu plus loin, le docteur Ball emploie l’expression « amoindrissement du moi ». Elle s’applique parfaitement à Quincey, qui avait fini par ne plus avoir de personnalité et devenir le jouet, risible et piteux, de ses instincts et de ses impulsions.

En résumé, il était devenu impropre à l’action, dans les grandes ou les petites choses, qu’il s’agît de repenser le système de Kant ou de mettre des souliers. Il était énervé, dans le vrai sens du mot. Coleridge, en proie au même mal, ne valait pas mieux. Quincey le raille doucement de son penchant invincible à la « procrastination ». « C’était, dit-il, l’un des traits caractéristiques de sa vie quotidienne. Quand on le connaissait, il ne venait pas à l’esprit de compter sur un rendez-vous ou un engagement quelconque de Coleridge. Ses intentions avaient beau être invariablement honnêtes, personne n’attachait la moindre importance à ses promesses. Ceux qui l’avaient invité à dîner… allaient le chercher ou y envoyaient quelqu’un. Quant aux lettres, à moins que l’adresse ne fût d’une main de femme la recommandant à son estime et à son cœur, il les jetait au rebut, sans même les ouvrir la plupart du temps… et n’y répondait jamais[46]. » Ce portrait pourrait être celui de Quincey vieillissant, quoiqu’il ne s’en vante pas.

Il était donc déjà très diminué quand il se mit à écrire. Il avait d’autre part le désavantage d’être un écrivain besogneux, obligé de produire quand même et avec l’inquiétude lancinante des bouches à nourrir, lui qui n’avait jamais commandé à ses nerfs et que l’opium avait laissé sans aucune défense contre leurs caprices et leurs révoltes. Le souci des siens et la pression de la nécessité, qui grandissent parfois et exaltent l’homme sain, écrasaient Thomas de Quincey. Tant qu’un homme est seul, disait-il, la misère n’est pas un mal. — « Lutter n’est pas souffrir… Ce sont la femme et les enfants, les biens les plus précieux de l’homme, qui lui créent par cela même les angoisses les plus mortelles, qui rembourrent d’épines son oreiller et sèment de chausse-trapes sa route quotidienne. Prenez le cas d’un homme de qui dépendent des êtres si chers, sans autre appui que lui. Supposez-le privé subitement de ses ressources. L’idée que, s’il ne réussit pas, c’est la ruine immédiate, paralyse toutes ses facultés, à commencer par l’esprit créateur, qui est un organe des plus délicats, surtout lorsqu’il est aux prises avec des sujets aussi fugaces que ceux qui relèvent de la sensibilité et de l’imagination. Ce sont des provinces de la littérature où le succès est toujours douteux, même dans les meilleures conditions. Le succès devient impossible, quelques dons que l’on possède, quand les facultés ne sont pas dans un état d’épanouissement ; et, dans le cas qui nous occupe, il faut conserver cet épanouissement alors que le plus effroyable des abîmes est béant sous vos pieds ; il faut que l’inspiration du poème ou du roman naisse des pleurs de petits enfants réclamant leur pain quotidien[47]. »

Raison de plus pour choisir un genre littéraire où l’ont pût se passer d’imagination. L’œuvre de Thomas de Quincey est en harmonie avec les conditions physiologiques et morales qu’on vient de voir. On peut dire de lui, comme d’Hoffmann, que sa voie littéraire était tracée au moment où il se mit à écrire, et qu’il ne pouvait guère faire que ce qu’il a fait.


V

Sa première tentative pour se remettre au travail remonte à 1818. Il avait été nommé rédacteur en chef, aux appointements d’une guinée par semaine, soit 1 300 francs par an, d’une feuille locale fondée par les tories pour combattre « parmi les agriculteurs les infâmes doctrines de Brougham ». Quincey était encore en plein dans les cauchemars de l’opium, et sa direction s’en ressentit. Il nourrissait l’abonné d’histoires de crimes et de comptes rendus de cours d’assises ; beaucoup de numéros ne contenaient pas autre chose. Pour intermèdes à ces horreurs, des articles où le rédacteur en chef « s’efforçait d’élever les fermiers du Westmoreland dans la région des principes philosophiques[48] ». Ses lecteurs n’y comprenaient goutte et réclamaient. Quincey s’entêtait. Il finit par leur répondre dans le journal d’être sans inquiétude ; qu’il était le seul homme de toute la Grande-Bretagne capable de les initier à la philosophie allemande, et que la Gazette ne tarderait certainement pas à acquérir une sérieuse influence dans le monde des universités. — On se sépara.

Il fit une seconde tentative en 1819. Il avait réfléchi (je demande pardon aux économistes de ce qui va suivre) qu’étant décidément tombé dans « l’imbécillité », il ne lui restait plus qu’à se rabattre sur l’économie politique, cette « rinçure de l’esprit humain », et il s’était mis en devoir de dicter à sa femme une brochure sur les Systèmes de l’avenir. Mais il était encore trop tôt. L’opium ne lui permit pas de poursuivre, et le manuscrit des Systèmes alla rejoindre dans un tiroir le grand ouvrage philosophique sur la réforme de l’esprit humain.

Deux ans après, Quincey avait retrouvé des lueurs de liberté d’esprit. Talonné par la misère, il vint chercher du travail à Londres, et y écrivit pour une revue, en se reprenant à bien des fois et avec des difficultés inouïes, deux petits articles qui sont devenus dans la suite des années, à force d’additions et de développements, le volume fameux des Confessions d’un mangeur d’opium anglais. La première partie parut au mois d’octobre[49] 1821, la seconde le mois suivant, toutes deux sans nom d’auteur. L’une et l’autre piquèrent vivement la curiosité. Le sujet était original, presque trop pour beaucoup de lecteurs, qui se demandèrent si ce n’était pas du roman. Mais, vraies ou fausses, fiction ou réalité, ces pages anonymes étaient très belles ; on a pu en admirer la langue souple et colorée à travers les traductions de Baudelaire que nous avons citées. Elles étaient aussi très indiscrètes, et ce n’était pas pour déplaire à un public qui n’avait pas encore été rassasié de confidences intimes par les romantiques de toute race. Nous sommes aujourd’hui saturés jusqu’à l’exaspération de confidences intimes. Nous commençons à nous rebéquer contre les écrivains qui, non contents de nous initier à leurs affaires de cœur et d’argent, nous mettent au courant, comme Thomas de Quincey, de l’état de leurs digestions. En 1821, il y avait encore de l’inattendu dans le passage des Confessions d’un mangeur d’opium, pour n’en citer qu’un, où passe un souffle de M. Purgon et où la question « digestion » est traitée en détail, au point de vue des gens de lettres en général et de Thomas de Quincey en particulier. Moins ingénu, ce dernier aurait pu se douter, à un dîner donné en son honneur par le London Magazine, de l’amusement causé au public par certains de ses épanchements. Il remarqua que tous les regards se fixaient sur lui, que tous les yeux riaient et que certains d’entre eux étaient évidemment « pleins de malice[50] » ; mais il ne fit aucun rapprochement entre cette circonstance, qui le choqua beaucoup, et le contenu de ses Confessions.

Son succès n’en souffrit pas, au contraire, et Quincey fut dès lors recherché des directeurs de revues. Le charme était suffisamment rompu pour qu’il pût être un collaborateur fécond, bien que toujours irrégulier. Malgré des périodes de stérilité dues à ses rechutes (une année entière en 1822), la collection de ses œuvres choisies forme aujourd’hui quatorze volumes, contenant plus de cent essais extrêmement variés de ton et de sujet, quelques fantaisies poétiques et beaucoup de souvenirs personnels. Des livres aussi morcelés s’analysent difficilement, en tout état de cause. Il n’y faut même pas songer avec Quincey, qui demeura en littérature l’homme aux « efforts spasmodiques et irréguliers », condamné aux digressions à perpétuité. Les idées ne lui manquent pas, et il y en a beaucoup d’ingénieuses, il y en a quelques-unes de vraiment originales ; mais son intelligence est, pour ainsi parler, pleine de trous, à travers lesquels les idées coulent sans qu’il puisse les retenir. C’est une vraie passoire, d’où il sort parfois des articles sans queue ni tête, par exemple l’article sur Sir William Hamilton, dans lequel Quincey parle de tout excepté de son sujet : de l’influence des chemins de fer sur l’argot, de la supériorité de Milton sur Homère, de l’admiration « bestiale » des anciens Grecs pour les exercices athlétiques, du caractère destructif des doctrines de Kant, etc., etc. Il n’y a que son héros dont il ne nous parle point. Quelques lignes nous apprennent où il l’avait rencontré et connu ; mais nous n’avons pas une ligne, pas un mot, sur les travaux philosophiques de William Hamilton, et cet article n’est pas unique en son genre dans la collection. Que serait-ce si Quincey ne s’était revu et refondu avec beaucoup de soin sur ses vieux jours, après avoir fait sa paix avec l’opium ?

La médecine a constaté que les morphinomanes ont le « caractère versatile » et changent d’humeur, d’idée, selon qu’ils sont plus ou moins sous l’action du poison. Le même individu passe en quelques minutes de la tristesse à la gaieté, du plus sombre mutisme à une animation turbulente : une piqûre a fait le miracle. En étudiant Quincey et ses aveux perspicaces, il semble — je le dis timidement — qu’en dehors des causes intermittentes de « versatilité » dues aux alternances d’ivresse et d’état de besoin, on sente chez lui, à partir d’une certaine époque, une cause profonde et constante, agissant uniformément, de ce décousu extraordinaire de la pensée. Les solutions de continuité qui m’ont fait comparer son intelligence à une passoire n’étaient plus des accidents passagers. Il y avait désormais en lui un je ne sais quoi qui les perpétuait, et produisait un émiettement général des idées aussi bien que des impulsions.

