Éditions des portiques (p. 29-77).

II. — L’AFRIQUE SANGLANTE

L’ENQUÊTE D’UN CONTRÔLEUR DE LA
COMPAGNIE DES INDES

Un contrôleur de notre Compagnie des Indes Occidentales était parti en 1669 pour l’Afrique, en quête de comptoirs à fonder. Presque partout, Villault de Bellefond fut bien accueilli, en souvenir de nos navigations passées. « Les Français l’emporteront ici sur tous les autres », avoue le gouverneur hollandais de Gorée. Dans « la baie de France », au rio Fresco, le caïd nous déclare « la nation la plus franche et la plus libérale », une nation avec laquelle il signe un pacte d’alliance. Au cap de Monte, un vieillard au type majestueux pleure de joie, nous assurant « que les François seroient toujours les bienvenus dans ses états comme bonnes gens ». Les indigènes du rio de Junco, en apercevant notre navire, poussent « Mille cris de joye, comme s’ils eussent vu le Paradis ouvert ».

« Là, véritablement, la demeure serait agréable, déclarait Villault ; tout contribue à y faire couler doucement la vie : la beauté et la bonté du pays, le naturel doux et traitable des habitants, le gain considérable et les lieux propres à bâtir. » Singulière illusion ! Ces nègres si bénins étaient des anthropophages habitués à pendre des quartiers humains aux portes de leurs cases et à boire dans des crânes où la chair adhérait encore : et si peu traitables d’autre part, qu’ils n’entreront en relations, quelques années plus tard, avec le capitaine Jean Doublet qu’après lui avoir adressé « un petit bateau de roseau » comme message de paix.

Notre contrôleur, entrant alors dans une zone où notre langue était plus familière que le portugais, va prétendre que nos Dieppois y auraient été dès l’an 1364 : et son affirmation, que rien ne confirme, a déclenché une polémique entre Français et Portugais sur la priorité de leurs peuples respectifs dans la découverte du golfe de Guinée. C’est au seizième siècle sans doute, au temps du grand armateur Ango, que nous fondâmes dans un îlot, à l’embouchure d’une rivière, le Petit-Dieppe, dont Villault vit les vestiges. Et plus loin : « Malaguette tout plein, tout plein », lui criaient des nègres de Paris, c’était le nom d’un village du rio Sestos.

Malaguette — une sorte de poivre — était le nom de cette côte, dite aussi côte des Graines. « Païs impraticable aux blancs qui n’y sçauroient vivre longtems à cause de la malignité des exhalaisons de cette terre, presque toute l’année imbibée d’eau, elle était peuplée des plus fainéans nègres de toute la Guinée. » Ne passaientils pas des journées entières, hommes, femmes, filles et garçons, à fumer dans des pipes de six pieds de long !

Parvenu à la Côte d’Or, Villault laisse percer le but de l’exploration que lui avait confiée la Compagnie des Indes. Les nobles, dit-il, y ont seuls le droit de pratiquer la traite des esclaves, qu’on ne distingue des nègres libres « qu’en ce qu’ils n’ont point de chapeau. Les nègres ou esclaves que nous ferons passer aux isles de l’Amérique, les rendront plus florissantes, outre que l’on fera connoistre à ces gens la foy de Jésus-Christ. L’humeur des Mores s’accorde mieux avec la Françoise qu’avec toutes les autres ».

Le fait était-il vrai ? On l’allait bien voir.

UN TOUR D’HORIZON SUR LA TRAITE

Quand la traite des nègres eût fixé partout ses ventouses, les bénéficiaires jetèrent avec satisfaction un regard sur l’œuvre accomplie. Leur tour d’horizon répartissait en sept secteurs la côte occidentale de l’Afrique.

Le Sénégal, du cap Blanc à la rivière de Sierra Leone;

Le Galawar et Malaguette, jusqu’au cap des Palmes ;

La côte d’Ivoire et le pays de Quaqua, jusqu’au cap des Trois-Pointes ;

La côte d’Or, jusqu’à la Volta ;

Le Dahomey, avec ses royaumes d’Ardres et de Whydah ;

Le Bénin ;

Les côtes de Loango et d’Angola.

Des Compagnies à monopole avaient peu à peu développé sur la côte africaine l’activité de leurs comptoirs : la Compagnie du Sénégal et la Compagnie de Guinée, à partir de 1685, celle de l’Assiente, chargée en 1701 de fournir de nègres les colonies espagnoles, avaient bénéficié de l’enquête instituée par la Compagnie des Indes Occidentales.

LES BONS SÉNÉGALAIS

« De quel côté que je tourne mes yeux dans cette charmante contrée, disait du Sénégal le naturaliste Adanson, j’y découvre une image parfaite de la belle nature. Les nègres qui reposent avec plaisir leur douce indolence à l’ombre de leurs feuillages touffus durant la chaleur, la simplicité de leurs vêtements et de leurs coutumes, annonce l’âge d’or des premiers siècles du monde. »

À entendre le Hollandais Bosman, le gouverneur André Brue, le Père Loyer, un missionnaire, « les peuples y sont généralement bons, honnêtes et sincères dans leur commerce, d’une conversation douce et affable, traitant les gens avec amitié et concevant toujours ce qu’on leur dit de raisonnable. La justice s’y rend comme en Europe ; j’ai été témoin de plusieurs affaires qui ont été jugées par le roi de la contrée, assisté de ses vieux conseillers ; le monarque prononçait lui-même ses arrêts avec une précision et une équité frappantes. De toutes les côtes de Guinée, ce sont les moins fainéants et les plus industrieux, presque tous sachant quelque métier pour gagner leur vie ».

Dès le règne de Louis XIV, nous avions installé à Saint-Louis du Sénégal des captiveries pour alimenter nos colonies. D’autres suivirent. Ce fut un touchant spectacle que l’entrevue, contée par Golberry, du Bor-Salum avec le capitaine de vaisseau de Repentigny, envoyé de Louis XVI. Le roi nègre, qui portait, en guise de toison d’or, un globe d’or suspendu par un cordon de soie cramoisi et, dans ce globe, un grigri en queue d’éléphant, prit la main de notre officier de marine, la porta sur son cœur et dit : « Je te vois chez moi, dans ma case, en présence des grands de mon royaume, et j’ai un grand plaisir à te voir. Tu as à me parler ; parle-moi, avec la même confiance et la même franchise que si tu parlais à ton frère. Dis-moi ce que tu désires, je t’écouterai avec attention ; et si tes désirs sont tels que je puisse les accomplir, ils seront satisfaits. Je t’aime, je t’estime et j’ai pour toi le cœur d’un frère. »

Et par traité, le Bor-Salum nous concéda Kiawer, un des plus fameux marchés de captifs, où les marchands mandingues arrivaient de l’intérieur avec de longues files d’esclaves. Parmi eux étaient les Peuls ou Pouls, au teint cuivré et aux jolies femmes, et les Bambaras, les meilleurs travailleurs de toute l’Afrique, à qui la nature avait donné la servitude en partage. Elle leur avait aussi donné la bravoure, qui allait jusqu’à la témérité. « On les voit affronter en chantant les plus grands dangers ; ils ne craignent ni fusils ni canons », disait au dix-huitième siècle Saugnier.

« Menteurs au possible et grands trompeurs, disait dès 1455 Ca’ da Mosto, autrement fort charitables, ce sont gens hardis et brutaux qui, à tout hasard, se laissent plutôt ôter la vie que de marcher un seul pas en arrière, ni montrer le moindre signe de couardise. » Couverts d’une épaisse cuirasse de coton tordu, une rondache de cuir au bras, les Yolofs ne craignent point les poufs de nos fusils, quand ils ont à leur cou, à leurs bras ou à leurs jambes, des « billets en langue arabe, mêlés de quelques figures négromanciennes », les gris-gris de leurs marabouts. Pour la plupart musulmans, les nègres sénégalais apprennent, en effet, de leurs marabouts à lire et à écrire en arabe sur de petites planchettes de bois, mais non pas tous.

Les Yolofs ont une des plus jolies langues de la Négritie et si variée qu’ils ont trois mots pour distinguer le bonjour du matin, celui de l’après-midi et celui du soir. « Elle perdrait à être traduite en français », déclarait en 1765 le voyageur Pruneau de Pommegorge. Ils étaient aussi parmi les plus rétifs à l’esclavage. Plusieurs centaines d’entre eux, enchaînés par paires à la chaîne du collard dont l’extrémité était un collier fixé autour du cou, tentèrent de s’emparer de notre fort de Gorée en surprenant le corps de garde. Dénoncés par un enfant, leurs chefs avouèrent hautement leur dessein et, pour l’exemple, furent placés à la bouche de deux canons qui les projetèrent en loques à quinze pas de là. Leurs camarades, embarqués sur un négrier, tentèrent, nous le verrons, de les venger. En 1779, nouvelle révolte. Un agent de la Compagnie de la Guyane, Lamiral, a acheté un grand nombre de nègres ; entreposés dans l’île, les esclaves liment leurs fers à l’aide de lames de couteaux et se munissent de haches qu’ils cachent sous terre. Tout à coup, la captiverie retentit de cris affreux ; les haches font leur œuvre. Les nègres mettent le feu aux cases et se jettent à l’eau pour se sauver, en massacrant les plus faibles d’entre eux : l’un emporte même la jambe de son camarade de chaîne. Un feu de pile en abattit quatre-vingt-dix. Le reste fut maté.

