Michel Lévy frères (p. 183-197).



XVI


« Qui sait ? écrivait Thierray à Flavien, quelques jours après le départ de celui-ci. — C’est une idée qui n’est pas neuve, mais qui est et sera toujours ingénieuse. La migraine a été créée pour les femmes qui ne veulent pas se laisser voir ; l’entorse a été mise au monde pour les hommes qui ne veulent pas les aller voir : ce sont deux accidents qui n’ont pas besoin de cause, et que personne ne peut nier, parce que personne ne peut les constater ; outre qu’ils n’ont rien de révoltant pour la pensée, l’entorse n’estropie pas plus un homme que la migraine ne défigure une femme ; mais l’entorse a cette supériorité sur la migraine, qu’elle dure longtemps, qu’elle peut durer tant qu’on veut, comme se dissiper en vingt-quatre heures. Elle a été inventée à l’usage de l’homme, en ce qu’elle est le moyen d’un plus grand déploiement de force morale.

» En deux mots, j’ai pris cette entorse au château de Puy-Verdon, dans la soirée qui a suivi ton départ, Éveline faisant les yeux doux, la patte de velours et la bouche en cœur à son petit cousin, soit pour rallumer sa flamme, soit pour exciter la mienne. Dans le premier cas, j’ai trouvé le tour commun et ennuyeusement classique. Dans le second, j’ai jugé que j’avais servi assez longtemps de stimulant aux ardeurs du cousin, et qu’il m’était bien permis de prendre un peu de repos, après avoir joué mon rôle et rempli mon office.

» Dans le doute, abstiens-toi, dit la sagesse des nations, Je me suis donc abstenu de retourner à Puy-Verdon ; mais je suis homme de trop bonne compagnie pour ne pas avoir une entorse pour excuse. Quand mon pied sera guéri, si mon cœur ne l’est pas, j’irai voir où en sont mes chances.

» Tu as eu tort, cher Flavien, de me dire par trois fois : Épouse Éveline ! Ce mot m’a terrifié comme le Tu seras roi ! des sorcières de Macbeth. On n’a pas plus tôt l’idée d’épouser une femme qui plaît, qu’on la veut trop parfaite. On s’en dégoûte, parce qu’on devient féroce ; on ne lui passe plus rien.

» Moi, je trouvais Éveline ravissante pour le plaisir que je lui demandais, plaisir tout intellectuel, tout poétique et parfaitement innocent. Mais passer de là au projet d’en faire mon amie exclusive, ma compagne pour toujours, c’est trop ! C’est tout au plus si, en supposant qu’elle fût une jeune veuve au lieu d’être une jeune fille, j’aurais eu assez de confiance en elle pour vouloir être son amant.

» Ce n’est pas qu’elle soit bien rusée ; c’est une vraie coquette de son village. Je ne craindrais donc guère d’être trompé par elle ; mais, sans être de force à vous jouer, elle a la manie de jouer avec vous comme avec un éventail, vous fatiguant, vous secouant, vous usant sans cesse. Or, quand on se laisse beaucoup user, on devient si mince, qu’un beau jour on vous brise ; et à quoi bon se faire mettre en pièces par la main d’un enfant gâté qui ne sait même pas si vous êtes un objet de prix, ou un colifichet de la boutique à vingt-cinq sous ?

» Et puis, enfin, mon cher ami, — car, en raison de l’intérêt affectueux que tu me portes, je dois m’excuser de n’avoir pas suivi tes bons conseils, — je t’avouerai que je ne suis pas assez jeune homme pour m’absorber ainsi dans un papotage de femme. J’aurais besoin d’une bonne créature qui s’occupât un peu de moi, et non d’une merveilleuse qui veut m’occuper toujours d’elle. À défaut de cet idéal, j’avais faim et soif de travailler et d’être seul, ou tout au moins de savoir si, dans la solitude absolue, je pourrais satisfaire mon besoin de travailler. La première soirée a été maussade. Il faisait du vent ; un vent si impétueux, qu’il a réussi à faire tourner les girouettes de ton château ; mais, comme elles ont cédé de mauvaise grâce, et avec quels cris rauques, avec quelles plaintes lamentables ! cela m’a rendu nerveux comme un chien de basse-cour, et j’ai eu de furieuses envies de hurler à la lune toute la nuit. J’ai pensé à madame Hélyette, et, quand je me dis que tu l’as peut-être vue, que c’est peut-être elle qui t’a fait me quitter si brusquement, je crains de n’être qu’un pleutre de romancier, bon à raconter les aventures des autres, et incapable d’en avoir une, indigne d’éprouver la plus petite hallucination ! Bref, je n’ai rien vu, j’ai bâillé, j’ai dormi, et, le lendemain, je me suis éveillé plus auteur que jamais, c’est-à-dire plus froid, plus bête, plus laborieux, plus patient qu’une araignée qui fait sa toile dans un coin où il ne passe jamais de mouches.

