Michel Lévy frères (p. 26-36).



VI

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 20 février.

Je me suis enfin décidé à sortir de mon antre. Mes jambes voulaient absolument marcher. Elles m’ont porté au hasard, et j’ai vite découvert que, si le chemin qui de ma porte mène au lavoir est piétiné, boueux, insupportable, sitôt qu’on est en pleins champs, les sentiers sablonneux sont riants et propres. J’étais en train de faire cette réflexion de haute philosophie que, grâce à des chemins si praticables et si doux, je pourrais faire durer longtemps mes chaussures, lorsque je me suis trouvé, je ne sais comment, dans un parc qui couronne à ma gauche la dépression de la colline et qui s’étend au revers jusqu’à une villa de confortable apparence. Je n’aime pas la promenade entre quatre murailles, pourtant il faut bien désirer la conservation de ces vieux parcs où les arbres centenaires sont à l’abri de l’exploitation. Les pays privés de ce luxe menacent fort d’être dépouillés d’un jour à l’autre. Comme j’admirais une allée de tilleuls d’une beauté remarquable, tous égaux de hauteur et de volume, je me suis trouvé face à face avec Louis Duport. Aucun moyen de l’éviter et d’échapper à ses questions.

— Que diable fais-tu ici ?

— Et toi-même ?

— Oh ! moi, dit-il, je viens chez Gédéon absent, chercher… Mais tu vas rire ! Figure-toi, mon cher, que je suis amoureux… Je crois que je vais me marier. La personne a pris fantaisie de vanter je ne sais quelle fleur rare dont je me suis bien gardé de retenir le nom ; mais je l’ai écrit… J’ai fait tous les fleuristes de Paris. Rien ! Enfin, par hasard, Gédéon me dit : « J’ai ça chez moi, à la campagne. Va le chercher. » Or, me voilà ! À ton tour de me dire… Est-ce que tu viendrais aussi faire un bouquet pour ton amante ?

— Je n’ai pas d’amante. Parle-moi de la tienne… Puisque tu épouses, ce n’est pas une indiscrétion de te demander son nom.

Tu sais, mon cher Philippe, que notre ami Louis Duport est très-bavard et un peu sot, bon diable quand même, aimant par-dessus tout à parler de lui. Aussi je parvins pendant quelque temps à lui faire oublier de me parler de moi ; mais, quand il eut bien vanté les grâces, l’esprit et la fortune de sa fiancée, je lui revins en mémoire de la façon la plus inattendue.

— À propos, s’écria-t-il, tu me demandes son nom ? Tu la connais ; tu l’as demandée en mariage il y a deux ans !

— Tu te trompes. Je n’ai jamais demandé personne en mariage.

— Allons donc ! mademoiselle Nuñez, cette belle juive brune, la cousine de Gédéon Nuñez, chez qui nous sommes ici !

— Ah ! je me souviens d’elle. Je l’ai vue deux ou trois fois, mais je te jure que je n’ai jamais autorisé mon oncle à la demander pour moi. J’étais beaucoup trop jeune pour consentir à me marier.

— Bien, reprit Duport avec un sourire passablement impertinent ; soit ! c’est comme cela qu’il faut dire… Mais tu ne dois pas être mortifié du refus, mon cher ; la famille ne t’a pas trouvé assez riche, ce n’est pas ta faute. Quant à Rébecca… je veux dire mademoiselle Nuñez, elle ne t’a pas trouvé du tout ; ne sachant rien de ta démarche, elle ne t’a pas remarqué.

— Elle a eu tort ; elle eût dû remarquer un original que ni sa beauté ni sa richesse n’avaient fasciné, et qui jusqu’ici a eu la folie de préférer sa liberté à ces deux séductions, irrésistibles pour les autres.

— Sais-tu que tu parles avec dépit ?

— Si j’ai du dépit, c’est contre toi, à qui j’ai juré n’avoir autorisé aucune démarche, et qui sembles vouloir m’offenser en ne voulant pas me croire.