Au nord de la Gambie, de redoutables combattants restent idolâtres ; à la veille de faire campagne, les conseillers du roi s’assemblent dans une clairière, autour d’un trou, ventre à terre, la bouche au-dessus de l’orifice, ils donnent tour à tour leur avis ; la décision prise, le trou est rempli de terre, afin d’ensevelir le secret de leur délibération. Si ces nègres, les Barbacins de Ca’ da Mosto, restent insaisissables à l’abri de leurs forêts vierges, les Toucouleurs, en amont du Sénégal, n’échappent point à la traite et se vendent, à raison de six ou sept, pour un mauvais cheval.

Ces braves Sénégalais connaissent la gaieté. Dans leurs Cullungées, qu’a narrées J.-B.-L. Durand, les danseurs, coiffés d’un haut bonnet de roseaux et de plumes, les yeux, la bouche et le nez peints en blanc, un petit jupon de roseaux accroché à la ceinture, marquent la mesure en frappant en cadence deux morceaux de bois l’un contre l’autre. Le son du tambour accompagne leurs pas, une guitare et une harpe aux cordes en poils de queue d’éléphant activent le mouvement, quand ils se livrent à une danse funèbre, en claquant des mains. Étrange, cette marche funèbre ! La bière ouverte, on interpelle le défunt en lui demandant la cause de la mort ; par trois mouvements en avant, il indique que la magie est la cause de son décès ; et la bière est censée se diriger vers le coupable, qui est aussitôt saisi et voué à l’esclavage.

Les Sénégalais sont encore des civilisés : « la dame africaine » au jupon de taffetas rouge, un mouchoir de soie au cou, un madras sur la tête, a des pendants d’oreille, un collier de corail, des chaînes d’or et d’argent, une chevelure parfois taillée en croissant. En bonnet et sandales rouges, les Mandingues ont des caleçons et des chemises brodées, un poignard dans sa gaine sur la cuisse droite, un couteau de table sur la cuisse gauche.

« Les seuls sçavans de tout le païs », les Mandingues, habiles commerçants, marchands d’or, s’en allaient au seizième siècle à travers la Guinée, emportant la poudre d’or dans de grosses plumes d’oiseaux ou des os de chat, avec des balances de précision aux marqueteries d’argent et des poids soigneusement serrés dans de petites écritoires de cuir. Des archers aux longues tuniques et aux caleçons évasés les escortaient avec tout un arsenal de coutelas et de sagaies. Les Mandingues ne vendaient comme esclaves que leurs criminels.

Les points de succion de la traite étaient, pour les Français, à Saint-Louis du Sénégal, à Gorée, à Rufisque ; pour les Anglais, au fort James en Gambie ; pour les Portugais, à Cacheo en Casamance et aux îles Bissagos.

À mille toises du fort James, était Albreda, où abondaient esclaves et captifs, sous la garde d’un roi « très pur dans ses mœurs et fort scrupuleux observateur de la religion de Mahomet ». Au temps où s’y rendit Golberry, « les premiers rayons du soleil le trouvaient, tous les jours, prosterné dans son jardin, le visage tourné au Levant, environné de ses femmes, de ses enfants, de ses esclaves dont il était tendrement chéri, et célébrant avec une grande ferveur la prière du matin ».

« L’EMPEREUR » DES BISSAGOS

Lorsqu’André Brue, sous le règne de Louis XIV, visita l’archipel des Bissagos, il fut reçu à l’île Cazégut, avec des honneurs réservés aux divinités. Un nègre monta à bord de la corvette française, un coq à la main, il se jeta aux genoux du gouverneur du Sénégal, puis, tourné vers l’orient, il égorgea le coq dont le sang s’épandit, comme une offrande, sur les pieds de son hôte. Il répéta la même cérémonie vis-à-vis du mât et de la pompe : les blancs, pour lui, n’étaient-ils pas « les dieux de la mer, le mât une divinité qui faisait marcher le bâtiment, la pompe un miracle, puisqu’elle faisait monter l’eau » ! Très sociables, les nègres de Cazégut n’en étaient pas moins une peuplade cruelle où les pères vendaient leurs enfants, où la peau de leurs victimes, séchée et tannée, ornait comme un trophée la façade des maisons. Aussi, quand leurs canots amenaient à bord des esclaves, on sonnait le branle-bas, tout l’équipage du négrier était à son poste de combat, canons braqués, mèches allumées, pour éviter toute surprise. Brue avait installé un comptoir de traite dans l’île des Bissaux, l’une des Bissagos, dont « l’empereur » l’avait reçu en audience solennelle, en pourpoint vert de moire d’argent, les manches ornées de dentelles, et en bonnet de drap rouge en forme de pain de sucre. Après qu’un griot à grelots et sonnettes eût présenté à l’empereur une calebasse de vin de palme, le sacrifice d’un bœuf à l’arbre sacré du lieu scella l’alliance entre Louis le Grand et l’empereur noir.

L’empereur avait des façons de satrape. S’agissait-il de fournir des esclaves aux négriers ? Il faisait sonner le tocsin. À des lieues de distance, s’entendait le son du bombalon, une sorte de trompette marine en bois léger, qu’on frappait de coups rythmés avec un marteau de bois de fer. D’autres bombalons répétaient le signal. En quelques heures, les canots de guerre étaient armés ; et, sur la côte voisine, ils allaient cueillir des esclaves. Parfois en cas de lutte, les insulaires des Bissagos décapitaient leurs prisonniers, dont le scalp venait orner comme un trophée leurs cases. « Ce sont les plus civils des insulaires », disait d’eux André Brue !

Mais c’étaient les Portugais surtout qui exploitaient en « bois d’ébène », l’archipel et la côte voisine. Ils en tiraient, à la fin du dix-huitième siècle, une moyenne de trois mille nègres par an pour alimenter en main-d’œuvre leurs colonies des îles du Cap Vert et de Madère et la province de Para au Brésil.

LES ATELIERS DE NÈGRES AUX ÎLES DES IDOLES

Au sud, dans le petit archipel des îles des Idoles, les Anglais avaient formé des établissements fort bien conçus, habitations, hangars, chantiers de construction et de radoub, où, sous la direction d’un petit nombre de blancs, les noirs exécutaient tout ce qu’on pouvait faire dans un petit port d’Europe. Captifs et nègres libres y étaient charpentiers, voiliers, cordiers, menuisiers, forgerons, maçons, pilotes ; et ils construisaient, au temps de Golberry, des navires d’une centaine de tonneaux qui sillonnaient les côtes de Sierra Leone.

Nous tentâmes alors, sous Louis XVI, de créer un établissement dans les états du roi de la rivière de Sierra Leone, « un bien petit prince, mais un bon roi : cœur droit, esprit juste, jugement sain, ses sujets l’adoraient. Il leur devait sa couronne, un bonnet de toile bleue, et son trône, une natte de paille. Mais qu’importe une fastueuse ostentation » ! Il ne dédaigna point pourtant l’habit vert galonné d’or et l’habit vert galonné d’argent que lui offrait le roi de France.

Les coutumes du Sierra Leone ne manquaient point de pittoresque. Le roi voulait-il choisir un conseiller ? Il le faisait asseoir dans « la chambre du Conseil » et lui donnait l’investiture en le frappant sur les joues avec les boyaux sanglants d’une chèvre qui lui barbouillaient le visage. Après quoi, le nouveau conseiller, coiffé d’un chapeau rouge, était porté en triomphe sur sa chaise curule.

Il participait à l’administration de la justice. Devant le Conseil, comparaissaient les parties, assistées d’avocats qui avaient pour costume, des sonnettes aux pieds, des dards aux mains, des plumes sur la tête et un masque sur le visage pour dissimuler leur identité.

