Michel Lévy frères (p. 263-274).



XXIII


Amédée, atterré, courba la tête comme si cette bénédiction eût été celle du prêtre au pied de l’échafaud.

— Vous me tuez, dit-il ; mais que votre volonté soit faite !

— Non, je te sauve, dit Dutertre en se levant. Il y aurait, dans la tâche que tu t’imposes, des douleurs que ni toi ni moi n’avions prévues. C’est à moi seul de les supporter. Ne m’interroge pas ; je ne puis rien te dire, sinon que je crois en loi comme en moi-même, et que ce n’est par aucun sentiment d’égoïste et vulgaire méfiance que je t’éloigne. Je te dis qu’il le faut, non pour mon honneur, mais pour ma dignité ; non pour le repos de mon esprit, mais pour celui de ma conscience.

— Votre arrêt est mystérieux, mais je dois m’y soumettre sans le pénétrer, dit Amédée. Alors, donnez-moi donc quelque grande tâche à accomplir pour vous, quelque mission difficile ; trouvez-moi un moyen pour que je trouve, moi, de la force, en me disant que ma force vous est nécessaire.

— Oui, elle m’est nécessaire, et me le sera toujours. Mais c’est au sein de la famille surtout, car j’ai besoin de ton affection plus encore que de ton intelligence et de ton travail. Écoute ! cette famille si belle et si vivace, dont j’étais trop fier et que je croyais pouvoir rassembler toujours sous mon aile, va se disperser. Il le faut. Éveline va, je crois, épouser Thierray, Qu’elle a choisi elle-même, et que j’estime. Nathalie me suit à Paris : va m’y attendre ; nous vivrons là tous trois avec ma sœur. Je ne ferai ici, pendant l’année qui va commencer, que de rapides apparitions, comme j’y suis contraint depuis que j’ai eu le malheur d’accepter la députation. Ma femme libre calme, habituée déjà à l’idée de quelques années d’absence, séparée de celle de mes filles qui la tue, vivra tranquille et guérira auprès de ma Caroline. D’ici à un an, Nathalie sera mariée ; je donnerai ma démission, et alors, si tu peux me jurer sur l’honneur que tu es guéri, nous reviendrons vivre ici, et je caresserai de nouveau l’espoir que tu m’as donné de t’attacher à ma plus jeune… à ma meilleure fille ! Sinon, tu partiras pour l’Amérique, où tu auras peut-être ma fortune à sauver d’un danger toujours suspendu sur elle.

— Ce danger vous préoccupe trop peu, mon oncle, laissez-moi partir tout de suite,

— Non, dit Dutertre, qui s’effrayait des suites du désespoir d’Amédée, et qui n’osait l’abandonner trop à lui-même, tant le sentiment paternel vivait généreux et tendre dans son âme à côté du sentiment conjugal ; — non, le moment de s’occuper des choses matérielles n’est pas venu. Nous souffrons ici d’un mal moral, moi surtout, qui vais m’exiler encore une fois de ma maison, et associer ma vie pour plus de souffrances à celle d’une âme terrible, d’une fille parfois dénaturée ! J’aurai beaucoup à souffrir, mon ami ; il me faudra de la force et de la patience. Je n’aurai pas ma Benjamine pour essuyer mes larmes. Je laisse ce trésor à Olympe. Remplace auprès de moi cette fille chérie, en même temps que tu seras le doux et sage conseil que j’aime à écouter dans mes agitations intérieures. Tu m’aimes plus que toi-même, tu le dis, je le crois, j’accepte !

En parlant ainsi, Dutertre examinait la physionomie d’Amédée avec soin. Il éprouvait ce jeune courage, il s’efforçait de le détacher de lui-même, de le sauver par l’enthousiasme du dévouement, qui était sa véritable vertu, sa véritable force. S’il eût aperçu quelque hésitation dans son regard, quelque défaillance dans son esprit, il eût renoncé à ce moyen de salut, il en eût cherché quelque autre. Mais le regard d’Amédée resta brillant, sa figure s’éclaircit, un sourire d’espoir et de reconnaissance fit trembler ses lèvres.