On ne peut que présumer ce qu’aurait été Quincey écrivain, dans d’autres circonstances, et en possession de tous ses moyens. On est réduit à le conjecturer d’après les idées qu’il a semées à l’aventure, le plus souvent hors de leur place. C’est un travail de reconstitution analogue à ceux qu’essaient les architectes pour les ruines antiques, et assujetti aux mêmes chances d’erreur ; la faculté métaphysique, la plus haute qui ait été donnée à l’homme, et, jadis, la pierre d’angle des vastes ambitions de Quincey, était celle de toutes qui avait le plus souffert chez lui ; il n’en faut pas davantage pour changer la physionomie d’une intelligence au point de la rendre méconnaissable.

Les spéculations personnelles avaient cédé la place, dans son esprit débilité et rétréci, à de simples antipathies ou sympathies pour les spéculations des autres, qu’il jugeait maintenant par des raisons « morales », les arguments « intellectuels » lui paraissant offrir des dangers pour un bon chrétien. Il affichait une aversion un peu puérile pour les « démolisseurs » en philosophie, à moins qu’après avoir déblayé le terrain, ils ne se missent incontinent à reconstruire. Kant, son ancien maître tant admiré, tant respecté, était devenu de sa part l’objet de « l’une de ces haines comme on dit qu’en éprouvent les hommes à l’égard du sinistre enchanteur, de quelque nom qu’on le nomme, dont les séductions détestables les ont attirés dans un cercle d’influences malignes[51] ». Il l’accusait d’être de ces « démolisseurs » qui dévastent les âmes, et ajoutait : « J’en ai été misanthrope plus de dix ans. » — Il est impossible de préjuger ce qu’aurait valu la métaphysique de Quincey ; pour restituer un monument, encore faut-il en posséder quelque reste, et nous sommes ici en face du néant.

Nous connaissons très bien, en revanche, ses idées sur la façon d’écrire l’histoire. Il aurait signé des deux mains, à condition d’en retrancher les mots de philosophie et de philosophe, ces lignes de Fustel de Coulanges : « Il faut, en histoire comme en philosophie, un doute méthodique. Le véritable érudit, comme le philosophe, commence par être un douteur. » Quincey était de ceux qui ne croient pas « que tout a été dit, et qu’à moins de trouver des documents nouveaux il n’y a plus qu’à s’en tenir aux derniers travaux des modernes ». Il inclinait toujours, comme l’illustre auteur de la Cité antique (malheureusement pour Quincey, là s’arrête la ressemblance), « à écarter les opinions reçues, même quand elles avaient les avantages d’une longue possession », et à préluder à l’examen de chaque question en « faisant d’abord table rase… de tout ce qu’on avait publié antérieurement[52] ». Les faits de l’histoire, disait Quincey, sont les ossements desséchés du passé : « Non seulement ils peuvent revivre, mais d’une variété infinie de vies. Les mêmes faits, considérés sous des jours différents, ou dans leurs relations avec d’autres faits, offrent éternellement matière à des spéculations nouvelles, inépuisables comme les combinaisons dont ils sont susceptibles. Ces spéculations en font à leur tour des faits nouveaux, et cela est sans fin… Je ne parle pas simplement des raisons subjectives, tirées de la différence des esprits, qui sont cause qu’il y a autant de manières d’interpréter et de juger les événements qu’il y a d’historiens. Je prétends qu’objectivement, tous les grands faits de l’histoire doivent aux progrès des sciences sociales de prendre perpétuellement des aspects nouveaux, qui rendent perpétuellement nécessaire de les rejuger au point de vue moral. » Il disait aussi : « La chimie est la science des formes et des forces qui sont contenues à l’état latent dans tout ce qui existe, épiant l’occasion d’être. Il en est des faits de l’histoire comme des éléments chimiques : il n’y a pas non plus de fin à leurs capacités de transformation[53]. »

Quincey rejugeait les grands faits de l’histoire d’après ces principes, et remettait en question les opinions les plus vénérables. Il soutenait que l’empire romain n’a pas été détruit par les barbares, qu’il s’est détruit lui-même par les vices de sa civilisation, et que les Goths, ou les Vandales, loin d’être responsables de son effondrement, ont été les sauveurs de l’Occident. Ils ont arrêté sa décomposition en lui infusant un sang jeune et sain. « Ils ont été les restaurateurs et les régénérateurs de l’intelligence romaine épuisée. Sans eux, la population indigène de l’Italie aurait probablement été éteinte, vers le VIe ou le VIIe siècle, par la scrofule, la folie et la lèpre. » Les Romains ont été les vrais barbares ; l’Europe serait aujourd’hui beaucoup moins avancée s’il n’y avait pas eu des Goths et des Vandales sur la terre. — Arrivé à ce point, Quincey se met en devoir de démontrer sa thèse, mais il avait compté sans les infirmités mentales qui lui interdisaient de suivre une piste ; au lieu des preuves que nous attendions, nous lisons que les auteurs de l’Histoire Auguste aimaient trop les anecdotes, et trois ou quatre arguments de même force. L’auteur s’est dérobé, et une idée qui, de son temps, était neuve et originale, a pris l’aspect d’un paradoxe lancé au hasard[54].

Il en est de même pour sa théorie du paupérisme. Quincey en fait « une maladie particulière au monde chrétien ». Il affirme que le christianisme a favorisé son apparition et son développement de plusieurs manières, la principale, la plus malfaisante, ayant été d’encourager les naissances « en protégeant le principe de vie comme un mystère sacré ». N’y avait-il réellement pas d’indigents à Babylone et dans la Rome antique ? La question valait la peine d’être élucidée. Quincey passe outre sans s’y arrêter, sans l’avoir posée, et sa théorie du paupérisme[55] reste aussi une idée en l’air. Tels qu’ils sont, cependant, avec leurs énormes défauts, ses travaux d’histoire font regretter ce qu’ils auraient pu être sans l’opium.

En littérature, il procédait volontiers par généralisations. Il divisait tout ce que les hommes ont jamais composé en deux grandes classes, répondant à deux fonctions distinctes, très différentes, bien qu’en fait elles se mêlent et se confondent souvent : « — Il y a premièrement la littérature-savoir, et, secondement, la littérature-force. La fonction de la première est d’instruire, celle de la seconde de faire mouvoir ; l’une est un gouvernail, l’autre une rame ou une voile. La première ne parle qu’à l’intelligence discursive ; la seconde s’adresse en dernière analyse à l’intelligence supérieure, ou raison, mais toujours à travers des émotions de plaisir ou de sympathie… Le public a si peu réfléchi aux fonctions supérieures de la littérature, qu’on se ferait accuser de paradoxe en avançant que l’objet de donner des informations n’est pour les livres qu’une pauvre fin, et une fin secondaire… Il y a une chose plus précieuse encore que la vérité : c’est la sympathie profonde pour la vérité… La littérature-force restaure et rafraîchit continuellement l’idéal de celles de nos qualités qui sont les plus précieuses à la face du ciel. Que vous apprend le Paradis perdu ? Rien du tout. Un livre de cuisine ? Quelque chose à chaque ligne. Placerez-vous pour cela ce misérable livre de cuisine au-dessus du divin poème ? Ce que vous devez à Milton n’est pas du savoir, que vous pourriez ensuite multiplier un million de fois sans vous élever d’un échelon au-dessus de la terre. Vous lui devez de la force, c’est-à-dire l’exercice et l’expansion des capacités de sympathie avec l’infini qui sont latentes en vous. Chaque influx de cette force vous soulève au-dessus de la terre. Dès le premier pas, c’est un mouvement ascensionnel[56]. »

Nous possédons en France un exemple de littérature-force que Quincey n’aurait pas admis, parce qu’il n’avait songé qu’aux poètes en formulant sa théorie, et qui n’en est pas moins typique. Les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau ont bouleversé le monde. Ils l’agitent encore : « La révolution française ne fait que commencer », écrivait Quincey en 1845, et, aujourd’hui encore, nous pourrions presque en dire autant.

La littérature-savoir, poursuivait-il, a constamment besoin d’être renouvelée ; c’est un des signes de son infériorité. La littérature-force est éternelle, tout en ayant éprouvé une espèce de brisure, aussi nette que profonde, lors de l’introduction dans le monde de l’idée chrétienne du péché. Les païens ne savaient pas ce que c’est que « pécher », dans le sens où nous prenons le mot depuis tantôt dix-neuf siècles. Ils connaissaient « le vice » et « la vertu », opposaient « le coupable » à « l’innocent », mais tous ces mots leur représentaient des idées différentes des nôtres, puisqu’ils n’attachaient pas aux préceptes de la morale le caractère de « sainteté » qu’un chrétien attache aux dix commandements et qui donne une saveur de sacrilège à chaque violation de la loi. À cause de cette seule différence, leur psychologie et leurs motifs d’action étaient tout autres, et cela se voit de reste dans leur théâtre. On pourrait presque ramener à une seule les différences qui séparent une tragédie grecque d’une tragédie moderne : celle-là est d’avant l’idée de péché, celle-ci d’après ; il a suffi d’une idée pour couper en deux le monde moral et littéraire[57].

Quincey était encore sur les bancs, qu’il pensait déjà ces choses. Il les avait eues présentes à l’esprit et s’était abandonné à leur influence tandis qu’il étudiait le grec et la littérature antique. Jamais il ne les avait perdues de vue, puisqu’il y revient dans trois au moins de ses articles, écrits à de longs intervalles. L’on devait croire que, se décidant un jour à exposer ses idées sur le théâtre grec[58], il ferait ample usage d’une formule aussi féconde. L’opium, apparemment, la lui fit prendre ce jour-là en « puissant dégoût », car on n’y trouve même pas une allusion dans la Théorie de la tragédie grecque ou dans l’Antigone de Sophocle.

