Mouvement intellectuel de la Suisse de son histoire et des nouvelles - recherches sur Guillaume Tell



MOUVEMENT
INTELLECTUEL
DE LA SUISSE.

DE SON HISTOIRE.
Nouvelles Recherches sur Guillaume Tell.

I. — Urkunden zur Geschichte der eidgenössischen Bünde (Documens pour l’histoire de la confédération), par M. Kopp.

II. — Mémoire sur le pays d’Uri au treizième siècle, par M. de Gingins.
III. — Mémoires sur les Waldstetten et sur Guillaume Tell, par M. Hisely.
IV. — Die Sage vom Tell (la Légende de Tell), par M. Hæusser.
V. — Die Sage von dem Schuss des Tell, par M. Ideler.

VI. — Les Continuateurs de Muller.

I. — LA SUISSE. — TENDANCES NOUVELLES.

Le passé n’est point à l’abri des agitations du présent. C’est en vain qu’il dort au fond de ses tombeaux ; la science, thaumaturge sans pitié, l’y interroge sans cesse d’un œil fixe, et, par quelques mots qu’elle lui arrache, comme dans un rêve, elle essaie de deviner ce qu’il fut en réalité. L’histoire des nations est ainsi retravaillée aujourd’hui. Celle de la Suisse dans ses principaux traits, le Grutli, Guillaume Tell, les héroïques batailles, a un caractère si bien établi, si européen, qu’elle semble être quelque chose d’antique et d’accompli ; mais précisément, plus cette histoire est consacrée et à part, plus elle doit piquer la curiosité, l’irrévérence ou la sagacité de la critique. C’est ce qui lui arrive déjà en Suisse, en Allemagne et dans le Nord. En même temps qu’elle a de quoi tenter l’érudition la plus consommée, elle fournit des applications plus prochaines, des solutions moins impossibles à de hautes questions de philosophie historique. La Suisse, en outre, a joué en Europe un certain rôle, et même un rôle important, avec les papes du XVe siècle, avec Jules II et son ministre, ce cardinal de Sion, évêque du Valais, dont François Ier « redoutait encore plus la langue, disait-il, que les hallebardes de ses compatriotes. » Nées à la même époque que le tiers-état et la royauté moderne (1302 et 1308), ces républiques militaires font alliance avec celle-ci dans les premières guerres d’équilibre contre Charles-le-Téméraire et en Italie, l’aident à se dégager au dehors, à se créer une armée, un champ plus vaste, à mettre fin à l’œuvre féodale et à commencer celle du système européen. Lorsque succombe au 10 août cette royauté devenue trop puissante, elle trouve encore les Suisses auprès d’elle, et sa chute achève de donner le coup de mort à leur fédération abâtardie. La réforme et les révolutions politiques ont aussi leur histoire dans ce singulier pays : toutes l’ont agité, bouleversé ; toutes y ont laissé des traces profondes, et pourtant elles n’ont pu le faire semblable aux autres, quoique par ses races, ses langues, ses croyances, ses institutions et ses mœurs, la Suisse soit comme un abrégé de l’Europe actuelle et comme un musée de celle qui a précédé.

Outre la nature, qu’on y cherche surtout, il y a donc en Suisse une mine pour la curiosité et pour la science. Cette mine est moins exploitée qu’on ne se le figure. La Suisse est, au moral comme au physique, très détaillée, très ramifiée ; si elle est resserrée au dehors en d’étroites limites, elle s’étend, pour ainsi dire, en dedans par toutes sortes de détours et de plis, et cependant, savans ou touristes, chacun s’arrange pour la voir en courant.

L’Allemagne, qui, au fond, l’aime peu et qui ne l’a jamais aimée, ayant contre elle une sorte de dépit traditionnel, est de toutes les nations celle qui s’en inquiète le plus. Parmi ces multitudes de pèlerins qui, chaque été, viennent visiter les montagnes et les auberges de la Suisse, les Allemands forment de beaucoup les bandes les plus nombreuses et les plus bigarrées. L’Oberland est pour eux comme une terre promise de l’idylle, et, faut-il le dire ? du bien-vivre et de la gastronomie. Mais l’Allemagne ne connaît pas seulement la Suisse par ses innombrables voyageurs : ses naturalistes, ses philologues, ses historiens, ses juristes, l’étudient sérieusement, fouillent les montagnes, les bibliothèques, les vieilles constitutions et les vieilles chartes, enfin jusqu’à ces mille recoins des mœurs et des idiomes populaires où le passé se réfugie comme dans les fentes de la route et dans des creux si étroits, que le présent roule long-temps sur lui sans le toucher. Il ne se passe point d’années sans que plusieurs savans allemands visitent la Suisse dans quelque but d’exploration scientifique. Les dialectes et les institutions leur fournissent aussi de quoi recueillir et comparer. On a dit, non sans quelque fonds plaisant de vérité, qu’un paysan thurgovien pourrait en remontrer sur les Niebelungen à plus d’un philologue de Berlin, comme, au reste, un paysan de la Suisse française expliquerait aisément aux éditeurs parisiens de nos épopées romanes plus d’un mot où ils se sont étrangement fourvoyés. Pour citer un exemple plus sérieux, tout le monde a pu remarquer combien Niebuhr, en reconstruisant l’histoire romaine, avait présentes à la pensée les anciennes institutions de la Suisse, et même les comparaisons héroïques que Muller aime à faire de celle-ci avec les républiques de l’antiquité. C’est ainsi que, pour expliquer la composition singulière et le développement des plébéiens de Rome, dans la caste desquels fut incorporée la noblesse des peuplades latines vaincues, Niebuhr compare cette situation à celle de l’ancienne féodalité bourguignonne du pays de Vaud : cette dernière, en effet, tout en conservant sa noblesse de race et sa fortune, certains droits même, certains priviléges féodaux, n’en était pas moins vassale et sujette du patriciat bernois, aussi bien que le dernier des bourgeois et des paysans. Quant aux questions capitales de l’histoire de la Suisse, comme ses relations avec l’empire et ses origines, elles ont été directement abordées par un grand nombre d’historiens et de publicistes allemands.

Disons-le toutefois : excepté chez quelques savans, on se fait en Allemagne, comme chez tous les voisins de la Suisse, les plus étranges, les plus fausses idées de ce pays. L’opinion vulgaire se le représente souvent comme une contrée sauvage et perdue ; on ne comprend rien à sa situation politique et à ses institutions. En France, on connaît mal ces dernières ; on les juge trop d’après ce qu’on a sous les yeux ; mais du moins on apprécie l’esprit démocratique des cantons, on l’admet, tout en ne voyant pas ce qui en fait la force et la base, c’est-à-dire une tendance bien contraire à l’unité et à la centralisation françaises. Cet esprit même et le plus simple jeu des institutions populaires, l’Allemagne ne le comprend ni ne l’admet guère, et l’on y rencontre à chaque instant des hommes graves, instruits, qui se font sur ce point des idées véritablement absurdes.

En voulant s’occuper de la Suisse, s’intéresser à son mouvement intellectuel, l’Allemagne a pourtant mieux encore qu’un but scientifique : elle fait plus qu’étudier l’histoire de ce pays, elle la revendique comme sienne ; elle nie à la Suisse sa propre nationalité, et lui montre le corps germanique, unité toujours avortée, comme le sein maternel où il faut revenir. Le Zollverein a dernièrement fait éclore toute sorte de dissertations et de charitables conseils en ce sens. De tout temps aussi, des publicistes allemands ont innocemment prétendu que le traité de Westphalie, qui reconnut l’indépendance de la Suisse, n’avait voulu par là consacrer que sa liberté de fait, mais non sa séparation de l’empire. Tout cela sans doute vient se briser contre la réalité profonde d’une antipathie non moins opiniâtre que celle des races, l’antipathie des caractères. On peut hardiment le soutenir : la Suisse aurait plus de peine à devenir une province allemande que l’Alsace n’en a eu à devenir une province française, et nous ne savons trop, en vérité, si la Suisse de race germanique n’est pas moins allemande de mœurs, d’esprit et de caractère, qu’à cet égard la Suisse de race gauloise et latine n’est française.

D’où viennent ces dissemblances entre deux peuples si voisins, que ne sépare point une profonde différence originelle, et dont l’un, beaucoup plus considérable que l’autre, n’a pu retenir celui qu’il eût semblé devoir absorber ? La langue elle-même n’est peut-être pas ici sans quelque influence. Le dialecte suisse est bien plus une langue originale que les patois romans, moitié provençaux, moitié italiens, de l’Helvétie française. Sous une certaine forme un peu conventionnelle, qui n’est pas la forme absolument populaire, mais qui n’est pas non plus celle de l’allemand moderne, il a même été langue écrite dans les chroniques, dans les ouvrages exclusivement nationaux et dans les actes des gouvernemens. Ce dialecte a ainsi bien plus d’élémens de vie que ceux auxquels nous venons de le comparer. Aussi, tandis que ces derniers disparaissent rapidement, à tel point que, dans les campagnes, surtout dans la partie protestante, la génération actuelle sait à peine le roman et ne le parle presque plus, le dialecte suisse se maintient beaucoup mieux. Il est parlé jusque dans les villes ; sous l’empire de la nécessité, de l’habitude ou du sentiment national, il s’y conserve avec plus ou moins d’originalité ou d’engouement. Il est encore la langue politique dans tous les grands-conseils. Dans les campagnes, parfois même aux abords d’une route sillonnée chaque année par des milliers d’étrangers, il n’est pas rare qu’un Allemand, s’adressant à un homme du peuple, reçoive cette bizarre réponse à la question la plus simple faite dans le pur idiome d’outre-Rhin : « Monsieur, je ne comprends pas le français. »

Toutefois il est évident que, même dans les campagnes, le dialecte, loin de gagner du terrain, ne peut qu’en perdre et se retirer, avec plus ou moins de lenteur, devant l’allemand moderne. Celui-ci est déjà devenu la langue littéraire. Des différences physiques de langue, de pays et de races ne peuvent donc point expliquer à elles seules, ni même essentiellement, la cause de cette opposition, de cette antipathie qui existe incontestablement entre les Suisses d’origine germanique et leurs voisins de l’autre rive du Rhin. La nationalité helvétique repose sur une base moins matérielle, sur une base morale : elle est ainsi plus délicate, plus composée, par conséquent moins facile à saisir, mais aussi plus vivace. Il faut la voir, avant tout, dans les traditions, les souvenirs, les dissentimens populaires, dans les coutumes, les institutions et les mœurs, dans la longue manifestation d’une volonté propre, dans l’histoire en un mot, et non pas seulement dans la nécessité des données primitives ou de la nature. Ce qui fait la nationalité, c’est le caractère. Un peuple qui n’aurait pour se distinguer des autres qu’un jargon particulier serait-il donc une nation ?

Les Suisses sont, avant tout, un peuple rustique, militaire et républicain. Leur industrie même est intimement liée à la vie agricole ; les tisserands de Zurich, les horlogers de Neuchâtel, sont dispersés dans les campagnes et dans les villages, au lieu d’être entassés dans de grandes villes en populations étouffées et fiévreuses. D’ordinaire même, le métier n’occupe pas tous les membres de la famille ou ne leur prend qu’une partie de la journée ; le reste appartient aux travaux de la montagne ou des champs. Ainsi, l’industrie suisse n’est pas à elle-même sa seule base : elle s’appuie sur le sol en même temps qu’elle contribue à l’enrichir. Voilà sans nul doute, pour le dire en passant, une des grandes causes de sa solidité, qui, jointe à la persévérance, à l’audace et à la sagacité dont elle fait preuve, lui a permis de traverser héroïquement tant de crises et de tirer parti d’une situation si difficile et si compliquée. De là encore, même dans les parties industrielles de la Suisse, des mœurs et des habitudes moins effacées qu’ailleurs, quelque chose de plus national, de plus à soi, qui fait contraste surtout avec l’Allemagne, où la vie de famille seule, et non la vie publique, est caractérisée.

Vis-à-vis des Allemands, les Suisses se sentent aussi d’autant mieux un peuple, d’autant mieux les maîtres du sol, qu’ils sont tous directement chargés de le défendre. Puis, les pères ont tant de fois battu les Autrichiens et les Souabes dans les guerres d’indépendance, tant de fois primé les landsknechts dans les guerres étrangères, qu’il en est resté aux fils quelque vague souvenir de gloire et d’inimitié, même dans une époque aussi paisible que la nôtre. Ils voient bien que l’Allemagne a de grandes armées, d’excellens officiers, en un mot d’immenses ressources militaires, avec lesquelles celles de la Suisse ne peuvent nullement entrer en comparaison ; néanmoins un Suisse n’hésite pas à se croire naturellement meilleur soldat qu’un Allemand exercé aux plus savantes manœuvres.

La vie politique et les mœurs républicaines achèvent de creuser entre l’Allemagne et la Suisse, même la Suisse allemande, une profonde ligne de démarcation. Il s’agit moins ici des idées générales et des formes de liberté, souvent, avons-nous dit, peu comprises en Allemagne, que d’un certain sens politique et pratique acquis depuis long-temps par les Suisses, et qui manque beaucoup encore aux Allemands. Ceux-ci sont également étrangers à certaines mœurs publiques et privées, distinctes de celles de la race, et qui, en Suisse, sont venues s’y ajouter. La vie sociale, à cet égard, se ressemble beaucoup dans les deux Helvéties : elle y repose sur un fonds commun, sur des données pareilles ; quelque jugement qu’on en porte, il est sûr qu’elle a son caractère propre, et qu’elle diffère de celle des pays environnans. Il est difficile de la faire comprendre à qui ne l’a pas vue ; il n’est pas aisé de la décrire, même quand on y a été long-temps mêlé. C’est une vie de politique et de famille, où tout le monde se connaît, se suit, se salue, et ne s’observe que mieux, une vie de petites villes et de petits endroits, mais où se décident les intérêts du pays, où se traitent souvent les questions les plus importantes qui puissent se poser dans la destinée d’un état. C’est, en outre, une vie très rangée et très close, régulière et patiente, ennuyeuse souvent (mais il y a tant d’espèces d’ennuis), très laborieuse d’ailleurs, et maintenue par la nécessité même dans une austère économie. On ne sait pas assez avec quelle rigueur des habitudes laborieuses et modestes s’imposent à cette vie dont le fonds, peu riche, doit être à chaque instant renouvelé, gardé et conquis par le travail, comme la terre végétale sur le roc que le torrent menace de laver. De tout temps cependant, chez les anciens même, les habitans de l’Helvétie ont passé pour riches, et, comme tous les montagnards, pour avares : Peuple qui a beaucoup d’or, dit déjà Strabon ; petit peuple avare qui jeta les hauts cris pour quelques millions qu’on lui enlevait, a dit de nos jours M. Thiers. Cette richesse est plutôt de l’aisance générale que ce qu’on est convenu d’appeler de ce nom : rien, par exemple, ne ressemble moins à la richesse de l’Angleterre et à ses fortunes exorbitantes. En Suisse, tout le monde est propriétaire, et, sauf quelques exceptions créées par l’industrie, les fortunes colossales sont assez rares. C’est le peuple en masse qui est riche plutôt que quelques individus. C’est là, nous en convenons, la richesse sage, véritable, assurée, ou plutôt c’est l’aisance qui ne se maintient que par la prudence, l’économie et le travail, qui doit nécessairement se borner, se restreindre, et songer moins au luxe qu’au nécessaire et à l’utile.

L’éclat peut manquer à cette vie uniforme et murée, mais non le charme ni la dignité. Il ne faut que de la patience et du courage pour s’y habituer, pour s’y faire, d’autres diront, pour la supporter. Il est remarquable combien, en général, les réfugiés allemands de nos jours s’en sont mal accommodés. La communauté de langue et même certaines sympathies politiques semblaient les pousser, les appeler vers la Suisse : rien n’est plus contraire cependant que la vieille liberté helvétique, si solide, si réelle et si amie de l’ordre, aux folles abstractions, aux idées subversives et à l’étrange laisser-aller des démocrates allemands. Aussi à Zurich et dans le reste de la Suisse, où ils avaient été appelés, accueillis, n’ont-ils pas tardé à se voir mis à l’écart comme un corps étranger qu’on ne parvient pas à s’assimiler. C’est ainsi qu’aux temps de la réforme, Luther et Zwingli, malgré le besoin qu’ils avaient l’un de l’autre, ne parvinrent jamais à se rapprocher. Les réformateurs suisses s’entendirent mieux avec Calvin : tant l’opposition, malgré tout, est profonde entre le caractère pratique et sérieux du génie helvétique et les tendances rêveuses et inquiètes du génie allemand.

Cette différence n’est pas seulement dans les habitudes de la vie, elle est dans la pensée, dans l’esprit. Leibnitz a fait l’observation que les Suisses avaient en quelque sorte trouvé pour la langue allemande certaines expressions, certains tours remarquables par leur brièveté et leur exactitude, par leur caractère vivant et leur sens bien frappé. Dans leur antique rudesse, les dialectes suisses se distinguent avantageusement, à certains égards, de l’allemand littéraire : ils ont des archaïsmes énergiques ou pittoresques ; ils ont même certains tours plus vifs, plus précis, une construction moins inversive, une marche plus rapide et plus simple. S’il y a moins d’art en général (et nous en verrons la raison) dans le style des écrivains suisses actuels que dans celui de leurs voisins allemands, en revanche on n’y trouve pas cet incroyable mélange de prose abstraite et de prose poétique où se complaît aujourd’hui l’Allemagne ; style unique, étrange, haletant et sonore, fiévreux et fleuri, aride et enflé, que l’on applique à tout, à la philosophie, à la théologie, à l’histoire, aux sciences, et qui semble marier la sécheresse des temps barbares au faux goût du Bas-Empire.

Il y a donc, dans la nationalité même et dans le caractère, dans l’intelligence et dans l’ame, il y a quelque chose qui sépare la Suisse de l’Allemagne et qui la rapproche de la France : c’est l’allure plus sage et plus réglée de l’esprit national, c’est un sens plus pratique, nous serions tenté d’ajouter un caractère plus viril ; car, à voir combien l’esprit allemand a de peine à laisser de côté l’accessoire et l’inutile, il semble qu’il ne soit pas encore bien dégagé de lui-même, bien affranchi, qu’il n’ait pas atteint toute sa majorité.

