Mouvement des peuples slaves
Les peuples slaves présentent un des plus grands spectacles de notre époque. Ils n’ont long-temps joué qu’un rôle secondaire, restant à l’écart, ébauchant leur tardive civilisation, et sans influence au dehors ; mais pour eux aussi, depuis un demi-siècle, tout a bien changé. L’empire russe s’étend sans mesure ; il touche aux frontières de l’Allemagne et à celles de la Chine, aux portes de l’Inde et à la Perse ; il menace l’Occident, convoite Constantinople, et dispute l’Asie aux Anglais. Tout autour du colosse, en Bohême, sur les bords du Danube, dans les Krapaks et les montagnes illyriennes, les Slaves étaient dans l’abaissement. Courbés sous des dominations étrangères, ils demeuraient muets et oubliés : ils se relèvent aujourd’hui. Ceux de l’Autriche cessent d’être une foule obscure et sans physionomie ; ils redeviennent une nation. Ils réclament leur langue tombée en désuétude ; ils remettent en honneur leurs anciennes coutumes ; ils rapprennent leurs vieilles chansons. Savans, publicistes, poètes, attisent dans les cœurs le patriotisme, et provoquent une insurrection pacifique, mais résolue, contre l’influence allemande. Les peuples les plus braves de la Turquie, Bosniaques, Serbes, Albanais, sont Slaves ; le même désir d’indépendance les anime ; ils sentent leur force et la faiblesse de leurs maîtres, et ils s’agitent comme un camp au réveil. La Pologne enfin, que l’on croyait perdue, grandit de cœur dans son martyre ; elle garde une indestructible espérance, et cette généreuse nation tombée, mais non pas déchue, donne, en ce siècle de calcul et d’égoïsme, l’exemple de l’enthousiasme et du dévouement. Ainsi, des bords de la mer Blanche aux falaises de l’Adriatique, et des Alpes orientales à l’Oural, les peuples sont ébranlés : ici, c’est un empire qui marche à la souveraineté du monde ; là, une infortune héroïque ; ailleurs, des vaincus qui frémissent contre le joug ou l’ont déjà secoué, et partout également une émotion profonde, l’élan vers des destinées nouvelles, une solennelle attente de l’avenir. Une race entière prend son essor. C’est là plus qu’un évènement politique ; c’est aussi une révolution morale qui semble commencer dans une moitié de l’Europe.
La question slave touche à toutes les grandes questions de l’époque. On la connaît mal cependant. On s’est peu occupé encore de ces nouveaux arrivans de l’histoire, restés en partie à demi barbares, et dont les plus avancés s’empressaient hier à nous copier. Tout se passe d’ailleurs avec tant de mystère dans ce monde slave, si différent et pourtant si voisin du nôtre. Quelquefois un bruit nous en arrive ; puis tout redevient silencieux, jusqu’à ce qu’un évènement soudain nous apprenne en éclatant ce qui se préparait, à notre insu, parmi ces peuples. L’attention se tourne enfin sérieusement vers eux ; on les visite, on s’informe avec curiosité de tout ce qui les regarde, on commence à apprendre leurs langues, et les gouvernemens sentent le devoir de favoriser des études dont l’intérêt devient général.
Dans plusieurs universités d’Allemagne, à Berlin, à Breslau, à Leipzig, à Erlangen, on a fondé des chaires de littérature slave. Le collége de France en possède une depuis trois ans, et c’est la plus importante de celles qu’on a créées ; elle excite les vives espérances des Slaves ; elle est presqu’une institution nationale pour eux. On y a appelé M. Mickiewicz, leur premier poète, et cette chaire est la seule où ils puissent s’expliquer avec une entière franchise. Sur leur immense territoire, il n’y a pas une place où la parole soit libre. L’Autriche a sa censure, et la Russie n’est qu’une vaste bastille. Le gouvernement russe mutile les documens, ordonne le mensonge, impose le silence. Il n’est pas permis de dire la vérité sur la maison régnante. Karamsin était trop honnête homme pour en écrire l’histoire, même sous Alexandre ; il n’a conduit son ouvrage que jusqu’à l’avénement des Romanow. On n’ose, dans les colléges, parler des faits les plus notoires. Il y est convenu, par exemple, de dire que Paul mourut d’apoplexie, quand personne n’ignore sa fin tragique. Un professeur racontait un jour cette mort, les larmes aux yeux, et il porta la main à sa cravate avec un geste expressif, tout en répétant le mensonge officiel. Ce geste fit le tour des lycées russes. Maintenant les Slaves ont reçu de la France une tribune européenne. C’est dans la salle où professe M. Mickiewicz que pour la première fois se fait entendre librement leur voix. Cette étroite enceinte est pour eux une précieuse conquête, et on y rencontre, à côté de la jeunesse de nos écoles, des émigrés polonais, russes, bohêmes, illyriens.
L’enseignement du professeur ne frappe pas moins que l’auditoire par sa physionomie étrangère. M. Mickiewicz est un esprit d’une autre race que la nôtre. Il a l’imagination tournée à la parabole, naïve et fière, un enthousiasme que n’a pas affaissé le doute séculaire de l’Occident, un mysticisme viril et affectueux qui commande l’action en exaltant le patriotisme. L’originalité qui distingue M. Mickiewicz ne lui appartient pas tout entière : elle est celle du génie slave, et produit cette vive impression que donnent au voyageur des sites où tout est nouveau pour lui. On regrette cependant que la hardiesse de la pensée soit quelquefois impatiente et téméraire chez M. Mickiewicz. Il a trop besoin de foi pour s’arrêter toujours quand il le faudrait. Il aurait sans cela été moins entraîné aux espérances prématurées qui agitent une partie de l’émigration polonaise. Nous ne saurions partager toutes ses idées ; mais alors même qu’on se sépare le plus de lui, on reconnaît à sa parole élevée sans emphase, énergique sans effort, cette sévère autorité que la plus belle éloquence ne donne pas, et que possède l’homme le plus simple, si le devoir est son soin suprême. C’est un entier oubli de l’effet : jamais le moi, et toujours l’homme, et l’on est heureux, en écoutant M. Mickiewicz, de se sentir sous l’influence d’un noble caractère.
Depuis l’ouverture de son cours, M. Mickiewicz a esquissé le tableau complet de l’histoire et de la littérature slaves. On a publié en polonais les leçons des deux premières années, et l’on vient de les traduire en allemand : nous espérons que nous ne tarderons pas trop à les posséder en français. Ce livre est le plus important qui ait paru sur les Slaves. On est, à la lecture, comme transporté dans leur patrie. On visite les diètes orageuses de la Pologne, le Kremlin plein de supplices, la chaumière du serf, le château du seigneur, les rochers illyriens, les forêts qui résonnent du bourdonnement des abeilles et du chant des oiseaux, les steppes silencieuses. On assiste aux grandes époques des Slaves, à leurs luttes contre l’Asie, à leurs querelles intestines, et l’on entend, au-dessus de ces bruits de guerre, des voix harmonieuses, des chants de triomphe ou de deuil qui se succèdent comme ceux d’une vaste épopée nationale ; poésie généreuse, tendre, héroïque, qui respire l’air libre des campagnes, et unit aux magnificences orientales l’énergie du Nord.
M. Mickiewicz a mieux que personne surpris le secret des peuples slaves ; il n’a pas saisi seulement leur physionomie, il a pénétré jusqu’à l’ame. On est frappé de voir combien ils nous ressemblent peu. Tant qu’on n’est pas averti de cette différence, on se trompe singulièrement sur leurs affaires ; on a beau chercher à suivre leurs mouvemens, on n’en devine pas plus la direction qu’on ne comprendrait les marches et contre-marches d’une armée quand on ignorerait la manœuvre qu’elle exécute. Nous n’avions guère jusqu’ici que de vagues et inexactes notions sur les Slaves. Nous ferons connaître, d’après M. Mickiewicz, leur génie, leurs institutions, et les influences qui ont agi sur eux. Nous interrogerons même avec lui l’époque primitive ; cette étude nous donnera de précieuses lumières. Il est resté jusqu’à ce jour de nombreuses coutumes de ces temps anciens, et le caractère national, malgré tout ce qui l’a altéré, est au fond demeuré le même, surtout chez le peuple. Maintenant les Slaves, après avoir imité l’Europe et l’Asie, semblent vouloir redevenir eux-mêmes. Aussi étudient-ils avec passion leurs origines, et le zèle qu’ils mettent à ces recherches montre assez qu’elles cachent pour eux quelque puissant intérêt patriotique. Une fois que nous connaîtrons l’esprit qui anime les Slaves et les idées qui les gouvernent, nous serons en état de juger ce qui se passe aujourd’hui parmi eux. Leurs tendances nous éclaireront sur la mission qu’ils ont reçue, et nous pourrons entrevoir l’avenir que la Providence leur réserve.
Partout où ils sont soumis à une race étrangère, en Autriche, en Turquie, ils finiront sans doute par s’affranchir. Il est probable aussi que les Russes s’étendront encore en Asie. Mais la Pologne se relèvera-t-elle ? la Russie parviendra-t-elle à dominer en Europe ? sera-t-elle toujours elle-même courbée sous le despotisme des tsars ? ou bien, comme plusieurs raisons portent à le présumer, tandis que l’Occident se transforme, se prépare-t-il aussi parmi les Slaves une révolution pareille qui ferait d’eux les auxiliaires de la liberté ? Nous examinerons ces hautes questions, et nous chercherons à y répondre.
L’instinct mystérieux qui enseigne aux oiseaux les routes de l’air et guide les peuples aux pays qui leur sont préparés conduisit, à une époque ignorée, bien des siècles avant Jésus-Christ, les Slaves du fond de l’Asie aux plaines de l’Europe orientale. Ils se sont répandus plus loin : on retrouve leurs vestiges dans la Belgique, dans la Vendée, jusqu’en Angleterre ; mais, refoulés bientôt par les Celtes et les Germains, plus puissamment organisés, ils se sont concentrés autour des Krapaks. Au pied de ces monts se déroulent des plaines immenses que la charrue sillonne aisément. Le commerce n’est pas provoqué dans ces contrées par des mers ou des fleuves faciles ; elles attendaient un peuple de laboureurs, et le Slave est né pour les soins de l’agriculture. Tandis que le Bédouin ne peut quitter sa vie errante, le Slave, devenu maître de vastes steppes, ne les a jamais traversées qu’avec un secret effroi, et il s’y est établi sans se faire nomade. Il n’aime pas davantage les villes ; il lui faut la campagne ; non pas la métairie, mais le village.
L’organisation primitive des Slaves offre un spectacle unique, qui ne peut s’expliquer que par leur religion. Ils adoraient un dieu suprême et rémunérateur, croyaient à l’immortalité de l’ame, et reconnaissaient un esprit déchu, dieu noir qui combattait le dieu blanc. Du reste, ils n’avaient pas l’idée d’une révélation ; ils n’ont point eu de prophètes, et aucun messie ne les a visités. La simplicité de cette religion prouve la haute antiquité des Slaves ; ces peuples se sont constitués avant la crise qui a produit les mythologies, ils conservèrent pures les traditions de l’âge patriarcal. Ils en avaient surtout retenu les rites domestiques et agricoles. Dans leurs fêtes, ils célébraient les esprits des aïeux et les divinités des champs. La vie de famille et les travaux de la campagne étaient, jusque dans leurs moindres détails, réglés avec une rigueur liturgique. Repas, vêtemens, habitation, labour, semailles et moisson, heures, journées, saisons, rien n’était indifférent, tout avait un sens mystique.
Les Slaves ne pouvaient avoir de prêtres ; un sacerdoce suppose une révélation. Ils n’avaient non plus ni seigneurs, ni rois. Certains hommes étaient, chez les anciens, élevés au-dessus du peuple, parce qu’on les croyait issus des dieux, et les Slaves n’avaient pas de mythologie. Ils étaient, à cause de leur dogme, tous égaux et frères, et chacun égal à tous. Dans leurs assemblées générales, dans les assises du jury[1], et plus tard dans les diètes polonaises, le consentement unanime était nécessaire ; on ne pouvait prendre une décision dès qu’une voix s’y opposait. C’est là un principe essentiel du droit slave.
Lorsqu’un village comptait plusieurs familles de plus de sept membres, et qu’une année fertile donnait double ou quadruple récolte, il fondait une colonie. Les vieillards déterminaient, d’après les anciennes coutumes, le départ, la route, le terme du voyage. Arrivés sur leurs nouvelles terres, les émigrans attelaient un bœuf blanc et un bœuf noir, et le sillon tracé était la limite légale. La colonie s’appelait swoboda ou sloboda (liberté). Il s’y trouvait un bois sacré pour les cérémonies religieuses, les assises du jury, et la discussion des affaires publiques. En cas d’invasion, on coupait des rameaux des arbres sacrés et on les envoyait aux voisins, qui accouraient à ce signal. À côté du bois, une enceinte fortifiée servait de refuge contre les attaques imprévues. Une troisième place correspondait au mont Palatin de Rome ; c’était là que s’offraient les sacrifices ; là aussi plus tard on exécuta les criminels et on brûla les cadavres. On réservait une terre communale, que tous les colons devaient cultiver. Les récoltes s’emmagasinaient dans des greniers publics et servaient à défrayer les hommes qui formaient la milice et à nourrir le peuple dans les temps de famine. Le reste du territoire se partageait en lots égaux ; chaque ménage en recevait un plutôt en usufruit qu’en propriété ; il ne pouvait ni le vendre, ni l’aliéner, ni l’augmenter. Chaque ménage se bâtissait aussi une maison de bois. Les vieillards désignaient le jour et l’heure où on devait abattre l’arbre ; toujours cet arbre avait la même grandeur, et la maison, la même dimension. L’avidité de l’homme était contenue ainsi dans de justes bornes[2]. Les Slaves voyaient d’ailleurs un péché dans la propriété ; ils ne s’appropriaient jamais rien sans des rites expiatoires, afin que cette impiété ne leur attirât pas malheur. Le mariage était également une souillure à leurs yeux ; ils en croyaient le premier fruit frappé de malédiction, et mettaient même à mort les premiers-nés de certains animaux domestiques. Les Serbes appellent encore aujourd’hui l’aîné le premier fils du péché. Le cadet, comme le plus pur, avait la meilleure part des bénédictions paternelles ; à la mort du père, il succédait à ses droits sur le domaine de famille, et, si ses frères étaient trop nombreux pour rester avec lui, ils allaient former un nouvel établissement.
Ainsi les Slaves couvrirent peu à peu de vastes contrés de leurs petites colonies. Ce n’était pas une conquête à main armée ; c’était un progrès lent, continuel, une invasion pacifique des terres labourables. Ces camps agricoles n’étaient point unis par des intérêts communs ; ils n’avaient d’autres rapports que ceux de bon voisinage. Les premiers Slaves ne surent point former d’états, ils ne se liguèrent jamais pour de grandes expéditions, ils n’élevèrent pas de monumens, ils ne composèrent point de vastes poèmes. Tout entiers aux soins de leurs champs, ils bornaient leur pensée aux limites d’un village ; mais chez aucun autre peuple les villages n’eurent d’aussi belles institutions. De l’Oder au Volga, entre les tribus guerrières de la Germanie et les farouches nomades des steppes, cette partie du Nord offrait une sorte d’idylle sociale : un peuple paysan, juste, bon, paisible, en cultivait les plaines. Dans l’enceinte de la sloboda se cachait une vie fraternelle et heureuse. Les Slaves, libres, joyeux, insoucians, mêlaient leurs travaux de chants et de danses. On ne voyait parmi eux ni riches, ni pauvres ; ils avaient peu de besoins, ignoraient l’ambition, et exerçaient la plus cordiale hospitalité. Quand ils allaient travailler, ils laissaient leurs maisons ouvertes pour que le voyageur pût y trouver asile et nourriture, et l’étranger qui traversait leurs campagnes était charmé de cette vie facile et gaie, de ces mœurs douces et sympathiques, de cet accueil bienveillant.
Mais l’homme n’est pas fait pour se reposer sous les ombrages du verger paternel ; un tranquille bonheur ne lui est pas permis. Ces temps anciens eurent aussi leurs alarmes et leurs infortunes. Les fêtes rustiques des Slaves étaient souvent troublées. Une grande calamité frappa ce peuple et le punit de son organisation imparfaite. Les Slaves, dispersés en une multitude de colonies, purent être séparément attaqués et conquis. Il leur fut impossible d’arrêter les flots des envahisseurs et de se maintenir indépendans ; ils se virent traînés en esclavage chez tous les peuples de l’Europe, et le mot même d’esclave chez les Romains et au moyen-âge fut pris du nom de cette race, qui subit plusieurs fois de dures servitudes. Enlevés de leurs villages, les Slaves étaient conduits aux cités romaines et y menaient une vie misérable dans le regret du bonheur perdu. Deux chefs-d’œuvre de la statuaire antique attestent encore ces souffrances. Le Scythe esclave est évidemment un Slave ; on le reconnaît à l’angle facial. Le front déprimé et chauve annonce de longues méditations, la joue est creuse, le regard terne ; rien n’égale l’expression de la bouche. Cet homme paraît regarder sa victime et sentir le malheur d’être obligé de la torturer. Il se résigne cependant ; il est effrayé et triste. Le Gladiateur mourant est un type encore plus sublime des mêmes douleurs. Byron, le premier, reconnut en lui un Slave. Son génie devina mieux que le goût de Winckelmann et la science de Visconti. Ce gladiateur expire sur l’arène du cirque de Rome. Son sang commence à couler à rares et grosses gouttes qui ressemblent, dit le poète, à ces gouttes qui tombent avant l’orage. Il ne s’occupe pas de ce qui l’entoure, il ne voit plus les spectateurs, il ne semble pas même animé de colère ou de honte, il est en extase ; à ce moment suprême, il se rappelle sa hutte au bord du Danube, au milieu d’une prairie, dont on l’a arraché. C’est la figure la plus tragique de l’art ancien.