» À présent, me voilà ranimé et j’écris avec plaisir et chaleur. C’est qu’à nous autres, qui procédons toujours par la fiction, il faut, pour que notre cœur s’échauffe, que notre imagination s’allume. Une fois lancé dans le monde des rêves, nous acceptons la réalité. Nous nous en rendons maîtres, puisqu’il dépend de nous de l’embellir et de la transformer pour notre usage. Si ma blonde Éveline venait me faire une petite visite dans ce moment-ci, je serais homme à lui faire un bon accueil et à lui dire des choses fort tendres, pour peu qu’elle me permît de garder mes pantoufles et de m’étendre dans mon fauteuil.

» Pendant que je fais ce rêve, Éveline fait peut-être publier ses bans avec Amédée Dutertre. Mais que m’importe ? Ici, dans ma contemplation égoïste, elle m’appartient beaucoup plus qu’à lui. Je la pose à mon gré, je la pare à mon goût ; je la fais parler dans le diapason que je veux. En vérité, je l’aime beaucoup mieux depuis que je ne la vois plus, et je ne désire même plus la voir, afin de garder ce frais et riant souvenir d’une passion de huit jours sans lendemain.

» Et toi, mon cher Flavien, vas-tu me dire enfin la raison de ton départ ? Songe que je t’aime parce que tu l’as voulu. Tu m’as baptisé ami sincère et même dévoué, le dernier soir que nous avons passé dans ce petit salon de la chanoinesse, d’où je t’écris, ma foi, fort à mon aise, les pieds chauds, la tête pleine et le cœur libre. Puisses-tu m’en dire autant de toi-même !

» Jules T. »

À cette lettre, Thierray reçut, peu de jours après, la réponse suivante :


« Mon cher ami, l’entorse est une des plus belles découvertes des temps modernes et une des plus belles prérogatives de notre sexe. Je m’en suis toujours servi avec succès. Mais ce n’est pourtant qu’un palliatif, et, Dieu merci ! tu n’as pas besoin d’un de ces remèdes énergiques qui coupent le mal dans sa racine. Moi, j’étais dans ce dernier cas ; il fallait, bien loin d’avoir une claudication qui me tînt à portée de me raviser, prendre mes jambes à mon cou et me sauver au plus vite.

» Je connais ta discrétion. Je vais tout te dire, et sans phrases, sans esprit, sans gaieté même, car on aurait beau rire de soi-même en certaines circonstances, on n’en souffrirait pas moins.

» Voilà trente ans que nous rions ensemble, parlant parfois sérieusement des choses, des hommes et des femmes en général, mais évitant de nous montrer l’un à l’autre tels que nous sommes. Pourquoi cette réserve ou cette affectation ? Je n’en sais rien. Je crois qu’il y a eu de ta faute ; mais ne revenons pas là-dessus, et, puisque tu t’es avisé si tard de mes vrais sentiments pour toi, réparons le temps perdu.

» Connais-moi tel que je suis. Je ne t’ai jamais menti, mais je ne t’ai point tout dit. Je suis ardent, tenace et violent dans mes passions, tu le sais ; mais ce que tu ne sais pas, c’est que je suis impressionnable et facile à enflammer comme une jeune pensionnaire. Ici, pour la dernière fois, je te permets de rire, car, en effet, la comparaison est fort plaisante ; cette prétention à la sensibilité des fibres, à la délicatesse des impressions, ne s’accorde guère avec ma musculature gauloise et mon masque sculpturalement paisible. Je me sers des expressions que tu as souvent consacrées à la description de mon solide et massif individu.