— Je ne veux pas t’offenser du tout, et je te trouve diablement susceptible. Quand tu aurais été refusé, la belle affaire ! Je l’ai été dix fois, moi qui te parle, et je t’assure que je ne garde pas rancune aux familles qui n’ont pas trouvé que je faisais leur affaire.

— Eh bien, moi, je n’ai jamais été refusé, voilà la différence !

— Ah ! tu prends ça bien haut, je trouve, et je commence à croire que Rébecca… je veux dire mademoiselle Nuñez, t’avait bien jugé, car j’ai eu maille à partir l’autre jour avec elle à ton sujet.

— Ah !

— Oui, mon cher. Figure-toi que j’ai eu l’imprudence de me vanter d’être ton ami : ah bien ! j’ai failli me brouiller avec elle. Elle prétend que tu es un esprit hautain, têtu, étroitement philosophe, un disciple de Proudhon, un impie, que sais-je ? car elle est très-pieuse, très-catholique, comme le sont généralement les juives baptisées… C’est égal, elle est charmante, et c’est un diable pour l’esprit. Elle t’a abîmé, mon petit ; mais ça ne fait rien, je ne t’en aime pas moins, et, quand elle sera ma femme, je me charge de vous réconcilier, à la condition que tu respecteras ses croyances.

— Il faudra donc nous réconcilier ? Comment cela se fait-il, puisqu’elle ne m’avait par remarqué ?

Le camarade, pris en flagrant délit de mensonge ou d’inconséquence, se sentit mal à l’aise, fâché de m’avoir ouvert son cœur et assez pressé de me quitter. Il hasarda quelques questions auxquelles il me fut dès lors aisé de répondre d’une manière évasive, et il me dit : « Au revoir ! » sans me demander pourquoi on ne me voyait plus à Paris ; ce qui me prouve que mon absence n’a encore été remarquée de personne. Heureux Paris, pays de l’insouciance, de l’incognito, de la liberté par conséquent ! Je crains qu’ici ce ne soit pas la même chose, et qu’avec ses airs fallacieux de prairie américaine, mon petit désert ne me cache pas aussi bien que le premier coin de rue s’ouvrant sur le boulevard.

De cette rencontre, je conclus encore ceci : que mademoiselle Rébecca Nuñez m’a gardé rancune pour mon peu de galanterie, et que, devenue madame Duport, elle s’arrangera pour me brouiller avec son mari, avec son cousin Gédéon et avec tous les Nuñez de la terre. Peu m’importe, je leur suis médiocrement attaché ; mais, comme elle est dévote, j’aurai contre moi l’église et la synagogue.

Dieu merci, je ne fais plus partie de ce monde là ni d’aucun autre ! Déclassé, je ne veux pas me reclasser ailleurs. Je veux vivre en panthéiste et en éclectique social. Pour le moment, je ne vis qu’avec moi-même, car l’auberge, qui est loin, me dérangerait trop, et ma vieille femme de ménage trouve son compte à me faire vivre plus économiquement encore à domicile. Je n’ai pas l’ombre d’un voisin. Une grande plaine surmontée d’un mamelon termine la vallée sur ma gauche. À droite, une région assez étendue de choux et d’artichauts me sépare du village. Un autre bourg plus petit, à un kilomètre presque en face de moi, me montre ses premiers toits ; le reste se cache dans un pli du terrain. Plus loin et en face tout à fait, une habitation quelconque, petite, voilée d’arbres et placée tout au pied de la colline, c’est-à-dire à une demi-lieue à vol d’oiseau, m’envoie vers deux heures une étincelle dans les yeux : c’est une étroite fenêtre où le pâle soleil se mire un instant. Cette étoile blanche qui perce le branchage violacé m’occupe et m’intéresse. Qui demeure là, dans un isolement encore plus sauvage que le mien, car la maisonnette semble perdue dans les bois ? Ce n’est pas tout à fait, autant que je peux en distinguer les contours, la demeure d’un paysan. Pourquoi non cependant ? La chaumière devient un mythe en ce pays riche, et ce toit de tuiles roses n’a rien de seigneurial. Je soupçonne pourtant que c’est la résidence d’un singulier personnage que je vois de loin dès qu’il fait un peu de beau temps, et que, ce matin, j’ai vu d’assez près en revenant par le bord de la rivière.