Pendant plus de mille ans, les Slaves menèrent la vie que nous venons d’esquisser. Cette époque d’unité confuse s’est passée sans évènemens et n’a pas d’histoire. Les colons firent chaque année leurs semailles et leurs moissons ; il n’y a, sauf de fréquens esclavages, pas d’autre nouvelle à donner d’eux. Mais au vie siècle après Jésus-Christ, une crise s’opère, et les Slaves se séparent en peuples divers, qui ont chacun leur génie, leur langue, leur histoire, leur littérature.
La Russie se développa surtout dans sa lutte contre les Mongols. Après deux siècles d’humiliante servitude, elle parvint à chasser les nomades. Née sous l’inspiration de cette résistance long-temps malheureuse, la poésie russe est grave, triste, pénétrée de religion, mais d’une religion qui prie pour la terre plus que pour le ciel ; elle rêve pourtant déjà la force, la puissance et l’empire, et se tient prosternée devant la majesté du tsar. La poésie polonaise est bien différente ; le patriotisme en est l’ame. Le poète polonais célèbre plus souvent que le roi les héros qui ont bien mérité de la république. La patrie a ses plus beaux chants et ses plus saintes pensées ; elle est pour lui un nom magique, plus doux même que celui de l’amour.
Entre les Mongols et les Turcs, les Russes et les Polonais, s’étendent de vagues espaces, immense steppe, grand chemin d’Asie en Europe, route des contagions, des armées d’insectes, des invasions nomades, champ de bataille où se sont mêlés dans le sang les peuples de l’Orient et de l’Occident, pays connu sous les noms divers de petite Russie, de petite Pologne ou d’Ukraine. Cette terre, souvent dépeuplée, d’une végétation vigoureuse, couverte de hautes herbes, est, comme dit un poète, labourée par le pied des chevaux, engraissée de corps morts, arrosée d’une fine pluie de sang, qui fait germer une vaste moisson de tristesse. Les Cosaques l’habitent maintenant. D’origines confuses et diverses, ils parlent une langue intermédiaire entre le russe et le polonais, et ont servi d’abord pour les Polonais, puis pour les Russes, quelquefois même pour les Turcs. Leur littérature a subi plus d’une influence aussi. Leurs chants sont surtout des chants de guerre, d’une énergique beauté. Le poète cosaque, assis devant sa hutte de joncs, près de son cheval qui broute, égare sa vue sur la steppe verdoyante ; il évoque les ombres des anciens chefs, il rêve aux combats du désert, et ses chants héroïques sont répétés avec enthousiasme par tous les peuples slaves.
En franchissant le Danube, on trouve les Slaves répandus jusqu’aux montagnes de la Macédoine. C’est chez ces voisins de la Grèce que la civilisation pénétra d’abord : ils restèrent pourtant bien au-dessous des autres Slaves, et cela s’explique aisément. La plaine, grande route des migrations qui remontaient la vallée du Danube, était sans cesse balayée par de nouveaux arrivans. Les montagnards gardèrent seuls la pureté de leur sang dans des retraites d’une facile défense, et leurs chansons ont conservé le souvenir de leurs aventures et de leurs guerres. Dans ces contrées sauvages, la vie est pauvre et rude ; la tranquillité, continuellement menacée. Les vallées forment autant de cantons qui communiquent difficilement. La religion même devint une source de discordes, parce que ces tribus reçurent le christianisme à l’époque du schisme d’Orient. Une nationalité commune aurait peut-être fini par les unir ; mais la civilisation étrangère s’était imposée de bonne heure à ces peuples, et, sans pouvoir leur communiquer une sève vivifiante, n’avait fait que contrarier leur libre développement. À la fin du xiiie siècle toutefois, les Serbes furent sur le point d’unir tous ces petits états sous une même domination, lorsque cet empire naissant fut détruit par les Turcs dans une seule bataille. La noblesse et le clergé durent émigrer ; ils emportèrent avec eux sans retour la richesse, la science et les souvenirs traditionnels. Le pauvre peuple resta seul avec son deuil, et son esprit s’y est fixé pour jamais ; aucune pensée n’est venue l’en distraire, aucune espérance ne l’a détourné vers l’avenir ; il est demeuré inconsolable. Aujourd’hui encore, les Serbes versent des larmes en passant sur les funestes champs de Kossovo. Leur haute poésie ne fait que moduler cette longue plainte ; elle pleure les héros tombés dans une journée maudite ; tout le reste s’est effacé de sa triste mémoire. Mais les Serbes ont une poésie familière, belle de grace, de modestie et de noblesse. Ce sont de suaves motifs, de mélodieuses improvisations, que les jeunes gens et les jeunes filles essaient ensemble, arôme délicat d’ames poétiques et chastes. Ces chansons sont d’une exquise perfection, et il serait aussi impossible d’en imiter la virginale candeur que de contrefaire le geste naïf d’un enfant.
Les Bohêmes offrent un tout autre spectacle. Les montagnes qui les entourent leur assurèrent un long repos, pendant que les contrés voisines étaient désolées par les flots encore émus de l’invasion. Cette position favorable leur permit de bonne heure un développement assez avancé. Au xie siècle, ils ont l’hérédité du trône par primogéniture, et cherchent à établir l’indivisibilité des terres du royaume. Un siècle auparavant, ils écrivaient déjà des ouvrages en tschèque. Cependant, malgré cette paix et peut-être même à cause d’une trop molle sécurité, il y a dans cette littérature je ne sais quoi de morne et de froid, et un germe de destruction dans ce peuple, qui long-temps n’a pu deviner sa mission, tandis que la Russie, sous la pression mongole, et la Pologne, électrisée par les Turcs, se développaient puissamment. Ce n’est pas que cette littérature soit pauvre ; bien au contraire. Les Bohêmes ont plus écrit que tous les autres Slaves réunis, mais leurs volumineux ouvrages manquent d’originalité. Après avoir imité les Allemands, ils ont voulu s’affranchir de ce joug. Malheureusement ils ont défendu leur race plutôt que l’esprit national ; ils ont eu recours aux lois et aux armes ; ils ont prohibé la langue étrangère, au lieu d’assurer à la leur la préséance du génie. On les a vus apporter la même étroitesse dans la religion, dont le fanatisme a été chez eux tout national aussi. Aujourd’hui pourtant ils semblent mieux comprendre leur rôle, et reconnaissent la place qui leur est assignée parmi les Slaves. Dégoûtés des luttes politiques et religieuses, leurs savans étudient le passé pour y trouver des liens capables de réunir tous les Slaves en une même famille. Ce ne sont pas des antiquaires froidement curieux d’une vaine érudition. Un enthousiasme presque religieux fait des Bohêmes les apôtres de la nationalité slave ; un esprit guerrier et poétique les anime ; c’est la ferveur d’une croisade. Écrivant toutes les langues, ils traduisent pour les Serbes les chants polonais, pour les Polonais les épopées serbes, et leurs versions latines font connaître ces trésors de poésie à l’Europe civilisée. Les Polonais et les Russes, en hostilité ouverte, se supposent toujours des arrière-pensées : ils ne se défient pas d’un peuple qui élève la science au-dessus des passions du jour. Si on peut reprocher quelquefois aux écrivains bohêmes de s’attacher trop encore aux formes de la nationalité, et de ne pas assez tenir compte de l’esprit qui en est la vie, ils n’en demeurent pas moins reconnus et respectés comme les patriarches de la science slave.
L’étude des peuples slaves permet de saisir entre eux et les peuples de l’Occident de curieux rapports à côté de notables différences. La Serbie a, comme l’Espagne, défendu la chrétienté contre les musulmans ; elle a été malheureuse, mais elle n’a pas montré moins de courage que les vainqueurs des Maures, et ses épopées rappellent les romances du Cid. La Pologne est sœur de la France : elle n’a pas attendu pour combattre l’heure de son propre danger ; elle n’a pas songé à son existence seulement, elle a cherché au loin l’honneur sur tous les champs de bataille ; elle est généreusement accourue à la défense de l’Europe, et de ses conquêtes elle n’a conservé qu’un souvenir immense, elle n’a laissé en héritage à ses enfans qu’une grande sympathie. La Bohême, comme l’Allemagne, est lente, laborieuse, fidèle au passé, enthousiaste des idées abstraites. La Russie ressemble à l’Angleterre : toutes deux ont été modifiées par l’invasion normande, et lui doivent leur persévérance, leur patience, leur promptitude ; toutes deux convoitent l’empire universel, et dans les momens décisifs elles se sont toujours rapprochées, malgré cette égale ambition.
Voilà donc cinq langues, cinq littératures, cinq peuples différens ; mais on peut simplifier l’histoire slave. L’évènement principal en est l’antagonisme de la Russie et de la Pologne. Elles se sont disputé le sceptre de l’Europe orientale, et ont entraîné dans leur querelle les Slaves de la Bohême, du Danube et des steppes. On n’a pas encore compris ce qu’a d’implacable ce combat à outrance, cette Thébaïde séculaire. La Russie et la Pologne ne sont pas seulement deux états : ce sont deux pôles d’un même monde, deux idées contraires lancées au milieu des peuples slaves, qui gravitent tantôt vers l’une, tantôt vers l’autre. Cette dualité a des racines profondes ; elle agissait déjà sans doute secrètement à l’époque d’unité confuse, où l’on ne voyait que communes partout semblables ; car, aussitôt après, la langue se divise brusquement en deux dialectes, qui donnent naissance chacun à de nombreux idiomes. Chacun de ces dialectes a été déterminé et fixé par les idées politiques, morales et religieuses dont les Russes et les Polonais sont les représentans. Ainsi partout, dans la langue, dans l’alphabet même, comme dans la religion et le gouvernement, se manifeste l’hostilité qui partage le monde slave. Ce sont les causes de cette inimitié profonde, c’est ce secret de la Russie et de la Pologne qu’il nous faut pénétrer.
Les Slaves étaient incapables de s’élever d’eux-mêmes à l’unité ; ils avaient besoin, pour se former en états, d’être aidés par le génie d’une autre race. Des tribus guerrières vinrent, à l’époque des grandes invasions, les soumettre, et leur donner l’organisation politique. Les pirates normands s’emparèrent des plaines russes. Ils venaient de la Scandinavie et pénétraient par les fleuves dans l’intérieur des terres. Leurs chefs exerçaient une autorité incontestée, et surent attirer tout le pouvoir à eux. Les Lèques et les Tschèques fondèrent en même temps les royaumes de Pologne et de Bohême. Ces peuples cavaliers descendaient du Caucase, et avaient pris par les steppes sans plan bien arrêté. Ils formaient une aristocratie fière, turbulente, indisciplinable. Ils choisissaient leur roi dans une famille privilégiée, et la couronne était souvent le prix de la course à cheval.
Voilà donc les Slaves constitués en états sous l’influence étrangère. La vie n’était plus comme autrefois dispersée également sur tous les points du territoire. La Pologne et la Russie étaient des corps bien organisés, avec un cœur et des vertèbres ; le christianisme vint souffler en eux l’esprit. La Pologne devint catholique, la Russie grecque. Les circonstances de la conversion, le caractère du clergé, le rapport de l’église au pouvoir temporel, tout fut contraire dans les deux pays. Les Polonais, vivement pressés par l’empire germanique, qui faisait la croisade contre les païens du Nord, avaient intérêt à se faire baptiser. Les Allemands cessaient dès-lors leurs attaques, et la Pologne était délivrée de ses plus redoutables ennemis. La Russie, au contraire, faisait trembler les empereurs de Constantinople, qui cherchèrent à convertir les pirates normands pour cimenter la bonne intelligence. Le catholicisme ouvrit l’Occident à la Pologne ; la Russie, devenue grecque, se tourna vers l’Orient. L’église catholique demeura indépendante du pouvoir temporel, eut des tribuns pour toutes les libertés, et compta autrefois parmi ses moines et ses prêtres des hommes généreux qui cherchèrent à introduire l’esprit chrétien dans les institutions sociales. L’église grecque, isolée par le schisme, se trouva à la merci du prince, qui lui interdit d’abord les discussions théologiques ; bientôt, par une conséquence nécessaire, il lui retira la prédication, enfin la liberté d’écrire. Elle fut réduite au silence, et loin de protéger les peuples contre le despotisme, elle devint une proie et une force pour lui.
Mais l’invasion des Mongols fut l’évènement qui eut sur la Russie l’influence la plus décisive et la plus profonde. Au milieu de l’Asie s’élève un immense plateau caché derrière les pics étincelans de l’Himalaya et les blancs sommets de l’Altaï, triste steppe coupée de déserts de pierres, et battue par les tempêtes d’un ciel inclément. Là, durant des siècles, des hordes farouches comme leur patrie se promènent au-dessus des empires qui les ignorent et qu’elles doivent punir. Ce sont les Huns d’Attila et les Mongols de Tschinguis-Khan. À leurs traits, à leur caractère, on peut reconnaître cette race finnoise qui a reçu les steppes en héritage. Endurcis aux privations et aux intempéries, exercés aux manœuvres et aux campemens, prêts à marcher au premier signal, les Mongols vivaient enrégimentés, et naissaient pour ainsi dire tout disciplinés. Ils avaient un courage féroce, perfide, sans générosité, moins de la bravoure qu’un instinct carnassier, et de grands capitaines pour conduire leurs bandes affamées. Ces pâtres cavaliers étaient soumis à des chefs qui exerçaient le despotisme militaire le plus absolu. Sans mémoire de l’infini, l’ame froide et grossière, ils manquaient d’instinct religieux. Ce peuple, qui n’avait de culte que pour la force, de génie que pour la destruction, d’imagination que pour les supplices, semblait formé pour être le fléau de Dieu.
De vieilles rivalités divisaient les Mongols et les empêchaient de tenter aucune grande entreprise, lorsque tout à coup, dans les premières années du xiiie siècle, sans que rien eût préparé l’évènement, sans que les haines se fussent calmées, par le seul ascendant d’une ame puissante, ces hordes se réunissent sous Tschinguis-Khan, et se précipitent à sa voix sur le monde. C’est là une de ces apparitions dont on ne peut trouver la cause ici-bas et qui élèvent la pensée plus haut que la terre. L’histoire de Tschinguis-Khan est d’une sauvage grandeur. Orphelin à treize ans, abandonné de ceux dont il devait être le chef, il mène d’abord une vie errante et fugitive. Il se voit enfin à la tête de quelques hordes, joint et bat ses ennemis près de la Baldjouna. Il y avait une forêt sur les bords de la rivière : il alluma de grands feux, et fit bouillir ses prisonniers dans quatre-vingts chaudières. Ce succès commença sa fortune. Poussé par une inquiétude d’agir qui ne lui laissait pas de repos, Tschinguis-Khan guerroya dans les steppes jusqu’à ce qu’il en eût soumis toutes les tribus. De formidables multitudes, pour la première fois réunies, s’ébranlent à sa parole : on les dirait animées de son ame et transportées avec lui d’une froide colère contre les peuples. Elles demandent des conquêtes. Tschinguis-Khan se retire sur une haute montagne, s’agenouille, met sa ceinture sur son cou, invoque l’esprit du ciel, puis redescend, et montre à ses hordes le chemin de la Chine. En quelques semaines, les Mongols eurent mis les provinces septentrionales à feu et à sang. Ils se retirent ensuite, traversent leurs steppes, et arrivent sur les confins de la Kharismie. Tschinguis-Khan, encore cette fois, se retire seul sur une cime, et y passe trois jours et trois nuits en jeûne et en prières. Le sultan de Kharismie, saisi de terreur, cherche en vain dans tout son empire un asile : poursuivi, traqué, il ne cesse de fuir. Tschinguis-Khan s’attache à ses pas, le harcèle, le serre, et les chevaux mongols arrivent sur le rivage de la Caspienne au moment où le sultan, jusqu’alors tant de fois victorieux, se jetait dans une barque pour aller mourir sur une petite île inhabitée. Les cruautés des Mongols furent affreuses ; ils ne laissèrent, au lieu d’un pays populeux, qu’un désert blanchi d’ossemens. Tschinguis-Khan, comme étonné lui-même de ses fureurs, sentait en elles un aiguillon divin, un ordre d’en haut ; il se croyait envoyé pour châtier les hommes, et se proclamait le grand justicier du monde.