— Oui, vous avez raison, s’écria-t-il, c’est là mon désir, c’est là ma mission et ma gloire ! Être votre appui dans la lutte qu’on livre à votre justice et à votre bonté, votre consolation dans les douleurs dont on vous abreuve !… Merci, merci, mon père ! je ne suis pas assez grand, assez digne pour vous conseiller, comme vous le dites ; mais, là où la grandeur manque, la tendresse supplée. Je vous, aimerai, je souffrirai avec vous, je trouverai moyen de vivre et de bénir mon sort avec cette pensée-là ; soyez tranquille ; je pars tout de suite… il le faut… Oui, je comprends, ou je devine ! quelque langue empoisonnée… Non, non, n’en parlons pas, n’y pensons pas. Pardonnons tout. Travaillons au bonheur de ceux qui nous assassinent. Nous les ramènerons par la patience, par le dévouement ; vous verrez, mon oncle, vous serez encore heureux ! vous guérirez tous vos malades ! Oh ! soyez béni pour cette pensée de vouloir me garder près de vous quand vous serez loin d’ici !

Amédée tomba dans les bras de son père adoptif en fondant en larmes. Son cœur se brisait, mais il restait si fidèle, si sincère envers son juge et son rival ; il baisait avec tant d’effusion la main du sacrificateur, que Dutertre oublia entièrement l’espèce de rage qui l’avait transporté un instant auparavant, pour le serrer dans ses bras et ne plus voir en lui que le meilleur des fils et le plus pur des êtres.

Il le suivit dans le pavillon carré, s’occupa de le munir d’argent, de lettres et d’effets, avec une délicate sollicitude, et prépara avec lui le prétexte d’affaires qu’il donnerait à ce brusque départ, sans éveiller l’attention de personne.

Pendant ce temps, on préparait la voiture qui devait emmener le jeune homme. Dutertre lui prit le bras pour l’y conduire lui-même. En repassant devant la porte de la tourelle où, tant de fois, Amédée avait veillé de loin et en secret sur le sommeil fébrile d’Olympe, Dutertre sentit un alourdissement du bras appuyé sur le sien, comme si la mort glaçait subitement les membres de ce malheureux enfant ; mais cette violente émotion fut rapidement vaincue. Amédée sourit de son mal en silence, et tout aussitôt, plein de vaillance et de sublime enjouement, il doubla le pas, en recommandant à son oncle ses fleurs et ses animaux favoris. Quand la voiture qui emportait le dernier sourire adressé à son ami eut disparu derrière les murs du château, il retomba comme anéanti sur lui-même, et, pendant quelques heures, il fut réellement suspendu entre la vie et la mort, ne pensant plus, ne comprenant pas, ne se souvenant de rien, et croyant qu’il n’aurait pas la peine d’aller jusqu’au bout de son voyage.

Dutertre, resté seul, sentit une sorte de soulagement momentané, comme après l’accomplissement d’un devoir ; mais quand il rentra dans sa maison, il pensa qu’il n’y reverrait plus cet enfant si parfait, et la trouva vide. L’être qui, pour lui, peuplait tout de joies ineffables était comme séparé de lui désormais par un abîme. Il ne croyait pas Olympe infidèle par le cœur, et il savait qu’elle ne l’avait pas été par les sens ; mais il n’était pas sûr qu’elle ne l’eût pas été par l’imagination : et ne fut-ce que pour un instant, sans le concours de sa volonté, et comme à l’insu d’elle-même, c’en était assez pour que le radieux bonheur de l’époux fût terni, presque empoisonné.

Il n’alla pas réveiller sa femme. Il ne voulut ou il n’osa pas croire que quelque inquiétude sur son compte l’eût empêchée de s’endormir. Il n’alla pas, comme à l’ordinaire, contempler son beau sommeil chaste comme celui d’une vierge. Il craignait de se surprendre moins occupé de l’admirer que d’espionner la découverte de quelque secrète trahison de l’âme. Son rôle d’époux, qu’il avait rempli jusque-là avec tant de religieuse dignité, lui parut, pour la première fois, le rôle odieux ou ridicule d’un mari jaloux ou trompé.