« Entre la rivière de Sierra-Leone et le cap de Monte, existent cinq peuplades de Foulhas-Souzous, qui forment entre elle une république fédérative. Chaque peuplade a ses magistrats. Mais elles sont toutes soumises à une institution que ces nègres appellent Purrah, écrivait Golberry. C’est une association, une confédération de guerriers qui a des rapports avec l’institution si célèbre en Allemagne sous le nom de tribunal secret et, par ses mystères et ses épreuves, avec l’initiation égyptienne. Dans chaque canton, il y a un bois sacré où l’on conduit le candidat. Il se trouve pendant plusieurs mois isolé dans une case où des hommes masqués lui portent sa nourriture. Les dernières épreuves sont terribles, tous les éléments sont employés pour assurer de son courage. »

LES ADORATEURS DES ARBRES DU CAP MESURADO

Fermant la côte de Sierra Leone, une grosse montagne aux deux mamelles s’avance comme une presqu’île dans la mer. C’est le cap de Monte. Il faut lire dans les voyages de d’Elbée et du chevalier Des Marchais l’accueil qu’on y faisait aux Français. Une grande cabane de feuillages était spécialement édifiée pour les recevoir ; et le roi nègre leur offrait un repas, que des filles apportaient elles-mêmes dans des bassins d’étain et de cuivre étamé. Ces jeunes filles « sçavoient la langue françoise et se faisoient honneur de la parler, témoignant n’aimer que les François ».

À dix-huit lieues de là, était le cap Mesurado, peuplé d’une tribu sympathique, qui agissait avec les Français comme avec des amis fidèles, mais que les Anglais et les Portugais traitaient de fourbe, vindicative et cruelle.

Ces gens avaient des habitations fort proprettes. Leurs chambres à coucher étaient dans une case isolée de la cuisine et du grenier à riz. Un hangar ou Caldé leur servait de parloir. C’est là, chez les Kroumanes de la côte des Graines, que les gens de couleur des États-Unis devaient fonder, il y a plus d’un siècle, la république de Libéria.

Stedman observait que les indigènes faisaient des offrandes à un cotonnier sauvage au tronc élégant et à la taille majestueuse : « Comme nous n’avons pas de temple pour l’exercice de notre religion, lui dirent ses interlocuteurs, nous nous rassemblons sous ses branches qui nous garantissent des ardeurs du soleil, pour y entendre la lecture de notre prêtre. Nous avons une telle vénération pour cet arbre que jamais on ne le coupe pour quelque cause que ce soit. »

LES BONNES-GENS ET LES MAL-GENS ANTHROPOPHAGES


Du cap des Palmes à celui des Trois-Pointes, s’étend la Côte d’Ivoire ou des Dents, ainsi nommée à cause de sa richesse en défenses d’éléphants. « Ils mettent bas leurs défenses tous les trois ans comme les cerfs leurs bois », expliquait candidement Villault de Bellefond. À quoi le P. Labat rétorquait qu’on n’avait jamais vu tomber les défenses de l’éléphant entretenu à Versailles.

La rivière de Botrou isolait des Bonnes-Gens, les Mal-Gens. Menteurs, méchants, traîtres et féroces, les Mal-Gens avaient si peu de confiance en autrui qu’ils exigeaient de chaque capitaine qu’il descendît de son bord : un pied sur une chaloupe, l’autre sur la préceinte de son vaisseau, il devait s’humecter d’eau de mer les yeux pour attester sa bonne foi, la violation d’un serment devant entraîner la perte de la vue. Quant à eux, les Mal-Gens

« C’étaient les plus féroces de tous les nègres. Jusqu’ici, disait le P. Loyer, on n’a pu les apprivoiser. Ils ont la bouche comme de l’écarlate. Ils se liment les dents pour les rendre fort pointues, ce qui, parmi eux, est un agrément. Ils sont anthropophages et mangent tous les blancs qu’ils peuvent attraper. » La chair blanche était un ragoût de choix : les Hollandais en firent l’expérience : quatorze d’entre eux furent dévorés en un seul repas, au rio Saint-André. Ce qui n’empêchait pas le chevalier Des Marchais de rendre aux négresses du rio un hommage enthousiaste : « D’une taille assez petite, déliées et très bien prises, elles ont les plus beaux traits du monde, les plus beaux yeux, les plus vifs, la bouche petite, les dents d’une blancheur à éblouir. Elles sont enjouées ; elles ont l’esprit fin, beaucoup de vivacité et surtout un air tout-à-fait coquet ; leur physionomie est libertine et n’est point trompeuse. » Les grands étaient vêtus de pagnes et portaient le poignard au côté. Les esclaves que chargeaient à la côte des Dents, les négriers, venaient de hautes montagnes qui s’élevaient dans le nord-est.

Au milieu du dix-neuvième siècle, Bouët-Willaumez conseillait de se méfier des Mal-Gens, dont les pirogues, capables de contenir une vingtaine de personnes, rôdaient autour des bâtiments de faible tonnage.

De l’autre côté de la rivière de Botrou, était la côte des Bonnes-Gens, des Cap-Lahous, ainsi appelés parce que le littoral offrait, tout autour de ce cap, au Petit-Lahou, au Grand-Lahou, au Jack-Lahou, une série ininterrompue de villages ombragés de palmiers et entourés de tapades en paille, en direction du Petit-Bassam et du Grand-Bassam. Les Hollandais donnaient aux naturels d’autres noms, les Quaqua, parce que c’était chez eux un terme de bienvenue, ou les Six Bandes, parce que les indigènes fabriquaient des pagnes de coton rayés de blanc et de bleu sur six bandes. C’étaient les gens les plus francs et les plus polis de toute la Guinée. Les femmes avaient la tête couverte de papillotes d’or, les jambes, les bras et le cou chargés de chaînes et de grelots, ce qui leur donnait « très bon air », à en croire le chevalier Des Marchais.

LE PRINCE NÈGRE D’ASSINIE,
ANCIEN MOUSQUETAIRE DE LOUIS XIV

Du concert d’un oliphant et de deux petites pelles à feu concaves qu’un enfant battait en cadence, un prince nègre disait qu’il le préférait aux hautbois de Louis XIV, à Versailles. Ce musicolâtre de la Côte d’Ivoire était en effet, un ancien mousquetaire du Grand Roi.

Aniaba, c’était son nom, avait été baptisé le 12 février 1701 à Notre-Dame, en présence de Bossuet. Il avait consacré à la sainte Vierge, le royaume paternel d’Assinie ou Issigny, en fondant l’ordre de l’Étoile de Notre-Dame. Le 25 juin suivant, le chevalier de Caupenne d’Amou le ramenait à Assinie où il fut reçu en audience par le roi Akafiny : assis presque nu sur un lit, une pipe d’une brasse à la bouche, « la barbe grise cordelée en vingt petites tresses », un chapeau galonné d’argent sur la tête, le roi nous concéda l’emplacement d’un fort ; et ses sujets jurèrent de « mourir tous plutôt que de nous trahir ».

Ils n’étaient pas plus de deux mille hommes en état de porter les armes, mais « de tous les nègres les plus aguerris » et si bons tireurs qu’entre leurs mains le plus mauvais fusil ne manquait jamais son coup. En 1702, ils chargèrent une colonne de Hollandais qui attaquait notre fort, leur enlevant caisse, trompette et drapeau.

Comment, après pareille preuve d’amitié, eût-on l’idée d’évacuer la position d’Assinie ! Les nègres refusèrent de nous aider au déménagement : « Si vous étiez gens de parole comme vous êtes gens de bien, nous disait une amazone à la démarche fière, la reine Afamouchou, toutes les côtes de l’Afrique seraient sous votre puissance ; mais vous promettez tout et ne tenez rien. » En vain, lorsque la Sphère avait relâché, en 1707, à Assinie, Aniaba et ses nègres avaient-ils supplié nos gens de les débarrasser des Brandebourgeois établis au cap des Trois-Pointes. Ils n’avaient pas été écoutés.

Ces gens, qui étaient d’une extrême douceur, avaient enclos de crânes leurs bosquets-tabous, où « l’enfoncement de grands arbres formait une infinité de perspectives admirables ». Des têtes coupées s’amoncelaient en pyramides dans le hangar de justice, où le roi d’Assinie prononçait ses arrêts. Et lors de la fondation d’un village les viandes d’animaux fétiches étaient mélangées avec le cœur, le foie et les entrailles d’une victime humaine.

L’APOSTASIE D’UN PASTEUR NÈGRE

Les Hollandais avaient tenté de réagir par l’apostolat. Un petit nègre, vendu en 1725 à un de leurs capitaines, avait été élevé à la Haye par un directeur de la Compagnie des Indes Occidentales. Baptisé sous le nom de Jacob Elisa Johannes Kapitein, il s’était attaché à l’étude de la théologie, au point qu’on l’envoya à l’Université de Leyde pour compléter son instruction. Il y soutint publiquement une thèse en latin et, après avoir terminé, en 1742, ses études de théologie, il fut envoyé comme pasteur parmi ses frères de couleur, à Saint-George d’Elmina. Il avait prêché devant de nombreux fidèles dans diverses villes de Hollande. De quel ascendant ne jouirait-il pas, pensait-on, sur ses compatriotes ! Cet espoir fut déçu. Loin de les éclairer de la lumière de l’Évangile, le pasteur revint, dès qu’il eut mis le pied en côte d’Or, à la religion de ses pères, au culte de grossières idoles, dans la ville même où était le siège du gouverneur général des établissements hollandais.