Tschinguis-Khan pénètre dans l’Inde, puis revient sur ses pas, traverse une seconde fois toute l’Asie, redescend en Chine, et ravage de nouvelles provinces. Il y en eut où il ne s’échappa qu’un ou deux habitans sur cent. Les Mongols eurent un instant l’idée de raser toutes les villes et de détruire les cultures : ils auraient voulu changer le monde en un grand pâturage. Tschinguis-Khan abandonna ce projet. Il mourut bientôt après, au milieu de ses victoires, après avoir versé plus de sang que Rome dans toutes ses guerres. Ses obsèques furent dignes de lui. On transporta ses restes au fond de la Mongolie, et le cortége massacra tous les êtres vivans qu’il rencontra sur la route, hommes, femmes, enfans, animaux. C’était, disait-on, pour que personne ne pût répandre la triste nouvelle. Les chefs mongols accoururent de tous les bouts de l’Asie honorer leur maître par de longues lamentations. Tschinguis-Khan fut inhumé sur une montagne, au pied d’un grand arbre isolé. Un jour, à la chasse, il s’était reposé à cette place ; il y passa quelques momens dans une douce rêverie, et dit en se levant qu’il voulait être enterré là. Quel songe de paix avait donc visité le cruel ravageur ?
L’impulsion était donnée ; les fils de Tschinguis-Khan achevèrent en quelques années la conquête de l’Asie et d’une moitié de l’Europe. Leur empire, le plus colossal qui ait existé, s’étendait de la Baltique à l’Océan oriental, et du Kamtschatka au Bengale. Rien ne donne l’idée de la rapidité et de l’étendue de leurs courses. Les khans mongols embrassaient quelquefois une ligne de deux mille lieues dans leurs opérations stratégiques, donnant en même temps à leurs généraux l’ordre d’attaquer le Japon, et de poursuivre le roi de Hongrie sur une île de l’Adriatique. Leur front de bataille balayait une moitié du monde. Quand les Mongols envahissaient un pays, ils pénétraient par plusieurs points à la fois, dévastant méthodiquement les cultures, et faisant main basse sur le peuple des campagnes. Jamais une grande ville, qu’elle eût même ouvert ses portes sur-le-champ, n’était épargnée. Quand du haut des murailles les habitans voyaient s’approcher les cruels cavaliers, c’en était fait d’eux. La ville prise, les Mongols convoquaient la population. Alors se passait une scène d’enfer : à la vue de tous, on torturait les riches, on violait les femmes, puis on les égorgeait avec les vieillards et les enfans. Les hommes valides, traînés devant la place voisine, devaient livrer, jour et nuit, un assaut continuel ; après le siége, on les massacrait. C’étaient là les fêtes des Mongols. Tschinguis-Khan demandait un jour à Bourgoudji, l’un de ses premiers officiers, quel était, selon lui, le plus grand plaisir de l’homme. « C’est, répondit-il, d’aller à la chasse, un jour de printemps, sur un beau cheval, tenant au poing un épervier, et de le voir abattre sa proie. » Les autres généraux furent du même avis. « Non, reprit Tschinguis-Khan, la plus vive jouissance est de vaincre ses ennemis, de les chasser devant soi, de leur ravir ce qu’ils possèdent, de voir les personnes qui leur sont chères le visage baigné de larmes, de monter leurs chevaux, de presser dans ses bras leurs filles et leurs femmes. »
Aussi, quand les Mongols se répandirent sur le monde, ce fut une calamité sans nom. Les peuples attendaient dans la stupeur ; toute force défaillait, les armées se débandaient, les rois s’enfuyaient aux îles de la mer. On se croyait aux désolations des derniers jours, aux victoires de l’antéchrist, aux approches du jugement. Tschinguis-Khan imprima l’épouvante dans l’ame des peuples ; il régna en les faisant trembler, et fonda son empire sur l’universelle terreur. La Russie, déchirée par d’interminables discordes, ne put repousser les Mongols. Pendant deux siècles, ils pesèrent de tout leur poids sur elle. Ils se maintinrent plus long-temps dans d’autres pays ; mais nulle part ils n’ont exercé une aussi durable action. Ailleurs, en Perse, dans l’Inde, à la Chine, ils se laissèrent bien vite amollir par le climat et la civilisation, et, après leur expulsion, il n’est pas resté trace d’eux. La Russie était à demi barbare ; les Mongols y trouvaient des steppes, ils y ont gardé les mœurs nomades, et leur rude génie, au lieu de subir l’influence du peuple vaincu, a pénétré le génie russe, qui porte encore la puissante empreinte de leur domination.
Les ducs de Moscou furent les premiers à se soumettre. C’étaient eux qui devaient finir par commander à tout l’empire. Leur pouvoir était plus énergiquement constitué que celui des autres princes russes. Ils régnaient dans le pays forestier, où les Finnois étaient très nombreux. Les Finnois-piétons, répandus de la mer Blanche à la Russie centrale, ont, comme leurs frères d’Asie, les Finnois-cavaliers, l’ame servile et cruelle. Les grands-ducs s’aidèrent de l’esprit de cette race pour s’élever à l’autocratie. La domination des nomades favorisa cette tendance. Le peuple haïssait les divisions qui l’avaient perdu ; il sentait le besoin d’unité pour s’affranchir, et mettait son espoir dans la force du prince. Les grands-ducs passaient leur vie dans la tente du khan, elle devint leur école ; ils s’initièrent à l’esprit mongol, et en prirent les habitudes. Profitant habilement de leur rapport avec les nomades, ils se chargèrent de prélever pour eux le tribut sur toutes les provinces, et devinrent les percepteurs généraux de la Russie. Plus tard, ils se firent les justiciers de la horde et punirent les rebelles. Tout conspirait donc pour développer à Moscou le pouvoir absolu, et pour étendre l’autorité des ducs forestiers sur la Russie entière. Cette longue humiliation des Russes ne fut pas sans quelque grandeur. La résistance était sourde, timide, mais persévérante, et malgré ses hésitations et ses frayeurs, la nation semblait assurée de sa cause. Enfin peu à peu les nomades se retirèrent ; le duché de Moscou, avec toute la vengeance d’une colère long-temps comprimée, s’attacha aux pas des Mongols, les poursuivit jusque dans leurs solitudes asiatiques, et la Russie délivrée se constitua.
Ivan-le-Cruel inaugure cette époque. Il vint au monde au moment où une épouvantable tempête ébranlait Moscou. Il perdit son père de bonne heure. Les factions rivales se disputèrent avec acharnement le pouvoir sous la régence de sa mère, et le Kremlin fut ensanglanté par des révolutions de palais. Plus d’une fois le petit Ivan vit ses favoris arrachés de ses bras et conduits au supplice malgré ses cris et ses larmes. Souvent on le réveillait la nuit, et il assistait, tout tremblant, aux querelles violentes des boyards. Il prit, dans les terreurs continuelles de ses premières années, l’habitude de la cruauté et la haine de ceux qui l’entouraient. Sa mère mourut empoisonnée, et la famille des Schouiski gouverna la cour. La faction rivale excita le tsar à jouir en maître du pouvoir. Ivan, âgé de treize ans, avait déjà assez de dissimulation pour cacher son ressentiment. Il invite tous les boyards à une grande fête, les reçoit à sa table, et au milieu des réjouissances déclare tout à coup qu’il est temps de punir les traîtres. Il désigne le puissant Schouiski, et ce boyard, jeté par les fenêtres, est livré aux chiens.
Ivan, délivré du joug des boyards, s’essayait déjà au crime et à la tyrannie, lorsqu’un prêtre, nommé Sylvestre, tenta de le convertir. Il pénètre auprès du tsar, lui reproche ses crimes, lui ordonne de faire pénitence pour conjurer la colère de Dieu. Aux paroles du saint homme, Ivan fond en larmes, et s’écrie qu’il veut s’amender. Il prend Sylvestre pour confesseur, et donne la direction des affaires à un jeune boyard aussi distingué par sa piété que par ses talens, Adacheff, que les chroniqueurs regardent comme un ange descendu du ciel pour défendre le peuple. Pendant treize ans, le tsar fut un homme nouveau ; il se montra juste, bon, redoutable seulement aux ennemis de la Russie. Ce fut une époque de félicité et de gloire. Moscou n’avait jamais été plus heureux, et les Mongols perdirent les royaumes de Kasan et d’Astracan.
Après une grave maladie, un changement fâcheux se manifesta dans les dispositions d’Ivan : il se mit à fuir sa cour, à préférer la solitude, à montrer de l’aigreur à Sylvestre et à Adacheff. Il ne tarda pas à se débarrasser d’eux, et fit périr dans les tourmens les boyards dont la vertu l’incommodait. Bientôt, se plaignant d’être trahi, délaissé, il quitta Moscou et voulut résigner le gouvernement. Il se retira au milieu des forêts, dans son repaire d’Alexandrowski, écrivant de cette affreuse résidence qu’il abandonne ses perfides sujets à eux-mêmes. Le peuple, saisi de douleur, pleure, sanglotte, crie qu’on est perdu, que Moscou ne peut subsister sans maître. Les boyards et les prêtres se rendent auprès d’Ivan, se jettent à ses pieds, et le conjurent avec larmes de vouloir bien les châtier, de ne les pas épargner, mais de revenir et de défendre l’église contre les infidèles. Le tsar exige le droit de disposer de la vie et de la fortune de ses sujets sans plus entendre les intercessions du clergé. Il crée aussi un corps de légionnaires dont il fait sa garde, et leur donne pour insignes une tête de chien et un balai, parce qu’ils doivent mordre les ennemis du tsar et balayer la Russie. Il est impossible de dire le malheur des villes qui servaient de résidence à ces féroces satellites. Elles étaient complètement dévastées, et Moscou fut bientôt entouré de déserts.
Ivan chercha alors, à l’étonnement de tous, un saint homme pour l’évêché de Moscou. Dans une île sauvage de la mer Blanche vivait un moine nommé Philippe, célèbre par sa rigidité et sa science. Ivan le nomma métropolitain ; c’était pour le perdre. Dans une occasion solennelle, Philippe lui reprocha publiquement ses crimes. Ivan le fit tuer avec tous ses parens et ses amis, et ordonna un massacre général dans les villages qui leur appartenaient.
Ivan avait poursuivi de sa haine les boyards et le clergé : il lui restait à détruire les communes. Le tsar détestait les habitans de Nowgorod, de Tver, de Pskoff. Ces villes avaient depuis long-temps perdu leurs libertés ; mais il y avait, disait-on, des gens qui les regrettaient. Un misérable vint accuser les Nowgorodiens de vouloir livrer leur ville à la Pologne. Le tsar, sur cette absurde calomnie, se met en marche avec son infernale légion. Partout ses soldats mettaient à feu et à sang les villes et les villages qu’ils traversaient, et quand on demandait aux légionnaires pourquoi ils exterminaient des peuples paisibles, ils répondaient, comme les Mongols, que, l’expédition devant se faire en secret, il ne fallait laisser personne pour en porter la nouvelle. Ivan faisait même, dans sa fureur, égorger les animaux, comme si rien de vivant ne devait demeurer sur son passage. Il arrive devant Nowgorod. Le métropolitain vient à sa rencontre avec la croix et les bannières sacrées pour apaiser sa colère. Ivan lui répond qu’il est un hypocrite et devrait porter la croix dans son cœur et non dans ses mains. Les soldats se ruent sur la ville. Le tsar fit massacrer cent mille personnes. Ce qui échappa tomba dans une espèce de folie particulière. Ces pauvres gens passaient leur vie à creuser des trous dans la terre et à chercher des cadavres ; ils ne parlaient que de meurtres, couraient presque nus dans les rues désertes, et mouraient de froid et de misère. Ivan marche ensuite sur Pskoff ; il s’arrête sur une hauteur en vue de la ville, qu’il menace du geste. Pskoff était dans l’épouvante. L’évêque ordonne de faire sonner toutes les cloches, et de célébrer dans toutes les églises la dernière messe des morts. Le son des cloches fit une singulière impression sur le tyran ; il se rappela une circonstance de sa jeunesse, se retira tout troublé, et la ville fut miraculeusement épargnée.
Ivan, de retour à Moscou, se reput de cruautés nouvelles. Il érigea des gibets en permanence sur la place publique ; il faisait bouillir dans de grandes cuves, ou cuire dans des poêles, les moines et les favoris disgraciés. On coupait aux malheureux condamnés le corps, membre après membre ; on les sciait en deux avec des cordes, on les écorchait vifs, et le tyran assistait à ces horribles supplices. Par une singulière coïncidence, ce fut sous Ivan que la Sibérie, cette triste prison qui attendait les victimes des tsars, fut conquise par quelques aventuriers cosaques. Une telle fortune était digne de lui.
Ivan finit par tuer son fils de sa propre main. Ce jeune prince, corrompu et féroce comme son père, le priait de lui permettre de marcher contre les Polonais. Ivan vit dans cette demande une espèce d’insubordination, et d’un coup furieux de bâton fendit le crâne de son fils. Le tsar mourut sans donner le moindre signe de repentir. Au moment d’expirer, il fit reculer d’épouvante, par sa lubricité, sa belle-fille, qui s’était approchée de son lit. Mais ce qui surprendra plus que tout le reste, le peuple, à la nouvelle de sa mort, courut par la ville en poussant des cris et en versant des larmes ; les familles des boyards suppliciés se lamentaient et prenaient le deuil ; tout le monde paraissait inconsolable.
Loin de rien exagérer dans ce récit, nous avons fait grace de traits affreux, que l’on peut trouver dans Karamsin, l’historien officiel de la Russie, et Karamsin lui-même dit qu’il en épargne beaucoup à ses lecteurs. On reste confondu devant cette longue suite de crimes. Dans cet excès de perversité, on ne reconnaît plus l’homme ; on dirait une démence sortie de l’enfer. C’est pourtant cet insensé qui a fondé la puissance russe. Il a fait pour elle plus encore peut-être que Pierre-le-Grand ; ce fou a eu presque du génie, à coup sûr une profonde habileté. Il semble d’abord impossible de pénétrer cette ame sinistre : l’énigme s’explique pourtant. Depuis des siècles, ce malheur se préparait. L’esprit sombre et cruel qui hantait les forêts finnoises et les steppes mongoles a visité aussi le Kremlin : il a sévi dans Ivan, et fait éclater en lui ses tempêtes. On ne trouve d’abord point de motif aux massacres du tsar. On ne sait quelle rage irrite ce maniaque contre son empire. On s’étonne et l’on s’effraie de le voir changer en déserts des provinces paisibles et des villes fidèles : il obéissait cependant toujours, dans ses frénésies, à une haute raison politique, ou, si l’on préfère, à un savant instinct. Il rend muette l’église, en tuant Sylvestre et Philippe ; il se débarrasse de la noblesse, en exterminant les boyards ; il porte un coup mortel aux communes, en frappant Twer et Nowgorod. Il humilia donc ou anéantit tout ce qui avait quelque indépendance, et constitua le pouvoir absolu avec une vigueur extraordinaire. Il détruisit toutes les forces slaves et mongolisa la Russie. Ivan est le plus achevé des tyrans ; il les résume tous. Il apparaît léger et débauché comme Néron, stupide et féroce comme Caligula, dissimulé et dévot comme Louis XI. On trouve dans ses lettres des expressions à la Tibère, le bavardage cafard de Cromwell, quelquefois aussi le style précis et mielleux de Robespierre déclamant contre la peine de mort. Comme Tschinguis-Khan surtout, il sanctionna par l’épouvante son despotisme. Il inspira une si profonde terreur, qu’elle a passé dans le sang des générations, et pour des siècles elle est devenue comme l’ame de la Russie.
Les sentimens du peuple ne furent pas moins contre nature que ceux du prince. Ni le déshonneur des femmes traînées au lit du tyran, ni les atrocités les plus révoltantes, rien ne souleva l’indignation. Il ne se forma aucune tentative contre les jours d’Ivan. Ce n’était pas lâcheté : non ; les Moscovites adoraient, dans l’épouvante, ce maître terrible. Les boyards expiraient au milieu des tortures en priant Dieu pour lui. On se désola quand il quitta Moscou ; il fut universellement pleuré à sa mort. Cela bouleverse nos pensées. Ce peuple était en délire comme son prince. L’influence finnoise, l’effroi de l’anarchie, lui donnaient une effrénée passion de servitude.
Pierre-le-Grand vint achever l’œuvre d’Ivan. Il détruisit ce qui restait de vie slave et de liberté, asservit entièrement l’église, et arma de nouvelles ressources le despotisme moscovite. Ce ne fut pas dans un autre but qu’il introduisit en Russie la tactique, les formes administratives, les sciences et les arts de l’Occident. Il ne demandait à l’Europe que des chefs de bureau, un état-major et des ingénieurs. Il ne voulait pas élever son peuple à une vie supérieure ; il ne cherchait que des procédés plus habiles de gouvernement et des moyens de conquêtes, la force, en un mot, et non pas la civilisation.
