Michel Lévy frères (p. 274-284).



XXIV


La journée fut triste à Puy-Verdon. Éveline, à qui son père avait annoncé Thierray au déjeuner (s’étonnant lui-même de ne pas le voir rendu avant lui), l’attendit vainement d’heure en heure, et passa de l’inquiétude au dépit, du dépit à l’effroi et au chagrin. Olympe, ravie de voir son mari plus tôt qu’elle ne l’espérait, sentit tout aussitôt un coup mortel la frapper au cœur quand elle lut sur son visage un abattement inconcevable et qu’elle trouva dans ses manières quelque chose de contraint qu’elle ne connaissait pas. L’attitude de Nathalie était effrayante de roideur et d’amertume.

— Elle me le tuera, se disait Olympe. Hélas ! ne peut-elle se contenter d’une victime ?

La pauvre femme voyait bien que la blessure faite à Dutertre partait de là ; mais elle était si loin de penser qu’elle eût à se défendre ou à se justifier auprès de lui, qu’elle se gardait de l’interroger, s’étant fait une loi, non-seulement de ne jamais se plaindre à lui de Nathalie, mais de ne jamais l’aider à s’en plaindre devant elle. Dans cette union qui semblait si belle, si bien assortie, et que l’amour avait formée de ses propres mains, il y avait fatalement un côté sacrifié : ces deux époux ne pouvaient ouvrir entièrement leur cœur l’un à l’autre. Ils souffraient d’un mal commun qu’ils ne pouvaient jamais alléger par un mutuel épanchement, et une des plus vives sources de la félicité humaine, la fusion des chagrins dans l’intimité, leur était interdite par les délicatesses de l’affection même.

Le départ d’Amédée étonna médiocrement. Dans une vie aussi pleine et aussi chargée d’intérêts généraux et particuliers que l’était celle de Dutertre, il paraissait tout simple qu’une nouvelle imprévue le fît disposer pour quelques jours de l’intelligence et de l’activité de son neveu. Dutertre ne donna pas d’importance à ce départ, et se contenta de dire que l’affaire pourrait bien retenir Amédée absent une quinzaine.

Nathalie observa tout haut à son père qu’elle augurait une plus longue absence. Elle seule avait compris la cause de cet incident. Dutertre lui répondit d’un ton bref qu’elle ne savait rien de ses affaires. Elle subit cette mortification avec une sorte de joie. Elle avait étonné et inquiété Olympe, qui voyait poindre des malheurs inconnus dans chacune de ses paroles mystérieuses.

Caroline gronda son père de n’avoir pas envoyé son secrétaire ou quelque autre de ses employés à la place d’Amédée.

— Qu’est-ce que nous allons faire sans notre bonne d’enfants ? dit-elle, répétant par affection le titre que sa sœur Éveline avait donné par moquerie à Amédée. Qui est-ce qui m’attrapera des papillons ? Et l’anglais, que je commençais à parler, je vais l’oublier, moi ! Et qui est-ce qui nous fera la lecture pendant que nous travaillons, maman et moi ?

— Le fait est, dit Éveline, qu’il va nous manquer, notre pauvre Amédée ! Il faudra donc que je monte à cheval toute seule dans le parc, puisque mon père me trouve trop grande pour être accompagnée dehors par un domestique ? Oh ! si je reste enfermée, moi, je vais faire une maladie.

Dutertre sentait lui-même combien, dans une famille, l’absence d’un des membres les plus dévoués et les plus aimables laisse un vide sinistre. À chaque instant, il se surprenait sur le point d’adresser la parole à son neveu, et, quand on venait lui parler de ses travaux des champs, il disait, ne se rappelant pas les détails nombreux dont il l’avait chargé : « Nous demanderons cela à M. Amédée. » Et tout aussitôt il avait le cœur serré en se disant qu’Amédée ne reviendrait peut-être jamais à Puy-Verdon.

Au bout de deux ou trois jours, Dutertre, surpris de ne pas voir revenir Thierray, et remarquant les yeux souvent rouges de larmes de la pauvre Éveline, le crut malade et alla lui rendre visite. Thierray n’avait pas quitté le pays ; mais, ce jour-là, il était allé faire une longue course dans la campagne. Dutertre lui laissa sa carte, et quelques jours se passèrent encore ainsi, sans que Thierray fît mine de reparaître.

Thierray s’était promis de retourner à Paris. Mais sa situation lui paraissait si étrange, qu’il crut devoir rester au moins une semaine en expectative.