Il alla errer dans les bois et prit la direction de Mont-Revêche sans y songer, mais entraîné par un instinct de méfiance dont il ne se rendait pas compte. Il rencontra Thierray qui venait déjeuner à Puy-Verdon. Dutertre ne songea pas à saluer en lui son gendre, à lui faire l’accueil encourageant et paternel des autres jours. Il ne se souvenait même pas que ce fût là le futur époux d’Éveline. Il ne voyait plus en lui que le confident de Flavien, l’homme qui avait lu cette lettre maudite, et qui pouvait supposer son honneur en péril. Sans cette lettre, Dutertre eût, à coup sûr, ce jour-là, provoqué généreusement ces aveux délicats, toujours embarrassants de la part d’un homme sans fortune, demandant la main d’une riche héritière. Plus que tout autre, Thierray avait besoin qu’on fit les premiers pas vers lui, car sa fierté souffrait extrêmement de la situation où il se trouvait. Il sentait que ses assiduités auprès d’Éveline ne pouvaient se prolonger davantage sans la sanction officielle du père de famille. Il s’était donc résolu à la demander ce jour-là, et, quand il vit Dutertre seul et à pied, il descendit de cheval et se mit à marcher près de lui, espérant, comptant presque que Dutertre allait le premier briser la glace.

Mais Dutertre, pâle, malade, accablé, le consterna par la différence de son accueil avec celui des autres jours ; son front chargé d’ennuis, son regard investigateur, ses paroles contraintes firent croire à Thierray que l’équipée d’Éveline était découverte, et qu’il se trouvait en présence d’un père justement irrité, qui attendait, dans une attitude sévère, l’offre de la réparation inévitable.

Thierray n’était nullement préparé à se jeter la tête en avant dans le précipice du mariage avec une fille sans cervelle. Il avait compté parler de ses espérances et avoir du temps pour se raviser, si l’inconséquence d’Éveline l’y forçait, sans l’exposer à aucun blâme. En se croyant pris dans un piége, peut-être tendu par elle avec plus d’habileté qu’elle n’en paraissait capable, peu s’en fallut qu’il ne la prît en aversion.

Enfin il fallait s’exécuter, car Dutertre parlait de la pluie et du beau temps d’un air préoccupé que Thierray prit pour un air ironique et menaçant.

— Monsieur, dit Thierray, vous me faites l’honneur, j’espère, de ne pas me regarder comme un misérable, et j’ai hâte de vous prouver que je suis digne de l’estime que vous m’avez témoignée jusqu’à ce jour ; mais, avant tout, j’ai besoin de vous demander si vous me croyez capable d’avoir provoqué, même par intention, la regrettable circonstance où je me suis trouvé hier.

— Assez ! assez ! monsieur Thierray, répondit Dutertre avec une sorte de violence. Je sais très-bien qu’il n’y a pas de votre faute ; il n’était pas besoin de me le dire, et je m’étonne beaucoup que vous pensiez devoir m’en parler.

Puis il ajouta d’un ton plus calme :

— Vous avez de l’honneur ; je me fie à votre discrétion, bien que je sache qu’il n’y ait là rien de grave, rien qui blesse mon honneur, et dont j’aie le droit de me plaindre en ce qui vous concerne.

Dutertre croyait, en parlant ainsi, que Thierray s’était aperçu de sa méprise dans l’envoi de la lettre, et qu’il venait lui en témoigner son regret, idée qu’avec raison il trouvait assez inintelligente, presque déplacée. Il ne se doutait pas plus de la visite de sa fille à Mont-Revêche que Thierray ne se doutait d’avoir encore quatre cents vers de sa façon dans le tiroir de son bureau à la place des confidences de son ami.

La philosophie de Dutertre à son égard le frappa donc d’une grande surprise, et il y vit un esprit de justice si rigide, qu’il en fut presque effrayé.

— Pauvre Éveline ! pensa-t-il, on la sait si folle, qu’on ne songe pas même à m’accuser, et on l’abandonne aux conséquences de sa faute, sans m’imposer pour devoir de les réparer. Allons, je serai aussi héroïque que cet honnête homme ! j’épouserai, dussé-je m’en mordre les doigts plus tard !

— Monsieur, dit-il, j’admire votre sagesse et votre fierté ; mai ? je sens que je dois à votre honneur une réparation…

— Eh ! quelle diable de réparation pourriez-vous m’offrir, vous ? dit Dutertre l’interrompant avec une sorte d’ironie amère. Vous ne pouvez pas m’en donner d’autre que celle du silence, et j’y compte. Ne parlons plus de cela, vous dis-je.