Comme Ivan, Pierre vint au monde au moment d’un violent orage, et passa ses premières années dans un palais sans cesse troublé par de tragiques rivalités. Le spectacle des factions lui donna le mépris des hommes et le goût du sang. On sait comment Pierre débuta dans son œuvre. Il détruisit les strelitz, milice turbulente qui se mêlait des affaires du palais. Des milliers d’hommes périrent dans d’affreux tourmens. Pierre montra dans ces terribles exécutions le génie cruel d’Ivan ; il s’exerçait à trancher lui-même les têtes ; il faisait aussi éventrer devant lui les seigneurs et les paysans, et les médecins lui expliquaient l’anatomie, dont il était grand admirateur.
Pierre avait un profond dédain de ce qui était russe. Usages, lois, langue même, il voulait tout détruire. Il poursuivit ce dessein jusque dans les moindres détails avec une inflexible logique et une brutale rigueur. Les hommes furent obligés de se couper la barbe. Les femmes reçurent l’ordre de suivre les modes étrangères. Pierre alla jusqu’à prescrire le mouvement de tête et de bras qu’elles devaient faire en entrant dans un salon, et le mot allemand que l’étiquette nouvelle obligeait à prononcer. Il réforma aussi, d’après les idées européennes, le code, les impôts, les finances, les tribunaux, et substitua la procédure secrète au jury, infatigable qu’il était à abolir les coutumes slaves.
Le tsar professait également un souverain mépris pour l’église ; elle tomba, sous ses insultes, dans la dernière abjection. Pierre, dans ses lettres, ne désigne jamais les prêtres que par l’expression de barbes de bouc. Les évêques vinrent, après la mort du patriarche, lui demander d’en nommer un nouveau : il refusa, et répondit en frappant sur son front : « Voici votre patriarche, votre pape et votre Dieu. » Il y gagna d’être le chef spirituel de l’empire ; les consciences lui furent asservies ; l’homme devint tout entier esclave, et même dans la prière, ce suprême asile de la liberté, il se trouva sous le despotisme du tsar. Pierre confisqua tous les biens du clergé. Il sentait une répulsion instinctive contre les moines. Que voulait dire en Russie un homme qui ne sert pas l’empereur, qui a un autre chef, pauvre, content de son indigence, indifférent à la faveur ou à la colère du prince, craignant Dieu seul ? Il est dans une sorte d’insubordination. — Un évêque, docile instrument du tsar, engageait les moines à s’occuper de jardinage, à soigner les malades, surtout à se bien garder de scruter les mystères de la foi. « Pourquoi apprendre ? pourquoi lire ? Le petit recueil que vous avez contient tout ce qu’il vous faut savoir. » Pierre défendit aux religieux d’écrire des chroniques ; il leur interdit même d’avoir des plumes et de l’encre sans une permission expresse de l’évêque.
L’empereur dénationalisait la Russie, imposait violemment les coutumes européennes, transportait la capitale au milieu des tourbières de la Néva, créait un port et une flotte sur la Baltique, et tout ployait sous son énergie, lorsqu’il rencontra chez son fils une résistance imprévue. Il brisa l’obstacle. Cette triste histoire n’a pas encore été comprise. Les Russes n’osent pas la révéler : les actes officiels en sont soigneusement renfermés dans les archives secrètes. Les étrangers, flattant le pouvoir, ont fait d’Alexis un fou et un imbécile. Cette lutte n’est pas seulement celle du tsar et de son fils ; la tragédie est plus vaste : c’est le génie slave qui se débat en vain une dernière fois contre le despotisme moscovite. Alexis, dans son malheur, représente tout un peuple.
Alexis, né de la première femme de Pierre, était Russe par caractère et par éducation. Sa mère l’éleva dans la dévotion. Il s’entourait de moines ; il aimait les contes populaires ; il recherchait tout ce qui était slave. Cette pauvre ame était saisie d’effroi à la vue de ce qui se faisait en Russie. Alexis éprouvait une terreur instinctive à l’approche de son père, qu’il voyait acharné à détruire la législation et la religion du pays. Il s’enfermait et pleurait avec sa mère, quelques prêtres et quelques amis, sur le sort de l’empire. Mais Pierre ne le laissait pas tranquille ; il voulait, à toute force, le soumettre à ses plans. Alexis s’enfuit pour échapper à cette persécution. Pierre lui adresse d’abord des lettres sévères et menaçantes ; tout d’un coup, il devient tendre, presse son fils de revenir, promet de tout oublier, et jure par le saint-sacrement de ne lui faire aucun mal. Alexis croit son père et rentre en Russie. Il est aussitôt saisi et mis en jugement. Rien de plus effroyable que sa procédure. Pierre exige, en qualité de patriarche, la confession d’Alexis. Ce malheureux Slave, résigné et patient comme sa race, reconnaît le pouvoir spirituel du tsar, et confesse ses péchés. Il s’était surpris quelquefois désirant la mort de son père : il avoua toutes ses pensées secrètes. On s’arma contre lui de cette sincérité, et on le condamna pour une tentation à laquelle il avait résisté, pour un de ces coupables vœux qui traversent même l’esprit des saints. Pierre ajouta l’hypocrisie au crime. Il fit semblant de commuer la peine du prince en une détention perpétuelle, et le même jour, il donna, de sa main, à Alexis un breuvage empoisonné.
Pierre compléta l’œuvre politique des tsars en organisant l’armée russe. Ce fut là sa création la plus puissante. L’armée russe ne ressemble à aucune autre. Les paysans de Moscou, d’Arkangel, de Nowgorod, en formèrent le noyau. Ce sont des hommes de race finno-slave, grands et robustes. Ils ont une intelligence étonnante et le cœur sec. Leur regard offre quelque chose d’extraordinaire. Quand on observe attentivement leurs yeux, on s’effraie de n’y pas trouver de fond. La lumière en est vive et froide : on dirait la transparence d’un glaçon brillant. Les Slaves du midi, en entrant dans les cadres de l’armée, prenaient le caractère des Slaves du nord. Il s’est formé ainsi une population militaire à part. Les soldats, recrutés pour vingt-cinq à trente ans, ne revoient plus leur village ; ils en oublient les mœurs et les traditions, et n’ont plus que leur régiment pour patrie. Les régimens sont éternels dans l’armée russe. Ceux que Pierre a créés subsistent toujours avec les mêmes noms, ils ont conservé la plupart leurs vieux drapeaux, et souvent, dit-on, les mêmes armes. On a vu plusieurs fois sur les champs de bataille les soldats russes abandonner leurs blessés pour sauver les casques et les sabres. Pierre donna à la discipline cette sanction de terreur qui n’a cessé d’entourer le souverain moscovite. Cette terreur descend du tsar aux généraux, aux officiers, aux soldats. La crainte est une émotion physique, la terreur un ébranlement de l’ame, et tout ce qui met l’ame en mouvement donne une force immense. La discipline russe produit des miracles. L’armée se trouvait une fois décimée par la contagion : le général défendit par un ukase aux soldats de tomber malades ; ceux qui désobéirent furent enterrés vifs. L’épouvante fit cesser le fléau. Au siége d’Ismaïl, on prit pour l’escalade des échelles trop courtes. Les premières compagnies qui montent sont culbutées dans le fossé. Une nouvelle troupe s’avance : quelqu’un crie à l’officier qu’elle périra sûrement, qu’il doit attendre. L’officier refuse, n’ayant point de contre-ordre, et continue froidement sa marche, certain d’être précipité avec tous ses hommes. — Les colonnes russes s’avancent, silencieuses, résolues, incapables d’hésiter, poussées par une irrésistible fatalité ; aucun péril ne les arrête ; l’ordre du chef est pour elles le destin. On peut battre cette armée, on ne peut la vaincre. Le courage, la tactique, le talent, ne suffisent pas pour en triompher. Il faut lutter avec elle d’énergie intérieure, et opposer à la terreur qui lui donne l’élan la seule force plus grande, l’enthousiasme, comme la France de Napoléon, ou la Pologne dans ses jours de vertu.
Pierre-le-Grand enrôla dans la hiérarchie militaire tous les fonctionnaires civils, le clergé même, afin de mieux le désarmer et l’asservir. Les évêques eurent le grade de généraux, les archimandrites celui d’officiers-généraux, et ainsi de suite. Celui qui n’a pas de grade en Russie n’a pas d’existence sociale ; même s’il est riche, il ne trouve pas de position et demeure sans emploi comme un homme inutile. La nation est dans l’armée. La Russie n’est qu’un vaste camp ; elle offre l’étonnant spectacle d’un peuple agricole, d’une nation slave, d’un état européen qui se gouverne comme une horde tartare.
Nous ne suivrons pas plus loin l’histoire russe ; nous en saisissons maintenant l’esprit ; nous ne voulions pas davantage. Les évènemens ont travaillé, depuis des siècles, à donner au tsar une conviction qu’une théorie seule n’aurait jamais eu la force d’inculquer, à savoir qu’il est au-dessus de toute loi, de toute charte, de tout titre, qu’il porte en lui la source même du pouvoir. Comme Dieu, il est monarque absolu, infaillible, souverain même des ames, et partout présent par son autorité. Seulement, au lieu de régner par l’amour, il commande par la terreur, et s’entoure de supplices et d’ombre. Ce maître inexorable est trop au-dessus des autres hommes pour être leur pareil, il n’a point de semblables, et dans ce superbe isolement il est puni par de secrètes épouvantes, hanté par des fantômes de trahison, quelquefois frappé de délire. Tel est cet être exceptionnel, immense, infortuné, terrible.
Ce dieu terrestre a soixante millions de sujets, ou mieux de créatures qui ne respirent que par lui et pour lui, et lui vouent un culte mêlé de terreur. Chose étonnante ! ce lourd despotisme n’énerve et n’engourdit point. Il donne à ces multitudes obéissantes une rude énergie, il allume en elles une fièvre d’ambition qui ne cesse de les stimuler. Les Russes sont au même niveau devant leur maître, tous également néant à ses yeux ; mais une hiérarchie savante les échelonne entre eux. Point de noblesse ; à la place, une infinité de grades, et comme le tsar abaisse ou élève à son gré, et que l’homme esclave veut se dédommager de son abaissement par des titres, cette foule brûle d’une avide soif d’avancement. Toutes ces prétentions ennemies redoublent ensemble de zèle pour le tsar ; ces jalouses rivalités sont enrégimentées sous ses ordres, et ces haines dociles entretiennent sans trouble une perpétuelle fermentation. Mais les généreux sentimens ne sont pas permis ; ils affranchissent l’ame et la pousseraient à la révolte. Si quelqu’un s’indigne des crimes qui souillent ce régime, il doit étouffer dans son cœur justice et pitié ; aussi bien serait-il impuissant. La vérité n’est pas tolérée non plus : le tsar espionne partout. Le silence pèse depuis des siècles sur ce triste empire ; silence affreux, car ces douleurs et ces ambitions muettes n’en sont que plus âpres.
Encore une fois, nous n’exagérons rien. Il y eut sans doute en Russie quelques princes justes et bons, dont le caractère était en opposition avec l’esprit du gouvernement ; mais ils finirent par céder à l’influence d’une vieille tradition, ou devinrent les victimes de leur résistance. En vain voudrait-on le dissimuler : aucune histoire n’est sombre comme celle de la Russie. On frémit au spectacle qu’elle déroule. Mais quelle force ! la force de la passion ; passion du commandement chez le tsar, ferveur de la servitude dans le peuple. L’autocratie est le paroxisme de la tyrannie prolongé pendant des siècles.
M. Mickiewicz a appelé la Russie une convention en permanence. Ceci semble d’abord bien hasardé. Malgré les différences, et il est superflu de les signaler, il y a cependant plus d’une analogie. L’orgie de la liberté ne fut pas sans ressembler à celle du despotisme. Ici et là, également terreur et esprit de ruine. Les tsars n’ont organisé, comme la montagne, qu’une formidable puissance de destruction. La conquête indéfinie est le mot d’ordre de leur empire. Les doctrines dont relevait la convention, par plus d’un point, se rapprochent du système russe. La philosophie du xviiie siècle était fort en vogue à Saint-Pétersbourg. Le pouvoir absolu craint peu le matérialisme. Les philosophes sapaient la religion ; mais les tsars avaient depuis long-temps avili l’église et retiré toute influence au clergé. Aussi Voltaire, dans sa vieillesse, se prit d’une vive sympathie pour la Russie, et félicitait cet heureux pays de ne pas connaître d’abbés. Tandis que les philosophes attaquaient la sévérité des mœurs, la licence était érigée en système à la cour de Catherine. Le mariage mystérieux de la pensée moscovite et de l’esprit encyclopédiste se fit dans cette femme, pleine de sagacité et de finesse, froide de cœur et sensuelle, qui unissait le génie d’une civilisation raffinée et égoïste à la cruauté et au despotisme des chefs mongols, et préside, avec Ivan et Pierre, aux destinées de l’autocratie.
Ce pouvoir qui règne au dedans par la terreur menace tout au dehors. La Russie est redoutable moins encore par son étendue que par l’esprit qui l’anime. Il y a une grande différence entre le tsar et les autres monarques. Son autorité réside en lui-même ; elle est absolue au sens propre du mot. Les autres souverains en appellent à quelque pacte pour établir leurs droits ; toujours un principe les domine. Le tsar seul n’a rien au-dessus de lui. Il est l’incarnation du pouvoir sur la terre ; il a donc droit au commandement du monde, et aucun trône n’est à la hauteur du sien. Les Russes le croient ainsi. Le petit peuple serait scandalisé si son maître s’avisait d’avouer publiquement qu’il n’est que l’égal des autres princes ; il est persuadé que le tsar a juridiction sur eux, et peut, à son gré, les déporter en Sibérie. L’armée, par la même superstition, se regarde comme la seule armée véritable, et voit dans les troupes qui la combattent des traîtres et des insurgés. La nation entière se promet un empire sans limites. « À quoi bon des alliances ? dit-elle fièrement avec son poète Djerzawine. Nous n’en avons pas besoin. Fais un pas, ô Russe ! un pas encore, et l’univers est à toi. » Ces espérances ne sont pas nées d’aujourd’hui. Les Russes étaient encore cachés dans les forêts de la Moscovie, faibles, humiliés par les Mongols, que déjà ils faisaient un rêve superbe et ne doutaient pas de leur grandeur future. Cette foi est inséparable de l’autocratie. On ne peut croire au tsar sans croire que le monde lui appartient. Aussi les Russes sont-ils à la fois le plus esclave et le plus orgueilleux des peuples.
L’Asie ne leur suffit pas. Le tsar agite les Slaves de l’Autriche et de la Turquie, et s’annonce comme le chef de leur race, le seul qui puisse la conduire à de grandes destinées. Il se donne auprès des chrétiens grecs pour leur pontife et leur défenseur. Par les alliances et mille sourdes menées, il prend partout pied en Allemagne, et toujours avec je ne sais quoi de hautain qui subjugue et devrait avertir. Son influence pénètre plus loin. À Paris même, il a ses cercles dévoués, ses journalistes, ses agens. Tant que l’esprit de l’autocratie animera la Russie, elle ne voudra jamais s’arrêter ; elle sera entraînée à tout envahir, et méditera, quoi qu’elle dise, la guerre contre le reste du monde. Cette politique agressive est d’autant plus redoutable, qu’elle a, pour servir un dessein arrêté depuis des siècles, l’élan national, la force militaire, un impénétrable secret, et la plus habile diplomatie. Elle est patiente parce qu’elle se sent forte, perfide, car elle ne prend au sérieux la légitimité d’aucune puissance, altière, astucieuse, persévérante, insatiable. Rome autrefois fut ainsi l’ennemie de tous les peuples ; elle leur ravit la liberté, et dès son humble origine se crut appelée à les dominer.
La Russie s’est formée à l’école des Mongols ; la Bohême a imité l’Allemagne ; la Pologne, au centre des états slaves, était plus à l’abri des influences étrangères ; seule, parmi eux, elle est demeurée fidèle au génie national.
La Pologne devint une démocratie nobiliaire. La langue ici nous trahit. Le français n’a pas de mot pour désigner cet ordre équestre qui formait la république. Noblesse éveille une idée fausse : il n’y eut en Pologne rien de pareil à la féodalité, ni droit d’aînesse, ni hiérarchie. Les Lèques prirent pour eux les redevances que les Slaves payaient à leurs miliciens, et se chargèrent en retour de défendre le pays. Ils devinrent chefs militaires et civils de la commune ; ils en furent les gérans et plus tard les possesseurs. Dans l’origine, les paysans étaient assujétis à des corvées sans être serfs, et vivaient familièrement avec leurs seigneurs. Les Lèques se mêlèrent aux Slaves et adoptèrent leurs coutumes. L’ordre équestre s’organisa comme la commune primitive : seulement la patrie remplaça pour lui la sloboda. Il réserva d’abord, sous le nom de starosties, une partie du territoire, le quart de la Pologne, que l’on distribuait, en fiefs viagers, aux plus illustres guerriers, pour leur donner les moyens de servir l’état. Les gentilshommes, du reste, s’estimaient, comme les colons slaves, tenanciers plutôt que propriétaires de leurs domaines privés. Ils les avaient reçus de la patrie, qui seule en avait la vraie possession, et ils furent toujours, pour son service, prodigues de leurs biens, croyant moins faire en cela une action généreuse que payer une juste dette.