» À présent, je raconte : trêve de moqueries.

» Le lendemain de notre première visite à Puy-Verdon (c’était le jour du clavecin), m’étant assoupi sur un banc, dans le parc, je trouvai une branche de fleurs dans mon chapeau ; j’en mis un brin à ma boutonnière, et la première femme que je vis avec une fleur semblable à son corsage, c’était Olympe Dutertre.

» Mes yeux en firent la remarque, les siens aussi. Elle parut cependant fort calme, et moi, comprends-tu que je fis la bêtise de rougir ? Quand je te disais qu’il y avait du rapport entre moi et une jeune fille. Je sentis que j’étais écarlate, ce qui devait être fort laid et encore plus ridicule ; mais enfin, j’avais le feu au visage, et le sang me montait si bien à la tête, qu’un instant j’en eus la vue obscurcie. Mais, quand ce nuage se dissipa, je vis que la femme froide et pâle dont j’essayais, malgré mon apoplexie, de bien pénétrer le regard, était devenue tout aussi rouge que moi, et que ses yeux, après avoir rencontré les miens, s’en détournaient avec une sorte de terreur ou de honte.

» Tout cela fut l’affaire d’un instant et ne fut remarqué, peut-être, que par le jeune Dutertre, qui a l’innocente ou dangereuse habitude de regarder beaucoup sa jeune tante, et qui en est, si je ne me trompe, éperdument épris.

» Si j’étais un romancier comme toi, je dirais ici que cette rougeur contagieuse et ce regard échangé avec madame Dutertre décidèrent du reste de ma vie. Mais, comme je sais que quand tu mets ces choses-là dans tes livres, tu n’en penses pas un mot, je m’en priverai, et me bornerai à dire qu’ils décidèrent du reste de ma semaine.

» Aussitôt que je pus approcher de madame Dutertre sans être surveillé, je lui demandai pourquoi elle préférait les fleurs d’azalée aux autres fleurs, et nous eûmes une suite de propos, interrompus fort habilement de sa part, fort lourdement, mais obstinément renoués de la mienne. Enfin, elle fut forcée de me comprendre, tressaillit singulièrement, et garda le silence en détournant la tête. Je pris sa main ; elle se retourna vers moi d’un air étonné : je le fus plus qu’elle, en voyant qu’elle avait la figure couverte de larmes.

» Thierray, je n’aime pas les larmes : j’en ai vu beaucoup, mais celles-là, je t’assure, étaient de vraies et belles larmes, de celles qu’on ne retient pas parce qu’on ne les sent pas couler, de celles que l’homme qui les cause voudrait essuyer avec ses lèvres.

» Je sentis ma faute. J’avais été brusque, presque emporté dans mes questions. Je baisai sa main avec ardeur. Elle ne la retira pas trop vite et me répondit par ces paroles :

» — Vous devez me trouver bien faible et bien nerveuse de m’affecter d’une si petite chose. Un instant, j’ai cru que cette fleur, pareille à celle que je porte aujourd’hui, vous avait été mystérieusement donnée dans l’intention de m’attirer l’outrage de quelque soupçon. Mais je vois bien que c’est l’effet d’une innocente plaisanterie ou du hasard tout simplement.

» — Vous croyez, lui dis-je, que le hasard fait tomber des branches de fleurs, fraîchement coupées avec des ciseaux, dans le chapeau d’un homme qui dort ? Je ne vois ici et je ne connais au monde aucun homme qui oserait me faire la mauvaise plaisanterie de m’exposer à commettre une impertinence. Donc, l’espièglerie vient d’une femme, et j’aurais été bien heureux qu’elle vînt de vous.

» — Vous appelleriez cela une espièglerie ?

» — Vous-même l’appeliez tout à l’heure une plaisanterie.

» — J’avais raison, dit-elle ; c’est ainsi qu’il faut prendre une pareille chose.