Il en était de même tout le long de la côte.

Les mulâtres du Sierra Leone, fils d’Anglais, établis là-bas, ne parlent que la langue de leur mère, écrivait en 1787 Matthews, ils n’ont d’autres coutumes que celles de leur pays. Ceux qu’on envoie en grand nombre étudier en Angleterre, reprennent à leur retour et la manière de vivre et les coutumes et les superstitions de leurs compatriotes.

LE TAMBOUR DE MORT DES SANGUINAIRES ACHANTIS

Sur la côte d’Or qui, du cap des Trois-Pointes à la rivière de la Volta, compte soixante-quinze lieues, Anglais et Hollandais avaient mis la main, en y construisant vingt-trois forts. Installé à Elmina, le gouverneur hollandais avait dans son secteur les comptoirs d’Axim, Trois-Pointes, Accada, Botrou, Sukondi, Chama, Compendra, Aldrée, Cormentin, Apama, Barake et Acra, cependant que le gouverneur général des établissements anglais dirigeait, de Cape Coast, autant de comptoirs situés souvent aux mêmes endroits. C’était surtout à Annamabou, en pays fantin, que la traite britannique avait son point de succion.

Et que les négriers français ne s’avisent point d’y venir : « La nation des Fantins, déclarera le gouverneur anglais, ne s’est rendue un peuple considérable que par les privilèges et secours reçus de temps immémorial des Anglais qui, en retour, ont été assurés pour toujours de la souveraineté du pays. — Les nègres sont les maîtres du pays, objectait le général du Commerce Nantais : les Anglais, malgré leur prétendue souveraineté, sont obligés de leur payer, pour traiter, les mêmes coutumes et droits que les autres nations . » Qu’importe ! Nos gens y seront châtiés comme de vulgaires contrebandiers.

« Des prêtres, en cotte d’armes de grosse toile, revêtus d’une écharpe de petits osselets de poulets brûlés, comme l’on voyait aux pèlerins de Saint-Michel des Coquilles », — ainsi les dépeint Villault de Bellefond, — avaient reçu les serments des Anglais. Ils avaient incorporé des morceaux de leurs ongles et une mèche de leurs cheveux à une horrible mixture d’ordures, de terre, d’huile, de sang et de plumes, sur laquelle il avait fallu jurer : « Que le fétiche me fasse mourir, si je n’observe pas mon serment . »

Anglais et Hollandais exploitaient l’animosité des deux grandes tribus de la côte d’Or, les uns tenant pour les Fantins, les autres pour les Achantis, se procurant ainsi comme esclaves les prisonniers de l’un ou de l’autre parti. En 1781, le capitaine Kinsy fut soutenu par un corps considérable de Fantins dans l’attaque des forts hollandais de la côte d’Or ; mais les nègres hollando-accréens montrèrent dans la défense des forteresses un courage magnifique qui obligea les Anglais et leurs alliés à lâcher prise.

Les Achantis étaient de grands et beaux hommes, à la peau très noire, au nez assez mince ; capable de s’adapter à toutes les professions, ils étaient surtout prêts à prendre les armes, dès que retentissait le tambour de guerre. Les femmes, le corps peint d’argile blanche, pourchassaient au besoin les traînards. Leur roi, en 1824, « dévorait le courage des Anglais » en engloutissant le cœur de leur général, Mac Carthy.

Car les Achantis étaient une peuplade sanguinaire, qui avait adopté pour fétiche, dans le grand temple de Ta Kora, le léopard. Bowditch, à Coumassie, fut le témoin d’horribles spectacles. Défigurés par d’énormes bonnets de peau noire et velue, des bourreaux menaient en laisse, par une corde qui leur traversait le nez, de malheureuses victimes, une oreille pendante, un couteau planté dans les joues, deux autres fichés sous les omoplates, le dos zébré d’estafilades. Ils leur abattaient la main droite, avant de leur scier le cou. Une rue de Coumassie n’était « jamais sèche de sang », ainsi la nommait-on.

Aux yeux émerveillés du missionnaire wesleyen Freeman, un cortège royal s’y était engagé, en 1839, avec de magnifiques parasols en velours de soie surmontés d’oiseaux d’or, avec de riches sièges en bois plaqués d’or, des pièces d’argenterie massives… quand soudain retentit l’énorme tambour de la mort, dont le son lugubre donnait le frisson. Les bourreaux venaient d’apparaître avec des billots teints de sang, et le tambour, décoré de mâchoires et de crânes humains, annonçait une exécution capitale. Des dizaines de victimes allaient accompagner dans la tombe le frère du roi, qui venait de mourir.

En tant que nana ou grand-prêtre, le roi des Achantis officiait lui-même. Il immola de sa main, en 1873, en présence de missionnaires allemands captifs, plusieurs princes de sa famille : holocaustes de kra ou « d’âmes », qui s’adressaient autant aux mânes des morts qu’aux esprits des eaux. Poudrées d’une terre rouge dont faisaient commerce les nègres de la Haute-Volta, les femmes rehaussaient de leur présence la cérémonie funèbre ; leur tête, enduite d’un ciment d’huile et de terre rouge, ne formait qu’une énorme boule.

LA DANSE DU FÉTICHE DU GRAND POPO

Au Grand Popo, les Danois avaient un comptoir fort achalandé. Un négociant nègre fort entendu, qui parlait l’anglais, le portugais et le danois, hébergeait les étrangers et les traitait à l’européenne vers la fin du dix-huitième siècle. Le peuple y était couvert d’amulettes, jusqu’à en faire porter aux chiens et aux brebis, pour les garantir des maladies. Les cases étaient remplies d’idoles en terre glaise peinturlurées de diverses couleurs. Dans les cours, un vase en terre sur piédestal contenait une plante sacrée, semblable à l’oreille d’ours, dont « la faible odeur aromatique fortifiait le cœur », au dire du médecin danois Isert.

Pendant que les hommes étaient à la guerre, les femmes dansaient tous les jours « le fétiche » : armées de sabres de bois, elles simulaient un combat, se jetaient dans des canots, faisaient le geste de ramer, prenaient une truelle et semblaient procéder à la construction d’une forteresse. « Ces ballets pantomimes ne manquent pas de goût », déclarait Isert. En dehors de la guerre, il y avait une autre passion qui procurait aux Européens des esclaves, celle du jeu ; le nègre qui avait tout perdu, mettait sa propre personne en enjeu, et se laissait, en cas de perte, vendre au marchand d’esclaves.

LE CARROSSE ENVOYE PAR LOUIS XIV AU ROI D’ALLADA

Ce fut un curieux spectacle que le débarquement sur la côte de Guinée, le 9 janvier 1670, d’un carrosse tout doré, avec harnais et mors rutilants d’or, aussi riches qu’à la cour du Grand Roi. Il était destiné au roi d’Ardres ou d’Allada, jusque-là habitué à s’asseoir sur le simple tabouret de ses ancêtres dans la ville sainte du Dahomey. Le monarque vint prendre en personne possession du cadeau de notre Compagnie des Indes, où il put se prélasser en jupon de satin, mules écarlates et bas de soie amarante.

En buvant « bouche à bouche » avec le délégué de la Compagnie, qui était un déserteur prussien du nom d’Heinrich Carolof, il scella une convention qui nous autorisait à mettre en coupe réglée son « bois d’ébène », à raison de dix-huit barres de fer la pièce, je veux dire, chaque nègre. Son « secrétaire d’état », assisté de trois de ses femmes, vint en grande pompe aux Tuileries, le 19 décembre 1670, nous confirmer l’octroi de cette main-d’œuvre, la meilleure de toutes, disait Savary dans le Parfait Négociant ; si bien que les Anglais ne tardèrent point à nous faire concurrence.

Si plus d’un nègre de la côte, tel le ministre de la marine, Asson, parlait « joliment » le français, les usages de la cour différaient quelque peu du cérémonial de Versailles. C’est « en marchant sur ses genoüils, le cul en arrière », que le ministre de la marine introduisit, en 1704, l’ambassade française de Jean Doublet. Couché sur une natte, la pipe à la bouche et un « pot de commodité » près de lui pour recueillir ses crachats qu’à nuit fermante, on enterrait comme des reliques au son du tambour, un noir des plus noirs nous reçut au bruit d’une aubade de « cornes de bouc, de célintres de fer, de calebasses ornées de cordes et de bassins de cuivre ».