L’histoire entière témoigne d’ailleurs de cette sympathie de la Suisse pour la France. Les deux peuples se sont liés dès l’instant où ils se virent libres au dedans, la France des Anglais, la Suisse des Autrichiens ; dès-lors, depuis Grandson et Morat jusqu’à Polotsk et à la Bérézina, leur sang s’est mêlé dans cent batailles ; ils se sont rendu d’incontestables services, et au mot de Louvois : « Avec tout l’argent que les Suisses ont reçu de France il y aurait de quoi paver d’écus un chemin qui irait de Paris jusqu’à Bâle, » les Suisses pourront toujours répondre comme le fit un de leurs colonels, ce Stouppa dont Saint-Simon parle avec éloge et qui fut en si constante faveur auprès de Louis XIV : « Avec le sang que les Suisses ont versé pour la France, il y aurait de quoi remplir un canal de Bâle jusqu’à Paris. » Qu’il y ait eu dans ce rapprochement des deux peuples des nécessités de position, nous l’accordons volontiers. Pour être eux-mêmes, il fallait tout d’abord que les Suisses ne fussent pas Allemands, et c’est beaucoup pour ne pas l’être qu’ils se sont tant rapprochés de la France ; vis-à-vis d’elle, la différence de langue laissait toujours leur nationalité sans péril. C’est là une des particularités de cette singulière position de la Suisse, dont la complication fait l’équilibre et la force, comme l’a remarqué Napoléon[1]. Toujours est-il que ce fonds de sympathie et de tendance naturelle vers la France existe encore, et qu’il y est nécessairement entretenu par la communauté d’intérêts et de situation politiques ; mais la trop grande pression exercée à de certains momens par la France a fini par amener une sorte de réaction qui n’agit d’ailleurs qu’au profit du système de neutralité.

Malgré des agitations inhérentes à sa nature et presque continuelles dans son histoire, la Suisse est aujourd’hui florissante ; néanmoins on entend dire parfois qu’elle a baissé depuis 1830, qu’elle a surtout moins d’hommes marquans à sa tête, moins d’hommes d’état, peu ou point de diplomates qui puissent la représenter auprès des puissances étrangères et comme en faciliter à celles-ci l’intelligence et l’accès. On pourrait répondre qu’à défaut des hommes, la position de la Suisse fera toujours de la diplomatie pour elle, et rappeler ce mot de Voltaire : les Suisses sont circonspects. Disons seulement que, s’il y a aujourd’hui peu de Suisses politiquement en évidence au dehors, il faut voir aussi dans ce fait la prédominance croissante des idées d’équilibre et de neutralité. Or, dans cette situation même, où est le moindre danger et le plus grand intérêt si ce n’est du côté de la France ? Les états secondaires de l’Allemagne sont trop faibles, la Prusse est trop éloignée, la principauté de Neuchâtel rend plutôt suspecte que populaire en Suisse l’action de cette dernière, et l’Autriche a été trop long-temps l’ennemi national pour qu’à son égard la défiance puisse jamais s’éteindre complètement. De la France au contraire, la Suisse, nous le répétons, ne saurait jamais rien craindre de sérieux, puisqu’après avoir été si profondément sous son influence pendant trois siècles, souvent presque un instrument entre ses mains, la Suisse n’en a pas moins gardé son indépendance, son caractère, sa nationalité. Ainsi au fond, et malgré d’autres changemens survenus dans les relations réciproques, les deux peuples n’en sont-pas moins restés ce qu’ils furent toujours, des alliés naturels l’un pour l’autre.

Hormis ce point, la position de la Suisse à l’égard de la France a certainement beaucoup changé. Celle-ci n’y est plus le principal et l’unique centre, une seconde patrie, comme on pouvait presque le dire autrefois ; et, quoiqu’au fond il y ait peu de sympathie politique et nationale pour l’Allemagne, même chez les Suisses allemands, l’Allemagne n’en exerce pas moins une très grande action intellectuelle chez ces derniers, comme chez les Suisses français. En effet, dans les cantons voisins de la France, la connaissance de l’allemand est assez répandue et déjà devient de plus en plus obligatoire ; on enseigne cette langue dans les colléges, dans les écoles industrielles des petites villes et des chefs-lieux. De plus, c’est en Allemagne que les études spéciales vont ordinairement se compléter. De Genève, de Lausanne, de Neuchâtel et de Fribourg, il part chaque année bon nombre de jeunes gens qui se rendent à Munich, à Vienne, à Berlin, pour fortifier leurs études de théologie, de philosophie, de philologie et même de médecine, de sciences naturelles et de droit. Quelques-uns font les deux voyages, celui d’Allemagne et celui de Paris ; mais, s’il faut choisir, c’est de beaucoup le premier qui l’emporte. Il y a une raison pratique à ce choix, la dépense moindre et l’avantage d’apprendre l’allemand ; il y a aussi autre chose : plus de sécurité pour les parens, et surtout la réputation scientifique de l’Allemagne, qui, pour beaucoup de personnes, n’est pas simplement un fait, mais une religion et un culte.

Naguère encore il n’en était pas ainsi. Le service étranger mettait directement les Suisses de toute classe en contact avec la France, et leur patrie militaire était aussi en même temps leur principale école de civilisation. Sous cette même influence du service, ils avaient, il est vrai (les Suisses protestans surtout), un autre centre intellectuel, la Hollande. On allait à Leyde comme aujourd’hui à Heidelberg, et plusieurs Suisses y devinrent, d’étudians, professeurs distingués. Mais la Hollande était alors une sorte de refuge littéraire pour la France elle-même, et le latin, comme langue scolaire, y étendait encore la part de l’élément français. Tout cela fit qu’en Suisse les classes lettrées, les patriciens surtout, furent à demi francisées. Haller, Bonstetten, le baron de Besenval, écrivirent avec facilité notre langue ; Muller délibéra un moment s’il ne l’adopterait pas pour son grand monument national ; un bailli bernois de ce temps fit des vers français qui, pour le sentiment tout moderne, méritèrent, il y a quelques années, d’être retrouvés et cités[2]. Rien de pareil aujourd’hui ; on aurait plutôt des exemples du contraire. M. Agassiz, du canton de Vaud, savant naturaliste auquel ses recherches sur les poissons fossiles et sur les glaciers ont fait un nom, a écrit plusieurs de ses ouvrages en allemand. La Gazette d’Augsbourg, et son pendant littéraire le Morgenblatt, très répandu aussi, mais qui a moins d’autorité, ont, dans cette partie de la Suisse, des correspondans français qui envoient à ces journaux leurs articles tout rédigés en allemand.

Ces relations si intimes ont développé peut-être plus d’érudition scolaire que de véritable science. On a vu néanmoins dans les cantons français l’engouement poussé si loin, que des Allemands étaient chargés, dans les académies et les colléges, de branches d’enseignement qui touchaient à la culture nationale. Le grand nombre des postulans de cette nation, leur incontestable savoir, et l’idée qu’en France tout ce qui a quelque distinction tend inévitablement vers Paris, déterminaient cette préférence accordée aux érudits d’outre-Rhin ; quelquefois même, malgré leur ignorance de la langue, ils l’emportèrent sur les nationaux. Ces exagérations ont porté leurs fruits et vont peut-être amener une réaction trop forte. La supériorité de l’Allemagne avait été adoptée de confiance ; il devait y avoir beaucoup de déceptions : déjà on n’en garde plus qu’à moitié le secret. Combien de teutomanes qui, arrivés aux universités, se firent bientôt des confidences toutes gauloises sur les Germains vus de trop près ! De l’aveu d’hommes compétens placés à la tête des gymnases, l’influence allemande dans l’enseignement n’a pas été sans produire de fâcheux résultats, particulièrement dans les études classiques ; à égalité de science, un Français est plus près par sa langue et a un sentiment plus intime des langues anciennes qu’un Allemand. Aussi, dans les deux principaux cantons de la Suisse française, à Lausanne et à Genève, commence-t-on à reconnaître qu’on est allé trop loin. Le peuple de ces cantons est profondément de race romane, ou romande, comme il dit ; il est gaulois, latin, français ; il a peu de sympathies pour le génie allemand, et, quoique très attaché à ses institutions et à la Suisse, il ne se sent guère attiré, par ses tendances littéraires du moins, vers ses confédérés de race germanique, et les appelle les Allemands un peu dans le sens que les Italiens attachent au mot tedeschi.

Si on laisse de côté ces préventions des masses pour ne voir que leur instinct, n’est-il pas ici le plus vrai, le plus sûr ? La Suisse romane, étant assez en dehors du grand courant de l’esprit français, n’a-t-elle pas quelques efforts à faire pour se rattacher à celui-ci dans ce qu’il a de sain et d’essentiel ? N’est-ce pas là qu’elle trouve les élémens de vie qui lui sont propres ? Il y a plus : c’est avec le concours direct ou indirect de la France, aux temps de la guerre de Bourgogne, de la réforme, des refuges religieux et de la révolution, que l’Helvétie romane a été rapprochée de la Suisse, réunie à la confédération, changée, émancipée ; ce sont les idées et les tendances françaises qui lui assignent son rôle au milieu des cantons, qui font son originalité et sa force, qui, malgré son infériorité numérique, lui donnent une action marquée dans le maintien de l’équilibre fédéral[3], qui enfin lui apportent, pour tempérer ou modifier l’élément germain, un élément non moins essentiel à la nationalité helvétique. Plus cette partie de la Suisse conservera soigneusement les qualités propres et les traditions de l’esprit français, et mieux par conséquent elle servira sa propre cause et celle de la Suisse. Il lui serait bien impossible assurément de renier tout-à-fait ses origines et de se détacher de ce qui est son vrai centre intellectuel : elle y tient au contraire par mille liens de tous les jours, par la langue, la politique, l’industrie, les modes, le théâtre, la littérature ; mais, dans l’ordre des idées, il est à regretter peut-être que ces communications se fassent d’une manière abstraite et morte pour ainsi dire, par les livres, les journaux seulement, et si peu d’une manière vivante, c’est-à-dire par les hommes. C’est pourtant depuis que la race même, dans l’Helvétie romane, a été retrempée, modifiée par les réfugiés français et italiens de la réforme et de la révocation de l’édit de Nantes, c’est alors seulement que cette partie de la Suisse a pris un rang en Europe et toute son importance dans la confédération. L’Allemagne, soit dit en passant, n’en a jamais fait autant pour la Suisse allemande, où les anabaptistes du XVIe siècle n’apportèrent qu’inimitié et désordre, où nous avons vu également que les réfugiés politiques de notre époque ont tant de peine à s’acclimater.

Du reste, on se tromperait fort si l’on nous supposait l’intention de vouloir méconnaître les avantages et la nécessité de ces élémens germaniques introduits avec mesure dans les cantons suisses. Nous voulions signaler seulement ce que la prépondérance de l’Allemagne aurait de dangereux pour le caractère national. Il est difficile d’expliquer par la curiosité seulement l’attention soutenue que les Allemands donnent à la politique et à l’industrie, à l’histoire et à tout le mouvement littéraire et scientifique de ce pays. Que le glacier de l’Aar, par exemple, fasse un pas en avant ou en arrière sous l’œil patient de M. Agassiz qui tous les étés y va dresser sa tente, ce pas est aussitôt enregistré et discuté de l’autre côté du Rhin. Il en est de même des découvertes bibliographiques et archéologiques. Les journaux allemands cherchent à se mettre au courant de tout ce qui paraît d’un peu important en Suisse, et même particulièrement dans la Suisse française. Pour nous en tenir aux publications historiques, la question de Guillaume Tell et des origines suisses a surtout exercé en dernier lieu les savans, les critiques et les publicistes allemands. L’université de Heidelberg l’a même mise au concours. C’est en Suisse toutefois, sur ce point comme sur d’autres de son histoire, que se sont faits les travaux les plus complets et les plus définitifs. On ignore en France la plupart de ces travaux et même les questions qui en font le sujet, bien qu’elles aient aussi une importance générale, et qu’elles se rattachent en plus d’un point à l’histoire de France. La nouvelle école historique ne rencontrait guère la Suisse sur son chemin. M. Thierry et M. Guizot se sont surtout occupés de la France et de l’Angleterre. Arrivé à Charles-le-Téméraire, M. de Barante a suivi Muller, à qui on ne refuse ni l’érudition, ni le génie, mais dont on conteste aujourd’hui plusieurs données. M. Michelet, lui, a dû considérer longuement et de front les confédérés à propos de leur grand ami Louis XI. Il a tenu compte des recherches de M. de Gingins sur la guerre de Bourgogne, mais sans adopter entièrement le point de vue parfois exclusif de cet écrivain[4]. En somme, sauf de rares exceptions, la France ne connaît encore l’histoire de la Suisse que par Muller et Zschokke. Celui-ci n’a guère fait qu’abréger assez pompeusement le premier ; cependant il n’est pas rare en France de le voir cité comme une autorité considérable. On ignore donc l’histoire de la Suisse, ou on la sait mal ; pourtant on en parle assez fréquemment : les relations politiques, les voyages, une longue communauté de vie entre les deux nations, tout cela remet de temps en temps sur la voie ; mais la voie que l’on suit est-elle bien sûre ? Nous allons essayer de faire mieux connaître les difficultés d’une telle étude en montrant ce qu’ont coûté de peines et d’efforts à l’érudition moderne ses derniers progrès dans cette route mal frayée.

Parmi les problèmes historiques qu’on a, dans ces derniers temps, cherché à résoudre, il faut placer d’abord la question de Guillaume Tell. La célébrité européenne du héros, l’intérêt et l’extrême difficulté du sujet méritent bien qu’on s’y arrête. Nous irons droit au centre des obstacles, car le plus ardu de la question est aussi le plus pittoresque. L’histoire suisse ressemble à une vallée des Alpes, elle ne révèle toute sa beauté qu’au terme des plus sinueux détours. Au pied, c’est presque la plaine, facile, unie, fermée à droite et à gauche, mais s’ouvrant cependant sur le monde à l’horizon. Puis vous montez, la vallée tourne, l’espace se rétrécit, les montagnes se redressent, le torrent se précipite avec un bruit sauvage. Tout cela est réel, palpable, mais étrange, et déjà on se sent éloigné de la terre. Enfin, vous arrivez au fond, au sommet désert, où il n’y a plus que les glaciers, leurs grottes impénétrables, les mystérieux échos des parois immobiles, et çà et là, dans la grave solitude des cimes, de silencieuses apparitions, quelque fantastique rocher ou une figure humaine à moitié perdue dans le nuage.

II. — PREMIÈRES RECHERCHES SUR LES ORIGINES DE LA CONFÉDÉRATION ET SUR GUILLAUME TELL.

À ce nom de Tell, l’imagination rapproche aussitôt, dans une impression unique, deux ordres de faits cependant bien distincts : la révolution même qui amena l’indépendance de la Suisse, qui en fit un état, une nation nouvelle, et les aventures particulières de celui qui fut regardé partout comme le héros populaire et le type de cette révolution.

La critique s’est également exercée sur ces deux ordres de faits, et si elle arrive, sur le premier, à des conclusions plus précises que sur le second, ce n’est pas avec moins de peine ni sans abandonner en chemin, dans le vague ou l’obscurité des légendes, un grand nombre de traits qu’elle n’a pu ni éclaircir ni fixer. Ce ne sont pas, il faut s’y attendre, les moins frappans, les moins universellement connus. Il n’est pas jusqu’au serment du Grutli (nos critiques répugnent à le dire, et il faut leur en savoir gré) qui ne se trouve placé hors du domaine de l’histoire, d’où l’on ne saurait inférer pourtant qu’il soit nécessairement hors de la vérité. Les anciens avaient fait de l’histoire une muse sévère, mais enfin une muse, une inspirée. Elle était obligée sans doute de beaucoup s’enquérir, de beaucoup savoir, mais on lui permettait aussi de croire et de deviner. Elle visait plutôt à donner l’impression et la leçon vivante des faits que l’exacte et froide réalité. Il n’en est plus tout-à-fait de même aujourd’hui. Heureusement l’histoire reste encore une muse aussi aimable, aussi moralement instructive que docte et sagace, avec les grands historiens de notre temps. Tels faits que la critique ne parvient pas à prouver lui appartiennent toujours par un certain côté, ne fût-ce que pour avoir donné naissance à des fables. Ensuite ce qui ne peut pas se prouver est-il nécessairement faux ? Conclusion énorme, que l’amour de la science fait tirer quelquefois cependant. Quoi de plus naturel que les libérateurs helvétiques se soient rassemblés, de nuit, dans une clairière voisine du lac et de leurs trois cantons ? Le fils de Nicolas de Flue, appelé avec d’autres personnes à rendre un témoignage public sur les vertus et la sainteté de son père, raconta que, l’ayant souvent entendu se lever pendant la nuit et sortir de la maison, il l’avait suivi secrètement, qu’il était ainsi arrivé sur ses pas dans un lieu solitaire où le saint s’était jeté à genoux, comme pour mieux prier dans le silence et le secret de la montagne. Qu’y aurait-il d’étonnant à ce que les trois libérateurs, eux aussi pieux montagnards, eussent éprouvé le besoin de mûrir et de proférer leur serment à la face du ciel ? Il semble tout aussi naturel qu’ils n’en aient pas dressé le procès-verbal, l’acte officiel, et que bientôt, la révolution ayant rendu tout le monde complice de ce serment sublime, il ait paru inutile d’en conserver le souvenir par une pièce authentique.

Les détails intimes et pittoresques de l’histoire resteront toujours plus ou moins en dehors des moyens rigoureux de la critique. Celle-ci n’en rend pas moins à cette classe de faits un service essentiel, celui de leur donner un fondement solide et de les affermir toutes les fois qu’elle ne les détruit pas. Ainsi, dans l’histoire des origines suisses, tout a été remis en question, attaqué, ébranlé par quelque endroit ; mais, au milieu de ces ruines, le fait général qui sert de base à tout le reste s’éclaire et subsiste. Il apparaît toujours plus nettement, et, dans son abstraction plus rigoureuse et plus vraie, il diffère moins qu’on n’aurait pu s’y attendre de ce qu’il était dans sa poétique singularité. Quelle impression générale vous laissait-il d’abord ? Celle d’un grand mouvement national que l’on se contentait d’admirer au lieu de le juger et de l’expliquer. Eh bien ! aujourd’hui, on l’explique et on le juge, sans pouvoir le nier en lui-même ni beaucoup le changer.