Ses jugements sur les modernes lui étaient dictés par un « John-bullisme » éhonté, dont il est le premier à plaisanter : « Quand il s’agit de mes compatriotes, qu’ils aient tort ou raison, c’est tout un pour moi. » Son patriotisme n’était jamais si intransigeant qu’en littérature. Il y était injuste avec fureur ou délices, suivant les cas ; mais il avait ses motifs pour devenir, à l’occasion, absurde et de mauvaise foi. Quincey était grand ennemi des influences étrangères en littérature. Il adjurait les écrivains anglais de se retremper exclusivement aux sources nationales. On dirait qu’il pressentait le cosmopolitisme intellectuel de la fin du siècle et qu’il l’avait pris d’avance en horreur, tant il met d’ardeur à combattre les modèles étrangers. L’esprit latin lui était en particulière aversion. Toutes les armes lui sont bonnes contre la France, même le mensonge, pourvu qu’il dégoûte ses compatriotes de nous imiter. Il affirme, lui l’érudit impeccable, que nous n’avons pas eu de littérature au moyen âge, ni exercé la moindre influence, à aucune époque, sur les lettres britanniques ; ceux qui disent le contraire sont bons à enfermer. Comment la France pourrait-elle agir sur les esprits en dehors de ses frontières, elle qui ne possède pas un seul livre ayant modifié d’une façon durable « les modes de penser et d’agir et les méthodes d’éducation » des Français ? Quincey imprimait ces fantaisies patriotiques moins d’un demi-siècle après la mort de Voltaire et de Jean-Jacques[59]. Je dois dire à sa décharge qu’il n’avait pas le sens de la littérature française ; je n’en veux d’autre preuve que la phrase où, à propos de nos prosateurs et sans la moindre malice, il met Florian et Chateaubriand sur la même ligne ; Florian est même nommé le premier, mais c’est peut-être sans intention.

En principe, Quincey faisait une exception pour l’influence allemande et la recommandait à ses compatriotes. Dans la pratique, il travaillait à démolir son représentant le plus éminent : « Caliban ivre, écrivait-il, ne s’est jamais donné une idole plus débile et plus creuse que l’Allemagne moderne en la personne de Goethe. » La réputation « extravagante » de ce faux grand homme est un bel exemple de ce qu’on obtient avec le « puffisme », en ne craignant pas de frapper fort. Wilhelm Meister est une « abomination », l’un des romans les plus « répugnants » et les plus « ennuyeux » que l’on puisse lire. Hermann et Dorothée amuse les bonnes gens qui n’ont pas beaucoup de littérature. Personne n’a jamais compris goutte à Faust, ni à divers autres écrits que l’auteur avait faits à dessein inintelligibles, afin de susciter entre les critiques allemands des polémiques profitables à sa réputation. Il les aurait mis d’accord en deux mots, si le sens de ce qu’il avait dit avait eu la moindre valeur à ses propres yeux ; mais il jugeait de bonne politique d’entretenir la querelle, car il était important que son nom continuât d’agiter le monde, et parfaitement indifférent qu’on se méprît ou non sur sa pensée. » Du reste, l’idole branlait déjà sur sa base : Quincey ne lui en donnait pas « pour deux générations » avant de s’écrouler, les défis au « bon sens » ne pouvant jamais se prolonger lontemps[60].

Il concentrait toutes ses sympathies sur la littérature anglaise, qu’il aimait avec passion dans ses manifestations les plus diverses, et sans craindre les innovateurs, ainsi qu’on l’a vu à propos de Wordsworth et de Coleridge. Pendant toute sa jeunesse, les lakistes avaient été vilipendés en Angleterre, beaucoup plus violemment que ne l’ont jamais été chez nous les décadents ou les symbolistes. En dehors d’une très petite église, on ne daignait connaître Wordsworth et Coleridge que pour « les piétiner, leur cracher dessus. Il n’y avait jamais eu d’exemple d’hommes tenus pour aussi abjects par l’opinion publique ; il n’y en a jamais eu depuis et il n’y en aura jamais… Ils étaient les parias de la littérature[61] ». Quincey, qui professait un véritable culte pour Milton et qui proclamait la Dunciade « immortelle[62] », — Quincey fut néanmoins l’un des premiers fidèles, et des plus fervents, de la chapelle lakiste. Bien qu’il ne le dise nulle part, il était de ceux qui pensent que l’art doit se transformer sans cesse, sous peine de mourir, ce qui est le seul vrai malheur. Un art quelconque ne peut pas plus s’arrêter au point de la perfection qu’à tout autre ; la tragédie de Racine était parfaite, et les imitateurs de Racine ont été un fléau littéraire. En tout pays, on devrait être reconnaissant aux jeunes iconoclastes qui travaillent à briser les vieux moules, sans se soucier des quolibets de la foule : ils représentent la vie, ils sont la vie. Peu importe qu’ils soient destinés ou non à créer le nouveau moule qui s’imposera à son tour à l’admiration de cette même foule. Si ce n’est pas eux, ce sera un autre, un homme de génie à peine né peut-être, ou encore à naître, qui trouvera le terrain déblayé et les bénira de lui avoir épargné une besogne ingrate.

L’amitié n’entrait pour rien dans l’admiration que les poésies de Wordsworth et de Coleridge inspirèrent toujours à Quincey. L’idylle des lacs, entre hommes de génie, avait vécu ce que vivent les idylles. On s’en aperçut à la mort de Coleridge. Six semaines après[63], sa vie intime était étalée au grand jour dans une série d’articles plus spirituels que charitables. On y voyait Coleridge dans son ménage, se disputant avec sa femme ; Coleridge prenant un individu à gages pour l’empêcher de force d’entrer chez le marchand d’opium, et passant sur le corps de son homme ; Coleridge annonçant une conférence, et les belles dames s’en retournant bredouille après l’avoir attendu plus d’une heure ; Coleridge réussissant à se réveiller pour sa conférence, et se rendormant sur l’estrade ; Coleridge se levant le soir et apparaissant en bonnet de nuit, avec plusieurs étages de mouchoirs par-dessus son bonnet ; Coleridge se mettant en traitement chez un médecin et le convertissant à l’opium[64] ; Coleridge ravagé, avili, comme Quincey lui-même et par la même cause ; ayant comme lui le sens moral intact[65] et la volonté paralysée ; devenu comme lui l’écrivain des digressions et des « passages isolés[66] », faute de pouvoir suivre une idée ; comme lui débraillé, désordonné, décousu, burlesque à la fois et tragique : au demeurant, le dernier homme du monde pour lequel Thomas de Quincey aurait eu le droit d’être sévère, et les articles étaient signés : le Mangeur d’opium anglais.

Quatre ans après, ce fut le tour de Wordsworth, qui n’était pas mort et prit très mal la chose. On a beau être un vertueux père de famille, il n’est jamais agréable, surtout pour un poète, qu’un critique célèbre vienne dire au public à peu près ceci : « Le fameux Wordsworth (à cette époque, il était devenu fameux) vieillit mal ; il devient rougeaud. Il a des jambes — quelles jambes ! bonnes, mais pas ornementales ; c’est l’avis unanime des femmes. Et son dos ! Tout rond ! Quand on le voit par derrière, ça lui donne un air mesquin[67]. Ce que j’en dis est pour l’amour de la vérité, car je tiens en profond mépris, depuis ma plus tendre enfance, depuis que j’ai le sentiment de la vraie dignité humaine, cette passion de savoir comment les gens sont faits qu’on remarque chez tant de personnes, — chez Coleridge et Wordsworth, sans aller plus loin. Que me font, à moi, les jambes d’un homme[68] ? Il n’y a que son cœur et son esprit qui comptent, et ni l’un ni l’autre ne sont aimables chez Wordsworth. Il est insociable et égoïste. Il a mauvais caractère, et son arrogance ne permet pas d’entretenir avec lui des relations agréables. Croirait-on qu’il a la prétention de monopoliser les impressions sur les beautés de la nature ? Quand on essaie de placer son mot, il a une manière de ne pas écouter qui est positivement insultante[69]. Je ne me serais pourtant pas brouillé avec lui, malgré tout, sans sa femme. Elle est trop bête. Ma cuisinière avait fait des commérages, avait été malhonnête, soi-disant par mon ordre. Devait-on la croire, me connaissant ? On la crut, et ce fut le commencement de la brouille ; mais on ne l’aurait pas crue qu’il en eût été exactement de même : on ne peut pas vivre avec Wordsworth. Sa sœur était une charmante personne, qui m’a rendu beaucoup de services. Il est dommage qu’elle soit devenue folle. — Ce que je viens de vous conter vous a peut-être étonnés ? On a tant poétisé l’histoire des lakistes vivant harmonieusement en face de la nature… La vérité vraie, c’est qu’ils étaient tous mal ensemble. » — Quelques lecteurs conclurent de ces articles que Thomas de Quincey était méchant. « Petit misérable ! criait Southey. Il faut le cravacher. » Southey avait tort. Quincey n’était pas méchant. Il n’était qu’intempérant dans son langage, trop communicatif à ses heures et volens nolens, comme le sont les ivrognes ; il disait alors tout haut ce que beaucoup de braves gens, qui ne se croient pas féroces pour cela, pensent tout bas de leurs meilleurs amis.

En tout cas, ses confidences sur le caractère ou les jambes de ses anciens dieux ne l’entraînèrent jamais à se montrer ingrat envers leur génie. Ce n’est pas ici le lieu de refaire l’histoire de l’école romantique anglaise. Il suffira de dire qu’elle a été la glorification des idées de Quincey sur la nécessité de remonter aux sources nationales, de rompre avec le vocabulaire « livresque », d’entrer en communion avec la nature, et de faire en poésie une large part aux sensations. Et Quincey ne demeura point passif dans la grande bataille romantique. Il mit au service des siens tout ce qu’il possédait d’éloquence et d’influence, et fut l’un des artisans de la victoire finale de Coleridge et de Wordsworth[70] sur les défenseurs de l’esprit classique.