Et le bon Raynal de dire dans son Histoire philosophique : « Ces nations vivent dans une ignorance entière de cet art si révéré parmi nous sous le nom de politique. Cependant, ils ne laissent pas d’en observer les formalités et certaines bienséances » !

À notre comptoir de Whydah, avait été envoyé un nègre qui avait été baptisé à l’église SaintSulpice et qui avait la duchesse de Berry pour marraine. Lisez les Aventures de M. Robert Chevalier, dit de Beauchesne, aventures véridiques, encore qu’elles soient contées par l’auteur de Gil Blas. Beauchesne est exténué : il se traîne le long de la côte de Guinée, non loin du cap Coast — « D’où êtes-vous ? » lui crie le filleul de la duchesse de Berry : il avait déserté notre comptoir pour « vivre en maîtres avec des stupides plutôt qu’en esclave avec des gens d’esprit ».

À Whydah, on usait de commodités européennes. À défaut de chaise à porteurs, les Européens étaient couchés dans des hamacs, à l’abri des ardeurs du soleil ; ils payaient leurs porteurs en pucelages, en cauris. Mais Dralsé de Grand-Pierre déconseillait « aux poulettes de Paris de devenir les épouses de ces messieurs. Dès qu’ils ont le moindre dégoût pour les leurs, ils s’en défont en les vendant : ils tirent ainsi de l’argent de la chose du monde la plus incommode, je veux dire d’une femme qui ne plaît pas » !

LE POINT D’HONNEUR D’UN ROI DAHOMÉEN :
BOURREAU, OUI, MAIS PAS MARCHAND D’ESCLAVES

Anglais, Français, Hollandais et Portugais exploitaient en paix la traite négrière des royaumes d’Ardres et de Whydah, quand surgit, en 1726, une armée ennemie, la seule armée régulière des empires noirs. Compagnie par compagnie, avec drapeaux, les officiers à mulets, les soldats et les amazones, fusil à l’épaule ou le sabre au côté, des enfants de troupe au milieu des rangs pour se former à la guerre, elle défilait avec une attitude martiale. C’était l’armée du roi de Dahomey. Les gens de Whydah et d’Ardres détalèrent devant elle. Et une pyramide de quatre mille têtes, que vit Snelgrave, se grossit de nouveaux trophées apportés par les vainqueurs, avides d’une prime pour chaque tête coupée. Le gouverneur d’un des forts anglais de la côte rejoignit les victimes : « Le bœuf anglais est fort bon », déclarait un cannibale dahoméen, qui l’avait assaisonné, tout vif, au sel et au poivre.

Les Dahoméens étaient policés. Un de nos officiers de marine, en 1702, admirait l’une de leurs villes, Jaquin, dont les rues étaient affectées chacune à un métier comme celles de certaines villes d’Europe. Il

y en avait pour les marchands de pipes et de tabac, pour les toiles peintes, les toiles blanches, les nattes et les paniers, la vaisselle, les pagnes de coton, les pagnes d’herbes, les poissons, « le tout arrangé d’une manière à faire plaisir ».


L’arrivée des bourreaux au Dahomey
extrait de The History of Dahomey (London, 1793)
par Archibald Dalzel


Astreints à aller chaque année saluer le roi du Dahomey, les gouverneurs de notre comptoir de Whydah eurent l’occasion de connaître la discipline toute militaire qui régnait à Abomey et d’applaudir les défilés impeccables des bataillons d’amazones de la garde qui passaient par quinze de front et exécutaient à la perfection des feux de salve.

Entouré de ses ministres, du général des troupes, du grand écuyer et du chef des tambours, le roi noir, en 1776, avait l’habit, la veste, la culotte et le drapeau à la française, avec des brodequins et des bas. Nul ne pouvait se présenter devant lui s’il n’avait l’habit de cour, un surplis sans manches. On rampait sur le ventre pour aborder le souverain.

… Un souverain chatouilleux sur le point d’honneur qui se flattait d’être un guerrier et non un marchand de chair humaine :

« Vous, Anglais, disait-il au facteur Abson, vous êtes entourés par l’Océan ; vous semblez ainsi destinés à être en relations avec tout l’Univers par le moyen de vos vaisseaux, tandis que nous, Dahoméens, enveloppés de diverses nations qui parlent différentes langues, nous sommes forcés de nous défendre avec l’épée. Ceux qui prétendent que nous faisons la guerre pour fournir d’esclaves vos vaisseaux, se trompent grossièrement … Je jure au nom de mes ancêtres que jamais un Dahoméen ne s’est engagé dans les expéditions guerrières pour se procurer de quoi acheter des marchandises. Moi-même, j’ai tué des milliers d’hommes sans avoir jamais conçu l’idée de les exposer en vente. Lorsque la justice et la politique exigent qu’on fasse périr les hommes, il n’y a ni soie, ni corail, ni eau-de-vie qui puissent tenir lieu du sang à répandre pour l’exemple. D’ailleurs, si les blancs cessaient de fréquenter l’Afrique, la guerre cesserait-elle sur notre continent ? Ce qui me fâche, c’est que quelques-uns d’entre vous ont écrit malicieusement dans les livres qui ne meurent jamais, que nous vendons nos femmes et nos enfants pour nous procurer de l’eau-de-vie. Que des hommes à longues têtes tiennent conseil en Angleterre et fassent des lois à notre usage, cela me paraît extraordinaire. »

Oui, il avait d’autres coutumes, le souverain du Dahomey, celle de sacrifier des victimes aux mânes de son père, d’hérisser de mâchoires humaines ses murailles, de fouler les têtes des princes ennemis qui pavaient la cour de son palais, et d’arroser de sang son pagne en passant sous les potences du marché d’Abomey, où pendaient, la tête en bas et le membre viril coupé, de malheureux nègres.

Dans la tombe elle-même, où reposait le roi défunt, dans « le tombeau de Neptune », s’entassaient sur le lit d’apparat tout ce qui pouvait lui servir dans une autre vie, corail, eau-de-vie, pipes, tabac, chapeau à point d’Espagne, cannes à pomme d’or et, comme serviteurs, les fossoyeurs dont on avait coupé la tête et deux douzaines de ses femmes dont on avait cassé les jambes. Les autres s’étaient entre-tuées.

Lorsque le général Archinard s’empara de Béhanzin, il y avait peu de temps que, suivant les coutumes ancestrales, le dernier roi du Dahomey avait immolé aux mânes de Gléglé, son père, des centaines d’hommes. Et il lui sacrifia sa propre mère, en messagère chargée de porter au défunt la nouvelle de son départ en exil. Dans le palais d’Abomey aux curieux bas-reliefs, le dernier des trônes royaux au siège incurvé resta vide.

LES BOURREAUX MASQUÉS DU BÉNIN

Lors de la découverte du Bénin en 1486, les Portugais demeurèrent épouvantés des sacrifices sanglants qui accompagnaient la mort d’un chef. Un cortège de parents et d’amis le suivait au fond de la tombe, qui était un puits très profond scellé d’une pierre. On la soulevait chaque jour pour demander aux ensevelis s’ils avaient rejoint leur ami et maître. Quand aux questions répondait le silence, on allumait sur la pierre du sépulcre un grand feu.

Trois siècles après, en 1778, au capitaine Landolphe, qui lui rendait visite, le roi de Bénin offrait un spectacle de gala, un sacrifice humain. Deux bourreaux masqués, la robe touchant terre, assommèrent un malheureux après lui avoir fait baiser le fétiche à figure diabolique. Ils lui coupèrent la tête et recueillirent dans un bassin de cuivre le sang de la victime pour en arroser les tombeaux des rois et les filières de corail qui étaient les insignes de la royauté.

Après quoi, le souverain noir se drapa dans la robe de satin blanc à fleur d’or de la garde-robe de Louis XV, qui provoquait son « extase ». — Les blancs sont des dieux pour le génie et le travail, se plaisait-il à répéter.

« Les dieux » devaient se laver les pieds chez le capitaine des guerres avant d’entrer dans la ville royale.

Précédée d’une belle avenue, où l’on était à l’abri du soleil, la capitale, que les Hollandais appelaient le Grand-Bénin, avait cinq lieues de tour, au dire de Dapper. Le palais royal occupait, tout à côté, « autant d’espace que la ville de Harlem, avec de belles galeries aussi grandes que la Bourse d’Amsterdam ». Sur les piliers de bois enchâssés dans le cuivre, étaient gravées les victoires de la dynastie royale. Une trentaine de rues aux voies larges, coupées de ruelles, étaient bordées, dans la ville, de maisons à auvents et à balustres surmontées d’un étage. Le tout était aussi propre qu’en Hollande.