Long-temps on était parti de l’idée d’une liberté primitive, originelle, antérieure même à l’empire, dans laquelle auraient d’abord vécu d’une vie obscure et fortunée les pâtres des Waldstetten, fondateurs de la confédération ; puis cette liberté leur aurait été peu à peu enlevée par la maison d’Autriche, et ils n’auraient fait enfin que la reprendre comme un héritage injustement ravi. L’histoire classique, avec Muller, se plaisait même à donner à cet état primitif des montagnards les couleurs idéales d’une sorte de bergerie. Aussi ne voulait-on voir dans leur émancipation qu’un rétablissement d’indépendance, qu’une restauration populaire. Les gouvernemens suisses faisaient presque de cette opinion historique un article de foi ; par elle, en effet, ils légitimaient leur pouvoir, ils effaçaient dans leurs origines la tache et l’exemple de l’insurrection. Il n’est plus possible aujourd’hui de se représenter si simplement les choses ; mais il n’est point dit, de récens travaux nous le montrent, qu’il n’y eût rien de vrai dans cet idéal, qui reposait d’ailleurs aussi en partie sur la tradition ou le sentiment populaire.

On doit à M. Kopp, auteur des Documens pour l’Histoire de la Confédération, et l’un des membres du gouvernement actuel de Lucerne, de curieuses recherches sur cette partie des annales suisses. M. Kopp est ici le grand novateur[5], on l’a quelquefois appelé le Niebuhr de l’histoire de son pays. Les documens qu’il a découverts et publiés renversent au premier abord toutes les idées reçues sur les origines de la confédération. Ils prouvent que la maison d’Autriche avait des droits réels, même sur les Waldstetten ou cantons primitifs. Leur mouvement national fut donc une sédition, une usurpation. Voilà les conclusions que tire ou qu’aide à tirer M. Kopp dans les observations dont il accompagne les actes officiels retrouvés par lui ; ces remarques n’ont l’air que de simples notes de commentateur, mais, sous cette apparence inoffensive, ces notes cachent un sens très large et très précis. M. Kopp eut d’autant moins de peine à faire accepter ses vues, qu’il semblait se borner à publier des titres pour en faire juge le lecteur. Toutefois, passé le premier moment de surprise, on s’aperçut bientôt qu’il y avait plus d’une réponse à faire à M. Kopp : il arguait infiniment trop du silence ou de la disparition des documens contre la réalité de tel ou tel personnage, de tel ou tel évènement réputés jusqu’ici historiques : il avait trop confondu le fait et le droit, afin de transformer en usurpation, en spoliation, un mouvement national qui avait d’autres moyens de se légitimer, et qui se justifiait surtout par l’ensemble de la situation. Le système de M. Kopp, qui trouva d’ailleurs des partisans nombreux, fut très vivement attaqué en divers sens. Il provoqua de nouvelles recherches qui font assurément le plus grand honneur à la pénétration des savans occupés de cette matière si ardue du droit féodal. Parmi ces travaux, l’un des plus remarquables, mais qui n’a pas trait directement aux Waldstetten, est celui d’un des principaux hommes d’état de la Suisse, le chef du parti conservateur à Zurich, M. Blountschli[6].

Un point cependant reste intact dans le système de M. Kopp, et, il faut le dire, c’est le point principal. On ne peut plus nier aujourd’hui que la maison d’Autriche ne tînt d’elle-même et de l’empire des droits positifs sur les trois premiers cantons confédérés : voilà ce point, non pas absolument nouveau, mais que personne avant M. Kopp n’avait aussi nettement mis en lumière. M. Hisely, dans ses Mémoires sur les Waldstetten, fit de ces droits une savante et minutieuse analyse ; il en discuta l’importance, mais il ne songea nullement à les nier. Suivant la tradition nationale, ces trois petits cantons alpestres n’auraient dans le principe relevé que de l’empire, et, en se soulevant contre les Habsbourg, ne se seraient soulevés que contre une usurpation. Il fallut successivement rejeter cette tradition, d’abord en ce qui regarde Schwitz, puis en ce qui touche Underwald. Quant à Uri, qui est comme la forteresse et le dernier refuge de tout le pays, le débat ne fut pas aussi promptement terminé. M. Heusler, conseiller d’état de Bâle, défendit avec talent cette dernière position dans un savant travail sur les Commencemens de la liberté d’Uri. La tradition nationale a dû enfin battre en retraite sur ce point comme sur les autres. M. de Gingins, non content de faire pour l’histoire de la Suisse française ce que M. Kopp a fait pour celle de la Suisse allemande, s’est aussi occupé de cette dernière. Dans un récent mémoire, le plus rigoureux et le plus décisif de tous, mémoire écrit en français, et qui a pour titre : De l’état des personnes et de la condition des terres dans le pays d’Uri au treizième siècle[7], M. de Gingins déduit d’une longue suite de preuves que cette vallée, pas plus que les deux autres, ne relevait immédiatement de l’empire comme état ni même comme ensemble géographique. Il nous la montre au XIIIe siècle même, à la veille de l’émancipation, territorialement partagée entre plusieurs seigneurs ecclésiastiques et laïques, dont les tours menaçantes, les manoirs fortifiés, dominaient les deux rives du sauvage cours de la Reuss : on en voit encore la place et les restes. La tradition d’une prétendue liberté originelle ne fut donc en réalité, nous dit-il à peu près en ces termes, « qu’une noble illusion enfantée par la fierté nationale, et bien digne, au surplus, de ces vaillantes peuplades, plus jalouses d’affermir leur indépendance que d’en scruter l’origine. »

Heureusement la critique n’abat souvent que pour mieux reconstruire. Les rudes pâtres qui, les premiers, humilièrent l’Autriche ne pouvaient pas soutenir en droit, comme ils le firent par les armes, que leur pays fût libre et ne dépendît que de l’empire. Ce premier point pour M. de Gingins est prouvé ; mais, selon lui, l’Autriche ne pouvait non plus contester qu’il n’y eût individuellement beaucoup d’hommes libres parmi ces montagnards, tant nobles que paysans : c’est là un second point très curieux de l’étude historique de M. de Gingins. Cette partie de son mémoire ne touche pas seulement à l’histoire de la Suisse, mais à celle de l’origine des communes, sur laquelle il se fait de si grands travaux aujourd’hui en France et en Allemagne. Nous signalerons en quelques mots les résultats les plus essentiels des recherches de M. de Gingins.

La contrée montagneuse dont le lac des Waldstetten forme pour ainsi dire le lien et la plaine commune, n’est ni très âpre ni très élevée, bien qu’elle ait dans son aspect quelque chose de fier et d’héroïque. Néanmoins, aux VIIIe et IXe siècles, les chartes nous la montrent encore toute sauvage et inhabitée, à peine explorée par les ermites et par les chasseurs : elles l’appellent une vaste solitude, un vaste désert sans passage[8]. On en pouvait dire autant, il est vrai, de contrées même plus accessibles que celle-là dans ces âges farouches. La barbarie avait étendu ses ténèbres jusque sur la terre même, en la laissant se recouvrir de profondes forêts : il fallut la lui arracher pour ainsi dire et la reconquérir ; il fallut défricher le sol comme les esprits. De toutes parts, on se mit donc à l’œuvre, on perça des clairières, on gravit les pentes et les fleuves, on remonta les vallées solitaires. Les empereurs carlovingiens favorisèrent surtout ces exploitations ; il en est souvent question dans les lois qu’ils promulguèrent. Ces déserts étaient tous censés appartenir à la couronne ; elle employait ses serfs à les cultiver. Cela ne suffisait pas : on dut alors y intéresser les seigneurs, les corporations monastiques, et surtout les classes mêmes d’où pouvaient sortir, de près ou de loin, parmi les indigènes ou parmi les émigrans, ces colons aventureux. Des cantons de bois leur furent assignés dans les forêts royales, et la possession perpétuelle de ce qu’ils avaient défriché de leurs mains leur fut assurée. C’est là ce que les chartes appellent énergiquement le droit de prise de ces colons, leur capture et leur conquête sur l’horreur du désert[9]. Ce droit et les franchises qui vinrent encore l’entourer étaient plus étendus pour les peuplades alpestres que pour celles de la plaine.

Ainsi fut ouverte de proche en proche, cultivée et peuplée, la vaste forêt qui entourait le lac des Waldstetten. Les colons en reçurent le nom de waldlüt ou gens de la forêt, et même le célèbre mot de grutli ne signifie pas autre chose que défrichement. Mais d’où venaient-ils, ces colons ? Arrivèrent-ils un à un ou par bandes ? Suivant une tradition conservée dans une ancienne chanson populaire, ils étaient une peuplade étrangère sortie du Nord. Aujourd’hui encore, dans la figure, la stature et le langage de cette race, distincte à plusieurs égards de celle de la plaine suisse, on retrouve, dit-on, plusieurs traits Scandinaves. Dernièrement un voyageur, un touriste, arrive dans la vallée de Hasli, voisine des Waldstetten et peuplée aussi par la même race. Il ne savait rien de la tradition ; il n’en fut que plus frappé d’une foule de particularités dans le costume, la langue et l’architecture rustique, qui toutes lui rappelaient son village natal, le village suédois de Hasle. Quand se fit cette émigration ? On l’ignore absolument. À ne consulter que les chartes, il semblerait que la colonisation des Waldstetten ne fût pas très avancée au XIe siècle. M. de Gingins voit dans cette induction, d’ailleurs assez vague, un argument contre la tradition nationale. Celle-ci est pourtant bien remarquablement d’accord, il nous semble, avec les documens officiels. D’après la tradition, en effet, les émigrans du Nord trouvèrent le pays désert, inoccupé, couvert de marais et de lacs, de flaques d’eau, retraites des dragons, et d’immenses forêts. « Mais, dit positivement la chanson, nos pères ne craignirent aucun travail pour extirper les bois ; ils eurent mainte journée pénible avant que le pays leur rendît quelque fruit ; la pioche et la houe furent long-temps tout leur archet de violon. » La tradition ne dit-elle pas ainsi la même chose, dans son pittoresque langage, que les chartes dans leur latin barbare, et celles-ci par conséquent ne confirment-elles pas celle-là ?


Quoi qu’il en soit de leur origine, ces colons reçurent d’importans priviléges, quelques-uns même la plénitude des droits civils. Ils étaient hommes du roi et non d’aucun seigneur particulier. Les chartes emploient aussi pour les désigner, eux et leurs descendans, les expressions énergiques de libres paysans, de paysans primitifs, de paysans d’empire. N’est-ce pas là la liberté originelle dont la tradition populaire a conservé le souvenir ? Mais elle attribuait à tort cette liberté primitive ou d’empire au pays en général, à l’ensemble. La liberté d’empire n’appartenait en réalité qu’à un nombre plus ou moins considérable d’individus et de familles. Ceux qui la possédaient ne formaient point la totalité ni même la masse de la population. D’autres, tout à côté, étaient bien moins émancipés, et il y en avait qui étaient serfs. Les libres paysans en outre avaient fini, dans le bouleversement de l’administration et de la centralisation carlovingiennes, par voir leur position embrouillée de toutes sortes de complications féodales, dont nous épargnerons au lecteur l’aride énumération. En revanche, parmi ceux qui originairement étaient moins libres, il s’en trouvait dont la position avait heureusement changé ; leurs familles, dans le mouvement général, avaient monté peu à peu l’échelle féodale ; de simples propriétaires avaient acquis le rang de chevalier. Par suite, enfin, de nouveaux défrichemens, d’inféodations et de donations diverses, ces droits, quelles qu’en fussent l’origine, la portée et la date, s’étaient étendus avec le temps à une partie plus considérable de la population, ce qui naturellement en augmentait l’importance. De simples assemblées communales pour la répartition des charges tendirent à se transformer en de véritables landsgemeindes. C’est ainsi que l’on vit paraître l’assemblée générale des hommes d’Uri, réunion qui en comprenait plusieurs autres, et qui par le fait commençait à représenter le pays. On peut établir tout cela, distinguer, comme le fait M. de Gingins, les diverses espèces de droits avec toute la rigueur, tout le scrupule possible ; on a les pièces et les actes qui constatent toute cette singulière situation. Malheureusement on n’en a pas la chronique, et rien ne prouve mieux, contre les critiques exigeans ou superbes qui aspirent à s’en passer, que la chronique est pourtant bonne à quelque chose : elle n’est pas l’histoire, elle n’en est, si l’on veut, que la servante ; mais pour quelques secrets d’état qu’elle ignore, elle sait bien des secrets de famille, plus curieux et parfois aussi importans.

Ainsi même, en se plaçant au point de vue moins national que nous venons d’indiquer, l’historien doit reconnaître que les montagnards des Waldstetten obéissaient à une impulsion propre quand ils se soulevaient contre les nobles. Leur soulèvement ne fut ni une restauration pure et simple d’anciens droits populaires, ni une violence inique mise au service de prétentions sans base. Il fut et il resta une révolution, une crise nationale, le développement naturel de libertés et de besoins qui existaient dans le pays. Cela seul même pouvait le rendre ce qu’il fut en définitive, fécond et durable. L’originalité, vague d’abord, mais intime et de plus en plus accusée, de ce mouvement, ce qui le distingue d’autres insurrections sans portée, ce qui en un mot devait faire de la Suisse une nation à part, ce fut sans doute précisément cette idée de liberté des classes agricoles, de liberté des libres paysans, des paysans d’empire, dont les montagnards des Waldstetten furent les premiers et les plus héroïques représentans[10].

Il faut reconnaître toutefois que cette révolution n’apparaît point isolée, sans lien avec ce qui l’entoure. Les montagnards sont défians, mais curieux, toujours en garde contre le dehors, mais aussi très attentifs à ce qui peut les y servir ; la Suisse, par sa nature, diffère de tout, et, par sa position, n’est étrangère à rien. Aussi voit-on ce petit pays distinctement mêlé à tous les grands mouvemens qui ont agité l’Europe depuis César : guerres sans cesse renaissantes des Gaulois contre Rome, même depuis l’empire ; invasions, luttes féodales, avénement de la bourgeoisie, réforme et révolutions modernes. Au XIIIe siècle, il en fut ainsi. Cette époque voyait s’ouvrir une révolution immense, l’affaissement de tout un monde, du monde féodal, dont le sommet, divisé entre la papauté et l’empire, commence alors décidément à chanceler. Cette décadence devait avoir d’autant plus d’action sur les contrées helvétiques, que leur réunion à l’Allemagne ou leur adhésion à telle famille impériale n’avait pas toujours eu lieu sans difficultés. Dans l’Helvétie romane, ou royaume de Transjurane, les seigneurs, libres vassaux de la couronne, avaient long-temps lutté pour leur indépendance, contre l’empire d’abord, puis, en se rattachant à lui lorsqu’il devint un titre de liberté, contre les puissans feudataires allemands qui voulaient les astreindre en son nom à leurs suzerainetés particulières. Ces feudataires étaient les Rheinfelden, les Zœringen, ces rivaux des empereurs franconiens et souabes. La grande anarchie qui suivit la chute de ces derniers laissa le champ libre aux ambitions individuelles. Nul n’en profita autant que les Habsbourg. Ils s’élevèrent rapidement dans l’Helvétie allemande, comme protecteurs, défenseurs avoués des couvens et des églises, gouverneurs, landgraves, haut-justiciers, baillis ou lieutenans de l’empire. Tout cela ne se fit pas, ne pouvait pas se faire sans des usurpations réelles plus ou moins bien colorées de légalité au point de vue féodal. La fortune avait juré de faire subitement grandir cette maison, et quand elle s’y met, la fortune n’y regarde pas de si près. Par mille voies donc, dès le XIIIe siècle, les Habsbourg enlacent l’Helvétie allemande : ils y rallient, ils y tiennent sous leur dépendance chevaliers et bourgeois ; mais ils sont arrêtés, vers la ligne de l’Aar, par les comtes de Savoie et Berne, leur alliée. Ces comtes, seigneurs transjurains, s’étaient élevés sur la ruine des autres vassaux que Berne tenait en respect dans l’Helvétie occidentale. Enfin, les Habsbourg atteignent avec Rodolphe Ier l’apogée de leur fortune. La mort de cet empereur soulève une attente, un frémissement général, et bientôt même une vaste réaction contre sa dynastie, qui perd l’empire d’abord, et successivement toutes ses possessions dans cette Helvétie, berceau de sa grandeur. Les montagnards des Waldstetten se montrent les premiers dans cette lutte, qui devait finir par s’étendre à l’Europe entière ; les premiers, ils y remportent un succès décisif ; les premiers, ils font une large blessure à ces Habsbourg qui si long-temps épouvantèrent l’Europe.

Durant tout le XIIIe siècle, ces montagnards paraissent avoir été en proie à des luttes obscures, mais fortes, à de sanglantes querelles, mais aussi à de fécondes agitations. En différend perpétuel avec les couvens du voisinage, ils leur disputent la possession d’alpages contestés où, les armes à la main, ils conduisent et font avancer leurs troupeaux. On les voit, protégés des Hohenstauffen et zélés gibelins, suivre ces empereurs en Italie, commencer déjà leur réputation guerrière, et même, en vrais montagnards ayant comme aujourd’hui la foi du passé plutôt que celle du présent, ils passent alors pour des hérétiques, qui se soucient peu de la papauté et des moines, qui suivent l’antiquité et leurs propres idées en matière de foi, qui rejettent les images, les reliques, et qui apprennent la Bible par cœur[11]. Les familles privilégiées de paysans libres, de paysans d’empire, sont livrées au dedans à l’esprit de faction et poussent parfois leurs rivalités jusqu’à la vendetta la plus implacable ; mais elles n’en sont pas moins très attentives au dehors à maintenir leurs droits, à les rappeler, à les étendre, à perpétuer et développer la tradition d’une liberté originelle, et, pour assurer leur position menacée, à y intéresser, à y entraîner au besoin toute la population. La conviction d’avoir en quelque sorte conquis le pays par leur travail, jointe à la mâle influence de la nature des Alpes, à la lutte constante que l’homme doit soutenir contre elle, à l’âpreté enfin du caractère montagnard, tout cela agissait sur la masse des habitans, au milieu de laquelle les colons libres étaient seulement comme un noyau plus fort, comme un germe plus mûr ; tout cela développait chez les uns et chez les autres le sentiment de l’indépendance, et finit par leur faire considérer le pays comme un bien sur lequel ils avaient les premiers droits. Ainsi pensaient, ainsi agirent ces libres paysans, ces remuans patriotes, comme les appelle M. de Gingins. Le but de tous leurs remuemens, de tous leurs efforts, fut de revenir à la suzeraineté immédiate de l’empire, et pour cela de repousser, d’amoindrir toutes les juridictions intermédiaires : celle des couvens autrefois protecteurs, celle des maisons seigneuriales qui avaient des fiefs dans le pays, et surtout celle des Habsbourg, qui se glissaient jusqu’à Uri.