La passion des vers était dans sa pensée un simple retour à la nature. Il soutenait que la poésie avait été aux origines le langage « naturel » de l’humanité dans toutes les occasions solennelles ou seulement importantes, tandis que la prose avait été « l’invention », la « découverte » de quelques hommes de génie : « Quoi ? direz-vous, les hommes parlaient en vers ? — Dans les temps primitifs, il leur aurait paru contre nature, et absurde qui plus est, de parler en prose. Il fallait alors des raisons passionnantes pour motiver une harangue publique… et, dans les sociétés encore simples,… les sentiments violents revêtent nécessairement la forme du mètre, qui autorise les termes emphatiques, les antithèses, et autres effets de rhétorique… Nous sommes convaincus qu’il a fallu plus d’efforts, un siècle avant Hérodote, pour amener les esprits à renoncer au diapason poétique avec lequel ils s’étaient accordés de longue date, qu’il n’en faudrait à un journaliste moderne pour revenir brusquement au vers lyrique[71]. »

Voilà des renseignements assez complets sur les richesses intellectuelles dilapidées par Quincey. La nature généreuse avait réuni en sa faveur les dons du poète à ceux du penseur. Elle l’avait doté, dans sa munificence, d’une grande imagination pleine de fantaisie et d’un esprit aigu, fécond en idées hautes et neuves. Après qu’il eut irrémédiablement gâché ces beaux présents, il ne lui resta guère, sa magnifique langue mise à part, que le pouvoir de jeter le trouble et le désarroi dans l’esprit du lecteur en lui ôtant les lisières de la convention et du lieu commun. Mais il a exercé ce pouvoir avec génie, et rien n’a pu le lui ôter, car il tenait à la constitution intime de son esprit.

Quincey était de ceux qui sont plus frappés, en toute chose, des différences que des ressemblances. Il existe une autre famille d’esprits pour lesquels c’est l’opposé. Les premiers s’amusent beaucoup plus dans la vie ; ils ont une vision pittoresque du monde qui leur est un perpétuel divertissement. Quincey ne pouvait pas s’expliquer la fortune du mot de l’Ecclésiaste : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. » Rien ne lui paraissait plus contraire à la vérité. C’est, disait-il, la plainte d’un blasé, qui ne peut pas découvrir des jouissances nouvelles, puisqu’il ne peut plus jouir de rien. « La pénurie dont il gémit comme étant inséparable de la condition humaine n’est pas objective, dans son cas ; elle est subjective… Ce n’est pas le prenable qui est en défaut ; c’est le prenant… La vérité est qu’il n’y a rien de vieux sous le soleil. » De même qu’il n’existe pas deux feuilles pareilles dans toute la terre, il n’existe pas non plus deux actions humaines parfaitement semblables, deux sentiments tout à fait identiques. Objets matériels ou passions, événements ou esprits sont « individualisés » à l’infini par la nature, au moyen d’un fonds inépuisable de variantes, de détails ajoutés ou supprimés, de circonstances extérieures, de nuances dans les idées et les impressions, qui lui permettent de ne jamais se répéter. « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil » est un de ces lieux communs faux et menteurs qui courent le monde parce que personne ne prend la peine de les considérer et de les réfuter[72]. »

À partir de 1845, Quincey entremêla ses articles de fragments singuliers, et quelquefois admirables, qu’il avait annoncés sous ce titre général : Suspiria de profundis : suite aux Confessions d’un mangeur d’opium anglais. C’est là qu’il faut chercher ses chefs-d’œuvre ; mais les Suspiria de profundis sont liés trop intimement à sa vie intérieure pour pouvoir se séparer de sa biographie.


VI

Le succès ne lui avait pas tourné la tête. Plus timide et plus nerveux que jamais, Quincey se cachait du monde et de ses meilleurs amis dans les garnis de Londres ou d’Édimbourg ; il fallait quelquefois de longues recherches et beaucoup de sagacité pour retrouver sa trace. Il donnait pour excuse de ses allures mystérieuses qu’il était perpétuellement pourchassé par des créanciers, et il y avait là dedans une part de vérité. Quincey était voué à la misère, et il n’aurait pas eu huit enfants qu’il n’en aurait été ni plus ni moins. Il était pauvre par des raisons « subjectives », comme l’auteur de l’Ecclésiaste était pessimiste. La paralysie de la volonté en avait fait dans la vie pratique un tout petit enfant, incapable de l’acte le plus simple. Il en était venu à ne pas savoir payer une note, même quand il avait l’argent. À sa mort, on trouva dans ses papiers une collection de factures qu’il avait cachées pour n’y plus penser. C’était sa manière de régler les affaires, mais ses créanciers ne l’entendaient pas ainsi et réclamaient. Quincey n’ouvrait pas leurs lettres ; il avait un flair infaillible pour deviner celles qui « le rendraient malheureux », et il les envoyait rejoindre les factures. Les créanciers se décidaient un beau jour à venir le relancer, et c’est alors qu’il prenait la fuite de taudis en taudis. Son imagination grossissante lui montrait toute une meute sur ses talons ; il se figura pendant des années avoir la moitié des logeuses d’Édimbourg à ses trousses.

Jamais on ne put lui apprendre à toucher une traite. Un directeur de revue, Charles Knight, avait pris chez lui, à Londres, ce collaborateur fugace. Un soir, plus de Quincey. Au bout de plusieurs jours, on le retrouva dans un bouge d’un quartier mal famé. Il avait reçu une traite de sa mère et n’avait pas réussi à la toucher à cause d’une horrible complication : elle n’était pas échue. Alors il s’était sauvé, de peur d’avoir à entrer dans des explications avec le domestique de son hôte sur un projet qu’il avait dû abandonner faute d’argent. Charles Knight le décida à revenir en lui jurant qu’il aurait son argent le lendemain matin. Quincey n’en croyait pas ses oreilles : « Quoi ? Comment ? s’écriait-il. Est-ce possible ? Est-ce qu’on peut toucher avant l’échéance[73] ? »

Une autre fois, il tombe chez un ami au milieu de la nuit, force sa porte et lui explique gravement, dans son langage un peu cérémonieux, qu’il lui faut absolument, à l’instant même, sept shellings six pence. Pendant ce discours, Quincey croit remarquer que le visage de son ami se rembrunit, et il se rappelle fort à propos qu’il a sur lui un « document » pouvant servir de « garantie ». Il fouille dans ses poches et en tire une quantité inimaginable de bouts de ficelle, de bouts de crayon, d’objets informes, innommables, parmi lesquels se trouve enfin une petite boulette de papier : « Il la déchiffonne. C’était un billet de banque de cinquante livres sterling. » Quincey avait essayé de le changer, s’était heurté, comme pour la traite, à des difficultés insurmontables, et avait pris le parti d’aller demander à un ami « une monnaie ayant cours dans le royaume[74] ».

L’ami se recoucha, mais Quincey n’était pas au bout de ses peines. Son sentiment esthétique, qui ne le tourmentait guère pour sa toilette, ne lui permettait pas de donner une pièce blanche, ou un sou, qui ne fût pas propre et reluisant. Il s’imposait de les fourbir avec une peau avant d’en faire usage, les enveloppait dans du papier en attendant, et les mettait en lieu sûr. Autant de serrés, autant de perdus. Ses héritiers ramassèrent de ces petits paquets dans tous les coins de ses nombreux domiciles ; il s’en trouva pour une grosse somme.

Sa famille avait des demeures fixes : aux Lacs jusqu’en 1830, à Édimbourg les dix années suivantes, puis à Lasswade, près d’Édimbourg. Quincey n’en avait pas et ne pouvait pas en avoir, même quand un ami le débarrassait de ses créanciers, même quand il était censé habiter avec les siens. À peine était-il installé dans une pièce, qu’il y « neigeait », selon son expression. Il neigeait des livres, il neigeait des revues, des journaux, des paperasses, et cela envahissait tout, grimpait partout, le long des murailles, sur les sièges, sur les meubles, sur le lit, dans des ustensiles de ménage arrivés, sans qu’on sût comment, dans son cabinet de travail. La logeuse y retrouvait ses baquets, pleins d’épreuves d’imprimerie. Mlles de Quincey y retrouvaient leur baignoire, débordante de papiers en fouillis. Le plancher ne tardait pas à disparaître sous une épaisse couche blanche, à la réserve d’un petit sentier conduisant à la cheminée, avec embranchement vers la table, où Quincey se réservait une toute petite place pour écrire. Mais la neige tombait toujours. Quand elle avait recouvert toute la table, Quincey écrivait dans sa main. Quand elle avait effacé le sentier, Quincey lui ouvrait les pièces voisines. Quand l’appartement était « enseveli », qu’il n’y avait même plus moyen de se glisser dans le lit, il donnait un tour de clef et allait recommencer ailleurs, après avoir adjuré sa logeuse de ne toucher à rien. Il devenait pathétique pour défendre ses papiers. Sa carrière était perdue si on les dérangeait, puisqu’il ne s’y reconnaissait qu’à « la position » de chaque feuille. Il aimait mieux payer deux loyers, trois loyers… On lui a connu six de ces « dépôts » à la fois, sans compter ceux qu’il avait oubliés, ni ceux qu’il continuait à payer et qui étaient depuis longtemps balayés, loués à d’autres, ni ceux où il n’avait jamais mis le pied que dans les discours de propriétaires inventifs et sans scrupules, qui le faisaient trembler pour des papiers imaginaires. L’un d’eux lui vendait des ballots de paille pour des manuscrits. Un autre, plus malin, prenait l’argent et ne donnait jamais rien en échange. Tous les moyens étaient bons pour plumer Quincey.