Beaucoup plus civilisés que leurs voisins, les nègres du Bénin avaient un cérémonial. Personne à la cour n’osait se couvrir d’un habit avant d’en recevoir un de la main du roi ; et aucune femme ne portait de robe avant d’être mariée. Des régétaires, des courtisanes, constituées en République, relevaient des conseillers d’état. Les conseillers étaient des vieillards qui formaient les conseils de la guerre, du commerce et des finances. Aux Européens qui étaient ses hôtes, c’est-à-dire des acheteurs d’esclaves, le roi offrait un séjour gratuit dans les caravansérails construits tout exprès.

Une curieuse gravure de Dapper, contemporaine de Louis XIV, montre ce qu’était le cérémonial au Grand-Bénin, le Versailles de l’endroit. Du palais aux flèches surmontées d’un vol d’oiseau débouchent, instruments de musique, panthères tenues en laisse, nains et bouffons. Derrière le roi, chevauche sa noblesse en bonnets à crinière, boucliers au bras, colliers au cou. Vision toute européenne, que souligne la présence de ducs et capitans au royaume de Bonny tout proche. Et il n’est point difficile de déceler la Cour dont s’inspiraient les noirs du fond du golfe de Guinée, quand on voit gouverner le royaume d’Owhère par le mulâtre portugais Antonio de Mungo. Là, certains nègres, porteurs de chapelets, lisaient le portugais.

Il advint un jour de l’an 1782, que la Charmante Louise de Saint-Malo, s’engageant dans la rivière d’Owhère ou d’Ouari, fut remorquée par une quarantaine de pirogues envoyées au-devant d’elle. Charmé des manières du capitaine Landolphe, c’est à la France que le roi d’alors demanda de parfaire l’éducation de son héritier nommé Boudakan. Il en était besoin. Owhère avait des mœurs aussi sanguinaires que le Bénin : pour n’être pas reconnus et pour ne pas laisser de trace, les bourreaux se voilaient la face et se frottaient les pieds avec une espèce de craie. La compagnie Brillantois-Marion, formée pour exploiter « les bois d’ébène » d’Owhère, eut une vie brève. En 1792, les Anglais chassèrent le capitaine Landolphe du fort qu’il avait édifié dans l’île de Borodo.

Ne quittons pas le Bénin sans saluer ici l’art nègre ; art avancé, remontant sans doute au-delà du contact avec les blancs, il ornait de bas-reliefs des panneaux de bois où se jouaient des animaux, et il décorait de personnages des plaques de bronze. Telle statuette de cavalier, telles têtes de bronze. Reproduites par Maurice Delafosse, telles trompettes de bronze aux fines ciselures, sont des chefs-d’œuvre de primitifs.

« LA MAISON DES JOUJOUS » DES BONNY

Au-delà du delta du Niger, débouchent dans un estuaire, les rivières de Bonny et Nouveau-Calabar. La population de Bonny avait dans chaque village un temple, « la maison des Joujous », où était honoré l’animal sacré, que dans certaines villes d’Égypte il était interdit de tuer : le crocodile. À cette divinité, la marée qui refoulait l’eau de la rivière, apportait souvent comme pâture les corps d’esclaves que les négriers jetaient par-dessus bord : les femmes flottaient, disait-on, sur le ventre et les hommes sur le dos. Quand le capitaine de vaisseau, Bouët-Villaumez, au milieu du dix-neuvième siècle, vint y pourchasser les négriers, il constata que les indigènes parlaient presque tous l’anglais, quelques-uns le français ou l’espagnol, décelant ainsi quelle était pour chaque nation l’importance de la traite négrière. Traite qui était, selon Labarthe « un échange de blancs contre des noirs », la majeure partie des équipages trouvant dans ces lieux malsains leur tombeau. Des crânes pavaient le vestibule et la salle du festin où un chef calabar invitait, en 1844, le capitaine hollandais Van Boudyck Bastiaanse.

Nos relations avec le Gabon remontaient à Louis XIV. Un manteau d’écarlate avait fait abandonner au vieux roi grabataire du cap Lopez, la médaille de plomb doré à l’effigie du prince d’Orange qui lui pendait sur l’estomac. Le négociateur, un corsaire du nom de Jean Doublet, avait aussitôt mis le traité à profit pour embarquer cinq cent soixante nègres à bord de l’Avenant, quand le 8 décembre 1704, une barrique d’eau-de-vie prit feu, au moment où l’aumônier vêtait sa chasuble pour célébrer la fête de la Sainte-Vierge. Le vaisseau sauta. « C’était une chose épouvantable de voir des noirs et négresses nager sur l’eau, les fers aux pieds, et les requins en grand nombre les dévoroient. » Car les Goulus, comme on appelait aussi les requins, abondaient dans les parages.

LE TRIBUNAL DE « LA MAISON DU VIN » À LOANGO

À des falaises rouges qui, sous les feux du soleil du matin, ressemblaient à des flammes, on reconnaissait les approches de Loango. C’était une belle ville d’une quinzaine de mille âmes, dont une gravure de Dapper nous montre les particularités : palais royal, jardin du roi, maison du banquet, maison du vin, salle d’audience, tour des crieurs, jardin des femmes, maisons au toit aplati.

Dans la salle d’audience, le roi, entouré de ses ministres, gouverneur des provinces, amiral, vice-consul, intendant de l’artillerie et grand échanson, siégeait sur un trône d’osier, adossé à son écu d’armes et ombragé de parasols. Ventre à terre, ses sujets lui rendaient hommage. Il rendait la justice dans la maison du vin, après s’être copieusement désaltéré. Tour à tour, accusateur et accusé se faisaient entendre. Puis, en présence d’un jury qui avait semé de bâtonnets le sol, l’accusé devait passer et repasser sur les morceaux de bois. S’il trébuchait et tombait, il était déclaré coupable, on le mettait en pièces. Dès que retentissait la sonnette du roi, assez semblable aux sonnailles des vaches d’Europe, les voleurs se mettaient à trembler et restituaient furtivement leurs larcins.

Un crime est-il commis ? Le prévenu est soumis à l’épreuve du poison en présence de la foule. Si le poison contenu dans le coco commence à agir, le malheureux est mis en pièces et ses membres sont accrochés à un palmier. Il y a aussi l’épreuve du feu. Si un charbon ardent ne laisse aucune trace dans la main de l’accusé, il est acquitté.

Si vous voulez connaître les mœurs congolaises au temps de la traite, lisez Degrandpré. Vous assisterez au dîner d’un homme cossu. Devant lui, est une idole de dix pouces de hauteur, coiffée d’un bonnet pointu qu’orne une plume, et enduite d’une croûte de poudre rouge. Elle fera l’essai de chaque mets, comme du vin de palme, dont les convives lui cracheront une lampée à la figure, persuadés qu’ils ont ainsi conjuré le poison.

Quand on veut obtenir la rosée pour une terre assoiffée, ou du vent pour l’arrivée de navires de commerce, on consulte les Ganga, les fétiches. Le prêtre s’enferme dans sa hutte de paille, la fait trembler, et dans la fumée qui en sort, parle le zambi. Retenez les noms : vous les retrouverez, presque intacts, de l’autre côté de l’Océan.

Les moquissos, les idoles de Loango, sont de toutes les formes, statue de bois, natte d’où pendent des paniers, des plumes, des sonnettes, tronc d’arbre orné de bijoux, sac orné de cornes, pot garni de haillons… Lors des fêtes célébrées en l’honneur de Bomba, les jeunes filles dansent, la tête couverte de plumes, en chantant des chansons obscènes ; une autre idole, Kicocoo, force les morts à sortir de leurs tombeaux pour aider, la nuit, les pêcheurs. Cette croyance à la survie amène le sacrifice d’un grand nombre d’esclaves lors de la mort d’un roi : à côté du caveau voûté où repose le défunt en habits somptueux, entouré des statuettes de ses dieux domestiques, sont ensevelis les malheureux qui le serviront dans l’autre monde. Le Ganga a présidé à la cérémonie funèbre.

Il a, au cou, une besace en peau de lion, remplie de sonnettes, de clefs, de dents, d’ongles de nains blancs et, aux épaules, des calebasses pleines d’herbes et aussi d’un vin qu’il donne à boire aux femmes enceintes. Assis sur une natte il fait résonner des sonnettes de fer qu’il porte entre les doigts, se peint de blanc et de rouge les paupières et le visage, et entre en transe. On arrête ses transports en l’aspergeant d’une eau fort aigre. Et il prophétise.

