Le Bec en l’air/Mort de M. Coquelin Cadet

Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 183-186).

MORT DE M. COQUELIN CADET


Avant que ne s’installent, autour de ce trépas prématuré, des légendes — en lesquelles le ridicule le disputera à l’odieux — je tiens à raconter, aussi brièvement que possible, cette catastrophe dont je fus le témoin et aussi — hélas ! — la cause.

Depuis pas mal de temps, Coquelin Cadet me tourmentait pour que je déjeunasse avec lui. Il tenait à me présenter à sa nouvelle petite bonne amie, assuré, disait-il, qu’elle me plairait beaucoup.

Il fut donc décidé que j’acceptais ce matin. Nous nous mîmes à table à onze heures et le repas fut un de ceux dont on dit que la cordialité ne cessa d’y régner.

Aussitôt après déjeuner, nous prîmes congé de la jeune femme et nous nous dirigeâmes vers le Théâtre-Français où son service de semaine appelait le célèbre sociétaire.

Vers midi et demi environ (exactement midi trente-quatre), nous vîmes, se dirigeant vers la scène, MM. Émile Bergerat et Camille de Sainte-Croix dont les comédiens se disposaient à répéter la pièce : Manon Roland.

Tout d’abord, Coquelin Cadet ni moi n’avions aperçu ces messieurs.

À un moment prêté…

(Ordinairement, on dit à un moment donné, mais je ne veux rien accepter en une aussi pénible circonstance. Je rendrai ce moment dès que j’aurai un peu de temps devant moi.)

À un moment prêté, dis-je, c’est moi qui, dans l’ombre des coulisses, découvris la présence des deux spirituels dramaturges.

— Tiens ! fis-je sans penser à mal, voici 5,000.

— 5,000 quoi ? demanda Cadet un peu interloqué.

— 5,000… Je dis : voici 5,000.

— J’entends bien, mais 5,000 quoi ?

— 5,000 !

Cadet haussa les épaules, geste qui, chez lui, indiquait comme un dédain des propos d’autrui.

Mais comme il semblait en proie à l’insoutenable angoisse de ne pas comprendre, je vins à son secours :

— 5,000… Le compte est facile à faire : 4,000 de Sainte-Croix et 1,000 Bergerat, ça fait bien 5,000 !

Coquelin Cadet tomba raide sur le sol.

Un médecin, le docteur Paul Mounet, qui passait, fortuit, en ces parages, ne put que constater la mort du brave artiste.

Hâtons-nous de rassurer les amateurs de fin comique : M. Coquelin Cadet laisse un neveu naturel qui l’imite à s’y méprendre et dont M. Claretie a signé l’engagement sur le cadavre pantelant encore de l’oncle.

Alas, poor Ernest !


P.-S. — Ai-je besoin d’ajouter que cette nouvelle était prématurée. M. Coquelin Cadet en fut quitte pour une semaine de repos.

À l’heure qu’il est (7 h. 20), le sympathique sociétaire serait tout à fait bien portant, sans un diable de cor…