Poëmes dramatiques
Traduction par Ivan Tourgueniev et Louis Viardot.
Hachette (1p. 180-195).


PERSONNAGES

Salieri

Mozart

Un vieillard, aveugle

MOZART ET SALIERI


Scène première.

(Une chambre.)
Salieri.

Tous disent : « Il n’y a pas de justice sur la terre ; » mais il n’y a pas non plus de justice plus haut. Pour moi, cela est clair comme une simple gamme. Je suis né, moi, avec l’amour de l’art. Étant petit enfant, lorsque les sons de l’orgue retentissaient dans les hauteurs de notre vieille église, j’écoutais, et je ne pouvais me lasser d’entendre ; des larmes coulaient de mes yeux. Je repoussai de bonne heure les distractions futiles. Toute science étrangère à la musique me devint importune. Je m’en détournai avec obstination et fierté ; je me donnai à la seule musique. Tout premier pas est difficile, et tout début de route ennuyeux. J’avais à vaincre des obstacles qui m’assaillirent tout d’abord. Je plaçais le métier pour base de l’art ; je me fis artisan. Je donnais à mes doigts une rapidité sèche et obéissante ; je forçais mon oreille à être juste ; je tuais les accords et j’anatomisais la musique comme un cadavre. Je pris enfin l’algèbre pour preuve de l’harmonie. Ce n’est qu’alors, après avoir traversé le creuset de la science, que j’osai me livrer à la volupté créatrice. Je me mis à créer, mais dans le mystère, dans l’isolement, sans me permettre de penser même à la gloire. Souvent, après avoir passé deux ou trois jours dans ma cellule silencieuse, où j’oubliais la nourriture et le sommeil, après avoir goûté les élans et les larmes de l’inspiration, je brûlais mon travail et je regardais froidement comment ma pensée et les sons que je venais de créer disparaissaient avec la légère fumée. Que dis-je ? lorsque le grand Gluck apparut et nous dévoila de nouveaux mystères (mystères profonds, séduisants, enchanteurs), n’ai-je pas jeté tout ce que j’avais su auparavant, tout ce que j’avais aimé, tout ce que j’avais cru avec tant d’ardeur ? Et ne me suis-je pas mis à le suivre sans murmure, avec un nouveau courage, comme quelqu’un qui aurait perdu sa route, et qu’un autre voyageur remettrait dans le droit chemin ? Par une persévérance obstinée, pleine d’efforts, j’atteignis enfin un haut degré dans l’art infini. La gloire vint me sourire. Je trouvai dans le cœur des hommes un écho à mes créations. J’étais heureux ; je jouissais paisiblement de mes travaux, de mes succès, de ma gloire, ainsi que des travaux et des succès de mes amis, de mes compagnons dans l’art éternel. Non, jamais je n’avais connu l’envie, jamais ; ni lorsque Piccini sut enchanter l’oreille des sauvages Parisiens, ni même quand j’entendis les premiers accents de l’Iphigénie. Qui aurait pu dire que le fier Salieri deviendrait un misérable envieux, un serpent foulé aux pieds, qui, dans son abaissement, n’a plus de force que pour mordre la poussière et le sable ? Personne… Et maintenant, c’est moi-même qui le dis, je suis un envieux ; oui, j’envie profondément, cruellement. Ô ciel ! où donc est ta justice, quand le don sacré, le génie immortel, n’est pas envoyé en récompense de l’amour brûlant, de l’abnégation, du travail, de la patience, des supplications enfin, mais quand il illumine le front d’un viveur insouciant ! Ô Mozart ! Mozart !… (Entre Mozart.)

Mozart.

Ah ! tu m’as aperçu ? Et moi qui voulais te surprendre, te régaler d’une plaisanterie inattendue.

Salieri.

Te voilà ! Es-tu ici depuis longtemps ?

Mozart.

Je ne fais qu’entrer. Je venais chez toi pour te montrer quelques morceaux, lorsque, passant devant un cabaret, j’entendis un violon. Non, ami Salieri, tu n’as jamais rien entendu d’aussi drôle. Un violonneux aveugle jouait dans ce cabaret : Voi che sapete. C’était charmant. Ma foi, je n’ai pu résister, et je t’amène cet artiste pour qu’il te régale de son savoir-faire. — Entre, toi ! (Entre un vieillard aveugle, avec un violon.) Voyons, joue-nous quelque chose de Mozart.

(Le vieillard joue un air de Don Giovani ;
Mozart rit aux éclats.)
Salieri.