On a beaucoup étudié, M. Hisely entre autres[12], tous ces commencemens obscurs de l’insurrection. Déjà en 1248, les Waldstetten formèrent une association contre les Habsbourg, du parti guelfe. Le grand ennemi de l’empereur Frédéric II, le pape Innocent IV, excommunia les montagnards pour avoir voulu faire cause commune entre eux, communicare, dit la lettre pontificale. L’année même de la mort de Rodolphe (1291), « considérant, disent-ils, la malice des temps présens, » ils renouvellent leur alliance avec leurs voisins de Zurich ; surtout ils renouvellent leur propre fédération en la développant. Ils jurent de se fournir assistance mutuelle, « afin de résister aux attaques des méchans ; » — ce sont les propres termes du traité. Se mettre ainsi sur ses gardes, c’était déjà au besoin signifier la guerre. Les baillis autrichiens voulurent alors comprimer ou braver l’insurrection ; ils ne firent que l’exciter. Des outrages du genre de celui qui vers la même époque donna le signal des vêpres siciliennes, des outrages envers les femmes, paraissent avoir porté la colère du peuple à son comble. On retrouve ce trait caractéristique dans l’histoire de toutes les révolutions : toutes présentent, à côté de la question matérielle, une question morale d’honneur et de dignité, et même il est bien rare que, dans les grandes insurrections nationales, à côté de Tarquin le despote n’apparaisse pas Sextus. Si la révolution française se fût accomplie dans des âges ténébreux, qui sait le rôle important que les chroniques eussent attribué dans son histoire aux roueries des grands seigneurs et aux mystères du Parc-aux-Cerfs ? Dans les Waldstetten comme ailleurs, c’est plus qu’un peuple opprimé qui se lève, c’est un peuple qu’on veut déshonorer ; c’est un peuple qui se sent atteint non-seulement dans sa vie publique, mais dans sa vie de famille, dans ses plus intimes affections, et qui se voit poursuivi jusque sur le bord de son foyer. Ainsi acculé, il se retourne ; la lutte enfin s’engage ; il s’empare des châteaux, chasse les baillis et ne craint pas de se poser en face de l’Autriche. Le fils de Rodolphe, Albert, qui n’avait pu monter au trône qu’en marchant sur le cadavre d’un rival, est assassiné par les nobles d’Argovie et de Souabe : ses enfans vengent cruellement sa mort[13], mais ils ne peuvent faire fléchir les libres paysans. Léopold-le-Glorieux revient tout pâle de Morgarten, selon l’expression d’un témoin oculaire. L’empereur Louis de Bavière, rival des Habsbourg, écrit aux paysans pour les féliciter de leur victoire. La lutte se terminait donc à leur avantage. Sans doute au fond, ils ne voulaient que ce qu’avaient voulu avant eux, depuis le XIe siècle, les seigneurs, les bourgeois et les princes : être d’empire, être seigneur et maître, être prince chez soi ; mais pour eux, poursuivre un tel but et surtout l’atteindre, c’était en réalité beaucoup plus.

Voilà l’histoire de la révolution des Waldstetten, selon les documens et les chartes. Dans cette crise, dont les grands traits s’expliquent et se justifient aisément, il est facile de placer en outre et d’admettre quelques noms propres, quelques faits individuels, Stauffackher, Melckthal, Furst, le Grutli. En elle-même, cette révolution est authentique, acquise à l’histoire ; mais son héros populaire, celui qui la résume et qui la domine aussitôt pour l’imagination ? mais Guillaume Tell ? C’est autour de cette grande et incertaine figure que naissent et se multiplient les difficultés historiques, difficultés de toute espèce et des plus graves, car on ne conteste pas seulement les aventures, mais l’existence même du héros. Plusieurs de ces difficultés frappèrent de bonne heure les historiens. Dès la fin du XVIe siècle, un écrivain suisse de grand savoir et d’un esprit critique très avancé pour le temps, Guillimann de Fribourg, était bien près de regarder toute cette tradition de Guillaume Tell comme une pure fable (fabulam meram, écrit-il à son ami l’annaliste Goldast). Dans le XVIIe siècle et le suivant, Iselin, Zourlauben, Balthasar, et plusieurs autres érudits attaquèrent l’héroïque légende ou la défendirent avec les armes de la critique de ce temps. « L’histoire de la pomme est suspecte » à Voltaire, qui finit même par ajouter ailleurs : « Et tout le reste ne l’est pas moins. » Dans le but, d’abord, de provoquer des recherches, puis poussés au jeu par de plates réponses et par le secret où les réduisit la persécution, Haller le fils et son ami Freudenberguer publièrent en commun le célèbre pamphlet anonyme intitulé : Guillaume Tell, fable danoise. Le haut état d’Uri le fit brûler par la main du bourreau, et demanda au sénat de Berne la tête de l’auteur : c’était Freudenberguer ; on comprend qu’il garda scrupuleusement l’anonyme, et aujourd’hui, pour découvrir la paternité du mémoire, il faut plus de recherches qu’il n’en a coûté à l’auteur lui-même pour nier l’existence de Guillaume Tell. En 1826 encore, un magistrat du canton d’Uri, M. Sigwart, écrivant comme ses ancêtres combattaient, donnait, sur ceux qui attaquent l’histoire du héros du pays, ce petit conseil au lecteur : « Lecteur, méprise ces misérables ! » Dans ces critiques, pas plus que dans les apologies, on n’était guidé par des principes sûrs, par un examen rigoureux des faits ; on niait, on admettait, on ôtait et on arrangeait au hasard. Au milieu de ce chaos d’opinions, Muller et Schiller firent appel l’un et l’autre à la vérité humaine, au sentiment populaire, qui leur répondirent aussitôt par la consécration européenne et définitive du nom de Guillaume Tell. L’esprit démocratique de l’époque contribua également à cette résurrection du héros. Néanmoins les difficultés historiques subsistaient. Les critiques qui les ont analysées de notre temps sont loin d’être arrivés tous à la même conclusion. Quelques-uns encore maintiennent purement et simplement la tradition tout entière. D’autres en agissent non moins à leur aise, et la rejettent sans appel. Entre ces deux extrêmes, il y a place pour beaucoup d’opinions, et des plus diverses. Ceux-là n’admettront que l’existence vague de Guillaume Tell, dans lequel ils voient un mythe, dirions-nous, si l’on était parvenu à s’entendre sur le sens de ce mot ; ceux-ci veulent qu’il ait, non-seulement vécu, mais agi, et de manière à frapper l’imagination de ses compatriotes ; son action fut louable, condamnable, insignifiante ou considérable, selon les divers jugemens. La majorité des critiques, pour se faire pardonner leur indulgence sans doute, et comme une offrande à leur muse sévère, sacrifient sans hésiter l’épisode de la pomme ; plusieurs même rejettent l’existence de Gessler.

Il est pourtant remarquable qu’au milieu de tant d’opinions contraires, si l’on en vient à poser cette question : Guillaume Tell a-t-il ou n’a-t-il pas existé ? oui ou non ? notre archer a pour lui, non-seulement le nombre, mais l’importance des voix. Jacob Grimm ne doute pas de la fin tragique de Gessler, ce qui suppose l’existence d’un homme obscur et hardi luttant avec le gouverneur ; mais nous n’avons de cet homme, dit-il, que le mythe et nullement l’histoire réelle. Le nom même de Tell serait aussi symbolique d’après lui ; il le rapproche du latin et du grec telum, βέλος, qui signifient trait, de Bell et Velent, archers des sagas scandinaves, et même, ce qui est un peu fort, de Bellerophon[14]. M. Léo, professeur à Halle, parle fort dédaigneusement, dans sa partialité pour l’Autriche, des montagnards insurgés ; mais il ne doute pas que l’un d’eux ne se soit fait remarquer par un coup de tête. M. Ideler, qui est mort dernièrement professeur à Berlin, ne rejette que le trait de la pomme, sur lequel porte essentiellement son travail : il regarde le reste comme solidement établi. M. Hæusser, dont le mémoire a été couronné par l’université de Heidelberg, a le premier soumis la question dans son ensemble au point de vue rigoureux de la critique moderne, discutant les systèmes, exposant et distinguant les sources. Il arrive aussi à cette conclusion : « L’existence d’un personnage appelé Guillaume Tell ne saurait nullement être mise en doute. » Il ne croit point que le héros soit un mythe, mais il pense que ses actions, remarquées du peuple seulement, n’eurent pas l’importance que la tradition leur attribue ; qu’enfin cette tradition est telle aujourd’hui qu’elle a presque perdu tout caractère historique, et ne repose plus que sur le travail poétique des âges postérieurs. M. Aschbach, connu par plusieurs savans travaux d’histoire, a suivi très particulièrement cette question ; tout en se montrant plus difficile encore et plus sceptique que M. Hæusser, il paraît admettre aussi la réalité d’un personnage, arbalétrier fameux, désigné par les noms ou surnoms de Guillaume Tell, et ne regarde point le débat comme terminé[15]. En revanche, un autre critique allemand, M. Jalin, adopte non-seulement les conclusions de M. Hæusser, mais il incline à penser que le récit traditionnel contient peut-être moins de fiction et plus de réalité que ne le veut l’auteur du mémoire ; poétique ou non, un tel récit ne s’expliquerait guère, selon M. Jahn, si le héros n’avait pas été le principal auteur d’une délivrance nationale[16]. En Suisse, M. Heusler, que nous avons déjà cité, trouve la tradition de Guillaume Tell concordante, dans ses traits essentiels, avec ce qu’on sait, par les chartes, des rapports du pays d’Uri et de l’empire. Enfin, M. Hisely, après tous ceux que nous venons de nommer, après ses propres travaux, arrive aussi à une conclusion pareille ; il résume toutes les opinions, toutes les pièces du procès, et il en présente de nouvelles qui, sur plusieurs points, lui donnent du jour et préparent une solution. Il ne laisse en arrière rien d’incertain, rien de suspect, pas le moindre pan de rocher, pas la moindre broussaille derrière laquelle puisse s’abriter l’ennemi, et il croit son lecteur décidé à le suivre partout ; mais l’ordre qu’il a dû adopter nous a paru propre à faire ressortir les détails plutôt que les grands traits de cette espèce de guerre au sujet de la dépouille du héros.

Nous tâcherons surtout ici de résumer la discussion. Toutes les difficultés qu’on élève contre la tradition de Guillaume Tell peuvent, selon nous, se réduire à trois principales : difficultés dans les sources, difficultés dans les récits mêmes, difficultés, enfin, provenant de l’esprit poétique, fictif ou symbolique, qui aurait créé en tout ou en partie la célèbre tradition. Les unes et les autres, déjà indiquées en partie par M. Hæusser, sont exposées complètement par M. Hisely.

III. — OBJECTIONS TIRÉES DES SOURCES ET DES CONTRADICTIONS DU RÉCIT.

La première et la plus saisissante, sinon la plus redoutable, c’est l’absence de tout témoignage contemporain. Les récits historiques les plus anciens où il soit fait mention de Guillaume Tell ne remontent que fort peu au-delà du XVIe siècle. C’est d’abord la chronique du secrétaire d’état de Lucerne, Melkar ou Melchior Russ ; publiée seulement depuis quelques années, elle fut composée vers la fin du XVe siècle. Elle reproduit souvent celle du secrétaire d’état bernois Conrad Justinger, qui parle de l’insurrection des Waldstetten, mais qui ne dit mot de leur héros populaire. La version de Russ est la plus ancienne et la plus simple. Cette légende fut répétée, au XVIe siècle, par un autre Lucernois, Etterlin ; par l’Argovien Schœdeler, qui l’a copiée ; par le Glaronnais Tschoudi, qui amplifie la tradition ; au commencement du XVIIe, par le Zuricois Stoumpf, qui la commente. Ces auteurs, surtout les premiers, sont des chroniqueurs, et rien de plus. Comme ils avaient à raconter l’histoire d’un peuple qui s’émancipe, ils citent des chartes et des titres ; mais, les interprétant d’après la situation de leur temps, ils les comprenaient souvent mal. Aussi M. de Gingins a-t-il pu dire sans trop d’exagération : « Il est prouvé qu’au XVe siècle les cantons primitifs ne savaient plus leur propre histoire. » Les chartes ont permis de refaire l’histoire de la révolution des cantons sur quelques points ; mais les chartes ne s’occupent pas des individus, et ne disent rien de l’aventureux arbalétrier. Les monumens consacrés à sa mémoire sont comparativement modernes. Les archives d’Altorf ont été incendiées. Certains documens prétendus officiels, un décret de 1387 instituant un service religieux en l’honneur du héros, un rapport de 1388 affirmant que plus de cent personnes alors vivantes l’avaient connu, tout cela est contesté.

Il y a plus : on possède, sur la fin du XIIIe et le commencement du XIVe siècles, des chroniques contemporaines et détaillées, deux surtout : l’une d’Albert de Strassbourg, ville alors en relation de commerce, d’amitié, de politique et de guerre, avec plusieurs communes suisses ; l’autre de Jean de Winterthour, petite cité qui n’est guère qu’à une vingtaine de lieues des Waldstetten. Jean était écolier dans sa ville natale à l’époque de la bataille de Morgarten. Son père avait suivi le duc, car Winterthour appartenait alors à l’Autriche. Jean, comme il nous le raconte lui-même, accourut à la porte de la ville pour voir revenir son père et le duc ; c’est lui qui nous a si vivement retracé l’air sombre et découragé du prince. Il fait une description pittoresque et sentie, sinon bien rigoureusement exacte, du sauvage combat. Comme Albert de Strassbourg, il juge assez sévèrement la conduite de l’Autriche ; mais ni l’un ni l’autre ne prononce le nom de Guillaume Tell. La même observation s’applique à Conrad Justinger, qui, déjà secrétaire d’état de Berne en 1384, était par conséquent presque contemporain de Tell ; or sa chronique, commencée en 1420, n’en fait nulle mention, quoiqu’il y parle aussi de la révolution des montagnards confédérés des Bernois.

Un tel silence était un beau thème à développer. Il faut entendre M. Hæusser, M. Aschbach, et jusqu’à M. Hisely, qui expose toutes ces difficultés avec une loyauté si complète et si large, qu’il paraît ensuite moins fort quand il les lève, tant l’impression produite par ces premiers obstacles reste vive et profonde. Quoi ! s’écrient-ils, voilà un chroniqueur, Jean de Winterthour, qui ne flatte point l’Autriche, qui lui attribue l’origine de la guerre, qui ne fait point une histoire particulière, l’histoire d’un canton, et ce chroniqueur, ajoute-t-on, passe absolument sous silence un personnage aussi remarquable que doit l’avoir été Guillaume Tell ! C’est ainsi qu’on triomphe. Sur ce point, cependant, la victoire est-elle aussi réelle et facile qu’il le semble ? Voici nos raisons pour en douter.

D’abord, une observation toute simple, une observation de fait, à laquelle nous nous étonnons que personne n’ait pensé. Jean de Winterthour parle souvent des Waldstetten dans le cours de ses récits : or jamais il ne mentionne, il ne nomme même aucun personnage, aucun individu en particulier, parmi ces héroïques montagnards. Ce sont toujours purement, simplement et en masse les Suisses, les paysans, les habitans des vallées, les montagnards de l’intérieur (Swicenses, rusticani, vallenses, intramontani), c’est toujours le peuple, jamais les chefs : faut-il conclure qu’absolument ces chefs n’aient point existé. Mais voici qui est plus remarquable encore. Le chroniqueur raconte au long une autre lutte célèbre des bourgeois, des paysans, contre les chevaliers, la bataille de Laupen, qui fut le Morgarten de Berne, et l’une des grandes tombes de la féodalité au XIVe siècle ; cette bataille dont le roi Jean de Bohême rappelait le sinistre souvenir à Crécy, en se précipitant tout aveugle au milieu de la mêlée. Ici encore, même procédé, mais d’autant plus frappant que, dans cette guerre, où les Waldstetten parurent aussi, les Bernois eurent un chef bien décidément historique, Rodolph d’Erlach, auquel ils confièrent même une sorte de dictature militaire. Rodolph était d’ailleurs chevalier, noble, riche, considéré ; il contribua beaucoup au succès de la journée ; eh bien ! son nom n’est pas même prononcé. Le chroniqueur mentionne et dénombre très exactement les principaux seigneurs parmi les vaincus ; parmi les vainqueurs, il ne nomme personne, pas plus d’Erlach que les autres. Qu’il parle des montagnards ou des Bernois, le chroniqueur garde le même silence, qui tient évidemment à la même cause, et qui par conséquent ne prouve rien ni contre Guillaume Tell ni contre d’Erlach.