» Là-dessus, elle me quitta et ne reparut qu’au bout d’une demi-heure. Elle n’avait plus de fleur dans son fichu et elle paraissait brisée. Thierray, tu sais que je ne suis pas un fat. Je suis en âge de raison. Je le déclare donc que je ne suis pas du tout persuadé que la fleur d’azalée ait été mise dans mon chapeau par madame Dutertre. Cela n’est conforme ni à son air de décence, ni à l’expérience d’une femme qui n’a rien d’une provinciale écervelée. Sans me casser la tête à chercher qui ce peut être, je consens à croire qu’une des trois petites filles m’a voulu jouer ce méchant tour. Il n’en est pas moins vrai qu’une sorte de mystère provenant du fait de madame Dutertre est resté attaché à cette puérile aventure et ne m’a plus permis de la voir avec indifférence.

» Le lendemain, si tu t’en souviens, nous avons chassé avec toute la famille. Attaché aux flancs agiles du cheval qui emportait Éveline à travers bois, tu ne m’as pas vu, dans un moment de dispersion générale, monter sur le siège de la calèche qui ramenait Olympe au rendez-vous, et la conduire, sous prétexte que le chemin était défoncé à un certain endroit dont le cocher ne pouvait s’aviser, à cause d’une petite, nappe d’eau qui couvrait la crevasse. Comme nous étions seuls, je remis naturellement mon cheval au cocher, et, poussant les chevaux de la voiture, je me procurai un tête-à-tête pris aux cheveux, pour ainsi dire.

» Je revins adroitement ou maladroitement à l’affaire de l’azalée.

» — Monsieur, me dit aussitôt Olympe, ne cherchez pas à approfondir cette sotte histoire. Vous me feriez beaucoup de peine, et les conséquences pourraient en être plus graves que le sujet ne paraît le comporter. Croyez de moi tout ce qu’il vous plaira, mais n’accusez personne d’avoir voulu se jouer de vous ou de moi.

» — La plus simple explication franche et naturelle me réduirait pour toujours au silence, lui répondis-je. Si vous craignez de me la donner, c’est que vous me prenez pour un homme sans usage ou sans honneur.

» — Ni l’un ni l’autre, dit-elle en me tendant la main avec une douceur adorable. Mais il est des moments de susceptibilité qui exagèrent l’intention ou la portée d’un enfantillage. J’ai eu un de ces mouvements-là hier. Je n’y pense plus aujourd’hui. Soyez assez notre ami pour l’oublier de même.

» Il y avait dans la manière dont elle disait ce mot, notre ami, quelque chose de suppliant qui m’alla au cœur. J’aime la femme faible qui demande protection. Je me sentis son ami tout d’un coup.

» — Votre ami ? lui dis-je. C’est fait ! Je serais bien heureux de l’être assez pour vous inspirer quelque confiance. Ne pouvez-vous me dire, au moins, pourquoi l’on m’aurait choisi, moi, un étranger, un nouveau venu, pour avaler le poison de cette fleur, et pour m’enivrer jusqu’à oser vous en parler ?

» — Cela, dit-elle, je le cherche avec vous, et vous jure que je n’en sais rien. Mais ne cherchons par davantage, je vous en supplie.

» — Mais me défendez-vous de le chercher tout seul ? M’est-il possible d’être l’objet d’une coquetterie ou d’une mystification, sans désirer d’en connaître l’auteur, quand l’auteur est une femme, et qu’après vous toutes celles que je vois ici sont encore très-belles ou très-jolies ?

» — Ah ! monsieur ! ne croyez jamais qu’aucune de mes filles puisse être assez légère, assez dépourvue de fierté pour faire de telles avances, même à l’homme le plus généreux et le plus sûr.

» — Selon vous, ce serait donc une avance bien compromettante ? Prenez garde, si nous venions à découvrir la coupable !

» — Eh bien, eh bien, reprit-elle avec angoisse, il faudrait plutôt croire que c’est moi.

» — Vous ? Hélas ! non. Je vois au blâme que vous exprimez que ce n’est pas vous.