— Si Dutertre pense que j’ai compromis sa fille, se disait-il, il viendra m’en demander réparation ; s’il pense que c’est elle qui s’est compromise pour moi, il jugera peut-être devoir accepter celle que je lui ai offerte. Mon devoir est donc de laisser venir, et de me tenir sous la main de ce père irrité ou fantasque.

Et il continua le roman qu’il écrivait pour le public, jugeant que celui de sa vie réelle tournait à un pauvre dénoûment.

Thierray était mortellement triste, en dépit de sa résignation.

« On dit, écrivait-il à Flavien, que le témoignage d’une bonne conscience tient lieu de tout. Je t’assure que ma conscience est pure de tout crime, et même de toute faute, et pourtant ton manoir m’est devenu une prison, ton revenant un cauchemar, et ton perroquet une figure de croque-mort. J’avais rêvé ici pourtant, pendant vingt-quatre heures, une vie de prince à ma taille de poëte ; si j’avais épousé le million d’Éveline, mon ambition se fût bornée à avoir six mille livres de rente et à te louer Mont-Revêche à perpétuité, afin d’y travailler en paix avec une Éveline convertie, une capricieuse corrigée à mes côtés… et qui sait ? un ou deux marmots jouant à mes pieds sur le tapis brodé par la chanoinesse ! Oui, j’avais rêvé l’amour jusqu’à chérir en imagination les petits Thierray, noirs et malins, que je croyais déjà voir grouiller autour de moi. — Eh bien, me voilà seul, seul pour toujours probablement, car tout ce qui m’est arrivé me dégoûte de l’hyménée singulièrement, et, si madame Hélyette ne vient en personne me consoler, je crois que je mourrai sage, à l’abri de toute perfidie, mais triste et sot comme un vieux garçon. »

Thierray avait raconté à Flavien tout le petit drame de ses amours avec Éveline. La seule chose dont il ne se fût pas avisé, c’était de vouloir relire cette première lettre de son ami qui avait, à son insu, causé tout le mal. Il eût trouvé sous sa main une preuve matérielle de sa distraction qui lui eût expliqué l’étrange conduite de Dutertre à son égard.

Éveline, mortifiée et presque désespérée, avait écrit deux billets à Thierray, et, pour plus de sûreté, les avait confiés à Crésus sous le couvert de Forget. La première fois, Forget avait refusé net de rien recevoir, et la seconde, sur les instances du groom, qu’il ne pouvait blâmer d’obéir aux ordres de sa maîtresse, il les avait brûlés devant lui, en le prenant à témoin de sa vertueuse horreur pour l’entremettage même le plus innocent.

Éveline ne savait plus à quel saint se vouer. Elle avait une fierté excessive à certains égards ; à certains autres, elle en était totalement dépourvue. Elle avait le cœur sincère et l’esprit faux. Elle n’eût pas souffert d’un homme du monde la moindre infraction au respect qui lui était dû ; elle s’exposait sans honte à des leçons de la part d’un domestique. Pour elle, qui se croyait née sinon reine, comme Nathalie, du moins héroïne et princesse, la hardiesse d’un homme de cette classe l’amusait sans l’offenser. C’était Condé ou Turenne accueillant d’un sourire la familiarité du soldat, disant : Le drôle a raison, et ne changeant rien pour cela à sa raison d’État ou à sa tactique de guerre.

Si bien qu’un soir, Dutertre s’étant absenté (ayant été tout de bon forcé d’aller passer vingt-quatre heures à sa ferme des Rivets pour une importante expertise), il passa par la tête d’Éveline de faire une seconde campagne à Mont-Revêche. Le succès de la première l’enhardissait. Il y a, dans l’impunité d’une faute comme d’une sottise, un attrait fatal pour en commettre d’autres.