D’où vient ce silence ? C’est là ce qu’il faut expliquer. Les chroniqueurs, dit-on, auraient dû parler de Guillaume Tell, et ils n’en font nulle mention. — Eh bien ! ils l’ont oublié, ou ignoré, ou dédaigné comme un personnage trop connu, trop vulgaire. Justinger recueillait surtout l’histoire de sa ville. Albert de Strassbourg n’a écrit que quelques lignes sur les montagnards. Évidemment ni lui ni même Jean de Winterthour ne connaissaient l’intérieur des vallées. Ce dernier en parle toujours vaguement et avec effroi, comme, je suppose, à Raguse, un moine, au fond d’un couvent, pourrait parler des vaillans, mais dangereux Monténégrins. Il raconte surtout les hostilités, les déprédations, la grande bataille plus encore que la révolution qui l’avait précédée ; il ne dit un mot de celle-ci que pour expliquer celle-là, et, comme Albert de Strassbourg, quoique avec plus de détail, il ne parle guère des Suisses que parce que les Habsbourg l’y amènent. Sa chronique est essentiellement ecclésiastique et seigneuriale ; il insiste fort au long sur les sentimens religieux et les actes de dévotion des insurgés qui se préparent à la guerre ; c’est là, pour lui, la principale cause de leur succès, comme il le dit positivement à propos des Bernois à Laupen. Il les présente, les uns et les autres, en masse et de profil ; en revanche, il fait de véritables portraits des papes, des empereurs, des rois et des reines. Ajoutons encore que ces trois chroniqueurs venaient tous un certain nombre d’années après l’insurrection, qui ainsi commençait déjà à se dessiner pour eux dans une sorte de demi-lointain. Aussi la prennent-ils en gros ; ils font de l’événement général le fait caractéristique. L’importance et l’étrangeté de ce grand mouvement font qu’il est pour eux à la fois l’anecdote et l’histoire ; ils n’ont besoin ni de personnages ni d’autres détails : le détail, c’est cette révolution si hardie, cette bataille étonnante ; le personnage, — ils n’en voient ou ils n’en savent pas d’autres, — c’est ce peuple farouche, ce sont ces terribles montagnards, dont le nom, en venant tout à coup retentir dans leurs chroniques, tranchait assez sur le reste. Un homme se détachait de ce fond populaire ; mais sa figure, à peine entrevue, ne se distinguait que faiblement de celle du peuple, et peut-être les chroniqueurs ne voyaient-ils aucun intérêt à dissiper les ombres qui commençaient à l’entourer, car enfin ces annalistes, ce secrétaire d’état et ces moines, c’étaient pourtant les lettrés de l’époque ou de leur pays. S’ils ne nous ont laissé que des chroniques, ils entendaient bien faire de l’histoire ; ils présentent des réflexions, ils racontent les faits généraux et non les faits individuels. Ils dédaignaient de revenir sur des épisodes plus ou moins étranges, dont ils n’avaient rien de plus à dire que ce que chacun redisait autour d’eux. Seuls, ils savaient un peu les causes, les origines, le mouvement de la révolution et de la guerre ; voilà ce qu’ils pouvaient et ce qu’ils voulaient surtout apprendre aux lecteurs. Il fallut que ces aventures fussent oubliées de la foule, qu’elles appartinssent décidément au passé, pour que, consacrées ainsi et relevées aux yeux de nouveaux écrivains, elles entrassent naturellement dans le domaine de l’histoire.

Mais comment s’étaient-elles répandues et conservées si long-temps ? Comment les écrivains postérieurs en ont-ils eu connaissance ? Si le présent fait rarement lui-même son histoire, répondrons-nous, il s’en dédommage par toute sorte de causeries sur son compte, de mémoires et de commentaires. Or, quels étaient les mémoires sur Guillaume Tell que les chroniqueurs du XVe siècle auront pu consulter ? Quand nous l’aurons dit (car on le sait maintenant), nous aurons non-seulement pour la tradition une source plus ancienne, mais nous tiendrons le nœud de bien des difficultés et de bien des contradictions qu’on y a signalées.

Ces mémoires, ce sont ceux du peuple lui-même, ce sont des ballades héroïques et des chants nationaux. Personne avant M. Hisely ne l’avait si bien démontré, et cette démonstration forme une des parties les plus curieuses et les plus neuves de son travail. Il a retrouvé des fragmens de vers, même des séries de vers dans la prose de Melchior Russ, d’Etterlin, et surtout dans celle de Tschoudi. Le rhythme primitif est si peu effacé, que Schiller, en suivant Tschoudi, lui a dérobé des vers entiers qu’il a insérés presque textuellement dans son drame. Plusieurs de ces phrases scandées se retrouvent aussi, exactement pareilles, dans les récits, d’ailleurs différens, de ces trois chroniqueurs, ou bien c’est une tournure, une épithète caractéristique qui, répétées par les trois écrivains, trahissent la source commune où chacun a puisé. Un drame populaire du milieu du XVIe siècle, un gentil drame, comme son auteur l’appelle, et dont Guillaume Tell est le sujet[17], donne lieu à des remarques analogues. Assurément, voilà qui est curieux et plus saisissable, plus près de nous, que l’épopée romaine dans Tite-Live. Enfin, ces mêmes vers insérés dans les chroniques, dans les drames nationaux et adoptés par Schiller, M. Hisely en suit la trace jusque dans les Chants de Tell ou les Tellenlieder, que l’on possède encore aujourd’hui, et Russ lui-même avoue positivement les emprunts qu’il a faits à ces ballades héroïques.

Ne nous étonnons pas trop de cette poésie : elle se trouve au berceau de toutes les nations. Au moyen-âge, d’ailleurs, la poésie allemande fut surtout cultivée en Souabe et en Suisse. Sans parler de son Homère, de ce Wolfram d’Eschenbach dont on a aussi cherché la patrie dans ce dernier pays, l’un des principaux minnesinger, Walter de la Vogelweide, était Thurgovien. L’un des plus célèbres, des plus sensibles, des plus vrais, Hadloub, qui mourut de son amour et ne se borna pas à le chanter, était un bourgeois de Zurich. Son contemporain et son compatriote, le chevalier Roger Manesse, réunissait à la fin du XIIIe siècle plusieurs de ces poètes dans un château dont on vous montre encore les ruines à Zurich, comme on vous y fait voir la maison où Klopstock passa plusieurs mois chez Bodmer. Au XIVe siècle vivait un certain comte Jean de Habsbourg, qui entra dans une conspiration contre cette même ville, se laissa prendre, et fut mis pour trois ans dans une tour située au milieu de la Limmat, à la sortie du lac. Tschoudi, en rapportant l’aventure, la conclut par ce trait de naïveté poétique et maligne qui fera rêver : « C’est là, dit-il (dans cette tour au milieu des flots que l’on appelait le Wellenberg ou le Rocher des Ondes), c’est là que ce seigneur fut enfermé et qu’il composa la chansonnette : Je sais une petite fleur bleue. » Aujourd’hui l’Oberland et l’Appenzell ont encore des chants populaires. Il y a dans ces chants, comme en général dans l’imagination des montagnards, une tendance à la raillerie et à la malice qui n’exclut pas la force. Après tout, quoi qu’on veuille penser de l’esprit poétique de ces paysans, il est certain qu’au moyen-âge, lorsque la poésie chevaleresque fut éteinte, les Suisses eurent encore leurs chansons de guerre, ballades des bourgeois venant naturellement après celles des seigneurs. La muse germanique ne possède point de chants plus joyeusement ni plus franchement guerriers, et ces ballades se distinguent en même temps par un caractère d’exactitude et de réalité si remarquable, qu’on les voit souvent citées par les historiens les plus scrupuleux. La vérité du récit, dans celles de ces chansons qui peuvent être confrontées avec des autorités plus rigoureuses, ne témoigne-t-elle pas en faveur de celles qui, plus anciennes, comme les Chants de Tell, ont le même caractère poétique, et qu’on ne peut malheureusement soumettre à la même épreuve ? Comme pour compléter la ressemblance, les chansons sur Tell étaient ordinairement suivies d’une ballade sur quelque bataille, dont la gloire était ainsi réunie, par droit d’héritage, à celle du fondateur de la liberté. Les unes et les autres, formant une sorte d’épopée en plusieurs ballades, se chantaient dans les fêtes, dans les tirs (Guillaume Tell étant aussi devenu le patron des archers), dans les processions enfin et les drames populaires, où parfois le peuple entier représentait, sur les lieux mêmes, les actions de ses pères, pour s’en mieux souvenir et s’en inspirer.

Si M. Hisely, après M. Hæusser, insiste trop, à notre avis, sur le silence des chroniqueurs, nous lui devons donc en revanche de nous avoir fait retrouver d’autres témoignages contemporains d’une espèce particulière dans ces ballades que les chroniques ont copiées. Il ne s’agit plus maintenant que de les mettre d’accord, puis d’apprécier, par ce qu’on sait d’ailleurs de ces temps, les circonstances principales des aventures que ces chansons reproduisent. Nous arrivons ainsi aux difficultés de la seconde classe ; c’est encore M. Hisely qui nous aidera surtout à les lever.

Des difficultés dans le récit ne nous étonneront point, à présent que nous savons par quelle voie la tradition s’est long-temps transmise et conservée. Il y a d’abord certaines différences de détail qui nous paraissent sans importance réelle, mais qu’on a toutes comptées et minutieusement relevées. Guillaume Tell était d’Altorf selon les uns, et, selon la version commune, de Burglen, à l’entrée du Schækenthal, de cette vallée illustrée aussi par les marches et contre-marches furieuses de Souwarof dans les Alpes, où l’enfermait Masséna. On affirme et on nie la présence de Tell au Grutli ; c’est son fils cadet qui aurait été exposé à l’épreuve, et Russ ne lui donne qu’un enfant. Pendant que le père tire, le fils reste libre, selon les uns ; selon d’autres, il est attaché à un pieu. Qu’est-ce que cela prouve ? Que chaque narrateur ne savait pas tout, rien de plus. On en peut dire autant de certaines circonstances plus frappantes, mais pourtant encore de détail, qui ne sont pas mentionnées par tous les chroniqueurs. Russ, par exemple, ne parle pas d’une seconde flèche tenue en réserve pour la vengeance. En bonne critique, toutes ces omissions, ne parvenant point à détruire le fait général, tendent plutôt à le prouver. On s’est enfin beaucoup exagéré les invraisemblances, les contradictions morales que l’on prétend découvrir dans le caractère du héros suivant les diverses traditions, et M. Hisely, avec sa loyauté ordinaire, a rappelé toutes ces objections ; mais la nature humaine est moins embarrassée à créer de telles contradictions du cœur que la critique à les expliquer. Il faut d’ailleurs tenir compte de la manière différente de sentir et de s’exprimer de chaque chroniqueur. Ce ne sont là que des chicanes ; il est moins aisé de répondre aux objections fondées sur la géographie et la chronologie. Nous les rappellerons, en tâchant d’abréger : notre étude serait incomplète, si nous faisions grace au lecteur de ce point capital du débat.

Le voyage sur le lac et son dénouement célèbre au Chemin-Creux sont jugés physiquement impossibles : « aussi fabuleux, s’écrie M. Hisely, que la descente d’Énée aux enfers. » Qu’on essaie en effet de retrouver cette petite odyssée sur la carte, on sera presque aussi embarrassé que s’il s’agissait de suivre à la piste les héros fantastiques des vieux romanciers. Le foehn, ce vent du midi dont l’aile de feu vient fondre souvent tout à coup les neiges des Alpes, soulève l’orage libérateur ; or, ce vent poussait directement sur Brounnen, où Tschoudi veut que Gessler ait eu dessein d’aborder. Une tempête, il est vrai, a beau donner vent en poupe, elle peut bien ne pas laisser d’être embarrassante sur un lac profond, étroit et bordé de rochers à pic ; mais Muller, lui, trace décidément un itinéraire incroyable à ses personnages. Il les mène d’abord en droite ligne vers le Grutli, près du tournant du lac et par conséquent vis-à-vis de Brounnen ; puis là il les fait tout à coup rebrousser chemin, et « longeant les effroyables rochers du rivage, » arriver ainsi au plateau de Tell. C’était justement tenter l’impossible et naviguer contre les flots. Ensuite, toujours par le même vent qui soulève en sens divers ce lac multiple et brisé, Muller conduit finalement le gouverneur à son château de Kussnacht, c’est-à-dire à l’extrémité opposée, au fond du golfe le plus reculé. Ce château de Kussnacht, célèbre dans la tradition, la critique le bat en brèche du premier coup. C’est là que Gessler voulait enfermer Tell : « dans un lieu, lui dit-il, où tu ne verras ni le soleil ni la lune, afin que je sois en sûreté devant toi. » Or, par terre, entre le plateau de Tell et le château de Kussnacht, près duquel fut tué le gouverneur, il y a de hautes montagnes et tout le pays de Schwitz à passer. Tell y va pourtant et revient en un seul jour, tuant Gessler dans l’intervalle des deux voyages. Le Chemin-Creux, où il s’embusque dans le taillis, est aujourd’hui nivelé par une route moderne ; mais la chapelle subsiste : elle est située, comme on sait, au pied du Righi, entre Kussnacht sur le lac des Waldstetten et Immensée sur le lac de Zoug. Or (et ceci est grave), si le gouverneur poursuit sa route sur le premier de ces lacs et aborde ainsi directement à Kusnacht, que va-t-il faire plus loin ? pourquoi dépasse-t-il son château et se rend-il au Chemin-Creux ? Tout exprès sans doute pour tomber dans l’embuscade de Tell ?

Sur ce même point de Kussnacht, où la tradition semble vouloir s’écrouler de toutes parts, la chronologie élève à son tour des objections encore plus accablantes. Une suite de titres officiels publiés par M. Kopp prouvent qu’en 1308, date ordinairement fixée à ces évènemens, la famille (d’ailleurs historique) des Gessler ou Gesslar ne possédait point la charge de gouverneur de Kussnacht ; que cette charge était héréditaire dans une famille de chevaliers portant le nom de ce château ; qu’enfin de 1302 à 1319, elle était alors possédée par un sire Eppe de Kussnacht, dont il est impossible de faire Hermann Gessler. On assigne aussi à tout cet ensemble de faits des dates fort différentes, qui, outre leurs contradictions, se trouvent fausses en elles-mêmes : ainsi, d’après Tschoudi, c’est un dimanche, le 18 novembre 1307, que Tell refusa de saluer le chapeau ; or, les chronologistes ont calculé que le 18 novembre 1307 était un samedi.

Toutes ces difficultés sembleraient élever dans l’histoire du célèbre pâtre un mur de roc infranchissable ; mais on n’est pas absolument sans moyen de l’escalader. M. Hisely en fournit deux pour se tirer de l’objection chronologique, qui est la plus péremptoire. D’abord il y a des raisons intrinsèques basées sur d’anciens documens, et même sur l’ensemble des faits, pour abandonner la date ordinaire de 1307 et reporter l’insurrection dix ans en arrière, autour de 1296. Ainsi, nous voilà débarrassés de ce malencontreux sire Eppe, qui de 1302 à 1314 venait, chartes en main, se mettre en travers de Gessler. L’autre moyen consiste dans une plus fidèle interprétation des textes. À bien lire le récit de Melchior Russ (le plus ancien et le moins surchargé), le gouverneur doit avoir voulu conduire son prisonnier au château qu’il avait dans une île située près de Schwitz, sur le lac (im see) de Lowerz, et non, comme l’a mal compris la tradition, au château de Kussnacht voisin du village d’Immensée. Le fort du lac Lowerz était, comme Kussnacht, un fort, un burg de la maison d’Autriche dans le pays. C’est là que résidait le bailli de Schwitz, lequel cherchait à étendre l’autorité seigneuriale des Habsbourg sur la vallée d’Uri, et c’est là, dans cette espèce de Chillon du lac de Lowerz, qu’il emmenait tout naturellement Guillaume Tell.

Dans ce cas, objectera-t-on, le gouverneur ne serait pas tombé dans le Chemin-Creux ? Non, sans doute. Russ dit positivement le contraire, c’est dans le bateau que la flèche vint le frapper. Ainsi disparaissent du même coup les difficultés topographiques. On n’a plus besoin de faire franchir à Tell monts et vaux ; il ne va plus se cacher au loin et y attendre son ennemi ; c’est en se retournant, sur le rivage, délivré à peine, et encore tout ému du péril, qu’il se venge, qu’il se défend. — Quant à la chapelle élevée au bord du Chemin-Creux, ou elle est le résultat d’une méprise, dit M. Hisely, ou elle fut destinée dans l’origine à perpétuer le souvenir d’un autre évènement historique, savoir la mort d’un bailli tué, vers la même époque, par deux jeunes gens dont il avait violé la sœur : vengeance qui finit par être attribuée, suivant l’esprit des traditions populaires, au grand vengeur de tout le pays.

Ces difficultés écartées, M. Hisely estime avoir réduit l’histoire de Guillaume Tell à un récit qui, remontant par les ballades héroïques au témoignage des contemporains, présente d’ailleurs quelque chose de plausible et se légitime de soi-même. Complétant ce récit par quelques détails traditionnels faciles à motiver, il le résume à peu près de cette manière. — Gessler, ou le bailli, qui avait sa principale résidence dans l’île de Schwanau, près de Schwitz, voulut avoir aussi un donjon de ce genre au voisinage d’Altorf ; celui-ci était destiné, comme l’indiquait son nom, Twing-Uri, à forcer Uri. Les murs élevés, le gouverneur convoque le peuple sur la place publique autour du tilleul. Dans le moyen-âge, les audiences et les plaids se tenaient fréquemment sous des arbres. Le bailli fait planter une perche surmontée du chapeau ducal. Planter le chapeau (den hut aufstossen) signifiait convoquer le peuple aux assises ou à la guerre, faire acte, par conséquent, de souveraineté à son égard. Par ignorance, par simplicité ou volontairement, Tell ne se découvre pas devant cet emblème du pouvoir. Il est saisi, chargé de fers, jeté dans un bateau pour être conduit à Brounnen, et, de là, par Schwitz, dans le burg du lac de Lowerz. Avant qu’on ait fait la moitié du trajet, l’orage, un de ces orages soudains, fréquens sur ce lac, force Gessler à délier son captif et à lui remettre l’aviron. Tell debout, délivré de ses chaînes, est à l’arrière du bateau, tenant la maîtresse rame. Une avance de rochers paraît offrir quelque facilité pour l’abord ; c’est là qu’il gouverne. Des armes, la sienne peut-être, trophée d’un ennemi vaincu, sont déposées dans le bateau. Il s’en saisit rapidement, s’élance, repousse du pied l’embarcation reprise aussitôt par les vagues, et, au milieu de la stupeur générale, une flèche partie du bord vient se planter dans la poitrine de Gessler. — Tout cela se motive et s’enchaîne très bien ; mais chacun des anneaux de cette chaîne, en se déroulant, ne réveille-t-il pas quelques doutes, les doutes mêmes, s’il est permis de le dire, dont ils furent forgés ? ou, sans aller si loin, n’est-ce pas là de la critique encore, un récit procédant par voie de négation, plutôt que de l’histoire vivante ? Nous serions presque tenté de nous montrer ainsi plus difficile que M. Hisely sur ce qu’il regarde comme positif et prouvé dans la tradition de Guillaume Tell. En revanche, nous le serions moins peut-être, dans un sens, sur la difficulté poétique et dernière, sur la légende de l’archer. M. Hisely avait jusqu’ici vaillamment défendu son héros ; maintenant il l’abandonne, et il nous le fait d’autant mieux regretter, qu’il rassemble ici à son ordinaire plusieurs données très curieuses, mais pour les rejeter, non pour les établir ; c’est là même, chose tout au moins bizarre, la partie la plus intéressante, sinon la plus remarquable de son travail.