» — Qui sait ? un accès de folie ! Vous ne me connaissez pas !…

» En disant cela d’un air qui voulait être gai, elle eut un sourire si triste, que je me sentis remué une seconde fois jusqu’au fond de l’âme. Je ne sais pas si j’aime les femmes autant que tu me fais l’honneur de le croire ; mais j’aime les enfants avec passion quand ils sont doux, beaux et un peu frêles. Eh bien, il y a de l’enfant chez Olympe, quelque chose de craintif qui m’enivre, parce que ce n’est ni gaucherie ni timidité. Elle a, au contraire, beaucoup d’usage et tout l’aplomb des convenances. Mais l’âme est effrayée, frémissante ; l’œil est d’une colombe qui redoute toujours le vautour. Aussi cet œil chaste vous caresse-t-il malgré lui, et il semble que cette modeste et peut-être froide créature va se faire toute petite et se jeter dans votre sein, non pour se faire aimer peut-être, mais pour se faire défendre ou cacher.

» Je me sentis fort troublé de ce genre de coquetterie involontaire, tout nouveau pour moi, je l’avoue. Cette femme qui me disait : « Prenez garde à moi, je suis peut-être dangereuse et hardie, » de l’air dont elle m’eût dit : « Ne me tuez pas, je suis bien inoffensive et bien poltronne, » s’empara de mon âme ou de mes sens (je n’ai jamais su faire certaines distinctions) d’une manière irrésistible. J’eus un éblouissement plus prononcé que celui de la veille ; je crois que je la pressai presque dans mes bras, que j’étais absurde, qu’elle était pétrifiée d’étonnement, qu’elle me croyait fou, et qu’elle ne se donnait plus la peine de m’écouter, mais qu’elle regardait autour d’elle comme pour voir si son domestique n’était pas à portée de me tenir en respect.

» Il arrivait au lieu où nous étions arrêtés. Je sautai à terre, je remontai à cheval et je m’éloignai fort mécontent de ma sottise, et ne concevant pas que j’eusse été assez brutal et assez mal appris pour effrayer une pauvre honnête femme qui ne songeait qu’à couvrir la pudeur de ses sottes belles-filles du manteau de sa candide générosité.

» Mais que veux-tu que je te dise ? À la honte et au repentir succéda un transport d’imagination dont je ne pus de longtemps me rendre maître. Je m’éloignai dans les bois, je ne reparus que le soir au château ; Dutertre et toi vous vous étiez inquiétés de ma disparition.

» Je trouvai moyen d’être si respectueux avec madame Dutertre, qu’elle dut me pardonner. Mais, depuis ce soir-là, mon cher Thierray, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, jusqu’à celle inclusivement où j’ai quitté le Morvan.

» Tous les jours de la maudite semaine que j’y ai passée, j’ai résolu de rester à Mont-Revêche, tous les jours j’ai été emporté à Puy-Verdon comme par un diable incarné dans ma volonté ; j’ai demandé pardon à madame Dutertre sur tous les tons du repentir et du respect. Tous les jours, en demandant pardon, j’ai fait la nouvelle sottise de dire ou de laisser voir que j’étais amoureux fou. C’était si involontaire, qu’elle n’a pas pu m’en vouloir. Elle a continué à être étonnée, à avoir peur, à me regarder avec ses grands yeux de gazelle effarée et suppliante, à me demander pardon de ce qu’elle ne me comprenait pas du tout. Le fait est qu’on aurait juré souvent qu’elle ne m’entendait pas ou ne me devinait pas. Enfin, un soir que, bien malgré moi, je lui donnais le bras avec la rage de le lui donner, et même de casser la figure à quiconque voudrait me l’ôter (oui, tout cela malgré moi, je le répète), elle se mit à me parler de son mari avec tant d’admiration et même d’enthousiasme, que je rentrai en moi-même. Qu’avais-je à lui répondre ? Elle a mille fois raison d’estimer son mari, de respecter sa famille et d’aimer son devoir. Comme je n’ai jamais fait le projet de la séduire, et que j’ai été tout bonnement surpris par le désir aveugle et involontaire de la surprendre elle-même, je n’avais pas la moindre objection à lui faire, pas le moindre prétexte à me donner. D’autant plus que son mari mérite tout le bien qu’elle en pense et qu’elle en dit. C’est un des hommes les plus sympathiques que j’aie jamais rencontrés, et il est certain que je l’aime comme si je le connaissais depuis vingt ans. Mon rôle était donc d’une stupidité révoltante, et je n’avais à répondre que ceci : « Oui, madame, votre mari est un galant homme, un ami parfait. L’animal grossier qui songerait à lui enlever sa femme mériterait cent soufflets, et c’est moi qui suis cet animal immonde, n’en déplaise à l’honneur, à l’amitié, à la raison et à la délicatesse. »