— Thierray est fantasque, se disait-elle. Il est susceptible, ombrageux, un peu despote. La dernière fois que nous nous sommes vus, il est parti triste. Ou ma fortune épouvante sa fierté bien réellement, ou, en voulant l’amener à tolérer mes défauts, j’ai véritablement effrayé sa rigidité. Il se débat contre moi, et cependant il ne feint pas ; il n’est pas malade, il ne cherche point, cette fois, de prétexte, mais il reste, il attend, il veut me faire sentir que je dois plier et me soumettre aux exigences de son caractère. Il n’en sera pas ainsi. Je veux qu’il m’aime comme je suis, et que mes sottises mêmes, faites au profit de son amour-propre, lui tournent la tête et me le livrent pieds et poings liés. Il me recevra mal, il me dira encore des injures : tant mieux ! il en sera d’autant plus repentant et plus faible quand il me verra pleurer. Oui, oui, je sais bien que cela me fera grand mal et que je pleurerai pour tout de bon ; mais il m’en demandera pardon à genoux, et, quand le jour paraîtra, il me dira encore comme Roméo : « Non, ce n’est pas le chant de l’alouette ! »

Il s’agissait d’exécuter ce téméraire projet, rendu plus difficile par la résistance formidable de Forget, et par l’hésitation de Crésus, qui commençait à craindre les conséquences de son rôle de page.

— Je me passerai d’eux, j’irai seule, se dit Éveline. J’aurai un déguisement meilleur que celui de madame Hélyette : j’irai à pied, je resterai moins longtemps, je rentrerai avant le jour. Ainsi je n’aurai point de confidents qui puissent épouvanter ce scrupuleux et ce pusillanime Thierray.

Mais comment pénétrer dans l’impénétrable castel de Mont-Revêche ? Par la porte, il n’y fallait plus songer.

— Eh bien, se dit cavalièrement Éveline, à défaut de la porte, on entre par la fenêtre.

Pour être téméraire au point où l’était cette jeune fille, il ne suffit pas d’être extravagante et volontaire, il faut encore être innocente jusqu’à l’ignorance des véritables dangers qui menacent une femme. Éveline savait vaguement qu’on peut perdre son honneur par trop de confiance. Pour n’avoir pas l’air d’une petite fille trop sotte, elle faisait même parfois semblant de savoir comment, bien qu’elle n’en sût rien du tout. Mais ce dont elle ne se doutait pas le moins du monde, c’est qu’elle pût être en danger, même avec un très-honnête homme. N’ayant ressenti aucun entraînement des sens, elle ignorait la violence de ces entraînements chez les autres. Elle ne pensait pas qu’un baiser pût lui donner le vertige, et, d’ailleurs, défendue, au milieu de ses hardiesses inouïes, par l’instinct d’une pudeur farouche, elle n’admettait pas la pensée de pouvoir s’oublier jusqu’à accorder un baiser à l’homme à qui elle allait offrir sa main et son cœur.

— Il ne s’agit donc plus, pensa-t-elle, que d’entrer par la fenêtre !

Le jour qui précéda la nuit de cette nouvelle expédition, elle profita de l’absence de Dutertre pour monter à cheval avec Crésus. Olympe la vit et essaya de lui remontrer que ce serait un chagrin pour son père, qui, depuis sa dernière promenade avec le page, lui avait affectueusement, mais sérieusement interdit de recommencer. Elle s’y prit avec toutes les formes de la douceur et de la tendresse insinuante. Éveline n’était pas disposée à céder ce jour-là ; il y allait pour elle de son projet mystérieux : elle résista.

— Mon père ne le saura pas, répondit-elle en s’élançant sur sa belle jument anglaise, qui piaffait déjà d’impatience d’emporter son léger fardeau à travers champs.

— Pardonnez-moi, chère enfant ; il le saura, répondit Olympe.

— Certainement ! dit Nathalie, qui, d’une fenêtre donnant sur la cour, assistait à cette scène comme par hasard ; c’est la première chose que lui dira madame.

Crésus et un autre domestique étaient là, car il y a toujours dans les luttes de famille quelques-uns de ces muets témoins qui en exagèrent ou n’en comprennent pas la gravité. Olympe avait été tentée de leur défendre d’accompagner Éveline, dont l’honneur lui avait été confié et dont la réputation devait, selon elle, lui faire braver la colère même de cette folle enfant ; mais la parole glacée de Nathalie tomba sur son cœur et l’énerva. Elle pâlit, et, tendant la main à Éveline :

— Allez donc, ma chère enfant, lui dit-elle, si vous ratifiez l’insulte que l’on vient de me faire !

En voyant une larme brûlante dans les yeux d’Olympe, Éveline eut un remords : elle sauta légèrement de son cheval et, allant à elle, elle l’embrassa.

— Non, chère mère, lui dit-elle, je sais bien que vous ne le direz pas, vous !

Et, levant la tête vers la fenêtre où Nathalie s’était placée en observation :

— Si quelqu’un le dit, ajouta-t-elle, ce sera Nathalie. Allons, rentrez, chère petite maman, et ne songez plus à cela, j’y renonce.