Et tu peux rire ?

Mozart.

Pourquoi ne ris-tu pas ?

Salieri.

Non, je ne ris pas quand un méchant peintre d’enseignes me barbouille la Madone de Raphaël ; je ne ris pas quand un misérable baladin ose insulter à Dante par une parodie. — Va-t’en, vieillard.

Mozart.

Attends donc. Prends cela ; bois à ma santé. (Le vieillard sort.) Tu n’es pas de bonne humeur aujourd’hui, Salieri ; je reviendrai une autre fois.

Salieri.
Que m’apportais-tu ?
Mozart.

Rien, une bagatelle. La nuit dernière, mon insomnie habituelle me tourmentait, et il me vint à la tête deux ou trois idées. Je les jetais ce matin sur le papier, et je voulais savoir ton opinion… mais aujourd’hui tu n’es pas disposé à penser à moi.

Salieri.

Ah ! Mozart, Mozart, quand ne pensé-je pas à toi ! Prends un siège, j’écoute.

Mozart, assis devant le piano.

Représente-toi… qui donc ?… Eh bien, moi… seulement un peu plus jeune… amoureux… pas trop, pourtant… avec une jeune beauté… ou avec un ami… avec toi, par exemple. Je suis gai. Tout à coup, une apparition du tombeau… ou des ténèbres subites — enfin quelque chose dans ce genre… Enfin, écoute. (Il joue.)

Salieri, après un silence.
C’est cela que tu avais à me montrer, et tu pouvais t’arrêter devant un cabaret pour écouter ce vieil aveugle ! Ô Mozart ! tu es indigne de toi-même.
Mozart.

Quoi ! c’est donc bien ?

Salieri.

Quelle profondeur ! quelle hardiesse ! quelle élégance ! Tu es un dieu, Mozart, et tu n’en sais rien ; mais je le sais, moi.

Mozart.

Bah ! en vérité !… C’est possible… mais, en ce moment, ma divinité a faim.

Salieri.

Écoute ; dînons ensemble au Lion d’or.

Mozart.

Volontiers, je ne demande pas mieux. Donne-moi le temps d’aller à la maison avertir ma femme pour qu’elle ne m’attende pas. (Il sort. )

Salieri.

Je t’attends, n’oublie pas.

Non, je ne puis plus résister à ma destinée… je suis choisi pour l’arrêter. Sans cela nous sommes tous perdus, nous les prêtres de la musique, non pas moi seulement avec ma sourde renommée. À quoi peut-il servir que Mozart vive encore, et atteigne des hauteurs nouvelles ? Élèvera-t-il par là notre art ? Non, l’art tombera dès que Mozart aura disparu sans laisser d’héritier. Comme un chérubin, il nous aura apporté quelques chants du paradis, pour, après avoir ému en nous, fils de la poussière, le désir sans ailes, s’envoler de nouveau. Envole-toi donc… plus tôt ce sera, et mieux ce sera…

Voici ce poison, dernier présent de mon Isaure. Il y a dix-huit ans que je le porte constamment sur moi. Et bien souvent, depuis cette époque, la vie m’a paru comme une plaie insupportable ; et bien souvent je me suis assis à la même table avec un ennemi sans défiance. Mais jamais je ne me suis laissé aller aux murmures de la tentation, quoique je ne sois pas un lâche, quoique je ressente profondément toute offense, quoique j’estime peu la vie. J’hésitais toujours. Quand la soif de la mort venait me prendre : mourir, me disais-je ! mais peut-être la vie m’apportera des dons inattendus ; peut-être l’enthousiasme viendra me visiter ; une nuit créatrice et l’inspiration… peut-être un nouveau Haydn fera-t-il quelque chose de grand, et j’en jouirai. Ou bien, quand j’étais assis dans un repas avec un convive détesté : peut-être, me disais-je, trouverai-je un ennemi encore plus mortel ; peut-être une offense viendra fondre sur moi d’une hauteur plus orgueilleuse… En ce cas, tu ne te perdras pas en vain, présent de mon Isaure. Et j’avais raison, j’ai trouvé enfin l’ennemi auquel je ne puis pardonner. Un bien autre que Haydn m’a abreuvé de jouissances ineffables. Il est temps. Dernier legs de l’amour, passe aujourd’hui dans la coupe de l’amitié !


Scène II


(Une chambre dans un restaurant. — Un piano.)

MOZART et SALIERI à table.
Salieri.