» Je gardai pour moi la conclusion, je fis chorus avec elle sur l’éloge de Dutertre, et je m’en revins à Mont-Revêche par une soirée pluvieuse, me trouvant fort sot, mais me croyant guéri. Nous avons devisé une partie de la nuit ; nous avons, si tu t’en souviens, parlé de toi, de moi, d’Éveline, de madame Hélyette. J’ai été, je crois, un peu sentimental et assez vertueux. Et puis je suis rentré dans ma chambre pour me coucher.

» Eh bien, le diable est après moi, mon cher ami : le premier objet que je trouvai sur ma table, c’est un vase rempli de fleurs d’azalée blanche, les mêmes damnées fleurs qui ont fait tout le mal. Ces fleurs venaient de Puy-Verdon ; elles étaient flétries. On les avait mises dans l’eau, où elles commençaient à se relever ; mais elles avaient fait une lieue pour venir dans ma chambre, cela était certain.

» Encore une nuit blanche ! Au petit jour, je me lève, je vais examiner le jardin, celui de la ferme, toute la végétation à la ronde. Pas un brin d’azalée qui puisse, par la main de Manette, s’être introduit sous mon toit. Je rentre, je vois Manette qui ouvrait les jalousies du salon pour procurer le spectacle de l’aube matinale à son perroquet antédiluvien. Je l’interroge, elle ne sait ce que je veux dire.

» Alors la colère me prend. Qu’est-ce donc ? Ou madame Dutertre est une coquette atroce à cause de son air candide, ou quelqu’un d’atroce veut la compromettre et la perdre. Dans l’un ou l’autre cas, je ne puis résister plus longtemps. Mon sang est allumé ; mon instinct de sauvage me domine, et j’aurai beau me railler et me mépriser, il faudra que je sois ou très-coupable ou très-ridicule, mécontent de moi-même dans les deux cas.

» C’est alors que j’ai vu entrer dans la cour le nouveau cheval qu’on m’amenait fort à point, et auquel je te prie de laisser le nom que je lui ai donné : Problème. J’ai trouvé qu’il trottait assez bien. J’ai pris la fuite. Je ne me suis arrêté qu’à Paris. J’y ai eu une affreuse migraine qui m’a duré trois jours. Mon médecin voulait me saigner ; mais je ne crois pas, quoi qu’il en dise, que l’on ait jamais trop de force : je pense, au contraire, que l’abus qu’on est tenté d’en faire prouve qu’on n’en a pas assez. J’ai fait beaucoup d’exercice, et je me trouve mieux. J’ai bien encore un peu de cette fièvre nerveuse que tu me connais, et j’ai parfois envie de battre quelque passant ; mais je ne bats personne, et j’espère même ne pas battre mon chien. Écris-moi : parle-moi de Puy-Verdon. Il est possible que la manière dont tu apprécieras tout cela me fasse rire de bonne grâce dans quelques jours.

» Tu trouveras, dans le secrétaire de ma chambre, cent billets de banque de mille francs que j’y ai oubliés. C’est le prix de mon patrimoine morvandiot que le notaire de Dutertre m’avait apporté le lendemain de la remise de ma procuration à Dutertre. Je n’en n’ai pas besoin. Garde-les-moi jusqu’à nouvel ordre, et emprunte-moi tant qu’il te plaira.

» Si c’est Éveline qui m’a mystifié, je le lui pardonne à cause de toi ; mais, si c’est Nathalie, qu’elle prenne garde à moi, si nous nous retrouvons dans le monde ! Je ne sais pourquoi je la soupçonne. Quand une femme bel esprit n’est pas ridicule, elle est infailliblement méchante.

» Adieu, mon ami ! j’ai passé la nuit à t’écrire et à me résumer tout en m’agitant. J’ai peut-être eu tort de ne pas rester auprès de toi, tu m’aurais guéri par le raisonnement… Il me prend des envies furieuses de retourner à Mont-Revêche… Mais, décidément, c’est trop près de Puy-Verdon. »