À l’exemple aussi des colons slaves, ils étaient tous égaux et frères, et chacun l’égal de tous. Ce n’était point, comme dans les démocraties modernes, le peuple qui était souverain ; c’était chaque citoyen. Chacun possédait la patrie tout entière à soi, sans partage, exerçait sur elle une sorte de droit absolu, et était grand de toute la grandeur de la Pologne. Le veto d’un seul paralysait la volonté publique. Dans les dangers extrêmes, les citoyens pouvaient se liguer sous serment pour sauver leur patrie ; la majorité faisait alors loi entre eux, mais c’était, à leurs yeux, une tyrannie passagère, comme la dictature à Rome. Dès que la république revenait à une situation régulière, les décrets d’une confédération devaient, pour garder force, être acceptés par une diète unanime. Les droits qui exaltaient à ce point la puissance individuelle réprimaient en même temps l’égoïsme. La république ne pouvait subsister qu’à force d’abnégation. L’ordre et le concert ne se maintenaient que par l’universel dévouement. L’esprit de sacrifice était le secret d’état de la Pologne.
C’était, en toutes choses, un service de franche et bonne volonté. Rien ne se faisait par contrainte. Point de trésor ; on s’imposait volontairement dans les besoins de l’état. Point de troupes permanentes ; mais des armées surgissaient au premier appel de la patrie. Point de dignités héréditaires ; la royauté même était élective. Point de fonctions salariées ; les charges obligeaient au contraire à de grandes dépenses. Les ambassades surtout étaient onéreuses. L’ambassadeur défrayait son cortége, faisait des présens aux puissances étrangères, et donnait à la république ceux qu’il recevait. Il se ruinait quelquefois en nobles folies pour soutenir l’honneur de la Pologne. On ne connaissait pas non plus les tribunaux permanens. On se réunissait en jury pour juger les causes, et des hommes zélés allaient s’emparer du coupable.
Chaque citoyen devait donc, si j’ose le dire, se dépenser tout entier, cœur, sang et fortune, pour son pays. Les institutions travaillaient toutes à le former au sacrifice en même temps qu’à la liberté. Elles ne ressemblaient à celles d’aucun autre peuple : les plus belles en ce sens qu’elles proposaient une vie idéale de fraternité et de dévouement ; les plus défectueuses aussi, car l’anarchie était inévitable dès que la vertu faiblissait.
Bien différent de ce libéralisme étroit qui rend l’homme médiocre, et ne faisant de lui qu’une fraction de la foule, le provoque à l’égoïsme, la liberté polonaise donnait à l’homme une dignité infinie, commandait le renoncement, et allumait ainsi la pensée de Dieu dans le peuple. Par le bienfait des coutumes publiques, par une suite de glorieux exemples, par l’habitude de longs siècles, l’enthousiasme est devenu l’ame de la Pologne, comme la terreur est l’ame de la Russie. Le tsar est tout en Russie ; la patrie, tout en Pologne. Nulle part elle n’a imposé autant de devoirs, ni inspiré un amour aussi fervent, aussi religieux. Elle est, pour les Polonais, plus que le sol natal ; elle est surtout cette société idéale que veulent édifier les institutions publiques. Ce culte de la patrie est aussi généreux que fidèle. Le Polonais veut pour elle l’indépendance et non pas les conquêtes, l’honneur plutôt que l’empire. Il se vante de n’avoir jamais attaqué le premier, et son patriotisme est, plus que nul autre, pur de haine, dévoué, chevaleresque.
Aux grandes occasions, la Pologne entière était convoquée, et c’était alors qu’éclatait le mieux l’esprit national. Tout le pays était en mouvement ; on eût dit une levée en masse : le Livonien arrivait dans son carrosse, escorté de fantassins allemands portant la carabine à mèche ; le Cosaque se précipitait à cheval des bords du Dnieper ; palatins, starostes, castellans, accouraient avec leurs hommes, gens de bonne mine et de bonne maison, bannière en tête. Il venait ainsi jusqu’à plus de cent mille nobles, étrange parlement qui campait sur les bords de la Vistule. Cette assemblée de gentilshommes, ardente, mobile, fougueuse, unissait à la fierté aristocratique le sentiment populaire. Ils délibéraient à cheval, en armes, et supportaient mal les longs discours. Aux allocutions des orateurs se mêlaient les hennissemens des chevaux, souvent aussi la musique des balles. Il fallait avoir parole et main promptes ; à la moindre provocation, chacun de prendre ses pistolets à l’arçon ; une étincelle allumait les colères, et c’était alors une mêlée à grands coups de sabre. On aimait ces allures martiales de la discussion ; l’éloquence avait peu de prises, la réflexion moins encore. Tout se faisait par élan de cœur dans cette foule héroïque. Quelquefois un mot imprévu, jeté par une voix dans l’orage, était répété d’acclamation. Ces entraînemens semblaient un ordre de l’esprit saint. L’enthousiasme servait de tactique ; une inspiration soudaine pouvait seule maîtriser ce superbe désordre.
Ce fut sous les Jagellons que la Pologne brilla de tout son éclat. La dynastie des Piasts s’était éteinte ; on appela le roi de Hongrie au trône. Il laissa deux filles, et l’une d’elles fut proclamée reine. C’était une jeune princesse de quatorze ans, d’une merveilleuse beauté et d’une grande piété. Elle avait été autrefois fiancée à un seigneur allemand, jeune, beau et vaillant ; mais le duc de Lithuanie, charmé par tout ce qu’on lui disait d’elle, envoya demander sa main. Il était païen, âgé, et, comme tous les siens, cruel et farouche. La jeune reine, effrayée, ne voulait pas entendre parler de cette union. La noblesse et le clergé lui représentèrent que ce sacrifice gagnerait à la foi les païens du Nord et rendrait à la Pologne des milliers de captifs gardés dans d’impénétrables forêts. La sainte jeune fille se résigna et fut bénie. Le duc la rendit heureuse : il sembla avoir, après son baptême, abjuré son ancien caractère ; il s’attacha les Polonais par sa clémence et par l’oubli des injures, et fut le modèle d’un prince chrétien, miséricordieux et paternel. Ses successeurs suivirent tous son exemple : on ne trouve pas ailleurs une telle suite de bons princes. Durant deux siècles, on n’a pu accuser les Jagellons d’aucune mauvaise action commise par intérêt personnel et dynastique. L’influence exercée par ces princes généreux fut salutaire pour la Pologne. Les courses conquérantes des Lithuaniens cessèrent, ils furent unis aux Polonais, et, grace à l’habileté et à la douceur des Jagellons, la fusion des deux peuples ne coûta pas une goutte de sang. L’ordre teutonique, croisé contre les païens du Nord, vit ses progrès arrêtés par cette conversion, et ce voisin dangereux ne tarda pas à être réduit. Les Jagellons réunissent aussi plus d’une fois à leur couronne celles de Bohême et de Hongrie, disposent de la Moldavie et de la Valachie, battent les Tartares et les Russes, poussent jusqu’en Crimée et jusqu’à Moscou, et défendent la chrétienté contre les Turcs. Avec eux, la Pologne tient le sceptre des pays slaves. Cette époque est également illustrée par les lettres. La Pologne compte alors avec orgueil ses poètes, ses historiens, ses orateurs, ses savans. L’université de Cracovie est fondée, et Copernic lui donne une célébrité européenne.
La Pologne avait trop de bonheur ; elle voulut jouir au lieu de s’élever toujours plus près de son idéal : ce fut ce qui la perdit. Les gentilshommes menaient une vie heureuse, brillante, chevaleresque, vie de château, de chasse et de guerre. De la Baltique à la mer Noire, toutes les familles se connaissaient. C’était une parenté qui étendait son réseau sur la Pologne entière. L’hospitalité resserrait encore ces liens. Jamais il n’y eut si franche camaraderie. On pleurait de joie, on s’embrassait en se rencontrant. Mais qu’il était facile de troubler cette fête ! La Pologne ne subsistait que par l’esprit de sacrifice ; sous l’influence des plaisirs, elle s’en déshabitua. L’égoïsme et l’orgueil prirent les nobles. Ils n’étaient, dans l’origine, qu’une confrérie militaire et patriotique ; ils se parquèrent comme une caste, et rien n’était plus contraire au génie slave et à leur institution primitive. Fiers de leur nombre, de leur gloire, de leurs libertés, ils fermèrent jalousement l’accès de leur ordre, jusque-là très facile, se firent concéder de nouveaux priviléges, annulèrent la royauté, écrasèrent sans pitié le pauvre paysan, forcèrent les bourgeois à vendre leurs terres, avec défense d’en acquérir à l’avenir, et interdirent aux évêques de recevoir dans les ordres un homme qui ne fût pas noble. Un abîme sépara en deux la nation : d’un côté, une multitude esclave, dépouillée, malheureuse, toujours plus ennemie de ses oppresseurs ; de l’autre, l’ordre équestre, hautain, dissipé, factieux : aristocratie remuante et dégénérée. Il y avait là injustice cruelle et menaçant péril.
Diverses causes hâtèrent le déclin de la Pologne. La dynastie des Jagellons s’éteignit, et les désordres des élections recommencèrent. La réforme pénétra dans le pays, amenant avec elle les sectes et les disputes. Un traître dont le nom est maudit par la Pologne, Sicinski, nonce d’Oupita, fit faire à sa nation le dernier pas vers la ruine. Il prononça le veto qui arrêtait les délibérations, mot que depuis des siècles on n’avait pas entendu. Dès que l’usage de ce droit terrible s’introduisait, les diètes unanimes devenaient impossibles, le gouvernement était suspendu de par la constitution, l’anarchie sanctionnée par la loi. Il semble que la Pologne aurait dû renoncer à des institutions trop généreuses pour elle, cependant elle persista à les garder ; aussi bien n’aurait-elle rien gagné à adopter des lois étrangères. L’enthousiasme était si bien son ame, qu’elle devait périr une fois cette flamme éteinte. La Pologne n’aurait pu se façonner à une constitution fondée sur un autre principe. Il n’y avait point de ressources pour elle ailleurs, et sa chute ne fut retardée que par les retours passagers de la nation à l’enthousiasme, ou par les efforts de quelques grands citoyens animés de cette vertu polonaise.
Le mal s’était déclaré sous le dernier des Jagellons, Sigismond-Auguste, qui descendit au tombeau l’amertume dans l’ame. De funestes pressentimens l’accablaient, et, quand on lui demandait de désigner son successeur, il montrait tristement le Nord. La Russie, en effet, grandissait dans ses déserts. Ivan lui donnait la force avec l’unité, et cette puissance épiait déjà la Pologne, espérant bien en faire un jour sa proie. À l’époque des premiers désordres, une voix solennelle se fit entendre. Un prêtre éloquent, Scarga, apparut pour rappeler la Pologne au devoir ; on aurait dit que la conscience publique avertissait les citoyens par sa bouche avant qu’il fût trop tard, et annonçait d’inévitables malheurs, si l’on s’égarait davantage. Mais tout fut inutile. Scarga ne cessait d’exhorter les Polonais au patriotisme, il les conjurait de laisser les querelles, il tançait une noblesse turbulente, il défendait contre elle la royauté et le malheureux paysan ; il combattait aussi la réforme de toute sa puissance. C’est surtout dans les sermons politiques qu’il prononçait à l’ouverture des diètes qu’éclate son véhément génie. Les nonces, presque tous protestans, haïssaient Scarga. Ces hommes fiers l’interrompaient souvent par des murmures ; ils se tenaient debout devant l’autel, et quand le prêtre élevait l’hostie, ils affectaient d’agiter leurs bonnets surmontés d’une aigrette en diamans. Scarga reçut un jour un soufflet, au sortir de l’église ; on voulut même l’assassiner. Il disait sans peur à ses ennemis irrités les vérités les plus dures, et telle était sa force, que souvent il les maîtrisait. Comme les prophètes hébreux qui prédisaient à Jérusalem les verges et les bénédictions, qui saluaient avec ravissement ses triomphes et tout à coup pleuraient ses désolations, Scarga aussi bénit et maudit, exalte et humilie, célèbre et menace à la fois. Telle est sa sublime éloquence. C’est la ferveur de la justice, l’esprit de pénitence, le zèle d’un patriotisme tout pénétré de Dieu ; aucun soin de plaire, nulle division, nul artifice, toujours un discours qui jaillit des profondeurs de l’ame.
La Pologne était alors glorieuse et puissante ; mais les prospérités présentes n’aveuglaient point Scarga. Il voyait les anciennes vertus déchoir, et il déclarait des châtimens certains. Il peignit l’infortune future de sa patrie avec une vérité si frappante, qu’il semble y avoir assisté en esprit : « L’ennemi qui épie l’occasion de vous écraser, disait-il, s’avancera vers vous, et vous saisissant par votre côté faible, mettant la main sur vos discordes, il s’écriera : Maintenant que leur cœur n’est pas d’accord avec lui-même, ils sont perdus ! Leur pied glisse, ils tombent, nous n’avons qu’à les dévorer. Ces libertés dont vous êtes si fiers deviendront la fable de la postérité et la risée du monde. Les vastes états mariés à la Pologne vont s’en détacher, vos dissensions ayant brisé les liens mystérieux qui les unissaient. Votre patrie restera comme une hutte de gardien placée près d’un jardin dont on aura cueilli tous les fruits, une hutte désormais inutile, qui s’écroule abandonnée à la fureur des tempêtes d’hiver. Votre race, vous la verrez dégénérer, et les restes s’en iront dispersés par le monde, et vous serez condamnés à subir une métamorphose horrible, forcés à prendre la nature et les habitudes d’un peuple qui vous hait et qui vous méprise. Ne craignez pas la guerre et les invasions, vous périrez par vos discordes intérieures. »
Un jour, Scarga est interrompu par l’arrivée du courrier qui apportait la nouvelle d’une brillante victoire remportée sur les Suédois. On se jette à genoux ; il entonne le Te Deum, puis il s’arrête comme frappé d’une vision, et, dans un trouble pathétique, il profère cette plainte : « Qui me donnera assez de force pour pleurer jour et nuit les malheurs de mon peuple ? Tu es donc devenue veuve, belle terre, mère de tant d’enfans ! Je te vois dans la captivité, ô royaume orgueilleux ! tu te lamentes sur tes fils, tu ne trouves personne qui veuille te consoler. Tes anciens amis te trahissent et te repoussent. Tes princes, tes guerriers, chassés comme un troupeau, traversent la terre sans s’arrêter et sans trouver de pâturages. Nos églises, nos autels, sont livrés à l’ennemi : le glaive se dresse devant nous ; la misère nous attend au dehors, et cependant le Seigneur dit : — Allez ! allez toujours ! — Mais où irons-nous, Seigneur ? — Allez mourir, vous qui devez mourir ! allez souffrir, vous qui devez souffrir ! » On n’entend pas sans émotion ces paroles ; elles retentirent vainement, il y a trois siècles : aujourd’hui la douleur de tout un peuple leur répond.
Un siècle plus tard, la Pologne fut envahie de tous côtés et un moment effacée de la carte. Les Russes prirent Smolensk et Polotsk ; les Cosaques se détachèrent de la république ; le prince de Transylvanie entra dans Cracovie ; les Suédois s’avancèrent jusqu’au cœur du pays. La noblesse, mécontente du roi, arbora les couleurs de la Suède. Jean-Casimir, abandonné, passa la frontière et se cacha en Silésie. Un prêtre héroïque resta seul fidèle à sa patrie. Dans le diocèse de Cracovie s’élève, au milieu de vastes plaines, une petite montagne appelée Clermont (Clarus Mons). C’est là qu’est bâti le couvent fortifié de Yasna-Gova, célèbre dans les pays slaves par une image miraculeuse de la Vierge. On y vient de tous côtés en pèlerinage, et d’immenses trésors s’y trouvaient alors accumulés. De toute la Pologne, il ne restait de libre que ce rocher. Un détachement suédois crut s’en emparer par un coup de main ; mais il s’y trouva un homme contre lequel devait se briser la fortune de la Suède, le prieur Augustin Kordecki.