C’est un vieillard très-droit encore, chauve probablement sous son bonnet de soie noire enfoncé jusqu’aux oreilles et surmonté d’un chapeau à la mode de 1830. Une redingote noire de même date et prodigieusement râpée sert de gaine à un corps maigre, dont les jambes sont si grêles, que, vu de profil, il ressemble à un héron planté sur une seule patte. Immobile au bord du ruisseau durant des heures entières, il semble guetter sa proie, et son nez long et fort fait bien l’effet d’un bec prêt à fouiller la vase. Enfin, aujourd’hui qu’il faisait tout à fait beau, j’ai découvert que c’était un pêcheur à la ligne, car il était muni de tous ses engins. Les autres jours, jugeant qu’il était inutile de vouloir pêcher en eau trouble, il se contentait apparemment de voir couler l’eau et de prendre ses mesures pour la première tentative possible.

Ce brave homme, car c’est un brave homme, j’en suis certain, doit avoir la passion de son art, et je ne serais pas surpris qu’il y fût passé maître. J’avais envie de l’interroger, car sa figure avenante semblait provoquer mes avances. Il a les plus beaux yeux qu’il soit possible de voir, gros, ronds, noirs, saillants et remplis d’un feu sauvage et doux comme celui de ces oiseaux chasseurs que nous appelons féroces parce qu’ils obéissent au plus innocent des instincts, celui de la conservation. Malgré cet éclair d’animalité, le bonhomme a l’air intelligent, exalté, peut-être un peu fou. Le long nez est celui d’un chercheur enthousiaste et persévérant, la bouche est charmante de bonté et de finesse, sous une grosse moustache encore noire. Il m’a souri comme à une connaissance, ce qui m’a contraint à le saluer, et il a répondu verbalement à mon salut, en homme qui ne demandait qu’à causer. Touché de cette physionomie ouverte et paternelle, je me suis tenu à quatre pour passer mon chemin sans rien dire ; mais, ne voulant pas avoir à satisfaire la curiosité des autres, ne dois-je pas m’abstenir d’être curieux pour mon compte ?

Pourtant je l’ai été, car, à peine rentré chez moi, j’ai ouvert mon rideau pour le voir partir. Il a été long à se décider ; enfin, ramassant son panier vide ou plein, il a pris la direction de la maisonnette mystérieuse dont le scintillement journalier et fugitif semble un regard qui m’interroge ou m’appelle. — Mais tout ceci est une pure hypothèse, et je laisse courir ma plume sur ces riens plutôt pour m’exercer à fixer mes rêveries, jusqu’ici trop confuses, que pour creuser un problème auquel je ne puis attacher aucune importance. Ce qui doit te faire excuser mon bavardage, c’est que tout me reporte, même les plus futiles circonstances, à la recherche qui occupe mes heures de travail. T’ai-je dit ce que c’était ? Non, je ne crois pas, et il est temps que je te le dise.

« Qu’est-ce que le bonheur ? » That is the question.

C’est assez drôle, n’est-ce pas ? qu’au lendemain d’une petite catastrophe qui me précipite la tête la première au milieu des circonstances les plus périlleuses et les plus inquiétantes de la vie, l’absence de tout bien, l’ignorance absolue de l’avenir, la première idée qui me soit venue, c’est de vouloir analyser une abstraction où l’homme place son idéal de plénitude et de sécurité… Ne va pas croire que ce soit une fanfaronnade de stoïcisme. Nullement ; cela m’est venu en me sentant je ne dirai pas heureux, puisque j’ignore quelle sera la durée de mon impression, mais joyeux, satisfait, confiant, dans un état de l’âme enfin que je ne connaissais pas, que je ne cherchais pas, et auquel je n’avais jamais songé.