IV. — LA LÉGENDE DE l’ARCHER.

Le caractère poétique de l’histoire de Guillaume Tell est surtout marqué dans ce qu’on pourrait appeler la légende de l’archer. Tous les critiques s’en sont occupés ; quelques-uns même, comme MM. Ideler, de Berlin, et Schiern, de Copenhague, y ont essentiellement borné leurs recherches. Le premier, à l’exemple du vieux Guillimann, voit dans cette légende une fiction populaire. Le second la regarde comme scandinave, et la fait venir du Nord, avec les Goths, qui, de la Germanie danubienne, passèrent en Italie et en Rhétie[18]. Les uns cherchent à mettre la fiction en évidence pour ruiner par là tout le reste, les autres, comme M. Hisely, pour l’en séparer. Ce savant croit bien que « la tradition de la pomme est une broderie sous laquelle se cache un fait historique ; » mais il déclare ailleurs « qu’elle est un épisode mal cousu et facile à détacher. »

Facile ? voilà précisément la question. Dans ce qu’on rejette, ne rejette-t-on rien d’essentiel ? La légende, la poésie, est partout dans l’histoire de Tell, dans le premier mot qu’on dit de lui, dans le premier qu’il prononce, dans l’orage sur le lac, comme dans la terrible épreuve proposée à son adresse. On croit pouvoir découper adroitement ce dernier épisode, et on ne s’aperçoit pas qu’on déchire passablement le fond du tableau. Essayez de raconter au peuple et aux enfans cette histoire sans la scène fameuse qui ouvre le drame, et vous verrez si elle produira le même effet, si ce sera bien réellement la même que celle que nous savons tous. Non ; il est bien difficile, en pareil sujet, de lever ainsi le voile sur un point et de l’amonceler sur un autre ; partout il attire à lui la réalité, qui semble fuir sous ses plis, sans jamais se découvrir complètement ni complètement disparaître. S’il y a quelque chose d’admis dans l’étude du mythe, qui, d’ailleurs, n’est pas seulement un fait de l’histoire, mais un fait permanent de l’esprit humain, c’est qu’il ne s’attache pas à un fantôme ; au contraire, c’est ce voile du mythe qui, peu à peu étendu, épaissi, finit par donner l’air d’un fantôme à la réalité. Et n’est-ce pas là la nature humaine ? L’homme est un grand menteur sans doute, mais il ne ment pas pour rien ni sur rien. Le peuple, comme les enfans, comme les poètes, rit, chante et s’amuse ; comme eux, il feint et il croit à sa feinte ; il arrange, il unit, il crée, mais il n’est pas si puissant ou si sot que de créer ou d’imaginer sans une base réelle. Plus il parle d’un personnage ou d’un fait, plus on peut être sûr que là-dessous se cache quelque chose qui a fortement existé. C’est ainsi que les grands poètes, les grands musiciens, les grands peintres, n’ont fait leurs chefs-d’œuvre que sur des sujets tout trouvés et traités mille fois avant eux. Voyons donc si la partie poétique des aventures de Guillaume Tell ne contient pas des traits de vérité historique et humaine essentiels à l’ensemble du caractère.

Sur la place publique d’Altorf, où deux fontaines désignent aujourd’hui la position respective du père et du fils ; à une distance de cent pas, cent vingt pas disent les chansons et les chroniques, distance moyenne consacrée encore naguère entre les archers du pays, Tell, suivant la tradition, abattit une pomme placée sur la tête de son enfant. La possibilité de ce coup d’adresse, niée par les uns, est admise par d’autres, même par ceux qui, comme M. Hisely, rejettent l’épisode dans son entier, et n’y voient qu’un hors-d’œuvre fabuleux. On rappelle à ce sujet une foule de traits pareils attribués à des personnages de l’antiquité et des temps modernes. La véritable objection n’est donc pas là. La voici : non-seulement on cite un grand nombre d’exemples aussi surprenans, mais le même trait fait le sujet de plusieurs légendes, analogues, sur ce point, à celle de Guillaume Tell, d’où il semble que l’imagination populaire ait dit proverbialement d’un tireur célèbre : il était si habile, qu’avec sa flèche ou sa balle il aurait pu abattre une pomme sur la tête d’un enfant sans le blesser.

Ces légendes se trouvent surtout dans le Nord. Nous n’en citerons que trois ; elles sont toutes rassemblées dans l’ouvrage de M. Hisely. Égil, frère de Velant-le-Forgeron ou du Vulcain Scandinave, est condamné par le roi Nidung, qui veut l’éprouver et s’assurer de son adresse, à abattre une pomme sur la tête de son fils. Il prend trois flèches, les garnit de plumes bien soigneusement, abat la pomme avec la première, et avoue au roi que les deux autres lui étaient destinées, si l’enfant eût été atteint. — Palnatoke, ou Toko, fils de Palna, grand archer, mais plein de jactance, se vante un jour dans l’ivresse que, du premier coup, il abattrait de loin une pomme sur un bâton, quelque petite qu’elle fût. Le roi Harald à la dent-bleue, homme méchant, place la pomme sur la tête du fils de Toko. Le guerrier recommande à son fils de rester immobile, lorsqu’il entendra le sifflement de la flèche, et lui fait détourner la tête. Il enlève la pomme. Si le père eût blessé l’enfant, il devait être mis à mort ; mais il avait pris aussi deux flèches de réserve : là-dessus même demande et même réponse que dans l’histoire de Tell. Le roi soumet ensuite Toko à une épreuve, qui consistait à glisser avec des patins sur la pente rapide du rocher Kolla, au bord d’abîmes et de précipices tombant dans la mer. Appuyé sur son bâton, comme un chasseur le ferait encore aujourd’hui pour descendre en un clin d’œil une pente de neige dans les Alpes, Toko se tire également de cette seconde épreuve, et, le roi ne se désistant pas de son mauvais vouloir, l’archer lui lance un jour une flèche de derrière un buisson. Toko devient ensuite un des principaux rois de la mer, le chef et le législateur d’une république de pirates dans l’île de Wollin. — Olaf, pour engager le jeune et vaillant païen Endride à se convertir au christianisme, lutte avec lui à différens jeux, à la nage et au tir. À une distance considérable, il plante sa flèche au sommet d’un éclat de bois servant de but ; Endride, à son tour, plante la sienne dans la coche de celle du roi. Olaf prend alors un enfant chéri d’Endride, lui place sur la tête une figure de jeu d’échecs, le fait lier à un pieu, lui fait bander les yeux, et deux hommes l’empêchent de bouger en tenant tendues les deux extrémités du mouchoir. Toutes ces précautions prises, Olaf fait le signe de la croix, bénit la pointe de la flèche, et tire. Le trait enlève la figure d’échecs, mais par dessous et en effleurant la peau de la tête, qui saigne abondamment. « Si vous frappez l’enfant, je le vengerai ! » s’était écrié Endride. Sa mère et sa sœur le supplient alors en pleurant de renoncer à surpasser le roi en adresse, et bientôt il se convertit. Cet Olaf était roi de Norwège et vivait au Xe siècle.

Nous avons eu soin, dans les légendes que nous citons, de conserver les traits caractéristiques, et surtout les points par où elles ressemblent à l’histoire de Tell. — N’est-ce pas là, disent les critiques, une seule et même aventure diversement traitée, reproduite, embellie de siècle en siècle, de pays en pays ? Vos montagnards, d’origine scandinave, la connaissaient par leurs propres traditions ou par la littérature orale du moyen-âge ; ils l’appliquèrent à leur héros pour augmenter sa gloire ; elle en devint elle-même plus intéressante, plus variée, plus morale ; elle prit ainsi sa dernière forme et toute sa perfection. Schiller enfin, Schiller conseillé par Goethe, y a tout récemment ajouté un heureux détail, lorsque, pour amener l’idée de la redoutable épreuve, il introduit le fils de Tell, qui, entendant louer l’adresse de son père par le bailli, s’écrie ingénument : — « C’est vrai, monseigneur ! mon père abat une pomme à cent pas[19]. » — Ainsi la fiction aurait poursuivi ce sujet jusqu’au bout et le travaillerait encore aujourd’hui.

La ressemblance des aventures autorise-t-elle donc à les nier toutes ou à les confondre toutes en une seule ? et quelle serait celle-ci ? N’est-il pas plus naturel de penser que toutes cachent quelques événemens, quelques personnages historiques voilés, qui, ayant entr’eux certaines analogies, ont produit aussi une bizarre ressemblance dans le voile poétique dont ils furent plus ou moins recouverts ? « Il faut avoir bien peu de connaissances en histoire, a dit Muller, pour nier un événement dont on trouve l’analogue dans un autre pays et dans un autre siècle. » La sphère des actions et des faits bien distincts est plus rétrécie qu’on ne pense, et le singulier principe d’imitation qui est en nous, en même temps qu’il explique le procédé poétique des légendes, explique aussi, dans la réalité, la coexistence de plusieurs faits et de plusieurs personnages pareils. On demande : Qu’y avait-il qui pût mieux peindre la barbarie d’un despote qu’un tel ordre donné à un père ? donc c’est un type, un symbole. On peut répondre tout aussi bien : Qu’y avait-il qui pût mieux satisfaire la colère d’un despote exaltée par la résistance et par le soupçon ? Quel moyen pouvait plus naturellement se présenter à son esprit que l’essai d’une pareille tyrannie en quelque sorte déjà consacrée par l’imagination populaire et par la tradition ? Jean de Winterthour parle d’un certain tyranneau féodal des montagnes de la Rhétie, nommé Donat de Vatz, homme savant d’ailleurs et grand juriste, nous dit-il, mais qui laissait périr de faim ses prisonniers dans les souterrains de son château, et qui, les entendant gémir, disait en plaisantant : Entendez-vous mes petits oiseaux ? Que leur chant résonne doucement à mes oreilles ! Ce seigneur n’était-il pas bien capable d’imiter Gessler si l’occasion s’en était présentée ? La méchanceté elle-même, si inventive qu’elle puisse être, est aussi réduite à se répéter, et elle le fait d’autant plus volontiers qu’elle ne tient pas à la façon, pourvu qu’elle atteigne le but.

Mais la diversité des temps, des caractères et des lieux empêche que la ressemblance soit jamais parfaite, et véritablement ici, en prenant chaque légende dans son entier, la ressemblance n’est pas si grande. Ces légendes se tiennent évidemment beaucoup moins par le fond que par deux ou trois détails. Si toutes racontent les aventures d’hommes vaillans, d’archers célèbres ; c’est qu’il y en a eu dans chaque pays. Si ces hommes sont tous plus ou moins aux prises avec la tyrannie, ce fait est trop général pour constituer un rapport frappant. Ils sont inhumainement forcés, non pas tous cependant, ni de la même manière, ni pour la même raison, à des coups d’adresse dangereux et variés. L’une de ces épreuves, pour plusieurs d’entr’eux y compris Guillaume Tell, est la même ou à peu près la même : n’est-ce pas très possible, dans le nombre, surtout si cette épreuve était populairement considérée comme la plus difficile ? Enfin quelques-uns d’entre’eux font une réponse et ont une pensée de vengeance qui se ressemblent ; mais la situation, étant la même, a nécessairement amené une réponse pareille, elle devait soulever chez tous des idées de vengeance et leur indiquait à tous le même moyen de l’exécuter. On peut croire d’ailleurs, si l’on veut, que c’est là un de ces détails que les légendes se sont réciproquement empruntés, un de ces détails dramatiques ajoutés après coup, inventés, réinventés aussi peut-être par quelque Schiller inconnu des Tellenlieder, car l’histoire de Tell, comme toutes celles qui laissent un profond souvenir, a certainement subi un travail d’arrangement dans la tradition populaire : cela paraît même prouvé quant au voyage sur le lac et à la mort de Gessler. Néanmoins, si on peut donner de ces deux épisodes, sans en détruire le caractère ni l’ensemble, une autre version plus plausible, il faut reconnaître qu’on ne saurait appliquer le même procédé au reste de l’histoire ; cela n’imprime-t-il pas au fait principal un caractère historique plutôt que fabuleux ? Sur une pure fable se serait-on si bien entendu ? Non, sur ce point aussi la tradition est trop positive, trop caractéristique, elle a dû avoir un certain fonds historique, difficile, impossible même à démêler, réel néanmoins, sur lequel il fut toujours aisé d’inventer, mais seulement d’une certaine façon. Quelle raison y avait-il, si Tell n’était qu’un habile archer qui tua un bailli, pour que la tradition lui appliquât la légende du père contraint de tirer sur son fils et se complût ainsi à développer dans son histoire ce dramatique incident ? Ne faut-il pas admettre qu’il ait été menacé, opprimé comme père, et non pas seulement comme citoyen ? On peut ne pas être sûr au juste de ce qui lui fut commandé, ni de ce qu’il répondit ; mais on peut être sûr qu’il reçut quelque ordre cruel qui le frappait dans sa famille et dans ses affections les plus chères, et que sa réponse fut celle d’un homme de cœur. Des persécutions dans la vie privée paraissent avoir contribué puissamment, nous l’avons vu, à l’insurrection. Il y a quelque chose dans la légende entre le refus de saluer le chapeau ducal et la mort de Gessler, quelque chose qui décide de cette mort et qu’il est impossible d’enlever. Ce quelque chose, comme le moment sublime, est à moitié resté dans l’ombre, ou, si l’on aime mieux, il y est monté : pourtant il n’en existe pas moins, il est essentiel. La montagne est ici sous la nue ; l’orage éclate dans les hauteurs et les couvre ; on entend le dialogue retentissant des cimes, mais on ne voit rien : n’y a-t-il rien cependant ?

Chose remarquable, c’est dans cette partie de la légende surtout que se trouvent certains traits qui révèlent le mieux le caractère, la figure de Tell, et dont l’un est en même temps une preuve nouvelle, la plus directe et la plus positive, qu’il a bien réellement existé. Ces traits, les voici. — La légende suisse, à notre avis, est non seulement bien supérieure aux légendes scandinaves par le côté politique et social, par une idée plus profonde de lutte contre la tyrannie ; mais le côté individuel et humain y est bien mieux senti, mieux traité. Tandis que les autres indiquent à peine le père et ne mettent guère en scène que l’archer, la légende helvétique s’arrête tout autant sur celui-là et même avec une sorte de complaisance. « Or Tell avait de jolis enfans qu’il chérissait, » disent Etterlin et Tschoudi, qui copient mot pour mot le même vers :

Hat hübsche Kind die im lieb warent.

— « Lequel préfères-tu ? lui demande le bailli. — Seigneur, tous me sont également chers, » répond-il d’abord. Enfin, pressé par le gouverneur, il ajoute : c’est au plus jeune que je fais le plus de caresses[20] ; trait charmant, retrouvé dans les vieilles ballades, dont les chroniqueurs ne se soucièrent pas, et qu’ainsi Schiller a perdu. Ce trait ne contribue-t-il pas à donner à tout l’épisode de la vérité humaine, de la réalité ? Aussi la tradition y est-elle restée conséquente. On sait comment, après avoir fait entrevoir Guillaume Tell à Morgarten, même à Laupen, elle fait mourir le héros : vieillard tout blanc, Tell périt en sauvant un enfant qui se noyait dans le torrent de Burglen. Tell est père ; un jour il avait tué l’homme qui le força de viser à la tête de son propre fils, et il donne à la fin sa vie pour sauver celle d’un autre enfant que le sien : n’y a-t-il pas là une grande unité morale, que la tradition peut avoir arrangée, complétée, mais dont l’idée première doit lui avoir été fournie par un souvenir historique, par le côté sensible et paternel du héros ? — L’autre détail est une réflexion que Tell fait sur son nom en répondant à Gessler. Comme la plupart des paysans à cette époque, il n’en avait qu’un, Wilhelm. Tell était son surnom : il le déclare positivement lui-même. — « Si j’étais avisé, dit-il en demandant pardon de son inadvertance et de son étourderie, si j’étais avisé, on ne me nommerait pas Tell. » Cette singulière réflexion, dont M. Hisely a très bien relevé l’importance, se trouve dans le vieux drame d’Uri et dans plusieurs chroniqueurs. Schiller la traduit mot à mot. Un détail aussi positif, aussi réel, est assurément historique ; on ne l’eût pas inventé ; néanmoins, s’il prouve avant tout l’existence de Tell, il est moralement lié à la partie la plus poétique et la plus singulière de son histoire ; il ouvre le dialogue avec Gessler et engage ainsi l’action sur un point nouveau, savoir le caractère étrange, aventureux de l’archer, ce qu’il cache de secret, de dangereux, et que le soupçonneux bailli voudra pénétrer.

Ce mystérieux surnom paraît s’expliquer tout naturellement par le sens qu’a encore le mot toll dans l’allemand actuel ; ce mot signifie téméraire, singulier, bizarre, fou : la racine est le vieux mot tallen, parler, raconter, ne savoir pas se taire, et aussi agir d’une manière irréfléchie. Le Tell (der Tell), c’était donc le malavisé, le simple et le fou aux yeux du vulgaire, le rêveur, comme Schiller le représente, quelque chose enfin d’analogue à Brutus, avec de la finesse aussi, mais une possession de soi-même moins froide et moins soutenue : nouvelle raison, pour le dire en passant, du silence des chroniqueurs contemporains sur le rêveur populaire que le peuple n’avait pas encore consacré.