Le général Miller, apprenant la résistance du couvent, arrive avec huit mille hommes et vingt canons de campagne. Il n’y avait dans le fort que soixante-huit moines, cent soixante soldats, et cinquante nobles avec leurs familles, en tout quatre cents hommes en état de porter les armes. D’après la loi martiale de l’époque, une garnison qui défendait une place incapable de résister était passée au fil de l’épée. Les Suédois étaient très cruels, et détestaient particulièrement les moines. Les religieux savaient donc ce qui les attendait. Il y avait aussi dans la forteresse une foule de femmes, de vieillards et d’enfans, accourus de tous côtés pour se mettre à l’abri des violences de la soldatesque. Le général fit ouvrir la tranchée. Toutes les espérances humaines des moines reposaient sur la petite armée du général Tscharneski ; mais ce corps, après avoir quitté Cracovie sur la foi d’un armistice, fut assailli et désarmé. On amena ces troupes en triomphe sous les yeux des assiégés. À cette vue, la garnison perdit courage, se révolta, et demanda au prieur de capituler. Kordecki fit arrêter le commandant, chassa quelques canonniers, envoya dans chaque détachement des théologiens éloquens pour ranimer les soldats, augmenta la solde de la troupe et lui fit de nouveau jurer fidélité. Ces mesures prises, Kordecki soutint un nouvel assaut. Au plus fort de la canonnade, pendant que les soldats faisaient leur service, les uns auprès des canons, les autres sur les toits pour empêcher l’incendie, tout à coup une musique céleste retentit au haut des airs comme un hosanna de victoire. L’orchestre et les chantres du couvent étaient montés au sommet de la tour et entonnaient, par-dessus le bruit du combat, le cantique de la Vierge. Cette musique donna aux Polonais joie et ardeur ; elle empêcha aussi les blasphèmes des Suédois d’arriver aux oreilles des femmes, et l’on décida que le même hymne serait entonné sur la tour aux heures du plus grand danger.
Le général suédois fit alors venir de l’artillerie de siége. Les nobles eux-mêmes perdirent tout espoir et voulurent à leur tour capituler. Ils menacèrent plusieurs fois de quitter le couvent. Des nouvelles désolantes arrivaient de toutes parts. Les moines les plus jeunes, dont la foi était moins éprouvée, finirent aussi par trouver la défense impossible. Enfin les nobles de la province accoururent redemander leurs femmes et leurs enfans pour les sauver des périls d’une prise d’assaut. Kordecki eut encore à résister aux cris et aux larmes de ceux qui venaient réclamer leurs familles. Il eut la force de ne pas fléchir. Il prévoyait que, si quelqu’un s’éloignait de la forteresse, les soldats perdraient toute confiance. Il ne laissa sortir personne. Ce courage étonnait les ennemis. Le général Miller, qui se moquait des miracles, croyait à la magie ; il avait peur des visions, et prenait les moines pour des sorciers. Les Cosaques et les Polonais qui servaient avec les Suédois cherchaient, après les assauts, à obtenir l’entrée du couvent pour faire leurs dévotions à la Vierge. Enfin on apprit un jour de fête que Tscharneski faisait quelques tentatives pour chasser les Suédois de la grande Pologne, que le roi passait la frontière, que les soldats, honteux de voir une petite forteresse résister plusieurs mois, quittaient le drapeau ennemi. Des troupes s’avancèrent au secours du couvent, et Miller dut lever le siége après des pertes considérables.
Kordecki montre ce que peut un cœur simple et grand. Il ne voulut en rien transiger avec le devoir ; ce fut là sa force. Son courage humble et calme n’a rien d’humain : la foi en a le secret. De toute une grande nation abattue Kordecki était seul resté debout. La Providence épuisa en vain contre lui toutes les tentations. Soldats, nobles, jeunes moines l’abandonnent ; il ne lui restait que quelques vieillards : Kordecki demeura inébranlable sur son rocher, tenant haut déployée la bannière de la patrie, le cœur rassuré, le regard élevé au ciel. Il évoqua par un exemple héroïque l’esprit national, et de son ame rayonna un enthousiasme qui anima ses compagnons, troubla les ennemis, se répandit au loin, et électrisa enfin toute la Pologne.
Il s’écoule encore, après ces guerres, un siècle de facile bonheur et de relâchement. La Pologne finit par tomber au dernier degré d’abaissement. C’est un chaos de partis, de luttes, de petites révolutions qui croisent leurs désordres. L’ambition divise les grandes familles. La Prusse, la France, la Russie, intriguent. Stanislas n’est que l’amant faible et joué de Catherine : en réalité, c’est elle qui règne à Varsovie. Son insolent ambassadeur, Repnin, affiche son mépris pour un peuple humilié. Les soldats russes occupent les villes, cernent les diètes de leurs baïonnettes, saisissent les citoyens les plus courageux, et les déportent en Sibérie. Jamais plus fière nation ne fut plus outragée. La Pologne frémissait de colère, mais l’anarchie paralysait ses forces. L’excès de la honte fit enfin éclater l’indignation et le désespoir. Quelques généreux citoyens se confédérèrent. Ils n’étaient qu’une poignée, sans canons, sans forteresse, sans discipline. Ils ne calculent pas ce qu’ils peuvent, ils ne pensent qu’au devoir, et ils forment le projet d’écraser les Russes. Cette fois encore des prêtres sont à la tête du mouvement. Les évêques de Cracovie et de Kamienski le préparent. Le père Marc, que le peuple vénérait comme un saint, vient à Bar bénir les confédérés, et prêche le soulèvement dans la province. La Pologne entière fut émue. Partout il se formait des associations armées. C’étaient des corps de deux, trois, quatre cents cavaliers, qui parcouraient les vastes plaines de la Pologne, de Kiew jusqu’en Prusse, de la Baltique à la mer Noire. Les Russes tenaient les villes et les forteresses ; leur centre d’opération était à Varsovie. Ils pouvaient ainsi facilement couper les communications, attaquer les partis détachés, et suivre un plan régulier. Leurs cruautés furent affreuses ; ils brûlèrent des milliers de villages, et les populations, sans abri, erraient misérablement dans les campagnes. Mais cette conduite ne fit qu’exaspérer les victimes. Les confédérés, harcelés sur tous les points, ne cessaient de se renforcer. Les hommes allaient les joindre dans les forêts, les dames envoyaient leurs bijoux aux sultanes pour les intéresser à la cause de la Pologne. Les héros de la confédération faisaient des prodiges de valeur. L’histoire de cette guerre semble un roman épique plein d’aventures extraordinaires et d’incroyables prouesses. Pulawski, le plus brave des confédérés, montra la plus téméraire audace. On le craignait si fort qu’on lui offrit l’amnistie, et qu’on lui promit même de retirer les troupes russes de la Pologne. Il répondit qu’il irait alors les chercher à Saint-Pétersbourg. Il finit par être pris dans une rencontre où, les siens lui criant de se retirer, il se jeta seul sur l’ennemi. Un autre confédéré, Beniowski, pris aussi dans un combat, envoyé à l’extrémité de la Sibérie, se conjura avec les déportés, chassa la garnison, força les pauvres Kamtschadales à jurer fidélité à la Pologne, et défendit six mois sa conquête contre les régimens russes. Obligé enfin de céder au nombre, il se jette sur un mauvais navire avec ses compagnons, cherche le passage du Nord, et navigue avec bonheur sur ces mers inconnues. Repoussé par les glaces, il revient vers le midi, découvre plusieurs îles, aborde au Japon, à Formose, aux Grandes-Indes, trouve une frégate, arrive en France, donne au gouvernement des nouvelles des confédérés, le sollicite en leur faveur, et dépose les archives du Kamtschatka à Paris, où elles se trouvent encore. Elles contenaient un projet d’invasion de la Chine par les Russes, et on envoya cette pièce à Pékin.
L’Europe entière commençait à s’intéresser aux confédérés ; l’incendie qu’ils avaient allumé se propageait au loin. Les Tartares et les Turcs furent entraînés à la guerre, la Grèce s’agitait, tout l’Orient était en feu. La Pologne montrait ce que l’amour exalté de la patrie peut faire de miracles. Mais la pensée d’indépendance et l’enthousiasme qui l’inspiraient menaçaient la politique des états voisins. Le gouvernement militaire de la Prusse, le despotisme du tsar, la police de l’Autriche, avaient à craindre le périlleux exemple que donnait la république. Frédéric comprit le danger ; il communiqua ses inquiétudes à Marie-Thérèse, et ils conçurent avec Catherine l’idée de démembrer la Pologne. On sait comment leur projet s’accomplit ; cent mille Autrichiens et Prussiens cernèrent ce malheureux pays. Après des combats meurtriers, on délogea les confédérés de leurs positions, et l’on finit par donner ordre de poursuivre et juger comme des brigands ceux qui gardaient les armes. Ainsi s’acheva le plus grand crime de l’histoire moderne. La Prusse, que la Pologne avait épargnée sous les Jagellons, l’Autriche, que Sobieski avait sauvée devant Vienne, se réunirent à la Russie pour accabler un peuple généreux qui avait été leur bienfaiteur, et elles l’assassinèrent lâchement. Ce n’était pas seulement une riche dépouille qu’elles avaient convoitée ; elles avaient voulu éteindre le vaste foyer de liberté qui brillait au centre de l’Europe absolutiste ; elles espéraient tuer la Pologne corps et ame. Cette héroïque nation essaya de se relever, mais ce fut en vain ; toutes les fois son martyre recommença plus cruel. Voici bientôt un siècle qu’il dure, et cependant la Pologne n’a pas cessé d’espérer.
La révolution française et Napoléon ouvrent aux Slaves comme une ère nouvelle. Alors pour la première fois, ces peuples entrent en relation étroite avec l’Occident, sortent de leurs limites, et se promènent en armes d’un bout de l’Europe à l’autre. Toujours leurs vieilles haines les divisent. La lutte recommence entre la Russie et la Pologne ; dans les guerres de la république et de l’empire, les deux nations suivent des drapeaux ennemis et ne cessent de se combattre.
La révolution se propageait et triomphait de tous les obstacles lorsque Paul monta sur le trône des tsars. Ce prince était, par nature, par éducation, par position, demeuré séquestré de la cour. Sa mère le détestait et l’entourait d’espions. Paul avait passé sa jeunesse dans la solitude ; son ame généreuse et forte s’y développa ; il prit en aversion l’injustice dont il était victime lui-même, et les crimes qu’il voyait commettre. Paul observa les progrès de la révolution en philosophe. Les légitimistes avaient trouvé hospitalité sur le sol russe ; il les connut, embrassa leur système, et se crut le représentant du droit divin outragé. À la mort de Catherine, il prit tranquillement possession de l’empire. Il ne s’était jusqu’alors jamais mêlé de gouvernement ; mais, comme Sixte-Quint, il parut tout d’un coup rajeuni, et même plus haut de taille. On a souvent parlé des singulières manies de Paul ; M. Mickiewicz en donne une explication ingénieuse et nouvelle. Jamais monarque n’affecta un tel orgueil dans sa démarche. Il voulait relever en sa personne le principe de l’autorité, renversé en France. On voit cependant que bientôt il commença à douter, car il se rejeta sur les formes. Il publia une série d’ukases pour inculquer au peuple le culte de la majesté impériale. On dut, au passage du tsar, se prosterner, descendre de cheval ou de voiture, jeter bas sa fourrure, et même s’agenouiller dans la boue ou la neige.
Paul envoya contre la France Souwarow, qui d’instinct haïssait aussi la révolution. D’une ame haute et ferme, Souwarow se distingua d’abord dans la guerre de sept ans et contre les Turcs ; il prit ensuite Praga, et porta le dernier coup à la Pologne. Il a été jugé sévèrement par les étrangers, qui le trouvaient bizarre, rustique, affecté. Souwarow avait cependant reçu une éducation soignée ; il possédait plusieurs langues, mais il dédaignait de les parler. Il ne pouvait souffrir ce qui était convenance et étiquette ; il avait la bonhomie et la simplicité slaves, et un profond sentiment religieux lui donnait une aveugle confiance dans le succès. Il cherchait la victoire dans l’enthousiasme de ses soldats, comprenait leur manière de voir et de sentir, et savait employer leur langage. Souvent il leur parlait en vers ; plusieurs de ses proclamations sont en assonances ou en rimes que l’on peut trouver ridicules, mais qui ont produit un grand effet sur ses troupes. Une fois, au siége d’Ismaïl, il fit appeler ses soldats ; au lieu d’un ordre du jour éloquent, il leur adressa seulement ces paroles : « Soldats ! à minuit vous me verrez me lever, vous ferez de même ; puis je ferai ma prière, et vous ferez de même ; puis je me laverai, et vous ne le ferez pas, parce que vous n’en avez pas le temps ; puis vous me verrez m’asseoir par terre et chanter comme un coq trois fois (ici il imita le cri du coq) ; ce sera le signal du combat. » Il prit Ismaïl. Souwarow lisait l’Évangile aux soldats et faisait souvent, dans le camp, les fonctions de prédicateur. Cette foi fervente ne lui donnait que plus de haine pour la révolution, et quand on lui amenait des généraux français prisonniers, il leur faisait subir des fumigations comme aux pestiférés. Il adorait la personne de l’empereur ; il s’inclinait devant le prétendant, faisant le signe de la croix, et baisant le pan de son habit. Ce que Paul voulait accomplir par la politique et la religion, Souwarow le voulait accomplir par les armes.
Le malheur devait frapper ces deux hommes. Souwarow tomba victime de ce despotisme qu’il servait de toute son ardeur. Paul venait, par un ukase, de le déclarer le plus grand général de l’univers, et lui ordonnait de faire une entrée triomphale, lorsque tout à coup il se courrouce et le disgracie pour une légère infraction à la discipline. Souwarow rentra solitaire à Saint-Pétersbourg ; il se vit abandonné de tout le monde ; on craignait de prononcer son nom ; ses amis même l’évitaient ; il ne put supporter la défaveur impériale ; le chagrin le fit tomber malade, et il ne tarda pas à mourir.
À cette époque aussi, une immense réaction s’opérait chez Paul. Il s’aperçut que les légitimistes l’exploitaient, et n’avaient aucune foi en leur système. Paul voulait le réaliser dans toute sa rigueur. Représentant d’une cause religieuse, il tenait sévèrement la main à l’accomplissement des devoirs religieux. Il forçait les légitimistes à se confesser, et il ordonna aux prêtres de ne leur donner l’absolution qu’après s’être assurés de leur componction. Les légitimistes, qui parlaient sans cesse de catholicisme, se moquaient de ces pratiques à la cour de Mittau. Il l’apprit, leur refusa tout secours, et retira au prétendant sa pension.
Lorsqu’il traitait avec les rois étrangers, il proposait de réintégrer les princes dépossédés. On dit même qu’il rêvait quelquefois le rétablissement de la Pologne, pour restaurer la justice politique sur la terre ; mais l’ambassadeur d’Autriche laissa entrevoir que son gouvernement profiterait des circonstances pour s’emparer du royaume sarde et de la république de Gênes, et ne se soucierait même pas beaucoup de rendre au pape ses états. Paul voulut aussi devenir chef de tous les ordres de chevalerie. Il créa une foule de nobles, de ducs, de princes, et se proclama, quoique schismatique, grand-maître de Malte. Le pape s’accommoda de cette bizarrerie, et Paul vit qu’il tenait plus à son territoire qu’à la stricte observation des statuts de l’ordre. L’empereur douta alors du pape, des rois, de tous les systèmes et même de la religion. Cet honnête homme, dans ses tristes rêveries, ne savait plus ce qu’il devait entreprendre, et, transporté de colère, il se vengeait de ses mécomptes sur les individus, cassait les généraux, disgraciait ses favoris, et quelquefois même envoyait des régimens entiers en Sibérie. Personne n’était plus en sûreté, et les violens caprices de Paul devaient amener sa fin tragique.
L’avénement d’Alexandre éveilla les plus vives espérances. Ce prince était un Slave, qui avait quelquefois, par tradition, des mouvemens mongols, et en même temps ressentait de la sympathie pour tout ce qui est élevé. Malheureusement la force d’action lui manquait : l’énergie passive lui tenait seule lieu de fermeté. Élevé dans les idées du xviiie siècle, il était libéral à la manière de l’époque ; mais, comme souverain, il laissait les affaires aller leur train, et n’eut jamais la puissance de leur imprimer une direction nouvelle. Alexandre, à Tilsitt, sembla se rapprocher de la France ; une question cependant ne pouvait se résoudre, celle de la Pologne. Alexandre allait jusqu’à offrir des provinces de la Turquie à Napoléon, à condition que le démembrement serait confirmé. Napoléon, prêt à des sacrifices pour gagner l’alliance russe, afin de comprimer l’Angleterre, n’a jamais voulu abandonner décidément la Pologne, et, s’il ne rétablit pas la république, il créa du moins le duché de Varsovie.