Le visiteur qui était parvenu à le dépister et à le prendre au gîte trouvait un petit être débile, affublé de haillons, les pieds nus dans des savates, à moins qu’il n’eût des bas et pas de souliers, ou un bas à un pied et une pantoufle à l’autre. La figure, toute en front, était intelligente et fine. La bouche n’avait plus une seule dent : l’opium et la morphine les font tomber[75]. La pâleur transparente de cette chétive créature, ses mains diaphanes, ses prunelles voilées et sans regard, ses vêtements trop larges et qui semblaient vides, lui donnaient un air immatériel, surnaturel. C’était une ombre, qui dormait les yeux ouverts tout du long du jour. « Pauvre petit ! disait Carlyle, touché de son apparence faible et misérable. C’est un innocent, et rien ne serait plus facile que de l’effacer d’un coup d’éponge. Pauvre petit Quincey ! »

Vers le soir, son cerveau s’éveillait peu à peu, et l’ombre se mettait à parler bas, d’une voix dolente et harmonieuse qui « semblait venir du pays des songes », tandis que ses yeux s’emplissaient de lueurs et que son regard « plongeait dans l’invisible ». Il avait l’air, rapporte un contemporain, de lire sur la muraille d’en face que qu’il vous disait. — Peut-être le lisait-il en effet, lui aussi, comme Hoffmann, cet autre visionnaire, il avait la sensation aiguë d’un monde à côté, aussi réel que le monde que nous connaissons tous, et ouvert à quiconque sait user des moyens de communication mis à notre service par la nature. Il disait : « La machine à rêver qui est implantée dans le cerveau humain n’y a pas été mise pour rien. » Elle n’est pas également puissante chez tous les hommes. Les uns rêvent « magnifiquement », les autres pauvrement : cela dépend des complexions. Belle ou médiocre, la faculté du rêve est le canal par lequel nous pénétrons dans l’univers invisible. Quincey se rangeait parmi les privilégiés qui ont possédé cette faculté à un degré supérieur dès le jour de leur naissance, et se vantait de l’avoir développée « presque surnaturellement » par l’opium, ce qui n’était que trop vrai. Que n’avait-il pas rêvé, même en plein jour et en se promenant ? Il en parlait volontiers. Ses récits du monde occulte, murmurés de sa voix musicale, comptaient parmi les spectacles curieux d’Édimbourg : « Il racontait, dit un témoin, de profonds mystères tirés de sa propre expérience. C’étaient des visions qui lui étaient apparues dans des montagnes absolument solitaires. C’étaient des événements qui illustraient, s’ils ne les prouvaient, les doctrines sur les rêves, les avertissements prophétiques, la seconde vue et le magnétisme[76]. »

Une tasse de café le ramenait sur terre en achevant de dissiper le sommeil. Le causeur s’animait et ravissait son auditoire. Il était incomparable, de l’avis de tous ceux qui l’ont entendu. Quincey causait en artiste, et non en bavard. Il savait écouter. Il élevait et élargissait tous les sujets, et il s’exprimait avec une courtoisie aristocratique que ses accoutrements de mendiant romantique rendaient très frappante. Les maîtres de maison d’Édimbourg ambitionnaient tous de l’avoir à dîner ; mais ce n’était point chose facile. Il ouvrait rarement les invitations ; elles étaient classées parmi les correspondances qui « le rendaient malheureux ». D’ailleurs, ouvertes ou non, il était incapable d’aller à heure fixe à un endroit donné ; l’opium avait aboli chez lui la notion du temps. Il fallait l’envoyer chercher. Le « pauvre petit » suivait le messager sans résistance, sinon de bon cœur, et les invités avaient un double régal. Celui des yeux, premièrement. Voici dans quel appareil Quincey parut un soir à un dîner de cérémonie : « Il portait un paletot en grosse étoffe à longs poils, râpé, troué, et boutonné jusqu’au menton. Au cou, un mouchoir de couleur. Aux pieds, des chaussons de lisière pleins de neige. Son pantalon — quelqu’un suggéra que son pantalon était un caleçon noirci avec de l’encre, mais il n’aurait jamais pris la peine de déguiser son caleçon[77]. » Au bout de cinq minutes, personne ne pensait plus au costume de Quincey ; on était tout oreilles.

Il y avait plus difficile encore que de l’avoir : c’était de ne plus l’avoir et de le faire repartir. L’inquiétude qui pousse l’homme à changer de place sans raison lui paraissait monstrueuse : elle tue le rêve. Quand Thomas de Quincey se trouvait bien quelque part, il y restait, sourd à toutes les insinuations. On n’avait d’autre ressource que de l’attirer par ruse et adresse à la porte de la rue, où ses instincts de noctambule devenaient le salut. L’obscurité le fascinait. Il s’y élançait, et ne reparaissait chez lui que le lendemain. Nul n’a jamais su où il allait dans l’intervalle. Les paysans des environs d’Édimbourg prétendaient qu’il se promenait la nuit dans les bois avec une lanterne. On savait par lui-même qu’il aimait à coucher à la belle étoile ; il s’élevait fréquemment, avec chaleur et amertume, contre la « barbarie » et la « brutalité » de la loi anglaise, qui assimile les dormeurs en plein air à des vagabonds. Après une nuit passée dans un sillon, le petit garçon d’un de ses amis demanda deux sous à son père pour ce pauvre bonhomme plein d’herbe et de terre.

Il ne manquait pas de gens qui s’estimaient trop heureux de le garder, et non pas seulement pour s’en amuser ; on l’aimait. Quincey restait chez eux plusieurs jours ou quelques mois, selon les circonstances, puis il disparaissait comme il était venu, sans l’avoir projeté ni savoir pourquoi. C’était le plus doux et le plus poli des commensaux, mais non le moins embarrassant. À peine osait-on le perdre de vue. Il dévastait à présent les bibliothèques, lui, Thomas de Quincey, jadis impitoyable pour Wordsworth parce qu’il avait coupé un livre avec le couteau du beurre. Il arrachait dans une édition princeps le chapitre dont il avait besoin. Il écrivait ses articles sur les marges d’un livre de luxe. Il mettait une reliure de prix dans sa cuvette. L’opium en avait fait un Vandale, un monstre, à l’égard des livres, qu’il avait tant aimés. Un bibliophile lui avait prudemment dissimulé sa bibliothèque : « Au point du jour, un cri de triomphe : Eureka ! m’appelle dans sa chambre. Un instinct infaillible l’avait conduit droit aux livres, dont il avait déjà formé un amoncellement autour de lui. Le mieux relié de mes in-quarto gisait à terre sur un objet de literie, devant Quincey à plat ventre et en chemise… Il venait de découvrir un anachronisme très remarquable… La scène que j’avais sous les yeux me rappelait la Tentation de saint Antoine dans les toiles des maîtres hollandais[78]. »

Il mettait continuellement le feu en travaillant, au beau milieu de la nuit. C’était encore la faute de l’opium, qui lui causait de brusques sommeils. Il tombait le nez sur sa chandelle et la renversait. Tant mieux s’il l’éteignait du coup, sinon elle allumait « la neige ». Cela le réveillait, et son premier soin était de fermer sa porte à double tour, de peur qu’on n’eût l’idée d’éteindre le feu avec de l’eau : tout plutôt que de laisser mouiller ses papiers ! Il étouffait l’incendie avec sa garde-robe, quitte à avouer le lendemain qu’il ne pouvait pas quitter sa chambre faute de culottes.

Il commandait à la cuisine, sous prétexte que son estomac exigeait une nourriture spéciale, et il n’y avait pas de fin aux complications domestiques qui en résultaient. Une maîtresse de maison nous a conservé l’un des discours qu’il avait prononcés avec solennité devant ses casseroles : « Vu la dyspepsie qui afflige mon système et la possibilité de quelque trouble additionnel dans mon estomac, il se produirait des conséquences désastreuses incalculables, de nature à augmenter mon irritation nerveuse et à m’empêcher de vaquer à des affaires d’une importance capitale, si vous oubliiez de couper le mouton diagonalement, plutôt que longitudinalement[79]. » Ce noble langage terrorisait les servantes écossaises, déjà impressionnées par sa tournure de sorcier et par les légendes qui couraient sur son compte. L’une d’elles s’attendait à le voir s’envoler par la cheminée. Une autre quitta précipitamment la maison et refusa d’y rentrer : « M. Quincey lui faisait trop peur — il avait des mots épouvantables ! » Il arrivait quelquefois qu’il les subjuguait : « Ah ! monsieur, s’écriait l’une de ces gothons, vous êtes un grand homme, un très grand homme ; personne ne vous comprend ! » Les hôtes étaient perdus quand la cuisinière le prenait en affection. Quelqu’un avait prié un gourmet à dîner. On servit des tripes et du flan ; c’était Quincey qui avait changé le menu à cause « de l’état de son estomac, source perpétuelle d’affliction pour lui ». On eut de la peine à apaiser l’invité[80].