Et, lui tendant la main d’une manière plus imposante qu’affectueuse, il ajouta :

— N’en parlons jamais, je vous en prie, Thierray !

Thierray fut profondément blessé de cette réponse, qui pouvait s’interpréter comme un refus formel de la main d’Éveline.

— Fort bien ! se dit-il, les bourgeois seront toujours des bourgeois ; les riches voudront toujours des gendres riches ; les artistes, les gens de lettres seront toujours, dans les familles opulentes, des messieurs sans conséquence, pour qui les demoiselles de la maison ont parfois des passions assez vives, mais qui ne sont pas tenus d’épouser, parce qu’ils ne peuvent offrir, eux, aucune espèce de réparation à l’honneur compromis. Pourvu que je me taise, on ne m’en demande pas davantage ; c’est tout ce à quoi je suis propre. Un amant discret et clandestin, c’est possible ; un époux officiel, jamais !

Il ne répondit à Dutertre que par un sourire dédaigneux, que Dutertre n’observa même pas. Thierray aurait rougi d’insister ; il aurait eu l’air de profiter de la folie d’une petite fille pour épouser un million de dot. Mais sa surprise, sa consternation furent au comble, quand Dutertre, qui ne voulait plus penser qu’au bonheur de sa fille, et était résolu à surmonter son propre malaise en présence de son futur gendre, lui dit fort naturellement :

— Allons, Thierray, vous êtes à cheval, vous alliez à Puy-Verdon, ne vous dérangez pas plus longtemps. Je vais voir une coupe que j’ai par ici ; ma femme est revenue, et je vous retrouverai à déjeuner.

Là-dessus, il s’éloigna sans juger nécessaire d’attendre la réponse de Thierray.

— Ceci est trop fort ! dit le jeune homme en remontant avec rage sur son cheval. On sait que je suis aimé ; la fille est compromise ; on m’interdit très-formellement de songer au mariage, et on m’autorise à revenir dans la maison ! C’est un peu trop me traiter en subalterne, je pense… ou bien cette fille a déjà fait plus d’une équipée du même genre. On sait qu’elle est perdue, qu’elle ne peut être épousée, et on lui permet d’avoir des amants sous forme de fiancés pour l’empêcher de faire du scandale. Est-ce là la cause de ce soin qu’elle prend elle-même de ne jamais rien promettre pour l’avenir ? Est-elle une de ces femmes affranchies qui ont horreur du mariage et qui prétendent vivre libres à la face du monde ? Elle est assez cerveau brûlé pour avoir contraint sa famille à subir les conséquences de son émancipation. Ma foi ! je serais bien sot de n’en pas profiter. Cela est beaucoup plus agréable qu’un engagement comme celui que j’allais prendre.

Et Thierray piqua des deux, le cœur plein de colère et l’esprit de railleries.

Mais, comme il approchait des tourelles blanches et sveltes de Puy-Verdon, il assista à une petite scène gravement burlesque qui le fit rentrer en lui-même.

Quoiqu’il n’eût pas emmené Forget, Forget se trouvait là. Il était venu pour vider un compte avec M. Crésus, qu’il n’avait pu voir la veille, le page ayant passé tout le jour endormi et caché dans le grenier à foin, pour se dédommager de la mauvaise nuit qu’Éveline lui avait procurée. Forget venait chercher et guetter Crésus aux alentours du château, et, au moment où Thierray approchait, le rigide serviteur de Mont-Revêche venait de surprendre, auprès d’un jeune arbre dépouillé de ses feuilles… le page de Puy-Verdon prenant en rêve le délassement d’une pipée dont il préparait les gluaux.

Thierray entendant parler Forget sur un diapason inusité, et reconnaissant aussi la voix de Crésus, qui semblait demander grâce tout en provoquant, selon la coutume des enfants terribles, arrêta son cheval et prêta l’oreille.