Les Polonais avaient salué avec transport la révolution. Leurs émigrés s’étaient mis au service de la république française. Les légions polonaises, détruites dans des combats journaliers, s’étaient trois fois reformées. Elles espéraient enfin se frayer un chemin vers la Pologne. Bonaparte marchait sur Vienne après ses victoires d’Italie ; Dombrowski, le chef intrépide des légions, l’engageait à appeler à l’indépendance les Slaves de l’Autriche, et l’assurait qu’il soulèverait ainsi la moitié de ses provinces ; mais l’heure de ce vieil empire n’avait pas sonné. Le projet était aussi bien conçu que hardi. Bonaparte cependant ne le comprit pas, et tout à coup négocia la paix. Les Polonais avaient plus que personne souffert de la guerre ; mais en apprenant qu’elle allait cesser, ils ressentirent une affreuse douleur ; plusieurs même devinrent fous à cette nouvelle, car la Pologne n’attendait son rétablissement que du conflit européen. Cependant, quand le génie de Napoléon se fut révélé tout entier, la Pologne espéra de nouveau ; elle devina qu’une immense fortune était attachée à cet homme, et se dévoua à lui. Les personnages les plus honnêtes de l’ancien régime ne comprenaient rien à ces sentimens. Kosciusko, Lubomirski, le prince Adam Czartoriski, demandaient à Napoléon des garanties. Ils voulaient lui extorquer la promesse formelle du rétablissement de la république, et avertissaient leurs compatriotes de n’avoir pas une foi aussi aveugle en lui. Le duché était en effet exposé à une ruine financière et agricole, payait des impôts énormes, et entretenait une nombreuse armée. Malgré tout cela, les Polonais tenaient fermement à l’idée napoléonienne. Après leur longue anarchie, ils se trouvaient enfin entraînés par un même enthousiasme. Ils ne se divisaient plus pour des théories politiques, des plans de réformes, des intérêts de factions, stériles disputes qui les avaient perdus. L’union et la confiance étaient revenues. Aussi ne regrettaient-ils ni leur argent ni leur sang. Joseph Poniatowski comprit les instincts de sa nation. Il fut souvent tenté par la Russie, mais il resta jusqu’au bout fidèle à Napoléon, et il est devenu par cette loyauté le héros chéri du peuple, quoiqu’on ait à lui reprocher des fautes politiques et qu’il fût loin d’être un grand tacticien.
L’influence de Napoléon sur la Russie s’explique par des causes toutes contraires ; il agit sur les Russes par l’épouvante. Comme le tsar, il prétendait à la domination universelle, il y marchait armé d’une force souveraine, il y semblait prédestiné. Les paysans et les soldats russes furent, à ce spectacle, troublés dans la foi qu’ils avaient en leur maître. Ils ne purent s’expliquer que par un pouvoir magique et infernal ce formidable rival du tsar. Ils étaient persuadés qu’il changeait de forme à son gré. On rapporte à ce sujet de curieuses légendes. L’une d’elles, par exemple, raconte le combat singulier de Souwarow et de Napoléon. L’empereur prit la forme d’un lion, Souwarow se hâta de la prendre aussi. Napoléon alors se change en aigle. Souwarow voulut se faire aigle bicéphale ; il en demanda la permission à Paul, qui punit cette hardiesse en le dégradant. Aux yeux du peuple, Napoléon était l’esprit de l’abîme, l’antechrist annoncé dans l’Apocalypse. Cette opinion était même répandue parmi les Russes éclairés, et Djerzawine fit dans ce sens la plus belle, la plus inspirée de ses odes. De tels faits méritent leur place dans l’histoire ; rien ne montre mieux l’effroi qu’un seul homme causait à un vaste empire.
Napoléon porta encore un autre coup à l’autocratie. Il a forcé le gouvernement russe à prononcer certaines paroles qui sont comme une abjuration du despotisme. Pour la première fois, en 1812, lorsqu’eut lieu la solennelle rencontre de Napoléon et de la Russie, le tsar n’a plus commandé par la terreur ; il fit appel aux sentimens généreux, il souleva la nation au nom de la religion et de la patrie. Auparavant, ce nom de patrie, oleczestivo, qui enthousiasma en 1812 les paysans russes, ne se trouve dans aucune pièce officielle. La Russie fut aussi saisie alors d’une profonde émotion religieuse. Quand un hiver terrible se leva comme le fléau de Dieu contre Napoléon, le peuple ne s’enorgueillit point ; il reconnut dans sa victoire le secours d’en haut, il attribua tout à la Providence, et disait, dans son langage naïf, que deux généraux de Dieu, son excellence le général Moroz et son excellence le général Golod (la Faim et le Froid), avaient détruit les armées françaises. Alexandre aussi n’a cessé de protester contre les félicitations de son sénat. Il vit dans la délivrance de l’empire l’intervention immédiate de Dieu, et s’humilia devant lui. Dès cette époque, il devint sincèrement pieux. Cette inspiration patriotique et religieuse devait être mortelle à la tradition mongole. Des flammes de Moscou, la cité sainte, sortit l’esprit d’une Russie nouvelle, et c’est en 1812 que commencèrent à se former les sentimens qui éclatèrent dans la conspiration de 1825.
Napoléon a exercé une profonde influence sur les Slaves, plus encore par sa personne que par sa politique, et à cet égard il n’est pas sans intérêt de connaître les vues de M. Mickiewicz sur ce puissant génie. L’éloquent professeur semble ici l’interprète de l’enthousiasme polonais. Napoléon, selon lui, n’a point été enfanté par la révolution ; il demeura étranger aux passions de son époque. Il n’est pas même de l’Occident ; il semble plutôt relever de cet auguste Orient vers lequel l’attirait une secrète sympathie. La génération formée par les encyclopédistes voulait tout analyser, tout comprendre. Il n’y avait plus pour elle de mystère, d’infini. Alors vint un homme inexplicable qui tirait toute sa force de lui-même, qui en répandait les torrens autour de lui, faisait sortir des armées de terre, poussait les nations les unes sur les autres, et pouvait à son gré remplir le monde d’évènemens imprévus. Napoléon, par le spectacle de son prodigieux génie, imposa violemment l’admiration à l’Europe, qui commençait à en devenir incapable. L’Angleterre, malgré sa haine, ne put s’empêcher de rendre à Napoléon un magnifique hommage. Byron salua de son enthousiasme cette volonté superbe et solitaire, souveraine et mystérieuse comme la fatalité. Elle fut l’orage qui fit vibrer sa lyre. Dans Lara, Manfred, le Corsaire, dans ces héros dont personne ne connaît l’origine et n’a pénétré le secret, dans ces sombres et hautaines figures, si puissantes de commandement et de tristesse, on retrouve mêlés ensemble, en une seule ame, la force du dominateur du siècle et les désespoirs du poète. Goethe, cet esprit si sage, n’osait presque pas parler de Napoléon. Sa vénération pour lui était si profonde, qu’il ne prononçait qu’avec respect, au milieu de l’Allemagne humiliée, un nom qu’elle détestait. Jean Müller, le célèbre historien, qui consuma sa vie à combattre l’influence française, et servit dans ce but la Prusse et l’Autriche, après un premier entretien avec Napoléon, reconnut en lui l’homme du destin. Plus tard, quand la crainte ne troubla plus le monde, il n’y eut partout qu’un même sentiment, l’admiration fut universelle. Napoléon fit triompher la révolution française, mais il la domina. Il ne voulut pas comme elle rompre avec l’histoire ; il renoua la tradition brisée du genre humain, il rattacha l’avenir au passé ; par ses guerres gigantesques, il mêla tous les peuples de l’Europe, il rapprocha l’Orient de l’Occident, il prépara l’unité future du monde. Tout cela n’était point dans les instincts du xviiie siècle. Puis, quand il eut disparu, son œuvre ne périt point ; les peuples la continuèrent ; ils étaient entrés sur ses traces dans une ère nouvelle.
Ce brillant tableau semblera plutôt une transfiguration qu’un portrait. Quand un grand homme apparaît, tous les yeux s’attachent sur lui : mais combien peu le voient de même ! L’homme d’état médite le profond politique, le tacticien étudie le fameux capitaine, le poète contemple ce que le caractère a d’idéal, l’œuvre de magnifique et d’éternel. Le peuple, par un instinct qui n’est pas sans justesse, reconnaît un bienfaiteur dans l’illustre envoyé de la Providence ; il lui pardonne, se sent pieusement épris, l’élève sur le piédestal, et lui compose de fables et de légendes une merveilleuse épopée. Puis le moraliste austère et l’observateur sceptique des choses humaines (ils se rencontrent souvent) viennent dissiper le prestige, et montrent sans pitié l’immense égoïsme que masque tant de gloire. Les valets de chambre ne manquent jamais non plus au héros ; ils affluent autour de lui, et nous racontent ses petitesses. De toutes ces rumeurs si diverses se compose la renommée, et la vérité aussi, qui, après quelques querelles, finissent d’habitude par devenir bonnes sœurs.
Maintenant que nous connaissons les peuples slaves, nous pouvons interroger leur avenir. Nous devons ici quitter M. Mickiewicz. Dans ses dernières leçons, il a parlé des destinées futures des Slaves ; jamais il ne s’est élevé à une plus haute éloquence ; mais on regrettait de le voir toujours davantage entraîné vers de fallacieuses espérances auxquelles il n’avait pas fait encore de si directes allusions.
Si l’on arrête ses regards sur les deux grandes nations slaves, la question d’avenir paraît d’avance résolue. Jamais la Pologne n’a semblé plus faible, ni la Russie plus puissante. La Russie fait des progrès inquiétans. Une politique qui se tient sur la défensive ou s’enferme dans les frontières d’un peuple est sans force contre elle. Le tsar a en lui-même une énergie de commandement qui l’entraîne à la conquête du monde. Il faut, pour le combattre à armes égales, une idée souveraine qui veuille aussi tout se soumettre. L’Occident la cherche depuis la révolution ; mais nous sommes encore perdus dans une incertitude immense, vivant au jour le jour, sans principe arrêté, à la merci des évènemens. La Russie a beau jeu devant ces hésitations. Quoi qu’il en soit, le despotisme ne peut plus garder la victoire. Déjà, à qui observe bien, l’autocratie offre des signes de décrépitude. Un danger obscur, méprisé, formidable pourtant, la menace. Elle n’a cessé de persécuter les instincts slaves sans réussir à les arracher du cœur du peuple. Ils persistent, chez le paysan surtout, comprimés et vivaces. Il semble qu’on ne soit plus dans l’empire d’Ivan et de Pierre quand on visite les campagnes de la Russie. Au lieu d’une société disciplinée militairement, on rencontre un peuple bon, paisible, hospitalier, passionné de danse et de musique, qui n’est pas fait pour vivre de terreur. On voit assis aux portes des cabanes de majestueux vieillards à barbe blanche que l’on prendrait pour les patriarches de la sloboda ; ils en ont gardé les secrets agricoles, les traditions, les contes, et, par eux, l’esprit de ces temps anciens s’est transmis jusqu’à nos jours, de génération en génération. Les villages rappellent ceux des colons slaves ; ce sont les mêmes mœurs ; le caractère primitif est cependant altéré par l’influence de l’autocratie. Le paysan russe est dissimulé en même temps qu’affable, et malgré sa douceur native, il a des accès de cruauté ; puis le bonheur a disparu. Ses chants vifs et mélancoliques trahissent un cœur fait pour la joie et accablé de tristesse. Il est malheureux, non point par misère ; il est généralement plus à l’aise que nos ouvriers ; c’est son ame qui souffre. Il se console quelquefois en pensant que ses fils enrégimentés font trembler l’Europe ; mais il finira par se lasser d’un orgueil national qu’il paie si cher, car ses besoins les plus profonds ne sont pas satisfaits ; cette douleur travaille à le désaffectionner de son gouvernement, et prend plus de force à une époque où partout se réveille le génie slave.
L’église a été enchaînée en Russie ; le clergé, avili, ignorant, forcé de se livrer à des travaux manuels pour gagner chétivement sa vie, n’est plus respecté. Il n’a plus même le droit de donner l’enseignement religieux. Qu’en est-il résulté ? Le peuple, privé d’instruction chrétienne, se livre à tous les caprices de son imagination mystique ; mille sectes se forment, et des plus étranges. L’église grecque est morte depuis des siècles, et ce vaste corps sans vie va se décomposant. Comme on envoie les sectaires en Sibérie, les seigneurs cachent le mal aussi long-temps que possible, pour ne pas perdre leurs paysans. L’hérésie gagne néanmoins, elle s’étend, et quand elle éclate, il faut renoncer à punir : les coupables sont trop nombreux. Ainsi cet empire qui se vante de son unité est sourdement miné par l’anarchie religieuse, et, d’après l’opinion des Russes éclairés, c’est là un de ses grands périls.
Pierre a ouvert la Russie à l’Europe. Il ne voulait que gagner des ressources pour le despotisme ; les idées libérales ont pénétré aussi. Elles se répandent et discréditent le pouvoir absolu ; elles se glissent jusque dans l’armée, dont elles atteignent la sévère discipline. Les généraux obéissent, mais ce n’est plus toujours aveuglément ; ils sentent le besoin de justifier devant leur conscience les ordres qu’ils ont reçus. L’empereur lui-même se prend quelquefois à n’être plus assuré de son droit et à douter du dogme moscovite. L’autocratie donc, malgré son appareil imposant, ses succès, et ce qui lui reste de forces, décline en réalité.
Que fait la Pologne tandis que la Russie est secrètement ébranlée ? L’élite de la nation est déportée en Sibérie, ensevelie dans les casemates de Saint-Pétersbourg, dispersée dans les pays étrangers. Et quel triste spectacle offre la terre polonaise ! Les châteaux de la noblesse sont déserts. Le vieux paysan qui abat les arbres dans la forêt se souvient qu’il ne devrait pas travailler seul ; il pense à ses fils tués dans les victoires de l’insurrection, et il s’arrête pour pleurer et s’agenouiller. Les mains sont désarmées, les écoles fermées, la religion, la langue même, poursuivies comme rebelles ; les emplois, donnés aux Russes ; partout des espions, et la prison, le knout, le gibet, punissent le moindre signe de patriotisme. Cependant la Pologne ne perd point courage ; elle garde un espoir indestructible que se transmettent comme un dépôt sacré ses générations de martyrs. Il lui est bon d’être ainsi frappée. Depuis qu’elle ne s’amollit plus aux plaisirs, elle retrouve l’esprit de sacrifice et l’exaltation qui font sa force. Cette énergie nouvelle ne peut encore éclater en Pologne ; elle y demeure cachée dans les cœurs. Les ames sont puissamment travaillées. La Pologne semble tranquille ; celui qui la visite pourrait croire la nation abattue et résignée à son humiliation ; mais s’il pénétrait les secrètes pensées du peuple, il verrait l’effervescence qui l’agite. Un fait remarquable en est l’indice. Un gentilhomme de Lithuanie, M. Towianski, vint en France, il y a bientôt trois ans ; jusqu’alors il avait vécu sur ses terres, honoré pour sa piété, et chéri de ses paysans ; son ame s’était échauffée à la vue des souffrances de la Pologne, il crut entendre dans les luttes de la prière des promesses divines, et recevoir un ordre d’en haut. Il partit pour obéir à cet appel mystérieux. Arrivé à Paris, il convoqua les Polonais, et leur annonça qu’il avait mission céleste pour les ramener dans leur patrie et la délivrer avec eux. Bientôt plusieurs crurent en lui. M. Towianski ne s’était encore fait connaître par rien ; mais il n’est point un homme ordinaire ; il a une foi contagieuse en son œuvre, de l’éloquence, force et douceur, et un magique ascendant sur les ames, auxquelles il donne paix et exaltation. Il s’adressait d’ailleurs à des émigrés consumés du regret de leur patrie, et dont plusieurs vivaient dans l’attente d’un secours providentiel. Ses disciples forment une école croisée pour affranchir la Pologne, et née sous l’influence de la douleur nationale, du mysticisme slave, et des idées qui remuent le siècle. Ce patriotisme brûlant se fait ainsi jour sur la terre étrangère, et inspire aux poètes de l’exil des chants magnifiques, les plus beaux que la Pologne ait entendus. Cette poésie est un évènement important. Elle ne s’amuse point aux jeux brillans de l’imagination : elle veut préparer des vengeurs ; elle provoque aux généreuses audaces, elle anime les volontés au devoir et à l’héroïsme ; elle est austère et pieuse. Le poète polonais pleure une tragique infortune, mais il ne s’abandonne point aux lâches plaintes des souffrances égoïstes ; il ne voit plus de secours ici bas ; mais il regarde en haut, et la douleur lui apprend le renoncement et la foi. C’est à ces chants qu’il faut demander ce que pense la Pologne. Cette poésie est aujourd’hui la seule voix de la nation ; elle nous apprend que les Polonais ont moins que jamais renoncé à l’insurrection ; elle nous annonce aussi qu’un grand changement s’est accompli parmi eux.
La Pologne, victime de la violence et de l’égoïsme, a pris au sérieux la justice et la fraternité ; elle reconnaît qu’elle y manqua en retenant les paysans dans une dure servitude. Ses poètes se montrent émus de sympathie pour le pauvre peuple ; ils se plaisent à célébrer ses vertus, et veulent la liberté pour lui. Ceux qui rêvent la résurrection de l’ancienne Pologne se font illusion : c’est chose impossible. La royauté a péri dans l’incurie. La noblesse s’est discréditée par son orgueil et son anarchie ; elle s’est porté le dernier coup en 1830, lorsqu’elle ruina tout par ses discordes. Une puissance nouvelle lui succède ; le peuple s’est émancipé. Le désastre national a éveillé en lui le patriotisme qu’avait assoupi l’oppression de l’ordre équestre. Il a combattu sur les champs de bataille de l’insurrection, et a conquis ses droits par son dévouement à la cause publique.