Malgré toutes ces choses, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de raconter, il n’aurait tenu qu’à lui de passer sa vie entière chez l’un ou chez l’autre. Il était de ceux qui gagnent les cœurs par un charme indéfinissable : « Jamais homme plus aimable, jamais homme doué d’autant de séduction n’a foulé cette terre. Le voir et le connaître, c’était l’aimer et le vénérer. Humble au point où cela devient un défaut, simple comme un enfant, chacun de ses actes, chacune de ses paroles respirait néanmoins la noblesse et accusait une nature raffinée[81]. »

Les siens l’adoraient tout les premiers. Dieu sait pourtant s’il avait été un bon père de famille ! Sa femme était morte jeune, de misère et de souci. Ses enfants s’étaient élevés tout seuls. Ce n’était pas faute de tendresse de sa part ; c’était l’opium et son cortège d’infirmités mentales. La perte de trois de ses fils l’affecta profondément sans rien changer à son train de vie. Il eut sa dernière grande rechute après la mort de l’un d’eux, en 1842. Il était remonté à cinq mille gouttes[82] de laudanum par jour, avec quelles conséquences, ses lettres et son Journal manuscrit nous l’apprennent : « (1844) … dès qu’il s’agit de composer, de suivre et de développer une idée, je ne me rends que trop bien compte à quel point l’intelligence est atteinte par ma condition morbide. Cette ruine m’aide à voir clair dans l’état où était Coleridge sur la fin de sa vie. J’ai compris son chaos par les ténèbres du mien, et tous deux étaient l’œuvre du laudanum… On peut encore créer des fragments isolés, mais il manque le lien, la vie, le principe qui relie les diverses parties à un point central. Une incohérence sans bornes, une impossibilité lugubre de se rattacher à une idée dominante : tel est l’incube hideux qui pèse continuellement sur mon esprit. »

Avec la difficulté du travail était revenue la répulsion nerveuse pour la page commencée : « Ce que j’écris m’inspire tout à coup une sombre et frénétique horreur. Il n’y a pas de termes pour rendre l’ouragan subit de révélations effroyables qui s’abat sur moi, du fond d’une éternité qui n’est plus à venir, mais passée et irrévocable. Il me semble que ce que j’écrivais est enveloppé subitement dans une nappe de feu, — mon papier m’a l’air empoisonné ; — je ne peux plus en supporter la vue, et je l’ensevelis parmi d’énormes tas de lettres inachevées, d’articles commencés et abandonnés dans des circonstances analogues. Personne n’est témoin de ces crises ; je vis complètement seul dans mon cabinet de travail. »

Ailleurs : « Je connais quelqu’un qui s’est bien souvent jeté à bas de son lit, au milieu de la nuit, — tombant à genoux, tandis que la sueur inondait son visage ravagé, et criant d’une voix à réveiller toute la maison : « Ô Christ, aie pitié de moi, pécheur ! » tant était atroce le monde d’horreurs que le sommeil ouvrait devant mes yeux[83]. »

Il n’en était plus à se sentir guetté par la folie, comme lors de ses précédents excès, mais agrippé par elle, déjà dément et marchant rapidement au suicide. La peur lui fut une fois de plus secourable. Elle lui donna la force de diminuer considérablement la dose d’opium, malgré les tortures de l’état de besoin. « J’éprouvais, raconte Quincey, des effets tellement atroces et dont les médecins ne se doutent pas, que j’étais heureux de retomber. Cependant, je persistai. J’ai redescendu l’échelle, silencieusement, sûrement… » Il trouva sa récompense au pied de l’échelle, et fut sauvé alors qu’il n’espérait plus : « Pendant six mois, pas de résultat, — un état d’une morne uniformité, — une désolation complète, — une détresse si profonde, que je ne pouvais plus me cacher l’impossibilité de continuer à vivre en portant une croix pareille. Je tenais mon Journal, comme le naufragé dans une île déserte qui n’a plus qu’un jour de vivres. Le vendredi 23 février, je pus dire pour la première fois, dans le langage de l’Écriture : « Et l’homme était assis, vêtu, et dans sa raison. » L’expression n’est pas trop forte, j’avais su tout le temps que je n’étais plus tout à fait dans mon bon sens[84]. »

Son traité avec le « noir tyran » date de cette affreuse crise. Quincey ne se berça plus de l’espoir de s’en affranchir tout à fait, mais il modéra définitivement son tribut et vécut en paix sa vieillesse. Des héritages lui avaient ramené l’aisance. Il profita de ce qu’il était au port pour résumer les expériences d’une existence féconde en peines et en erreurs. Personne ne connaît la vie intérieure de personne. Nos proches l’ignorent. Les gens avec qui nous habitons sous le même toit l’ignorent : « Elle coule à part, parallèlement à notre vie extérieure, et secrète pour tous. C’est un monde dans lequel le dernier des hommes a besoin de demeurer solitaire, et ne peut pas admettre l’être même qu’il aime le plus au monde[85]. » Mais ce courant invisible nous porte vers des conclusions qui sont le fruit, doux ou amer, de chaque destinée humaine, et dont il ne nous est pas interdit de faire profiter les autres. Quincey écrivit dans cette pensée une collection de petits morceaux en prose poétique. Le plus grand nombre ont été perdus dans « la neige », ou brûlés dans un des commencements d’incendie allumés par son imprudence. Les autres forment les Suspiria de profundis, soupirs d’une âme fatiguée qui cherche le repos dans une vision mystique de l’univers. Ils sont d’un poète chez qui la pensée flotte toujours dans les brumes du rêve, et auquel les réalités se présentent naturellement revêtues de symboles.

Les Suspiria qui nous restent sont des hymnes à la Douleur, déesse auguste et bienfaisante, ferment de l’univers. C’est blasphémer que de la maudire. Sans elle, les grands bonheurs de la vie n’existeraient pas : « Il n’est pas de joie parfaite où il n’entre du terrible. » Il y a de la douleur dans la joie de vivre. Il y en a dans l’âme de tout homme qui voit plus avant que la surface des choses. Elle est le « talisman » auquel nous devons les « révélations intellectuelles[86] » ; nous ne sommes rien tant que nous n’avons pas souffert. Elle est le tremblement de terre avec lequel Dieu « laboure » l’avenir. Il faut des « calamités » pour les desseins d’en haut. « Comprenez bien ceci[87]… Le temps présent et même le point mathématique périt mille fois avant que nous ayons pu affirmer sa naissance. Dans le présent, tout est fini, et aussi bien ce fini est infini dans la vélocité de sa fuite vers la mort. Mais en Dieu il n’y a rien de fini ; en Dieu il n’y a rien de transitoire ; en Dieu il n’y a rien qui tende vers la mort. Il s’ensuit que pour Dieu le présent n’existe pas. Pour Dieu, le présent, c’est le futur, et c’est pour le futur qu’il sacrifie le présent de l’homme. C’est pourquoi il opère par le tremblement de terre. C’est pourquoi il travaille par la douleur. Oh ! profond est le labourage du tremblement de terre ! Oh ! profond, profond est le labour de la douleur ! mais il ne faut pas moins que cela pour l’agriculture de Dieu. Sur une nuit de tremblement de terre, il bâtit à l’homme d’agréables habitations pour mille ans. De la douleur d’un enfant il tire de glorieuses vendanges spirituelles qui, autrement, n’auraient pu être récoltées. Avec des charrues moins cruelles le sol réfractaire n’aurait pas été remué. À la terre, notre planète, à l’habitacle de l’homme, il faut la secousse ; et la douleur est plus souvent encore nécessaire comme étant le plus puissant outil de Dieu ; oui, elle est indispensable aux enfants mystérieux de la terre[88]. »

Les Romains avaient une déesse nommée Levana, « qui conférait au nouveau-né la dignité humaine » et veillait ensuite sur son éducation[89]. « Mais ne croyez pas qu’il s’agisse ici de cette pédagogie qui ne règne que par les alphabets et les grammaires. L’éducation de Levana représente ce puissant système de forces centrales qui est caché dans le sein profond de la vie humaine et qui travaille incessamment les enfants, n’arrêtant ni jour ni nuit, leur enseignant tour à tour la passion, la lutte, la tentation, l’énergie de la résistance… »

Une pareille éducatrice ne peut que « révérer profondément les agents de la douleur ». Les chagrins des enfants, quoi qu’on en dise, sont aussi cuisants que ceux des hommes. Beaucoup de pauvres petits en meurent ; seulement, on donne un autre nom à leur maladie. « C’est pourquoi Levana s’entretient souvent avec les puissances qui font trembler le cœur de l’homme ; c’est pourquoi elle raffole de la douleur. » Quincey l’avait vue souvent en rêve, avec les trois ministres de ses desseins mystérieux, trois sœurs, « trois puissantes abstractions qui s’incarnent dans toutes les souffrances individuelles du cœur humain… Appelons-les donc Nos dames de douleur. Je les connais à fond et j’ai parcouru leurs royaumes en tous sens. Elles sont de même famille ; et leurs routes sont très distantes l’une de l’autre ; mais leur empire est sans bornes[90]. Je les ai vues souvent conversant avec Levana, et quelquefois même s’entretenant de moi. Elles parlent donc ? Oh ! non. Ces puissants fantômes dédaignent les insuffisances du langage. Elles peuvent proférer des paroles par les organes de l’homme, quand elles habitent dans un cœur humain ; mais, entre elles, elles ne se servent pas de la voix ; elles n’émettent pas de sons ; un éternel silence règne dans leurs royaumes… ».

« La plus âgée des trois sœurs s’appelle Mater Lachrymarum, ou Notre-Dame des Larmes. C’est elle qui, nuit et jour, divague et gémit, invoquant des visages évanouis. C’est elle qui était dans Rama, alors qu’on entendit une voix se lamenter, celle de Rachel pleurant ses enfants et ne voulant pas être consolée. Elle était aussi dans Bethléem, la nuit où l’épée d’Hérode balaya tous les innocents hors de leurs asiles… Ses yeux sont tour à tour doux et perçants, effarés et endormis, se levant souvent vers les nuages, souvent accusant les cieux. Elle porte un diadème sur sa tête. Et je sais par des souvenirs d’enfance qu’elle peut voyager sur les vents quand elle entend le sanglot des litanies ou le tonnerre de l’orgue, ou quand elle contemple les éboulements des nuages d’été. Cette sœur aînée porte à sa ceinture des clefs plus puissantes que les clefs papales, avec lesquelles elle ouvre toutes les chaumières et tous les palais… C’est à l’aide de ces clefs que Notre-Dame des Larmes se glisse, fantôme ténébreux, dans les chambres des hommes qui ne dorment pas, des femmes qui ne dorment pas, des enfants qui ne dorment pas, depuis le Gange jusqu’au Nil, depuis le Nil jusqu’au Mississipi. Et comme elle est née la première et qu’elle possède l’empire le plus vaste, nous l’honorerons du titre de Madone. »

On aura reconnu dans ce qui précède une réminiscence du grand chagrin de son enfance et des visions douloureuses qui l’obsédèrent à la mort de sa sœur préférée. Le paragraphe suivant est une allusion non moins transparente aux deux pauvres idiotes dont le sort cruel lui révéla l’existence des « parias » de toute espèce pour lesquels les sociétés humaines se montrent si dures.