Tu parais de mauvaise humeur aujourd’hui.

Mozart.

Moi ? non.

Salieri.

Je suis sûr, Mozart, que quelque chose te chagrine. Le dîner est bon, le vin excellent, et tu ne dis mot, tu fronces le sourcil.

Mozart.

À te dire vrai, mon Requiem me tourmente.

Salieri.
Ah ! tu composes un Requiem ? Est-ce depuis longtemps ?
Mozart.

Depuis trois semaines. Mais une circonstance étrange… Est-ce que je ne t’en ai rien dit ?

Salieri.

Non.

Mozart.
Écoute. — Un jour, il y a de cela trois semaines, je revins tard à la maison. L’on me dit que quelqu’un, un inconnu, était venu me demander. Je ne saurais te dire pourquoi, mais je pensai toute la nuit qui pouvait-ce être, et que voulait-on de moi ? Le lendemain revint le personnage, qui, de nouveau, ne me trouva point à la maison. Le troisième jour, j’étais à jouer avec mon garçon sur le plancher ; on m’appelle, je sors. Un monsieur tout vêtu de noir me salue poliment, me commande une messe de Requiem, et disparaît. Je me mis aussitôt à l’œuvre, et depuis ce jour mon homme noir n’est pas revenu. Mais je ne m’en plains pas, car j’aurais de la peine à cesser mon travail. D’ailleurs le Requiem est à peu près fini, Pourtant… je…
Salieri.

Quoi ?

Mozart.

J’ai honte de l’avouer.

Salieri.

Avouer quoi ?

Mozart.

Mon homme noir ne me laisse de repos ni jour ni nuit. Il me poursuit partout comme une ombre. Même à présent je crois voir qu’il est assis en tiers de nous.

Salieri.

Finis donc. Quelle crainte puérile ! Chasse cette vaine imagination. Beaumarchais me disait souvent : « Écoute, frère Salieri, quand des pensées noires te viendront, fais déboucher une bouteille de champagne, ou relis le Mariage de Figaro. »

Mozart.

Ah ! oui, Beaumarchais était ton ami. Tu as composé pour lui Tarare, une œuvre excellente. Il y a là un motif que je fredonne toujours quand je me sens heureux. Tra la la la… À propos, Salieri, est-il vrai que Beaumarchais a empoisonné quelqu’un ?

Salieri.

Je ne crois pas. Il était trop jovial pour un pareil métier.

Mozart.

Et puis, c’est un génie, comme toi, comme moi. Le génie et le crime sont deux choses incompatibles, n’est-ce pas ?

Salieri.

Ah ! tu crois. (Il jette le poison dans le verre de Mozart.) Eh bien ! alors… bois.

Mozart.

À ta santé, ami ! à l’affection sincère qui unit Salieri à Mozart, les deux fils de l’harmonie ! (Il boit.)

Salieri.

Arrête, arrête… tu as bu sans moi.

Mozart, jetant sa serviette sur la table.

C’est assez. (Il va au piano.) Écoute, Salieri, mon Requiem. (Il joue quelques morceaux.) Eh bien ! tu pleures ?

Salieri.

C’est pour la première fois que je verse de pareilles larmes. Cela me fait mal, et cela m’est doux, comme si j’avais accompli un devoir pénible, comme si un couteau salutaire m’avait enlevé un membre malade. Ami Mozart, ces larmes… n’y fais pas attention. Continue, hâte-toi de remplir mon âme de tes accents divins.

Mozart.

Ah ! si tous sentaient ainsi la puissance de la musique ! Mais non, le monde n’eût pu subsister. Personne ne se serait préoccupé des basses nécessités de la vie terrestre ; tous se seraient adonnés à l’art libre. Nous sommes peu d’élus, peu de fortunés qui pouvons mépriser le gain sordide, et nous mettre en prières devant le seul beau, n’est-ce pas ?… Mais je ne me sens pas bien aujourd’hui. J’ai comme un poids qui m’étouffe. Je vais aller dormir. Adieu.

Salieri.

Adieu. (Mozart sort.) Tu t’endormiras pour longtemps, Mozart. — Mais a-t-il raison ? Je ne suis donc pas un génie ? Le génie et le crime, a-t-il dit, sont incompatibles. Non, ce n’est pas vrai. Et Michel-Ange !… Ou bien n’est-ce qu’une invention stupide et crédule ? Et le créateur du Vatican n’a-t-il pas été un assassin ?…



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