— C’est très-bien ! disait Forget. Tu n’es qu’un méchant galopin que j’ai toujours soupçonné de me voler mon tabac et mes brosses. Tu le faisais par méchanceté plus que par chiperie, je le sais bien ; mais tu m’as fait de mauvaises farces dont je n’ai pas voulu me plaindre. C’est toi, pas moins, qui m’as fait quitter ces bons maîtres, parce que je ne pouvais plus me supporter avec toi. J’ai été bon ; j’ai dit : « Si je le fais renvoyer et qu’il tombe sur de la canaille de maîtres comme il y en a, c’est un enfant perdu qui ira au mal comme tant d’autres. » J’ai lâché la maison…

— Oui, oui, répondit Crésus, parce que vous saviez bien que mademoiselle Éveline me soutiendrait, et que vous ne me feriez pas renvoyer comme ça ! Vous n’êtes qu’un vieux grigou qui se fâche de tout…

— Et, en attendant, je t’ai pardonné quand tu es venu me demander grâce en pleurant, et me disant que, si tu étais renvoyé de Puy-Verdon, tes parents ne te recevraient pas. Le vieux a cédé la place au jeune, parce que le vieux était sûr de gagner sa vie honnêtement partout, et que le jeune risquait de devenir un vagabond et de finir par les galères.

— Eh bien, qu’est-ce que vous me reprochez à c’t’heure ? quel mal est-ce que je vous ai fait depuis ?

— Tu m’as fait faire hier une sottise, et je te le reprocherai toute ma vie. Tu es venu me chanter des histoires, me dire des mensonges au sujet de… enfin, suffit !

— Mais puisque je vous dis que mademoiselle Éve…

— Tais-toi, tais-toi, vilain môme ! si tu dis encore une fois son nom, j’vas t’allonger encore une fois les oreilles.

— Allons, allons, père Forget, pas de bêtises ! Je vous jure qu’elle m’a dit ce que je vous ai dit. Je savais bien que c’était une frime pour vous faire couper dedans, et qu’elle n’allait chez vous que pour faire une farce à votre monsieur ; mais dame ! je vous ai parlé comme j’étais commandé. C’est-il ma faute ?

— C’est bon, en v’là assez, dit Forget, je ne veux pas te faire de mal aujourd’hui ; mais c’est pour te dire que, si tu as le malheur de répéter un mot de cette histoire-là, même à monsieur Thierray, qui ne sait pas seulement qui c’est qui est venu trimer la nuit dans ses corridors, tu vois bien ton arbre à piper les oiseaux ? eh bien, je prendrai un bâton de c’te taille-là, et je te réponds que, dans l’état où je te laisserai, tu ne diras plus un mot ni bon ni mauvais, car tu seras mort.

— Tiens, vieux assassin, vieux brigand ! dit Crésus d’un ton de détresse, car Forget le secouait rudement ; est-ce que vous croyez que je veux parler de ça pour me faire flanquer à la porte ? Lâchez-moi donc ! Quand je vous dis que, si vous n’en parlez pas, ça ne se saura jamais !

— À la bonne heure ! dit Forget en le lâchant et en stimulant sa fuite par l’impulsion d’un formidable coup de pied, vous êtes un joli garçon, à c’t’heure.

Crésus disparût en grommelant des injures ; Forget s’en alla avec un calme philosophique, et Thierray doubla le pas pour le rejoindre.

— Forget, lui dit-il, j’ai entendu et vu ce qui vient de se passer. Je sais maintenant, ou je devine de qui il est question. Quelqu’un, dans le château, le sait-il ?

— Pas les domestiques, du moins, monsieur, et vous voyez que j’ai pris mes garanties avec le galopin.

— Avait-il parlé ?

— Non, monsieur ; mais, si l’argent donne une sûreté pour l’avenir, la crainte en donne une autre. La demoiselle paye sans doute ; moi, je fais ce que je peux, je cogne.

— Et moi, que puis-je faire ?

— Rien, monsieur, que de paraître ne rien savoir.

— Vous avez raison, Forget, j’y suis décidé.

— Oui, monsieur, ce sera bien. Vous ne pouvez pas épouser ça, c’est trop riche, et j’ai été bien simple de croire que c’était convenu. Mais c’est gentil, voyez-vous, c’est honnête. Ça met le chapeau sur l’oreille et ça prend des airs de linotte, parce que ça ne sait rien. C’est gâté, mais c’est bon comme le père, et faire du tort à une jeunesse comme ça, ça serait l’affaire d’un sans cœur.

— La vérité sort de la bouche des simples, dit Thierray. Merci, Forget.

Il tourna bride, et, d’un temps de galop, retourna à Mont-Revêche avec la résolution d’en partir le soir même.