C’est après le démembrement accompli par l’Autriche, la Russie et la Prusse, que pour la première fois un bourgeois apparaît dans l’histoire de Pologne, nous voulons parler du cordonnier Kilinski. Cet homme simple exerçait une grande influence sur les chefs d’ateliers et les ouvriers, qui le savaient patriote. Lors des troubles de Varsovie, il fut mandé devant Repnin. Le prince, que chacun craignait, s’étonna de voir cet artisan se présenter à lui d’un air calme et fier. Il crut que Kilinski ignorait à qui il parlait ; il entr’ouvrit son manteau, et, montrant tous ses ordres : « Regarde, dit-il, bourgeois, et tremble. — Monseigneur, répond Kilinski, je vois chaque nuit au ciel d’innombrables étoiles, et je ne tremble pas. » Quand éclata l’insurrection de Kosciusko, Kilinski fit une confession générale de ses péchés, communia avec larmes, et prit ensuite congé de ses enfans et de sa femme, l’œil sec et le cœur ferme. Il montra la plus grande valeur. Il a laissé des mémoires où respire sa belle ame ; il cherche à atténuer ses faits d’armes ; on ne surprend en lui ni haine ni esprit de vengeance ; il regrette de verser le sang ; il aurait seulement voulu, comme il le dit avec bonhomie, effrayer les ennemis pour les faire fuir.
Dans la dernière insurrection, ce furent les paysans qui se battirent le mieux. Ils accouraient de toutes parts. Un jour, on en renvoya quinze mille faute d’armes à leur donner. S’il s’était trouvé un homme pour diriger leur élan, il se fût fait des miracles. Les paysans ont pris rang dans la nation par l’enthousiasme qu’ils montrèrent alors. Les autres classes apprennent à les aimer et à les estimer depuis les services qu’ils ont rendus, et comprennent qu’ils feront désormais la plus grande force de la Pologne. Une ancienne prophétie populaire annonce qu’un jour les paysans seront rois, et ils croient eux-mêmes que cette promesse se réalisera bientôt. Lorsque Chlopicki fut élu généralissime, ils virent dans son nom[3] un heureux présage pour eux, et disaient dans leur joie naïve qu’un des leurs était enfin à la tête de la nation.
Ainsi la Pologne a fait depuis le démembrement un progrès important. Au lieu de n’être qu’une aristocratie dégénérée, elle est devenue une nation. Elle n’a jamais eu autant de génie, ni plus de vertu. On peut prévoir qu’elle se relèvera. Un peuple condamné à périr est toujours un peuple épuisé, et l’épreuve est salutaire quand elle ne brise pas. L’empereur de Russie semble n’être pas rassuré. Ses rigueurs redoublées trahissent des craintes. La Pologne frémit, et il sait qu’il n’a pas de plus dangereuse ennemie. Lorsqu’en 1830 arriva à Saint-Pétersbourg la nouvelle de l’insurrection, Nicolas disparut un jour entier. Ses courtisans inquiets ne pouvaient le trouver. On le découvrit enfin dans la chapelle du palais ; il y avait passé plusieurs heures, seul, à genoux.
Mais le duel de la Pologne et de la Russie ne durera pas toujours. Les Slaves ne seront pas éternellement divisés. L’impulsion qui porte aujourd’hui les peuples à se rapprocher agit puissamment sur eux, et l’unité de race les sollicite à l’unité politique. Ce fut en Bohême que l’on vit les premiers signes de cette tendance nouvelle. Ce pays, neutre entre la Russie et la Pologne, presque étranger à la grande querelle slave, était bien placé pour parler d’union. Il avait à lutter contre l’influence allemande. L’Autriche voulait le germaniser. Il fallait aux Bohêmes, pour repousser cet effort d’une race étrangère, résister au nom de leur race. L’opposition dut se dissimuler, et prit le masque d’une érudition désintéressée. Les Bohêmes étudièrent les anciennes institutions des Slaves, leurs langues, leurs littératures, montrèrent l’originalité de leur génie, multiplièrent les preuves de leur commune origine, et surent éveiller par ces recherches l’enthousiasme pour une race qu’ils voyaient humiliée, persécutée, et qu’ils aimaient avec une sorte de religion. Il s’est formé ainsi à Prague une école dont l’importance grandit chaque jour, et dont les travaux sont autant de plaidoyers déguisés pour l’union slave.
Ces idées n’auraient cependant pas atteint et ému les masses, si elles étaient demeurées à l’état de doctrine savante. Le démembrement de la Pologne fit plus pour les populariser que les publications des antiquaires bohêmes. Quand les Slaves de l’Autriche se rencontrèrent sous les mêmes drapeaux avec des soldats polonais, ils furent étonnés de comprendre leur langue ; depuis longtemps, ils avaient presque oublié, dans la diversité des destinées, les peuples dont les Krapaks les séparent ; ils se souvinrent alors de ces frères avec lesquels ils avaient des rapports plus naturels qu’avec l’empire d’Allemagne. Cette pensée devait porter ses fruits. Le partage de la Pologne eut un autre résultat bien inattendu. Les nombreux Polonais exilés en Russie s’aperçurent que les Russes souffraient comme eux de l’autocratie, et rien ne rapproche autant qu’une même infortune. La Sibérie aussi fut le témoin de cette réconciliation. Des milliers de gentilshommes polonais y ont été déportés depuis le commencement des guerres de Catherine et de Stanislas. Ces mornes déserts, patrie de la douleur, voient une grande œuvre se préparer dans les larmes et le mystère. Là, Russe et Polonais se pardonnent ; victimes du même despotisme, ils ne forment plus qu’une seule nation, qui s’appelle la nation malheureuse ; ils s’assistent et se consolent, et quand l’un d’eux quitte cet affreux exil, ses compagnons le fêtent, et lui font dans leur pauvreté quelque cadeau pour le voyage. Ce sont là des souvenirs qui ne se perdent pas. Russe et Polonais de retour savent qu’ils ne sont pas nécessairement ennemis, et que le pouvoir qui les frappe tous les deux est aussi celui qui les a fait se haïr.
Ce fut en 1825 que ces sentimens se firent jour pour la première fois. Des Russes et des Polonais conspirèrent ensemble pour renverser l’autocratie. Ils avaient encore un autre projet ; car on trouva parmi les objets saisis un énorme cachet aux armes des douze peuples slaves. À cette vue, les juges éclatèrent de rire, tant l’idée leur parut chimérique ; depuis lors elle a fait des progrès qui forcent à la prendre au sérieux. Des hommes éminens la partagent. Des sociétés secrètes s’organisent pour la propager. Elle se répand toujours plus. Entre les peuples slaves les ressentimens diminuent, la sympathie croît. L’intérêt dirige aussi leurs pensées vers l’union, qui leur offrirait les plus grands avantages. Ils ne peuvent s’empêcher de voir que s’ils joignaient un jour leurs forces, s’ils réussissaient à se confédérer, ils formeraient le premier empire d’Europe.
Deux obstacles empêchaient jusqu’à présent les peuples slaves d’y songer : ils n’avaient pas de relation entre eux, vivaient séparés, et s’ignoraient mutuellement ; mais les communications sont maintenant faciles et fréquentes. Les Slaves du midi et du nord, de l’orient et de l’occident, sont sans doute devenus très divers ; toutefois, en se visitant, ils ne peuvent manquer de reconnaître à mille signes leur parenté ; la race, la langue, le caractère, les mœurs, les rapprochent et les distinguent profondément des peuples qui les entourent, ou qui sont enclavés au milieu. Puis les influences et les dominations étrangères que les Slaves subissent encore les ont divisés en camps hostiles ; aujourd’hui elles s’affaiblissent, et ils retournent à leur propre génie. La vie commune qui les animait avant tous ces esclavages se rallume, ils marchent à la fois à l’unité et à une rénovation sociale.
L’idée de l’union slave grandira, car elle est fondée sur la nature des choses ; elle n’est donc point un piége de la Russie pour attirer l’Europe orientale sous sa domination. L’empereur de Russie voit la puissance de ce mouvement et cherche à le détourner à son profit. Il décore les savans bohêmes ; il promet aux Slaves l’unité sous sa protection ; il ourdit mille intrigues, et ses agens sont infatigables. Les Slaves ne se laisseront pas abuser. Ils n’ont pas de plus terrible ennemi que les tsars ; leur nationalité ou l’autocratie doit périr ; elles sont irréconciliables ; l’une est nécessairement la ruine de l’autre. Les Slaves sont agités par une sourde et profonde émotion populaire, dont l’instinct déjouera des artifices de cabinet.
Les Slaves se distinguent par la cordialité, la bonhomie, l’hospitalité ; ils ont le génie de la musique et de la poésie ; ils aiment la magnificence, les fêtes et les repas ; leur ame est chaleureuse et enthousiaste. Aucun peuple n’a autant l’esprit de fraternité ; ils se sont toujours salués du nom de frères, et n’ont pas même de mot dans leur langue pour désigner une caste. Un profond mysticisme s’allie chez eux au génie politique. Ce mysticisme ressemble bien peu à celui de l’Allemagne ou de l’Inde ; il n’a rien de rêveur ni de contemplatif ; il prescrit le dévouement, il est mâle et tendre ; il ne dédaigne point la terre, il cherche à la conquérir à la pensée divine ; il voit dans la patrie une sainte institution, il inspire pour elle une fervente piété ; il forme des citoyens, non des anachorètes, et il est fait pour les assemblées publiques plutôt que pour les extases du désert. Le premier besoin des Slaves est celui d’un gouvernement humain et sympathique. Le despotisme n’est pas uniquement pour eux le pouvoir arbitraire d’un seul ; c’est tout gouvernement sans amour, quelles qu’en soient du reste les formes.
Les peuples de l’Occident arrivent à la même pensée : les principes chrétiens de justice et de fraternité ont fini par s’imposer aux esprits et par devenir la raison universelle. On s’est alors aperçu qu’ils ne sont pas réalisés dans la société. Le malaise durera autant que la contradiction ; le repos nous sera refusé jusqu’à ce qu’elle soit effacée. Ce moment était inévitable. Une religion, sous peine d’abdiquer, prétend à l’empire absolu. Comme Dieu, elle est tout ou rien. L’Évangile n’était jusqu’ici qu’une loi privée, il doit devenir loi publique ; il fait effort pour régénérer l’état, après avoir régénéré la famille. Ce qui se passe dans le secret des consciences et sur la scène politique, l’essor de l’industrie aussi bien que la crise religieuse, le scepticisme qui désaffectionne des choses anciennes, et les pressentimens unanimes, tout annonce cette vaste et bienfaisante révolution. Mais que d’angoisses nous traverserons avant de toucher la terre promise ! Combien s’égarent qui voulaient nous y conduire ! Trop souvent les apôtres de la charité nouvelle ont le langage de la haine, trop souvent ils prêchent la licence des mœurs, trop souvent ils réhabilitent la chair et le sang. On parle avec emphase de l’humanité, et l’on a moins de religion pour la patrie, et les liens de la famille se relâchent. On voit avec tristesse et frayeur le christianisme abandonner les cœurs à mesure qu’il pénètre dans les institutions ; la conscience individuelle s’obscurcit lorsque la conscience publique s’éclaire ; les dévouemens prochains et difficiles sont négligés pour les lointaines et commodes affections, et les ames s’affaissent toujours plus vers la terre. On reconnaît là le déclin moral, le dérèglement de pensée, qui suivent toujours la chute des croyances. Il nous a fallu accomplir une terrible destruction, et cette œuvre nous a épuisés. Il est resté dans notre air je ne sais quel souffle de mort, quelle haleine du tombeau. Nous avons besoin de secours, nous cherchons avec inquiétude d’où il nous viendra.
C’est alors que surgit une famille de peuples dont tous les instincts réclament un ordre nouveau. Elle n’est pas obligée, comme nous, pour y arriver, de renier son passé, de se détacher violemment de sa tradition, de se perdre dans un doute immense qui lui ôte la force de créer. Il lui faut seulement retourner à ses vieilles coutumes, se retremper dans ses origines, appeler sur elle l’esprit des ancêtres, rejeter les servitudes étrangères, développer son organisation primitive. En même temps les Slaves n’ont pas nos erreurs. Dans toutes les classes, chez le gentilhomme, le paysan, le bourgeois, on trouve la vénération filiale, l’amour fraternel, toutes les piétés domestiques. Le patriotisme n’est pas moins une vertu de ces peuples. Il en pénètre la vie entière, il en est la grande passion. Jamais les Slaves ne seront cosmopolites. Ils ne se montrent pas patriotes seulement dans les affaires publiques ; ils le sont partout, dans la science, la poésie, la religion même. Les Slaves ont aussi un austère sentiment du devoir ; ils sont demeurés jeunes et robustes, ils ont gardé leur verte énergie. La société officielle russe est très corrompue, les débris de la noblesse polonaise sont en grande partie voltairiens ; mais ce n’est pas là le vrai peuple slave. Il faut le chercher dans les campagnes de la Russie et de la Pologne, dans les rochers de l’Illyrie, dans les vallées de la Bohême. On le trouve là avec toutes ses vertus nationales. Ce peuple si noblement doué n’a guère rien fait encore. Autour de lui, en Asie, en Europe, les empires, les religions, les civilisations se sont succédé, le travail de l’homme a été prodigieux. Mais aujourd’hui les Slaves quittent leur inertie ; ils se sentent appelés soudain à quelque chose de grand. Maintenant aussi ne s’élabore-t-il pas dans la douleur une Europe nouvelle qui seule les satisfera et qui semble avoir besoin d’eux ? N’y a-t-il pas là une harmonie providentielle, et n’est-on pas conduit à penser que les Slaves étaient réservés pour la révolution qui se prépare ?
Les apparences ne justifient guère encore ces prévisions. Les Slaves sont partout courbés sous le despotisme, et leur seul représentant politique est l’autocratie ; mais cela ne doit pas faire illusion. Ce peuple, enfermé dans les frontières du pouvoir absolu, a pourtant le génie de la liberté ; les colons de la sloboda, l’ancienne Bohême, l’ancienne Russie, la république des Cosaques, et jusqu’à nos jours, la Pologne, les fières tribus du Monténégro et de la Serbie le prouvent assez. Les Slaves forment une vaste opposition contre leurs gouvernemens. Déjà tous ces gouvernemens sont ébranlés ; la Turquie menace ruine ; l’Autriche a plus d’un péril à redouter. La puissante autocratie russe n’a plus la même force. Cet arbre qui porte si haut la tête, si loin ses rameaux, n’a pas de racines profondes dans le sol national, et l’orage s’amasse contre lui. Quels que soient les évènemens et la durée de la lutte, les Slaves ont pour eux l’avenir. Autrement ils auraient en vain reçu dans leur caractère et leurs institutions primitives les germes d’une société libre et fraternelle. Ils ne sont pas destinés à s’armer contre l’Occident pour le replonger dans la barbarie ; ils doivent travailler de concert avec lui. Ils furent autrefois notre boulevard contre les invasions des Mongols et des Turcs ; ils ont à pénétrer maintenant dans l’Orient pour lui donner la civilisation chrétienne. Telle paraît être leur vraie mission, et aucun peuple n’a fait défaut à la sienne.
On comprend, de ce point de vue, pourquoi les Slaves se sont tenus jusqu’à ce jour à l’écart. Leur temps n’était pas venu. Ils devaient attendre que l’humanité fût mûre pour le progrès qui va s’accomplir. Ces longs siècles pourtant n’ont pas été perdus. Les Slaves ont été exercés par beaucoup de souffrances. Aucune race n’a été ainsi flagellée. D’abord de fréquens esclavages, puis l’invasion mongole, le deuil inconsolable des Serbes, la catastrophe des Bohêmes, le martyre de la Pologne, le joug qu’appesantit sur la Russie un cruel despotisme : que de douleurs ! quelles rudes expériences ! Ils vont enfin recueillir les fruits de cette sévère éducation. Les peuples du Midi ont commencé l’histoire de l’Europe ; les Germains ont apparu avec le christianisme ; l’époque qui s’ouvre est marquée par l’avénement des Slaves.
- ↑ Les Saxons et les Anglais se disputent l’honneur d’avoir créé le jury. Des deux côtés, on a tort. Le jury est une institution slave, que les Saxons ont adoptée très anciennement, et transportée en Angleterre.
- ↑ Il est resté quelque chose de cet esprit. Les Slaves n’ont pas le jaloux et cupide égoïsme de la propriété, qui est une des plaies de notre Occident. On ne voit ni haies ni murs dans les campagnes ; les propriétés ne sont séparées que par une bande de gazon. Ce serait un grand crime à l’homme d’y toucher ; mais les animaux peuvent en manger l’herbe, et, quand les blés sont hauts, les vaches broutent à la file l’étroite limite. On craint si fort d’entamer du soc ce ruban vert, que presque partout il s’est beaucoup élargi. Les terres sont en jachère tous les deux ans ; elles deviennent alors communes, et chacun peut y faire pâturer librement son bétail. Les paysans observent encore les anciens rites dans la construction de leurs maisons. Si l’un d’eux, opprimé par son seigneur, s’enfuit, pas un de ses voisins ne voudra s’emparer de sa propriété ; coutume d’une haute moralité qui abolit toute idée de confiscation et empêche de profiter du malheur de son prochain. Les procès sont très rares, et l’hospitalité est sans bornes.
- ↑ Chlop, paysan : chlopicki, paysanesque, si l’on ose ainsi dire.