Bientôt cependant l’archer d’Uri reçut cette consécration populaire. Son surnom ne désigna plus désormais que le fondateur de la liberté. Stauffackher fut aussi appelé le Tell, les héros du Grutli les trois Tells, et l’un d’eux, dans plusieurs récits, celui qui représente le pays d’Uri, ce n’est pas Walther Fürst, beau-père de l’archer, c’est Guillaume Tell. Sans doute, Tell avait été tout au moins l’un des conjurés. Les autres, après l’avoir quelque temps contenu, se virent engagés, sinon décidés par lui. Ils restèrent les chefs de la révolution, ses régulateurs et ses guides ; mais lui, il en fut le héros. Cette place est-elle moindre en réalité que la leur, comme le pensent la plupart des critiques, celui entre autres qui a le plus contribué à rendre le célèbre archer à l’histoire ? Tell a-t-il dérobé à ses compagnons une bonne part de la gloire qui ne revenait qu’à eux seuls ? Ne fut-il pas aussi bien qu’eux et à sa manière le sauveur de la liberté, le fondateur de la confédération, et n’eut-il pas une influence décisive, capitale, sur le mouvement national ? Pour nous, nous pensons que, bien loin d’avoir diminué la gloire des autres libérateurs, la sienne, plus poétique et plus populaire, a au contraire assuré la leur dans la mémoire des peuples et l’y a consacrée à jamais.

Est-ce à dire que, dans la tradition, tout soit historique ? Nullement ; mais nous croyons que la vérité s’y trouve comme dissoute, et ne fait souvent qu’un avec elle. La critique aura-t-elle jamais des réactifs assez énergiques pour la bien retrouver ? Le mystère est dans l’ame humaine : comment ne serait-il pas toujours un peu dans les faits ? Il faut savoir l’accepter. Sur ce dernier point, par exemple, sur le côté politique des aventures de Guillaume Tell, la science pourra-t-elle jamais trouver mieux que la chronique, quelque chose, au fond, malgré les ombres, de plus simple et de plus naturel que ces quelques lignes ?

« Tell, dit Melchior Russ, ne pouvait souffrir plus long-temps l’injustice. Il vint à Uri, et y rassembla la commune ; puis, avec plainte et lamentation et les yeux tout en pleurs, il leur dit ce qui lui était arrivé (l’extrémité où on l’avait réduit de tirer sur son fils), et à quoi il était exposé chaque jour. Le gouverneur, en ayant été informé, le fit saisir et jeter, pieds et poings liés, dans un bateau, etc. » Ici Tell nous apparaît, non pas à la tête, si l’on veut, mais mieux encore, au centre et au cœur de la révolution. Il est, dans le peuple, la voix de la liberté elle-même. Aussi, écoutez ce qu’a fait encore de son nom une légende postérieure, la légende des trois Tells ou des trois hommes libres, bien plus belle à notre avis que celle de Frédéric Barberousse ou de l’empereur.

Selon cette légende, recueillie par Grimm, « dans la contrée montagneuse et sauvage qui baigne le lac des Waldstetten, est une caverne où les libérateurs du pays, nommés les trois Tells, dorment depuis des siècles. Ils sont revêtus de leur costume antique. Si jamais la patrie est en péril, ils reparaîtront pour sauver encore cette fois la liberté. Le hasard seul conduit à l’entrée de cette caverne. « Un jour, — ainsi parlait un jeune pâtre à un voyageur, — un jour, mon père, cherchant dans les gorges de la montagne une chèvre égarée, vint à la grotte profonde où les trois Tells sont endormis. Dès qu’il les aperçut, le véritable Tell, levant la tête, lui demanda : « Quelle heure est-il sur la terre ? » Le pâtre lui répondit en tremblant : « Le soleil est déjà fort haut. — Ainsi, dit Tell, notre heure n’est pas encore venue. » Et, il se rendormit. — Depuis, ajouta le jeune berger, mon père, suivi de ses compagnons, entreprit souvent de découvrir la caverne, afin d’appeler les trois Tells au secours de la patrie, mais en vain, il ne put jamais la retrouver. »

Nous voilà dans la fable pure ; à cette hauteur même cependant, la fable ne contient-elle aucune espèce de vérité ? L’impression produite par Guillaume Tell en son temps, le grand sentiment d’indépendance et de résistance à l’oppression que sa conduite dut inspirer à ses compatriotes, ne se retrouvent-ils pas encore tout entier dans cette dernière légende ? Tell ici touche à un autre monde, sa figure est grandie, mais on la reconnaît : au centre mystérieux de cette vallée à laquelle nous avons comparé l’histoire de la Suisse, et comme le génie de ces hautes solitudes où il se retire en attendant son heure, c’est encore lui, c’est toujours la figure calme et fière de l’archer libérateur.

V. — DES ÉTUDES HISTORIQUES EN SUISSE.

Quel est le caractère général de tous ces travaux sur l’histoire de la Suisse ? C’est la critique, une critique rigoureuse, profonde et singulièrement impartiale, poursuivant son but avec persévérance, mais par des voies si compliquées et si tortueuses, qu’on a toujours peur de ne pas l’atteindre, et qu’à la fin seulement on respire. Les sujets qu’elle traite sont si hérissés de difficultés de toute espèce, il faut tant de détails, tant de distinctions subtiles en apparence pour bien retracer une situation féodale, que tous ces mémoires sont généralement restés, même en Suisse, peu accessibles à la masse du public ; ils n’en contiennent pas moins les résultats les plus savans, les plus neufs que les études historiques aient obtenus dans ce pays.

L’histoire proprement dite, science et art tout ensemble, est cultivée en Suisse avec autant d’ardeur et de talent que la critique historique ; mais si Muller a été dépassé parmi ses compatriotes comme critique des origines nationales, nul ne l’a égalé comme historien. Cela ne tient pas seulement à la rare supériorité de son génie, il y a des causes générales qui expliquent cette infériorité des historiens venus après Muller, et ces causes, nous ne pouvons omettre de les signaler ici.

L’histoire a toujours eu en Suisse un caractère particulier d’érudition sévère et presque minutieuse ; aucun autre pays placé dans les mêmes conditions de développement social n’a porté aussi loin le goût des recherches archéologiques. Chaque page de Muller est accompagnée de nombreuses notes toutes pleines de dates, de documens, de citations et de renseignemens que Muller aimait mieux donner ainsi en quelque sorte à demi-voix et à part ; aussi les vrais admirateurs de cet historien seraient-ils fort embarrassés, s’il leur fallait choisir entre les notes et le texte, et nous en savons qui seraient bien capables de sacrifier plutôt le dernier. Ces notes nous ont toujours fait l’effet de savantes archives d’état aux armoires profondes, dont Muller ne se sépare jamais et sur lesquelles le grave historien pose la main avec un geste majestueux, tout en s’adressant à ses auditeurs du haut de sa tribune. Il n’est cependant pas le premier qui ait cherché pour l’histoire suisse une base solide dans les actes publics ; on pourrait même montrer qu’il n’a fait, à cet égard, comme tous les grands artistes, qu’exécuter une idée que d’autres avaient entrevue avant lui. Cet esprit investigateur et même critique se retrouve dans les chroniques de la Suisse. Chaque canton, chaque commune un peu importante avait la sienne ; écrites par des secrétaires d’état, tranchons le mot, par des greffiers, comme les cathédrales ont été bâties par des maçons, la plupart de ces chroniques ont déjà, par cela même, une sorte de caractère semi-officiel. L’auteur n’y parle, à vrai dire, pas en son nom ; il ne dit pas ce qui lui est arrivé à lui, mais ce qui est arrivé à sa ville ; il cite par conséquent les pièces et les actes, les chartes de franchises, les traités de combourgeoisie ; c’est, par exemple, ce que fait Tschoudi lui-même, qui n’en est pas moins naïf et poétique pour cela. Tschoudi interrompt son récit, emprunté aux ballades populaires, pour insérer tout au long dans sa chronique la constitution qui, au XIVe siècle, sous l’influence de l’esprit démocratique et industriel, organisait Zurich en tribus, et, l’instant d’après, il vous montre dans les fentes de la tour de la Limmat, et se penchant sur les ondes, la pauvre petite fleur bleue du chevalier autrichien prisonnier des bourgeois.

Peut-on s’étonner de cet esprit positif uni aux instincts d’une époque naïve, quand on l’a vu s’allier à la poésie même et y introduire un élément original qui est inhérent, nous le croyons, au caractère suisse et montagnard ? Cet esprit critique, nous le répétons, s’est surtout révélé dans l’histoire, qui s’est toujours appuyée sur les documens et les chartes. Nous ajouterons que cela ne tient pas seulement aux historiens, mais au sujet même dont ils se sont occupés. Ce sujet, c’est l’histoire d’un peuple, de ce peuple lui-même et non pas de ses chefs. Cela est si vrai, que d’ordinaire on ne distingue pas ces derniers. Lisez le récit des grandes batailles : vous voyez les corps de troupes, les différentes bannières, on vous dit même le nombre des soldats de chaque commune et de chaque vallée ; on ne vous dit rien ou presque rien sur les capitaines. À Morgarten, à Sempach, à Grandson, l’on ne sait point au juste qui commandait, et, dans le fait, il n’y avait point d’autre commandement suprême que la résolution commune à tous de mourir ou de vaincre. Aussi, chose bien étonnante, il n’est point d’histoire plus héroïque, et il n’en est point de si peu individuelle. C’est qu’ici véritablement le peuple est tout, le peuple est le héros ; c’est lui qui est en scène, c’est lui qu’on nous montre ; et ce qui est à raconter, c’est donc la vie de tous, la vie publique, celle dont les actes officiels sont non-seulement les preuves, mais l’histoire. Ce peuple, en outre, on le voit sur plusieurs points du sol à la fois, partagé en cantons, en districts, en communes industrielles, agricoles, pastorales, et toutes libres, toutes long-temps guerrières, toutes ayant par conséquent quelque chose d’historique, un droit égal à ce qu’on s’occupe de chacune d’elles à part, si l’on veut s’occuper du peuple entier : nouvel élément de réalité pour l’histoire, mais aussi nouvel embarras pour la critique et l’érudition.

On comprend qu’il soit difficile de surmonter tant d’obstacles et que personne encore n’y ait réussi comme Muller, qui unissait à une érudition immense je ne sais quoi de robuste dans la pensée et dans l’expression. Aussi ne plie-t-il jamais sous le faix. Il mène de front toute cette vaste bataille d’évènemens avec une puissance et une majesté qui peuvent avoir leurs défauts, mais qui n’en sont pas moins de la majesté et de la puissance. Guerriers, magistrats, mœurs, coutumes, lois, chartes, combats, révolutions, traités d’alliance, tout vient en son temps, à sa place, rien n’est oublié ; en quelques mots, il rappelle la gloire d’une vieille maison féodale, ou il fait la part d’un village resté plus célèbre que celle-ci ; en même temps, par quelques traits non moins vigoureux, il donne pour fond, à tous ses tableaux, une nature pittoresque et grandiose qui semble faire ainsi partie du récit et lui communiquer de sa force et de sa sérénité. Il faut avoir lu Muller, — et nous ajoutons, qui ne l’a pas un peu étudié ne l’a pas lu, — pour se faire une idée du fardeau qu’on s’impose en écrivant l’histoire de la Suisse. Muller a cependant eu des continuateurs qui n’ont pas reculé devant une tâche si difficile. D’abord c’est toujours un peu un malheur de continuer, même avec infiniment de talent, une œuvre d’un caractère aussi unique, une œuvre de génie. Ensuite, l’ouvrage de Muller est bien plus terminé qu’il ne semble. Muller, en effet, c’est la vieille Suisse, la Suisse héroïque, dont l’histoire apparaît sous le voile à demi soulevé de la tradition et ne s’en dégage jamais tout-à-fait. Cette histoire conserve ainsi un aspect solennel qui, trop accusé peut-être par l’écrivain, convient néanmoins au sujet. Il n’en est plus de même des temps qu’il n’a pas abordés, temps mieux connus, où les guerres étrangères, la réforme et les révolutions modernes agitent douloureusement la Suisse. Muller assurément y eût porté son vaste coup d’œil, mais son génie n’y eût-il pas été mal à l’aise ? Nous serions presque tenté de le croire. Continuer son œuvre était pour lui-même une grave entreprise, et ses successeurs devaient se trouver dans cette position bizarre de réussir d’autant mieux dans ce travail délicat et ardu, qu’ils ressembleraient moins au grand historien.

Le premier en date, Robert Gloutz, de Soleure, est celui qui héritait du plus dramatique sujet, les guerres d’Italie. Il ne s’est distingué que dans la peinture, fort peu idéale, des mœurs mercenaires, tableau que Muller aurait eu bien de la répugnance à tracer ; il est très insuffisant pour le reste, pour les négociations, les batailles de cette époque, où la nation suisse joue un moment le rôle de grande puissance belligérante, où, comme le remarque positivement Guichardin, « il était destiné que la défense ou la perte du Milanais se ferait seulement aux risques et aux dépens du sang des Suisses. » La bataille de Marignan elle-même, qui fut la bataille des géans du XVIe siècle, reste confuse et sans relief. M. Hottinger, de Zurich, qui vient après Robert Gloutz, a fait une étude complète, savante et animée, des commencemens de la réforme. C’est le prologue, un peu trop chargé, de celle-ci, plutôt que son histoire, ou, si l’on veut, c’est une histoire spéciale, celle de la révolution religieuse à Zurich et autour de Zwingli, plutôt qu’une des grandes divisions des annales suisses. À part ce défaut de proportion et considéré en soi, ce travail est fort distingué. Le sujet, quoique renfermé dans un petit nombre d’années, avait pourtant l’avantage de présenter deux ou trois grands faits bien saillans. M. Hottinger s’en est heureusement emparé. Le récit, entre autres, de la bataille de Pavie, le portrait d’Ulrich Zwingli, dont le même auteur a publié depuis une biographie populaire et détaillée, sont d’excellens morceaux d’histoire et des tableaux du plus vif intérêt. M. Hottinger est précisément un de ces Suisses dont nous parlions au début de ce travail, qui, Allemands de race, ne le sont point complètement par l’esprit. Il a la pensée nette et pratique, l’intelligence sereine, et l’on sent dans tous ses écrits comme un souffle généreux d’action et de patriotisme.

Après M. Hottinger, M. Vulliemin reprend la réforme avec la Suisse française, Genève et Calvin. Il poursuit cette histoire, à travers les situations qu’elle crée au dedans et au dehors, jusqu’à la guerre civile de 1712. Cette guerre fournit à J.-B. Rousseau l’occasion de faire une invective à la façon d’Horace : Où courez-vous, cruels ? et Montesquieu en vit fort bien les résultats, qui allaient à la ruine, et, comme il dit, à l’encontre du principe fédératif[21]. M. Monnard enfin s’est chargé de l’époque du XVIIIe siècle et de la révolution. Il terminera ce vaste travail, si honorable pour les auteurs qui s’y sont dévoués comme pour la petite nation qui peut fournir à l’histoire un champ si étendu et si rempli.

Les ouvrages de MM. Vulliemin et Monnard sont écrits en français : les deux historiens ont transporté dans cette langue les travaux de leurs prédécesseurs. L’ouvrage principal de M. Monnard n’a pas encore paru. En tête de la collection que cet ouvrage viendra compléter, et comme la meilleure des préfaces à un corps d’histoire de la Suisse, on a placé une vie de Muller. L’auteur de cette biographie, M. Monnard, nous a montré dans Muller l’homme et l’historien, mais non pas le personnage politique. Malgré cette lacune et quelques imperfections de détail, cette biographie a eu en Suisse un grand succès ; elle offre une lecture très attachante, et fait bien augurer des autres recherches de celui à qui on la doit. Pour raconter dignement les ames puissantes par le génie même qui les tourmente, il faut quelque chose d’autre et de meilleur que le talent, il faut beaucoup d’oubli de soi-même et de sympathie. Muller, dans ces pages, nous intéresse profondément, parce que c’est bien lui, parce qu’il nous est rendu dans toute cette grandeur constamment refoulée d’un homme plein de génie et de force et d’un savoir presque sans pareil, mais auquel il manqua toujours le bonheur. Le biographe a tracé ce portrait avec un amour si discret, si persuasif, qu’il réussit à émouvoir par la simple expression de la vérité.