Olympe rentra pour cacher ses pleurs.

— Et vite, Crésus ! en route, dit Éveline en regrimpant à cheval ; et vous, silence ! cria-t-elle à l’autre domestique.

Puis elle partit comme un trait. Elle eût franchi un précipice, s’il s’en fût ouvert un sous ses pas.

Elle prit pour but un endroit quelconque, fit deux lieues de galop, et revint par un autre chemin qu’elle connaissait à merveille et qui passait au bas de la colline de Mont-Revêche, du côté opposé à la porte du château et à la ferme qui se trouvait située au-dessous. Quand elle fut là :

— Tiens, dit-elle en se retournant vers Crésus : j’ai pris le plus long, voici Mont-Revêche ! Pourquoi donc ne m’as-tu pas dit que je me trompais ?

— Je ne savais pas que vous vous trompiez, répondit Crésus, qui n’en pensait pas un mot.

Éveline mit son cheval au pas comme pour le laisser souffler, échangea quelques paroles oiseuses avec Crésus, et jeta sur les dehors du petit castel le coup d’œil d’un général expérimenté qui tâte les endroits faibles de la place. Elle avisa un éboulement qui, de loin, lui parut facile à escalader, et qui, selon ses conjectures, devait donner accès dans une petite chapelle que Thierray faisait précisément réparer. Elle distingua une échelle qu’elle jugea courte, car elle n’en put compter les barreaux.

— Thierray m’aurait-il fait cette galanterie pour me faciliter les moyens de pénétrer au cœur de la forteresse ? se dit-elle, souriant de la facilité de son entreprise.

Et, sans faire plus d’attention ni de calcul, elle reprit le galop et disparut.

Thierray, en ce moment-là, était dans la chapelle ; il voyait passer Éveline, dont, malgré l’éloignement, il reconnaissait le costume et l’allure élégante. Il eut le courage de ne pas se montrer à la fenêtre, et crut le danger passé quand elle eut disparu dans le boisé avec son plan écrit dans le cerveau.

À minuit, Éveline, qui s’était procuré un costume de paysan, sous prétexte d’habiller de neuf le petit neveu de Grondette (un gars d’une quinzaine d’années, à peu près de sa taille), endossa le sarrau de toile bise, chaussa les longues guêtres de laine et les gros souliers, couvrit ses épaules d’une peau de mouton bien chaude, à la manière des bergers du pays, cacha ses beaux cheveux sous un chapeau à grands bords, s’arma héroïquement de petits pistolets sous sa blouse, prit un bâton de houx dans sa main délicate couverte de gros gants verts tricotés, et gravit les rochers de la cascade avec autant de nerf et d’haleine que si elle eût fait toute sa vie le métier de chevrière. De ce côté, le parc n’était fermé que par une barrière rustique, facile à enjamber. Éveline, souple et mince comme un serpent, passa à travers les barreaux, et se trouva, en pleine nuit, en pleine campagne.

La grande connaissance qu’elle avait des moindres accidents du terrain, des moindres détails du paysage, lui permit de se diriger presque à vol d’oiseau sur Mont-Revêche, à travers les taillis, les prairies et les ravins, sans suivre aucune route tracée. Elle avait donc beaucoup de chances pour ne rencontrer personne, et elle les eut toutes, car elle traversa effectivement un désert. Elle fit le double du chemin voulu, pour éviter les petits torrents des montagnes et les ascensions trop pénibles ; néanmoins elle eut encore plus d’une fatigue à surmonter, plus d’un obstacle à franchir : rien ne la rebuta. Exaltée par son propre courage, alerte et solide dans les habits légers et les fortes chaussures du paysan, elle marcha à la conquête de son fiancé avec un héroïsme digne d’une amazone de l’Arioste. Déterminée à faire tête aux loups s’ils osaient l’aborder, elle se demanda pourquoi elle aurait moins de bravoure et de bonheur, pour satisfaire un rêve romanesque, que n’en avaient chaque nuit les femmes et les enfants de la campagne, pour aller voler un fagot ou une brassée d’herbes dans la propriété du voisin. Souriante, animée, adroite, ardente, elle eût semblé belle à Thierray, en dépit de lui-même, s’il l’eût vue ainsi fendre les genêts comme un chevreuil, ou raser comme un lièvre les joncs épineux des clairières.