Aussi de quel prestige est entouré le Ganga moquisies, le chef des prêtres des idoles ! Une plume de perroquet de chaque côté de la bouche, ses moquisies ont subi l’épreuve d’un noviciat où ils doivent bondir, hurler et faire preuve d’insensibilité jusqu’à tenir en mains des charbons ardents. Mais que sont ces jeunes filles barbouillées de rouge, qui laissent pendre des deux côtés du visage une « guirlande » de cheveux ? Le rouge indique qu’elles sont à l’époque des menstrues ; la tête rasée avec de simples guirlandes signifie qu’elles sont bonnes à marier et à servir leur mari à genoux, en battant des mains de joie.

Dans ce grand marché d’esclaves qu’est Loango, affluent des Quibangues à la jolie figure, rehaussée d’une dentition admirable ; des Mayombes, à l’étroite poitrine et aux dents malsaines, des Montéqués, aux dents limées en pointe.

Seize lieues plus au sud, est un autre centre de traite, Malimbe ; le quartier français et le quartier hollandais sont des deux côtés « d’un de ces petits monts hermaphrodites qui produisent à la fois du feu et des eaux ». Au sommet est le marché, pourvu de bancs pour les promeneurs, quand les affaires sont achevées.

LES SCRUPULES DU ROI DE CABINDA

Dans une baie sûre, au-dessous d’une montagne en pain de sucre, gisait « le Paradis » de Cabinda. Site riant, marché abondant en esclaves, des interprètes pour toutes les langues, les négriers trouvaient tout réuni. Ils s’approvisionnaient en Sognos hargneux et querelleurs, en Mondongues anthropophages, à la poitrine brodée de tatouages, dont les femmes avaient par des incisions renflé leur ventre en gros boudins, et surtout en Congos, gais et riants, comiques avec leurs tabliers en peaux de chat, et dont la langue, coulante et flexible, était très douce aux amoureux.

Lorsque la frégate française l’Aigle relâcha à Cabinda, en 1702, un singulier visiteur vint inviter le capitaine Le Roux à pratiquer dans le pays la traite humaine. C’était un nègre « vêtu à l’arménienne, avec une longue robe d’écarlate fourrée de peau, un bonnet de coton de même et, au cou, un écheveau de chapelets garni de quantité de médailles d’or. Catholique romain, le roi son frère se faisait scrupule de conscience de vendre ses noirs à des protestants ». En mémoire de quoi les négriers Nantais donnèrent à un de leurs plus beaux navires le nom de Roy de Gabingue ; ainsi orthographiaient-ils Cabinda.

Les scrupules du roi de Cabinda étaient partagés par son collègue, le comte de Sogno. Les missionnaires portugais et italiens lui avaient défendu de laisser tomber ses sujets entre les mains des hérétiques, Anglais ou Hollandais. Pour avoir transgressé cette défense en 1683, le comte de Sogno se vit excommunier par le P. Merolla. Et il dut faire amende honorable, nu-pieds, couvert d’un sac, une couronne d’épines sur la tête, un crucifix en mains et la corde au cou. Un proche parent du comte et d’autres grands personnages de la cour s’étant avisés de vendre des nègres aux Anglais, le P. Zucchelli les fit tous enchaîner et les obligea à se présenter à l’église, à genoux. On éteignit à leur arrivée toutes les lumières et, soufflant la fumée dans leur visage, on sonna l’office des morts. Après plusieurs mois de cette rigoureuse punition, ils furent admis à faire amende honorable, un cierge en mains.

UN NÉGRIER MARSEILLAIS ROI DU CONGO

Dans ce pays peu courtois, les guerriers regardaient les femmes « comme de viles esclaves, créées uniquement pour les amuser et les servir. Or, l’amour suppose et exige l’amour, et jamais l’autorité n’a commandé à la tendresse ». Une reine de couleur vengea son sexe.

Sur un haut plateau qu’entourent de toutes parts des ravins, s’élevait l’ancienne capitale du royaume du Congo, Ambassi ou Banza, que les Portugais avaient baptisée San Salvador. Ils l’avaient dotée d’églises, dont l’une, Saint-Antoine de Padoue, contenait les tombeaux des rois ; d’écoles, où les enfants des nobles apprenaient le latin et le portugais ; et enfin d’édifices en pierre, qui contrastaient avec les cases indigènes en chaume et en terre. Et ils avaient débarrassé la ville du marché où les Jagas débitaient la viande humaine.

Dans le palais du roi, aux galeries spacieuses, garnies de belles nattes, tous les grands, tous les résidents portugais étaient réunis certain jour du dix-huitième siècle, autour du trône en déshérence. Au pied du trône gisaient la couronne royale, des bracelets d’or et, dans une bourse, une bulle pontificale, sans aucun doute la bulle d’Urbain VIII qui permettait au roi du Congo de se faire couronner par un capucin avec les cérémonies de l’Église romaine.

Dans le silence, une voix s’éleva :

« Qui que tu sois qui dois être élu roi, gardes-toi d’être concussionnaire, vindicatif et méchant ; sois ami des pauvres, donne des aumônes pour la rédemption des captifs et des esclaves ; secours les affligés ; favorise l’Église ; conserve la paix à ton royaume et ne romps jamais l’alliance qui est entre toi et le roi de Portugal, ton frère. »

Flûtes et hautbois saluèrent d’une fanfare l’élu qui montait sur le trône ; il revêtait les insignes royaux et, entre les mains d’un prêtre, jura sur les Évangiles d’observer la formule de vie clamée par le héraut. On lui jeta de la poussière sur le corps pour lui rappeler qu’un jour, il ne serait que cendre.

L’élu était un négrier marseillais. Granot était un fort bel homme que la reine avait distingué. Et elle éprouvait pour lui une passion si violente qu’elle le faisait monter sur le trône, dont une gravure de Dapper donne le spécimen. Sous un dais de satin, Granot put ainsi prendre place en manteau de soie à traîne, chaînes d’or et chapeau bordé d’un galon d’or. Il put signer ses actes officiels des titres retentissants de « Mani-Congo, par la grâce de Dieu roi de Congo, d’Angola, de Macumba, d’Ocanga, de Cumba, de Lulla, de Souza, seigneur des duchés de Batta, de Sunda, de Bamba, d’Amboille et de leurs dépendances, de la comté de Songo, d’Angoy, de Cacongo et de la monarchie des Ambondes, dominateur de ce grand et prodigieux fleuve, le Zaïre ».

La royauté avait ses inconvénients. Servir soi-même aux seigneurs de la Cour la soupe et le vin de palme n’était rien. Mais être tenu pour responsable des calamités de la nature avait une tout autre gravité : car le roi était alors sacrifié par ses sujets comme une victime expiatoire. Quelle que fut la cause de l’attentat, Granot mourut assassiné.

Les funérailles d’un roi du Congo avaient la plus grande solennité. Si le christianisme avait aboli le sacrifice volontaire de douze jeunes filles qui réclamaient l’honneur d’être ensevelies vivantes pour servir le défunt dans l’autre monde, les cérémonies, auxquelles assista Degrandpré et qu’il a dessinées de visu, ne manquaient point de grandeur. Une nombreuse assistance défile en rond devant la maison mortuaire, en faisant, pour se désaltérer, de fréquents appels à des rasades d’eau-de-vie.

Le cadavre, lavé avec une décoction de manioc, est assis, la main droite tournée vers l’Orient ; enduit au préalable d’une croûte épaisse de terre rouge, il est paqué, c’est-à-dire enveloppé de tout ce qu’il a de plus précieux : corail, étoffes d’Europe, indiennes, drap et soieries. Plus le défunt est riche, plus sa dépouille est informe. Le corbillard qui traîna, vers sa maison mortuaire, un de ces grands personnages, avait vingt pieds de long, quatorze de haut et huit d’épaisseur : une petite tête en émergeait, qui figurait le défunt. Pour le traîner jusqu’au sépulcre, les charpentiers européens durent construire un diable, et un négrier prêter des grelins et des haussières énormes. Cinq cents hommes s’attelèrent à la pesante machine et mirent quatre jours à franchir une distance d’une lieue. Sur la tombe furent plantées deux magnifiques défenses d’éléphant.

Qu’est devenue la capitale du roi marseillais Granot ? Une bourgade en ruines. Cette belle ville de 40.000 habitants qu’était alors San Salvador, n’en comptait plus que 700 il y a un demi-siècle, exemple saisissant de l’effroyable saignée qu’avait faite en Afrique la traite des nègres. Le P. Rinchon évalue à treize millions deux cent cinquante mille esclaves le chiffre des malheureux qui prirent, captifs, la route de l’Amérique par les ports de Loango, Malimba, Cabinda, Pinda, Boma, Mussula et Ambrizette !