La pénétration, la sagacité, la finesse, telles sont les qualités dominantes de M. Vulliemin ; on peut même dire de lui, et c’est toujours un grand éloge, qu’à un certain degré du genre il est né historien. Son érudition, sans être aussi spéciale que celle des critiques qui nous ont occupé, est solide et variée ; son style, chose rare parmi les écrivains de son pays, a une sorte de cachet qui le fait aisément reconnaître. C’est là toujours un signe d’originalité, alors même, comme on l’a dit de M. Vulliemin, que ce cachet n’est pas pur. En Suisse, où l’on pèche généralement par la diffusion et la lenteur, on reproche à M. Vulliemin de rechercher la concision aux dépens de l’ampleur et de l’enchaînement des idées ; les tableaux, sous sa plume, qui veut courir, se transforment en croquis ; les mots tiennent lieu de sentences. L’originalité de M. Vulliemin réside dans cette finesse de pensée et de trait un peu exagérée. Ses vrais défauts ne sont pas là, selon moi : je le blâmerais plutôt d’affecter quelquefois des allures étrangères à sa propre nature, de s’égarer sur des hauteurs retentissantes où il semble avoir voulu suivre Muller, qui seul, comme l’aigle des Alpes, s’y élève et y plane à l’aise un moment. Muller emploie beaucoup d’archaïsmes, d’idiotismes empruntés aux dialectes populaires et aux chroniques ; il fait de tout cela un style qui n’appartient qu’à lui, mais un, mais homogène, et, si l’on nous permet cette image, d’une fonte parfaite. M. Vulliemin suit un procédé semblable, et nous ne saurions pas absolument l’en blâmer ; malheureusement ses emprunts ne sont pas toujours judicieux, le métal n’est pas toujours bien fondu, et parfois les connaisseurs y distinguent trop aisément les différentes espèces d’airain. Le plan non plus n’est pas sans un défaut analogue ; il a quelque chose de brisé et d’épars qui ne tient pas uniquement au sujet. Après nous avoir montré la réforme dans la Suisse française, puis la Suisse entière dans les luttes que la réforme soulève au dehors, pourquoi tout à coup ces deux grandes divisions qui prennent un volume et qui ont pour titre : Les Temps d’Henri IV ; — Les Temps de Louis XIV ? Ce sont là les divisions d’une histoire de France ou d’une histoire universelle, mais non pas celles d’une histoire de la Suisse. Cette histoire, à ce moment-là, n’est-elle pas plutôt dans l’organisation définitive des aristocraties et de la décadence nationale que dans des guerres européennes auxquelles la Suisse prit directement fort peu de part ? Enfin, il y a encore une qualité qui dégénère en défaut chez M. Vulliemin ; il pousse jusqu’au scrupule le culte de l’impartialité, et veut tenir souvent la balance si juste, qu’elle ne peut plus se fixer. On le voit, l’ouvrage de M. Vulliemin donne prise à plusieurs critiques ; il faut pourtant reconnaître que c’est la plus étendue et la plus complète des continuations de Muller. Cet ouvrage, d’une lecture agréable et utile, est riche en aperçus ingénieux et en faits bien éclaircis, bien exposés, sinon en découvertes fécondes ; c’est peut-être de tous ceux de ce genre, publiés en Suisse depuis quelque temps, celui qui présente la plus grande réunion de qualités diverses. Aussi avons-nous cru devoir nous arrêter sur ce livre, et particulièrement sur le style, parce que M. Vulliemin a la vocation et le talent de l’écrivain. Or, cette vocation est assez rare parmi les compatriotes de M. Vulliemin pour appeler une sérieuse attention sur les travaux où elle se révèle.

Mais d’où vient qu’il en est ainsi ? d’où vient que les écrivains suisses négligent si souvent le style, ou, chez ceux qui ont les qualités de l’écrivain, d’où vient cette gêne, cette raideur dans l’allure, qu’on serait tenté de reprocher à Muller lui-même, si tout, chez lui, n’était racheté par l’ampleur et la force ? Dans les travaux historiques, cela peut s’expliquer en partie par la prédominance de l’esprit d’investigation si naturelle en pareil sujet, par cette masse de détails et de petites histoires locales auxquelles il est aussi difficile de donner l’unité littéraire que l’unité politique. Toutefois, chez les historiens comme chez les autres écrivains du même pays, cette absence de style tient à des causes plus profondes, que nous ne pouvons qu’indiquer.

Défaut ou vertu, le caractère helvétique a une certaine rudesse, une certaine âpreté native que les institutions et les mœurs populaires tendent à développer, et qui dédaigne l’élégance, la forme, le goût. Le monde extérieur a, en Suisse, des traits si sublimes et si forts, une si fière ordonnance, il fait paraître si mesquine l’œuvre de l’homme, que celui-ci cesse de chercher la perfection et l’harmonie dans un cadre limité. Cette rude nature des Alpes contribue aussi à fortifier ce caractère de prudence et de circonspection qui porte les Suisses à rechercher le bien-être et la conservation plutôt que l’agrément et la jouissance. L’absence de grands centres où la vie pourrait tout à la fois se généraliser et se préciser, où elle gagnerait de la largeur et de l’aisance même dans la défiance et la lutte ; cette vie de petite ville, au contraire, telle que nous avons tâché de la peindre, où l’on est toujours en garde et jamais bien dégagé, cette importance et cette préoccupation du détail, cette existence réglée, sévère, uniforme, tout cela nous paraît pouvoir expliquer l’infériorité des écrivains suisses, cette infériorité dans le style nous frappe d’autant plus qu’elle s’unit d’ailleurs à un incontestable mérite, à beaucoup de sérieux, de rigueur dans l’esprit et dans l’ame, à quelque chose de sain, de vrai, de sympathique et de cordial.

Outre un nombre fabuleux de journaux et une foule de brochures sur des sujets religieux ou politiques, il paraît chaque année, dans les chefs-lieux et dans les villes de second ordre, bien des ouvrages plus sérieux. Dans cette masse de publications, intéressantes d’ailleurs par d’autres côtés, on en trouve peu qui aient un caractère littéraire. Les ouvrages historiques, ainsi que d’autres où le style est aussi une condition du genre, méritent rarement de figurer parmi ces exceptions. Le caractère national n’est pas évidemment la seule raison d’une situation qui tient à des causes secondaires qu’il importe de signaler.

L’Allemagne, qui dans la prose s’élève si rarement au style, n’est pas à cet égard sans action fâcheuse. Il est une autre influence cependant qui se lie peut-être à la sienne, mais qui est moins extérieure : c’est la tendance pédagogique ; qu’on nous permette de l’appeler ainsi et de nous servir pour cela d’une expression usitée en Suisse et en Allemagne, où elle est prise toujours en très bonne part. La pédagogie, ou la science de l’éducation, est fort cultivée dans ces deux pays ; elle y est même enseignée, professée dans des cours publics, et, en Suisse, jusque dans des instituts de jeunes filles. Par ses académies, ses colléges, ses écoles normales et ses mille pensionnats, la Suisse, la Suisse française particulièrement, est aujourd’hui comme un centre d’éducation pour toute l’Europe. Il serait curieux de dresser la liste des souverains qui ont été élevés par des précepteurs suisses, surtout du pays de Vaud ; cette liste ne se bornerait point, comme on le pense, aux czars Alexandre et Nicolas. De cette tendance, si prononcée qu’elle est devenue une industrie nationale, il a dû résulter dans les travaux intellectuels une allure didactique qui est peu favorable à la littérature et aux arts, comme en général à toute création, même scientifique ; car, en quelque genre que ce soit, qui dit création dit avant tout individualité, spontanéité. L’esprit didactique, au contraire, voit d’abord la règle, le précepte, ce qui s’enseigne ; il explique, il étudie, au lieu d’inspirer ; il reproduit, il n’invente pas. Partout aujourd’hui son influence pénètre plus ou moins, elle est dans le siècle ; mais elle a ceci de particulier en Suisse, qu’elle s’y appuie à l’aise sur le large développement donné à l’éducation publique et populaire. Tout finit ainsi par tourner à l’enseignement, qui, en se généralisant, devient moins profond. L’instruction s’étend, mais le niveau de l’instruction s’abaisse. Le nombre des ouvrages d’éducation, d’édification et de controverse qui se publient en Suisse, ou à Paris pour la Suisse, est hors de toute proportion avec celui des ouvrages qui traitent d’autres matières. Bien peu se distinguent par un certain mérite de forme, bien peu ont, dans la pensée, de l’originalité ou de la profondeur. Dans la Suisse française, les ouvrages élémentaires, ou destinés à l’enfance, figurent en majorité parmi ces publications ; la plupart des livres religieux sont traduits de l’allemand ou de l’anglais[22].

L’histoire, on le conçoit, a été bientôt envahie par cette tendance didactique. Ces dernières années ont vu paraître beaucoup d’ouvrages où les annales de la Suisse sont présentées à un point de vue plus scolaire que populaire. Le seul ouvrage sur l’histoire de la Suisse qui soit devenu un monument classique et très répandu est celui de Zschokke, et il a dû certainement son succès à ce qu’il a de dramatique et d’animé, quoique dans un ton qui n’est pas toujours naturel. Au surplus, l’histoire a, par elle-même (et c’est là son grand côté), une certaine dignité scientifique ou morale qui la sauve aisément du lieu-commun et de la frivolité. Aussi, les productions historiques comptent-elles, dans la Suisse actuelle, parmi les plus remarquables ; mais on ne distingue pas encore, au milieu de ces travaux divers, quelque ouvrage central qui doive les résumer tous comme celui de Muller résuma les travaux de son époque. Après lui (et dès qu’on s’occupe de l’histoire de la Suisse, tout vous ramène, par toute sorte de détours, à celui qui l’a pour ainsi dire créée), après le monument qu’il a élevé et qu’achèveront ses continuateurs, il reste à faire un travail, sinon aussi glorieux, du moins peut-être aussi utile et à coup sûr aussi difficile en son genre : une histoire générale de la Suisse, qui ne soit ni un corps entier d’annales dans tous ses détails, ni un pur et simple abrégé, mais qui, tenant une balance équitable entre les diverses peuplades helvétiques, présente, dramatiquement et philosophiquement à la fois, la Suisse historique dans son ensemble et dans son unité réelle. Cet ouvrage ne pouvait être tenté dans l’époque précédente ; c’est à peine s’il peut l’être dans la nôtre, et, en tout cas, il est encore à venir. Pour le moment, on publie surtout des recherches critiques et une foule d’histoires spéciales et locales, non-seulement d’un canton, mais d’une ville, parfois même de telle vieille abbaye, autrefois suzeraine, dont il ne reste plus que les ruines. Les plus estimées de ces monographies historiques, parmi lesquelles il y en a de très savantes, de très essentielles, sont celles d’Appenzell, par M. Zellweguer, de Zurich, par M. Blountschli, et l’ouvrage de M. de Tillier sur cette ville de Berne, dont l’histoire traverse et résume mieux que celle d’aucun canton l’histoire de la confédération tout entière.

Au milieu de tant de travaux sur des sujets particuliers, il est remarquable pourtant que toutes les grandes questions se trouvent avoir été attaquées : l’époque héroïque et féodale, par MM. Kopp, Hisely, de Gingins ; l’époque politique, qui s’ouvre avec la guerre de Bourgogne, par ce dernier encore ; l’époque de la réforme, par MM. Hottinger et Vulliemin, et dans une foule de publications spéciales, où la réforme est plutôt sévèrement que partialement jugée par les auteurs protestans. Enfin l’époque révolutionnaire elle-même a été le sujet de recherches importantes, parmi lesquelles il faut ranger celles de M. Monnard, de M. de Tillier et la publication de quelques mémoires, entre autres, ceux du landammann Reinhardt.

Dans cette voie, comme dans d’autres sphères, la Suisse renouvelée est aujourd’hui, pour ainsi dire, en quête d’elle-même : elle ne s’est peut-être pas trouvée encore, elle se cherche toujours, mais elle le fait du moins dans une direction nationale. C’est là, c’est cette inquiétude légitime de son présent comme de son passé que l’on prend trop souvent au dehors pour un état perpétuel de révolution, lorsqu’on ne connaît pas les mœurs, l’histoire, les singuliers mouvemens de ce pays, et que, le voyant agité sur un point, on ne sait pas que sur les autres il reste néanmoins dans une parfaite tranquillité. Nous l’avons dit en commençant : les idées de neutralité au dehors, et d’un certain équilibre au dedans, sont en progrès parmi les Suisses ; elles rallient évidemment les penseurs de tous les partis. Ces idées se révèlent surtout dans les travaux historiques par l’esprit national et l’impartialité dont, pour la plupart, ils portent le cachet. Bien loin d’être préoccupés du dehors, dans un sens ou dans l’autre, les écrivains sont peut-être trop portés à méconnaître les rapports de leur pays avec les nations voisines, à trop expliquer, en un mot, la Suisse par elle-même. Il est même étonnant que, parmi tant d’historiens, il y en ait si peu qui aient traité d’autres sujets que des sujets nationaux : M. Hurter, par son Innocent III, est jusqu’ici le seul qu’il faille excepter, comme il est aussi le seul qui passe, injustement peut-être, pour avoir écrit dans des vues plus ou moins hostiles à son pays. L’opposition de M. Ropp et de M. de Gingins à la tradition populaire est scientifique avant tout. M. de Tillier, patricien bernois, a raconté l’histoire de l’ancienne république de Berne, et de la révolution qui y a mis fin, avec un esprit si dégagé, qu’on lui reproche plutôt d’être indifférent que prévenu. La révolution française est peu goûtée, peu comprise, dans la Suisse allemande ; toutefois, dans les publications politiques comme dans la réalité, on ne se montre rien moins qu’attaché au principe contraire. Dans l’Helvétie romane, bien que la révolution soit plus connue et même assez étudiée, cette grande crise, comme la politique de François Ier et de Louis XI, n’a fait que rattacher plus étroitement, nous l’avons vu, cette partie de la Suisse à l’ensemble helvétique, et c’est le point que les écrivains du pays ont à mettre en relief. Sans doute l’histoire a en Suisse ses tendances, ses écoles opposées, qui, dans la partie germanique, se rattachent à l’Allemagne, dans la partie française, mais moins exclusivement, à la France. Sans doute les uns s’occupent de ce qui fut un peu par dépit de ce qui est, ils sont novateurs dans le passé pour être mieux conservateurs dans le présent ; les autres, au contraire, suivent la tradition nationale, cantonale même, pour mieux soutenir et développer les institutions actuelles. Il faut dire cependant que ces mouvemens divers servent tous au développement d’un esprit helvétique. Ce qui manque donc à la plupart de ces travaux, ce n’est pas un caractère national, ce n’est pas non plus la liberté ni la vie : c’est un centre, c’est l’unité et la forme ; c’est ce qui manque à la Suisse elle-même, assemblage incohérent au dehors, peu compris, malaisé à saisir, mais qui n’en a pas moins une grande force intérieure.


J. Olivier.

    libre, au grand historien qu’il devait contredire plus tard. Maintenant il travaille, dit-on, à une histoire nouvelle de la confédération helvétique.

  1. À la consulta helvétique, en 1802, il dit entre autres : « Si je dois m’adresser à un canton isolé, la décision est renvoyée d’une autorité à l’autre, chacun décline sa compétence à mon égard ; enfin, il faut convoquer la diète ; il faut pour cela deux mois, et, pendant ce temps, l’orage passe, et vous êtes sauvés. C’est là que gît la véritable politique de la Suisse. Pour les petits états, le système fédératif est éminemment avantageux. » Il ajouta : « Je vous parle comme si j’étais moi-même un Suisse. Je suis moi-même né montagnard, je connais l’esprit qui les anime. »
  2. Voyez l’article de M. Sainte-Beuve sur M. Vinet, dans la Revue du 15 septembre 1837.
  3. La diversité politique et religieuse, en dominant au besoin celles des races, a aussi dans cet équilibre un rôle essentiel.
  4. M. de Gingins a le premier porté un jour tout nouveau sur cette guerre de Bourgogne qui forme le nœud du développement politique, intérieur et extérieur, de l’ancienne confédération helvétique, et qui occupe une place si importante dans la formation du système européen.
  5. Les recherches de M. Kopp ont paru en 1835 ; ce n’était qu’une première partie : il n’a pas publié la seconde. Y aurait-il renoncé ? Il a autrefois arrangé Muller pour les écoles, donnant ainsi un témoignage de respect, d’ailleurs assez
  6. Histoire de l’état et du droit de Zurich (Staats-und Rechtsgeschichte der Stadt und Landschaft Zurich), 1838, 2 vol. in-8o.
  7. Ce mémoire se trouve dans la collection intitulée Archiv für schweizerische Geschichte (Zurich, 1843), t. I.
  8. Vasta solitudo, vastitas inviœ heremi.
  9. [texte latin]
  10. Il est peut-être curieux de rappeler aussi le rôle marqué des paysans dans les révolutions de la Suède, d’où l’on veut que les Suisses soient venus.
  11. « Biblia ediscunt memoriter… ritus ecclesiæ aversantur quos credunt esse novos, » etc. (Fasti Corbejenses.) Voir Muller, I, 417-418.
  12. Dans deux mémoires sur les libertés des Waldstetten, publiés par la Société d’histoire de la Suisse romande, t. II.
  13. On sait la fin de Rodolphe de Wart et le dévouement de sa femme Gertrude, qui, pendant trois jours que dura le supplice de son mari, se tint en prière au pied de la roue. Pourquoi un document maladroitement découvert nous apprend-il que Gertrude de Wart se remaria en 1317 ?
  14. Grimm, dans le Deutsches Museum de Fr. Schlegel, iii, 58 ; Hæusser, p. 97 ; Idelec, p. 73 ; Hisely, p. 458.
  15. Heidelberger Jahrbücher der Litteratur (1836), no 61, et 1840, no 32 et suiv.M. Aschbach a fait une histoire des Ommiades d’Espagne. Il est maintenant professeur à Bonn.
  16. Neue Jahrbücher fur Philologie (1840), t. XXX.
  17. Ein hup sch Spyl, appelé aussi le Drame d’Uri.
  18. Ideler, Die Sage von dem Schuss des Tell (Berlin, 1836), p. 65. L’auteur cite Guillimann, qui a dit de cette partie de l’histoire de Guillaume Tell : Fabulam ortam ex more loquendi vulgi. — Schiern, Wanderung einer nordischen Sage. — Hisely, 623.
  19. « Schiller, toujours hardi, éprouvait, dit Goethe, de la répugnance à motiver les actions de ses personnages. Je me souviens de la lutte que j’eus à soutenir avec lui à l’occasion de son Guillaume Tell. Il voulait que Gessler cueillît une pomme, qu’il la posât sur la tête de l’enfant et ordonnât à Tell de l’abattre. Je ne pouvais y consentir, et j’engageai Schiller à motiver du moins cette cruauté, en faisant dire à l’enfant que son père était si adroit, qu’il frappait d’un coup de flèche une pomme à la distance de cent pas. D’abord Schiller crut devoir résister ; enfin il céda à mes observations et à mes instances. » Eckermann’s Gespræche, I, 197. — Hisely, 632.
  20. « Den züngsten thun ich am meisten Küssen. » Ein hupsch Spiel, édition de 1579, p. 27. — Voyez encore Hisely, qui cite aussi un ancien Tellenlied et une pièce inédite, p. 631 et 533.
  21. Esprit des Lois, l. X, ch. VI.
  22. Osons le dire : cet esprit didactique est si prononcé, qu’il se sent encore, mais éloquent sans doute, mais original, chez les grands écrivains que la Suisse française a produits. Benjamin Constant est celui qui a le mieux échappé. Voltaire, en passant, lui avait jeté un coup d’œil dans son berceau.