C’est peut-être que, sans le savoir, j’avais été malheureux jusqu’à ce jour. Je ne me le disais pas, j’eusse été ridicule de me le dire, voyant mon sort matériellement préférable à celui de tant d’autres qui me valent bien ; mais je me souviens confusément aujourd’hui d’avoir souffert dix fois par jour de mon état de dépendance vis-à-vis des autres et de moi-même. Mon oncle est d’humeur tyrannique, cela est certain. J’y étais habitué, et le spectacle de ses violences m’a rendu, par réaction, extraordinairement contenu. J’évitais le moindre choc avec un soin extrême ; mais il n’en est pas moins vrai que ce choc toujours imminent m’empêchait de respirer et de vivre. Et puis la vie qui m’était faite grâce à lui, mes relations, mon milieu, mes occupations, rien de tout cela n’était affaire de mon propre choix. J’aime l’imprévu, et il ne m’était pas permis de m’y livrer. La crainte d’abuser d’une situation que je savais précaire, puisqu’au premier attentat sérieux contre ma conscience j’étais résolu à rompre, me rendait sceptique et soucieux. Je sentais des entraves à tous mes désirs, je voyais sur tous les chemins de mes fantaisies les plus innocentes ou de mes vœux les plus légitimes des obstacles vains et bizarres se dresser pour m’attendre, me frapper au cœur et me repousser brutalement. Je portais au dedans de moi mes convictions comme un mystère, toujours prêt, s’il m’échappait un cri de l’âme, à entendre mon rude bienfaiteur m’appeler ingrat, et mon frivole entourage me traiter de fou. Non, ce n’était pas vivre, car tout commençait à me peser, et je me sentais amoindri par un secret dégoût de moi-même. Je voulais échapper à cet étouffement par le travail : il me fallait disputer mes heures aux amis oisifs ou à ce qu’on appelle, Dieu sait pourquoi, les devoirs du monde, comme si c’était un devoir de se laisser ennuyer par des gens qu’on n’amuse pas ! Mon travail sans cesse troublé, jamais encouragé, devenait stérile, et, je te l’ai dit souvent, je te l’ai écrit, surtout dans ces deux dernières années, je sentais le besoin d’une impulsion que je ne savais où prendre autour de moi. Tu me répondais que j’avais besoin d’aimer. Je crois que tu te trompais, car je n’aime pas, je ne songe pas à aimer, et me voilà rendu à la possession de ma volonté. Le bonheur serait-il donc l’entière possession de soi, dans le sens intellectuel et moral ? Je ne parle pas de l’entière liberté d’action, elle n’est pas dans la pauvreté, et même elle n’est pas de ce monde. À celui qui voudrait toujours marcher devant lui en ligne droite, il faudrait ne rencontrer ni rivières, ni précipices, ni propriétés protégées par un garde champêtre. Il ne serait pas besoin de la chute du Niagara, il suffirait d’un carré de pommes de terre pour forcer l’amant de la ligne droite à une notable déviation. Nous ne sommes donc pas libres dans le sens matériel du mot, et je ne trouve à cela rien de révoltant. Chercher à vaincre par l’esprit cet éternel obstacle du fait est dans la mission de l’homme, et sans ce travail éternel nous serions les êtres les plus tristes et les plus stupides de la création.

Mais cette indépendance intellectuelle, n’est-ce pas assez ? n’est-ce pas tout ? J’ai envie d’aller le demander à ce bon vieux qui a placé sa félicité dans la pêche à la ligne ; mais d’abord réponds à ma question. Je tiens beaucoup plus à ton avis qu’au sien. Bonsoir, ami, ou plutôt bonjour, car il est deux heures du matin. Il fait un clair de lune éblouissant ; le temps se met à la gelée, et les étoiles en tressaillent de joie dans la profondeur du ciel bleu. — À propos d’étoiles, en voici une de contrebande qui brille au loin derrière les branches en face de moi. C’est la fenêtre de ta maisonnette inconnue. L’habitant de cet ermitage est-il comme moi en train d’écrire ses rêveries à un ami absent ?… Est-ce tout simplement un jardinier qui se dispose à porter ses carottes ou ses violettes au marché ? Est-ce une gaillarde fille de campagne qui donne le signal à son amoureux, ou tout simplement mon pêcheur à la ligne qui subit patiemment l’insomnie des vieillards, en faisant de profondes réflexions sur les habitudes de l’ablette ou sur les mœurs du goujon ?