« La seconde sœur s’appelle Mater Suspiriorum, Notre-Dame des Soupirs. Elle n’escalade jamais les nuages et elle ne se promène pas sur les vents. Sur son front, pas de diadème. Ses yeux, si on pouvait les voir, ne paraîtraient ni doux, ni perçants ; on n’y pourrait déchiffrer aucune histoire ; on n’y trouverait qu’une masse confuse de rêves à moitié morts et les débris d’un délire oublié. Elle ne lève jamais les yeux ; sa tête, coiffée d’un turban en loques, tombe toujours, et toujours regarde la terre. Elle ne pleure pas, elle ne gémit pas. De temps à autre elle soupire inintelligiblement. Sa sœur, la Madone, est quelquefois tempétueuse et frénétique, délirant contre le ciel et réclamant ses bien-aimés. Mais Notre-Dame des Soupirs ne crie jamais, n’accuse jamais, ne rêve jamais de révolte. Elle est humble jusqu’à l’abjection. Sa douceur est celle des êtres sans espoir… Si elle murmure quelquefois, ce n’est que dans des lieux solitaires, désolés comme elle, dans des cités ruinées, et quand le soleil est descendu dans son repos. Cette sœur est la visiteuse du paria, du juif, de l’esclave qui rame sur les galères ; … de la femme assise dans les ténèbres, sans amour pour abriter sa tête, sans espérance pour illuminer sa solitude ; … de tout captif dans sa prison ; de tous ceux qui sont trahis et de tous ceux qui sont rejetés ; de tous ceux qui sont proscrits par la loi de la tradition, et des enfants de la disgrâce héréditaire. Tous sont accompagnés par Notre-Dame des Soupirs. Elle aussi, elle porte une clef, mais elle n’en a guère besoin. Car son royaume est surtout parmi les tentes de Sem et les vagabonds de tous les climats. Cependant dans les plus hauts rangs de l’humanité elle trouve quelques autels… »

La dernière sœur n’a qu’un petit nombre de sujets. Son royaume se dépeuple au fur et à mesure qu’il se peuple, car sa verge est meurtrière ; Quincey en savait quelque chose : « Mais la troisième sœur, la plus jeune ! — Chut ! quand nous parlons d’elle, que votre voix soit comme un murmure ! Son domaine n’est pas grand, autrement aucune chair ne pourrait vivre ; mais sur ce domaine elle est la toute-puissance. Son front couronné de tours comme celui de Cybèle s’élève presque hors de portée de nos regards… Malgré le triple voile de crêpe dont elle enveloppe sa tête, si haute qu’elle la porte, on peut voir d’en bas la lumière sauvage qui s’échappe de ses yeux, lumière de désespoir toujours flamboyante, les matins et les soirs, à midi comme à minuit, à l’heure du flux comme à l’heure du reflux. Celle-là défie Dieu. Elle est la mère des démences et la conseillère des suicides. Profondes sont les racines de son pouvoir, mais petite est la nation sur qui elle règne. Car elle ne peut appesantir sa main que sur ceux-là chez qui une nature douée de profondeurs a été bouleversée de fond en comble par des convulsions intérieures, chez qui le cœur tremble et le cerveau vacille sous les souffles combinés des tempêtes du dehors et de celles du dedans. La Madone marche à pas incertains, tantôt rapides, tantôt lents, toujours avec une grâce tragique. Notre-Dame des Soupirs s’avance avec timidité et comme furtivement. Mais leur jeune sœur n’a que des bonds imprévus, des élans de tigre. Elle ne porte pas de clefs ; car, ne venant que rarement parmi les hommes, elle arrache toutes les portes là où il lui est permis d’entrer. Et son nom est Mater Tenebrarum, Notre-Dame des Ténèbres. »

Les trois sœurs prirent Quincey dans son berceau et le bercèrent sur leurs genoux redoutables. Notre-Dame des Larmes touchait sa tête, appelait du doigt Notre-Dame des Soupirs, et ses signes, qu’aucun homme ne peut lire autrement qu’en rêve, pouvaient se traduire ainsi : « Vois ! le voici, celui que j’ai consacré à mes autels. C’est lui que j’ai fait mon favori. Je l’ai égaré, je l’ai séduit, et du haut du ciel j’ai attiré son cœur vers le mien. Par moi il est devenu idolâtre ; par moi rempli de désirs et de langueurs, il a adoré le ver de terre et il a adressé ses prières au tombeau vermiculeux. Sacré pour lui était le tombeau ; aimables étaient ses ténèbres ; sainte sa corruption. Ce jeune idolâtre, je l’ai préparé pour toi, chère et douce sœur des Soupirs ! Prends-le maintenant sur ton cœur, et prépare-le pour notre terrible Sœur. Et toi — se tournant vers la Mater Tenebrarum, — reçois-le d’elle à ton tour. Fais que ton sceptre soit pesant sur sa tête. Ne souffre pas qu’une femme, avec sa tendresse, vienne s’asseoir auprès de lui dans sa nuit. Chasse toutes les faiblesses de l’espérance, sèche les baumes de l’amour, brûle la fontaine des larmes ; maudis-le comme toi seule sais maudire. Ainsi sera-t-il parfait dans la fournaise ; ainsi verra-t-il les choses qui ne devraient pas être vues, les spectacles qui sont abominables et les secrets qui sont indicibles. Ainsi lira-t-il les antiques vérités, les tristes vérités, les grandes, les terribles vérités. Ainsi ressuscitera-t-il avant d’être mort. Et notre mission sera accomplie, que nous tenons de Dieu, qui est de tourmenter son cœur jusqu’à ce que nous ayons développé les facultés de son esprit. »

Quincey ne pouvait oublier son humble amie d’Oxford-Street dans cette récapitulation des souffrances humaines. Il pensait à la pauvre Anne et à sa cruelle mais banale histoire en écrivant la Fille du Liban[91], où une malheureuse comme elle est relevée, sauvée et glorifiée par un homme de Dieu qui la rencontre de nuit dans un carrefour de Damas, et qui n’est rien moins que l’un des quatre Évangélistes. Je suis contraint d’abréger.

Au coin d’une place, à la lueur d’un feu de bourgeons de cèdre, l’Évangéliste aperçoit une figure d’une grâce tellement éthérée qu’elle semble surnaturelle. Ce n’est pourtant qu’une femme, et là, dans ce coin solitaire, on devine ce qu’elle attend. « Pauvre fleur flétrie, gémit l’Évangéliste, est-ce donc pour offenser ainsi le Saint-Esprit que tu as été si divinement douée de beauté ? — La femme, toute tremblante, dit : Rabbi, que faire ? tout le monde m’a abandonnée. — Écoute, dit le prophète, je suis l’envoyé de Celui que tu ne connais pas, de Celui qui a fait le Liban et les cèdres du Liban, et la lumière et les ténèbres et la mer et les cieux, et l’armée des étoiles. Demande ce que tu voudras, et par moi tu l’obtiendras de Dieu. — Et la fille du Liban, tombant à genoux et joignant les mains, s’écria : — Seigneur, ramène-moi dans la maison de mon père. — Ma fille, ta prière a été entendue dans le ciel. Le soleil ne se couchera pas pour la trentième fois derrière le Liban avant que je t’aie ramenée dans la maison de ton père. »

Elle resta dès lors sous la garde de l’Évangéliste, qui l’instruisit dans sa foi, et, le matin du trentième jour, elle reçut le baptême. Quand le soleil s’abaissa sur l’horizon, l’Évangéliste se leva et dit : « Fille du Liban, l’heure est arrivée de remplir ma promesse. Veux-tu que Dieu l’accomplisse dans un sens meilleur et dans un monde plus heureux ? » Mais la fille du Liban s’assombrit à ces paroles ; elle voulait revoir ses collines natales et sa compagne d’enfance, une douce sœur jumelle. Les vapeurs du délire vinrent obscurcir son cerveau et d’épais nuages lui cachèrent le Liban. L’apôtre se leva une seconde fois, et, approchant de sa tempe son bâton pastoral, il dissipa les vapeurs du délire, puis, tournant le bâton vers le Liban, il refoula les nuages qui le voilaient. Elle aperçut alors la maison de son père, mais n’y distingua aucune trace de sa sœur. L’Évangéliste, prenant en pitié son chagrin, dirigea ses regards vers le ciel, qui s’ouvrit, laissant voir ces mystères qui ne se révèlent qu’aux yeux des mourants. Et d’en haut se penchait vers sa couche celle qu’elle regrettait, sa sœur, qui, après l’avoir attendue vainement dans le Liban, était morte de chagrin et l’attendait dans le Paradis. — Veux-tu maintenant ? lui demanda encore l’apôtre. — Oui ! oui ! répondit-elle, et l’instant d’après la fille du Liban n’était plus qu’un blanc cadavre dans une blanche robe baptismale. Le soleil s’enfonçait sous l’horizon, et l’Évangéliste, les yeux baignés de saintes larmes, rendait grâces à Dieu d’avoir, avant que le trentième jour fût achevé, rendu la Madeleine du Liban à la maison de son père. — Une justice plus haute, plus clairvoyante, avait pardonné celle que la justice des hommes vouait à l’infamie, et la pauvre Anne, si triste et si pâle, se reposait enfin dans le Paradis.