À Paris, s’était fondée en 1748, la Société d’Angola pour exploiter « le bas de la côte » ; Loango, Malimba, Cabinda reçurent chacun un navire-entrepôt oùs’entassaient les esclaves, en attendant que la flottille négrière, — sept transports et trois « voituriers », — les transportât à Saint-Domingue. La vente des noirs dans ce pays fertile qu’arrose le Congo, était si bien entrée dans les mœurs qu’un siècle plus tard, les populations étaient prêtes à défendre, au prix de leur sang, l’odieux trafic qui les décimait.

LA REINE BOURREAU DE L’ANGOLA

Furieuse de ne point succéder au roi d’Angola son père, en 1640, et de voir soutenu par les Portugais son neveu, la princesse Anna Xinga leur livra bataille sur bataille. Cette femme féroce se vêtait en homme pour faire la guerre et, alors qu’elle vivait sous la tente, elle entretenait près d’elle des mignons, habillés en femmes. Baptisée, elle sacrifiait aux idoles. Et une hache à la ceinture, un arc à la main, elle dansait au son de deux cloches de fer, au milieu des hurlements, avant de décapiter elle-même des victimes humaines dont elle buvait à longs traits le sang. Aussi barbares qu’elle, ses courtisans étouffaient les enfants qu’ils avaient eus de leurs concubines.

Et pourtant, telle était la fécondité de la race que les Espagnols ou les Portugais exportaient annuellement quinze mille noirs de l’Angola à Porto-Rico, Saint-Domingue, Carthagène, au rio de la Plata et au Brésil. Comme au Congo, le christianisme avait pénétré dans l’Angola avec les missionnaires jésuites qui comptaient, dès l’an 1590, une vingtaine de mille néophites.

UNE RACE HIDEUSE : LES HOTTENTOTS

Contre l’esclavage, une race était protégée par sa hideur. — « Peut-on donner le nom d’hommes à de pareils animaux », disait, en 1697, François Leguat en parlant des Hottentots : « Ils mangent la viande crue : s’ils rencontrent quelque bête morte, ils l’éventrent, fraîche ou puante, et font grande chère de tripes à bon marché. Le nez écrasé, les yeux ronds, les cheveux fort crépus, ils se barbouillent de suie détrempée dans de la graisse pour se rendre noirs le plus qu’ils peuvent, et ils s’étendent sur le dos face au soleil pour mieux faire pénétrer la couleur. Cet embellissement les rend si puants qu’on ne saurait approcher d’eux sans se sentir soulever le cœur. À chaque flocon de leur chevelure est attaché quelque morceau de verre ou quelque petite lame de cuivre. Ils se passent dans le bas de l’oreille un morceau de bois plus gros que le pouce ; et au bout de cette lardoire, ils attachent des coquilles, ce qui fait un agréable cliquetis et un galant effet. Ces vilains falots vivent comme des cochons.

« Les femmes ont quelque chose de plus laid encore : elles ont la vilaine coutume de porter quantité de boyaux liés autour du cou et des jambes, en guise de colliers et de jarretières.

« Elles portent aussi des coquilles et des morceaux de corail et de verre attachés aux cheveux et aux doigts, et de gros anneaux d’ivoire au-dessus du coude. Mais ce qu’il y a en elles de plus effroyable, c’est la gorge. Il semble que deux longues vessies de cochon, demi-sèches et demi-enflées, leur pendent au cou. Ces vilaines tétasses dont la peau est rude comme du chagrin, leur descendent plus bas que le nombril et ont un bout feuille-morte plus gros que celui des tétines de vaches. Elles les jettent par-dessus l’épaule pour allaiter l’enfant qui est attaché derrière. Avec tout cela, la vanité de ces laides pécores est incroyable ; elles s’imaginent être les plus belles femmes de l’univers. »

Ces Vénus Hottentotes échappèrent à l’esclavage. C’est de l’Inde et de l’Insulinde, du Coromandel et de Ceylan, de Timor et Macassar, et enfin de Madagascar que les Hollandais du cap de Bonne-Espérance tirèrent les esclaves nécessaires à la culture de l’Afrique Australe.

LES « CLANS » CAFRES

« Les vrais Cafres, écrivait à Lady Barnard, John Barrow, le futur fondateur de la Royal Geographical Society, je les admire énormément. Ils mènent une véritable vie pastorale et constituent des clans pareils à ceux des Highlands de l’Écosse, et dans chaque clan toutes choses, sauf les femmes, sont en commun. Ils ne connaissent pas les désastreux effets de l’alcool. Ils sont bien faits, ils ont l’air fier, délibéré et gai : toute leur allure trahit la satisfaction et le bonheur. Je n’ai jamais vu personne d’aussi gai et de bonne humeur que les femmes. Question de couleur mise à part, elles sont réellement belles, si l’élégance des formes, la régularité des traits animés par la gaîté, une peau douce et veloutée, des yeux d’un brun sombre et brillants, des dents blanches comme l’ivoire sont les éléments qui constituent la beauté. »

Le jeune homme qui écrivait cette lettre, voyait l’humanité à travers les sophismes de Rousseau. Les bons Cafres menèrent la vie si rude aux Boers que ces colons hollandais, laissés à la merci de leurs attaques, franchirent le fleuve Orange et y fondèrent une nouvelle république.

Contre les Anglais qui avaient remplacé les Boers, les Cafres continuèrent à guerroyer. Trois campagnes n’avaient point réussi à réduire les rudes clans, les soldats qui tombaient, subissaient des traitements atroces, quand un événement imprévu mit fin à l’agitation des clans.

Un prophète cafre, Umkalaza, annonça aux tribus de sa race un prochain bouleversement dans l’ordre de la nature. Les morts, disait-il en 1856, allaient ressusciter avec leurs bestiaux et leurs richesses ; toutes les félicités terrestres leur étaient promises ; la cafrerie deviendrait libre et ses ennemis étrangers seraient anéantis. Les nègres n’hésitèrent pas à égorger leurs bestiaux, persuadés qu’ils étaient de les voir renaître en plus grand nombre. Et comme ils ne vivaient que de leurs troupeaux, le résultat de ces prédications fut une épouvantable famine. Mourant de faim, ils implorèrent les autorités britanniques, qui les nourrirent en effet, mais comme des prisonniers, en les employant aux travaux des routes ou en les louant aux particuliers. Ils étaient matés.

Nos colonies des Mascareignes, Bourbon et île de France, avaient aussi recours aux Cafres. La figure lardée de cicatrices, front, joues et oreilles percés, la lèvre supérieure trouée à y passer le doigt, les dents limées en pointe à rendre jalouse une bête de proie, les Cafres exhalaient une odeur aussi pénétrante que celle d’un fauve. Et leurs cheveux crépus, ornés d’une plume, d’un peigne ou de verroteries voyantes, ajoutaient à la mascarade. D’une moralité plus que facile, d’un penchant pour le rhum qui leur faisait boire à plein verre cette coupe enchantée, ils avaient pour eux les qualités des bons serviteurs : ils étaient dociles et laborieux.

LES JOLIES « NÉGRESSES » DE BATAVIA

Un ermite qui avait cru trouver dans l’île Rodriguez des Mascareignes, l’île d’Éden et que la solitude avait désenchanté, François Leguat s’extasiait sur la beauté des négresses de Batavia. « J’ai rencontré à Batavia, en 1697, disait-il, plusieurs fort jolies négresses : un visage tout à fait formé à l’européenne ; les yeux brillants et bien fendus, les dents admirables, la taille fine, la gorge très belle et douce, aussi bien que le reste du corps, bien que noire comme du jaïe. Si l’on voulait considérer que cette sorte de teint est presque inaltérable, n’étant sujet à aucune des pâleurs, des rougeurs, des taches et des diverses autres inégalités et assauts que souffre continuellement celui de femmes blanches. Et si on se souvenait d’ailleurs que la couleur noire a son lustre et son prix aussi bien que les autres, je crois qu’on cesserait de s’étonner du goût de ceux qui aiment autant ou plus une belle négresse qu’une autre femme. »

D’où venait cette race de noirs ? Leguat avouait qu’il avait oublié de s’en informer. Et comme il donnait le nom de nègres aux indigènes venus de Madagascar et de Ceylan, son qualificatif était sujet à caution. Les instructions données, en 1623, par le gouverneur Coen, indiquent nettement la provenance des pseudo-négresses javanaises. « On ne saurait rendre à la Compagnie, de plus signalé service, disait-il, qu’en allant chercher des hommes de tous côtés pour surpeupler notre pays. Qu’on en achète dans toutes les parties de l’Inde, où les esclaves sont bon marché. Qu’on en achète des milliers, en nombre infini. Il n’y en aura jamais trop à Batavia. »

Les jolies « négresses » de Batavia étaient donc des Cinghalaises ou des filles de l’Inde.