Ces merveilleux Alleluias à la douleur sont les chefs-d’œuvre de leur auteur. On connaît maintenant Quincey tout entier, et, quand nous aurons dit que cet échappé d’un autre monde — ce « mort en vie », écrivait James Payn — cessa définitivement de se réveiller le 8 décembre 1859, nous n’aurons plus rien à ajouter. Il ne nous restera qu’à nous étonner que plusieurs en Angleterre, parmi ses dévots, aient cru rendre service à sa mémoire en le défendant d’avoir été « abondant en promesses, impuissant à l’exécution ». Si jamais homme gâcha les dons reçus en naissant, ce fut celui-là. Quincey n’avait pas vingt ans, qu’il avait déjà mangé son blé en herbe ; à l’université, il ne pouvait plus travailler qu’en s’excitant avec de l’opium. Certainement, il a une excuse. Qui n’en a pas dans ce monde ? Son excuse était d’avoir eu un père malsain, d’être venu au monde malsain : s’il n’eût versé d’un côté, il eût sans doute versé de l’autre, dans l’alcool, dans la débauche, que sais-je ? mais ce qui atténue sa faute n’en avait pas atténué les conséquences, et il faut les regarder en face une dernière fois.

Carlyle l’avait bien nommé. C’était vraiment « le pauvre petit Quincey », dont il fallait se hâter de rire sous peine d’en pleurer, avec ses haillons répugnants, sa flétrissure physique et morale. Il s’est vanté quelque part d’être « un intellectuel » ; il n’avait pas tort, en ce sens que ce qui avait survécu du Quincey originel était purement intellectuel. La fibre morale était morte, bien morte. Quincey n’était plus à aucun degré une force morale, grande ou petite, mais l’atrophie des éléments actifs et énergiques de son âme ne l’avait pas empêché, ainsi qu’on l’a vu, de garder de très belles parties d’intelligence et de sensibilité. Il avait des préférences esthétiques pour le bien. Il ressemblait sous ce rapport à certains intellectuels de notre génération, qui sont amoraux, mais sauvés par le goût des élégances d’esprit, et il fut en cela un précurseur, car son temps ne connaissait pas encore ce mal, la grande plaie de l’époque actuelle : « De nos jours, disait Coleridge, les hommes sont en général supérieurs à leurs idées. Presque tous agissent et sentent plus noblement qu’ils ne pensent[92]. » C’était le contraire pour « le pauvre petit » ; il pensa toujours noblement, mais sa conduite était misérable.

Que l’on contemple maintenant cette pure intelligence. Les admirateurs de Quincey réclament pour lui plus que du talent : du génie, et ils ont raison. La plupart des critiques anglais se sont néanmoins refusés à attacher de l’importance à son œuvre, malgré ses luttes en faveur des lakistes, malgré tout ce qu’il a fait pour initier l’Angleterre à la pensée allemande, et les critiques ont eu raison. Qu’est-ce qu’un génie qui ne donne plus que des miettes de pensée, des miettes d’idées et de raisonnements, où rien ne se tient et rien ne se suit ? Qu’est-ce que le monument littéraire d’un génie en poussière ? Quincey écrivait un jour à un ami, en parlant de ses propres ouvrages : « C’est comme si l’on trouvait de fins ivoires sculptés et des émaux magnifiques mêlés aux vers et aux cendres, dans les cercueils et parmi les débris de quelque monde oublié ou de quelque race disparue. » Des bijoux de grand prix parmi les ossements et dans la poussière d’un tombeau, voilà en effet ce que Thomas de Quincey nous a laissé ; voilà quelle a été l’œuvre de l’opium.


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  1. Œuvres complètes de Thomas de Quincey, 14 vol. — De Quincey’s Life, par A.-H. Japp. — De Quincey, par David Masson. — De Quincey and his friends, par James Hogg. — Recollections of Thomas de Quincey, par J. Ritchie Findlay.
  2. Literary reminiscences.
  3. Voir le Morphinisme, par le Dr  G. Pichon (Paris, 1890, Octave Doin).
  4. M. le Dr  Paul Le Gendre, L’hérédité et la pathologie générale.
  5. Jean Lahor, Bénédiction du mariage persan.
  6. The affliction of Childhood.
  7. La version française de Galland raconte les choses tout autrement. On sait qu’elle prend de grandes libertés avec le texte original.
  8. Autobiography, Infant literature.
  9. Autobiography.
  10. A Manchester Swedenborgian.
  11. Confessions of an English Opium-Eater.
  12. Confessions, etc.
  13. Ibid.
  14. Traduit par Baudelaire dans les Paradis artificiels.
  15. Suspiria de Profundis, Vision of Life.
  16. La Morphinomanie.
  17. Les Maladies de l’esprit.
  18. Le Morphinisme.
  19. Confessions, etc.
  20. Confessions, etc.
  21. Recherches sur l’opium, Paris, 1856.
  22. Ball, loc. cit.
  23. Coleridge and Opium-Eating.
  24. Confessions, etc.
  25. Traduit par Baudelaire.
  26. Traduit par Baudelaire.
  27. The Lake poets : Wordsworth and Southey.
  28. Pichon, loc. cit.
  29. Il est à remarquer que les préparations peuvent être plus ou moins fortes. Ces chiffres n’indiquent donc rien de précis.
  30. Traduit par Baudelaire.
  31. Traduit par Baudelaire.
  32. Traduit par Baudelaire.
  33. Traduit par Baudelaire.
  34. Publié pour la première fois par M. Japp, dans sa biographie de Quincey.
  35. Le Morphinisme, par le Dr  Pichon.
  36. Suspiria de profundis : Dreaming.
  37. Suspiria de profundis : Memorial Suspiria.
  38. Le Morphinisme, par le Dr  Pichon.
  39. Lettre au London Magazine du mois de décembre 1821.
  40. Œuvres complètes : Suspiria de profundis : Dreaming
  41. Œuvres complètes : Coleridge and opium eating, Recollections of Charles Lamb, Story of a Libel.
  42. Recollections of Charles Lamb.
  43. Allusion à des vers de Wordsworth où Coleridge est ainsi désigné.
  44. Je dois dire que, d’après le Dr  Ball, la mémoire, au contraire, ne serait pas « sérieusement affectée ». Voir la Morphinomanie (1885).
  45. La Morphinomanie.
  46. Œuvres complètes : Samuel Taylor Coleridge.
  47. Œuvres complètes : Oliver Goldsmith.
  48. Japp, De Quincey’s Life.
  49. D’après M. Japp. Un autre biographe, M. David Masson, dit septembre.
  50. London Reminiscences.
  51. Œuvres complètes : German studies and Kant in particular (1836).
  52. Revue des Deux Mondes du 1er mars 1896 : Fustel de Coulanges, par M. Paul Guiraud.
  53. Greece under the Romans (1836).
  54. Philosophy of roman history (1829).
  55. Greece under the Romans.
  56. The poetry of Pope (1848).
  57. Œuvres complètes : Oxford (1835). Glance at the works of Mackintosh (1846), The Theban Sphinx (1849).
  58. Theory of greek tragedy (1840). — The Antigone of Sophocles (1846).
  59. Œuvres complètes : John Paul Frederick Richter (1821). — Lord Carlisle on Pope (1851). — The poetry of Pope (1848) ; et passim.
  60. Goethe as reflected in his novel of Wilhelm Meister (1824). Cet article avait été écrit à l’occasion de la traduction de Wilhelm Meister par Carlyle. Quincey y attaquait aussi très violemment le traducteur et sa préface. Voir son article sur Goethe (1835).
  61. Recollections of Charles Lamb.
  62. Note sur Pope. Sans date, mais postérieure, selon toute vraisemblance, à 1830.
  63. Coleridge est mort le 25 juillet 1834. Les articles intitulés Samuel Taylor Coleridge, par le Mangeur d’opium anglais, ont commencé à paraître au mois de septembre suivant.
  64. Ce dernier détail se trouve dans un article postérieur : Coleridge and opium-eating (1845).
  65. Lettre de Coleridge à son médecin.
  66. Coleridge, par H. D. Traill (Londres, Macmillan).
  67. Œuvres complètes : The lake poets : William Wordsworth (1839). — William Wordsworth and Robert Southey (1839). — Southey, Wordsworth and Coleridge (1839).
  68. Id. : Professor Wilson (1829).
  69. Id. : Gradual estrangement from Wordsworth (1840).
  70. On the genius of Thomas de Quincey, par Shadworth H. Hodgson.
  71. Style (1840). — Philosophy of Herodotus (1842).
  72. Œuvres complètes : Charlemagne (1832), et passim.
  73. Passages of a working life, par Charles Knight.
  74. The Book-Hunter, par John Hill Burton.
  75. Pichon, loc. cit.
  76. Memoirs of a literary veteran, par R. P. Gillies.
  77. John Hill Burton, loc. cit.
  78. John Hill Burton, loc. cit.
  79. Mrs Gordon, Memoir of Wilson.
  80. J. G. Bertram, Some Memoirs of Books, Authors and Events.
  81. Recollections of the Glasgow Period, par Colin Rae-Brown.
  82. Je rappelle que le laudanum peut être plus ou moins fort. Quincey le préparait lui-même.
  83. Japp, loc. cit.
  84. Japp, loc. cit.
  85. Fragment inédit, Japp.
  86. Suspiria : Vision of life.
  87. Suspiria : Savannah-la-Mar.
  88. Traduction Baudelaire.
  89. Suspiria : Levana and our Ladies of Sorrow.
  90. Une grande partie de ce qui suit a été traduit par Baudelaire.
  91. The Daughter of Lebanon. Quincey a réuni ce fragment aux Confessions.
  92. Anima poetæ.